Marcomir - Alfred Assollant - E-Book

Marcomir E-Book

Alfred Assollant

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Extrait : "Dans cette nuit funeste où Troie fut brûlée par les Grecs, un sage Troyen, Anténor, connu par sa prud'homie, sauta demi-nu par-dessus le rempart, et, sans prendre souci de son mobilier ou de sa femme, qui était pourtant de bon lignage et de belle structure, courut au rivage avec son fils Marcomir, entra dans un vaisseau que personne ne gardait, et fit tant des pieds et des mains, ramant, carguant, ferlant et déferlant, suivant les circonstances..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 311

Veröffentlichungsjahr: 2016

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IComment le sage Anténor sauta, demi-nu, par-dessus le rempart de Troie, et devint maire de Padoue

Dans cette nuit funeste où Troie fut brûlée par les Grecs, un sage Troyen, Anténor, connu par sa prud’homie, sauta demi-nu par-dessus le rempart, et, sans prendre souci de son mobilier ou de sa femme, qui était pourtant de bon lignage et de belle structure, courut au rivage avec son fils Marcomir, entra dans un vaisseau que personne ne gardait, et fit tant des pieds et des mains, ramant, carguant, ferlant et déferlant, suivant les circonstances, qu’en moins de trois ans il arriva dans la mer Adriatique et prit terre à quelque distance de Padoue, ville très renommée. Les habitants, charmés de sa bonne mine et de son éloquence, le nommèrent podestat, qui est autant dire comme empereur d’Arpajon. C’est de là que l’abbé Trithème, homme savant et de bon conseil en toute chose, mais un peu sujet aux visions, a pris texte pour répandre le bruit qu’Anténor fut le fondateur de la ville. Si l’étendue de ce récit véridique le permettait, il serait aisé de confondre l’imposture de ce magicien, qui voulut, inspiré par Belzébuth, ternir la gloire de la noble et antique Padoue, berceau des petits-fils de Japhet. Mais ce ne sont pas nos affaires.

Marcomir, fils d’Anténor, fut un pieux et brave gentilhomme, ennemi des chicanes, dont l’épée tranchait en un jour plus de procès que les langues de cent avocats n’en sauraient embrouiller en dix ans. Pour ce, il fut grandement estimé de ses voisins, aimé de ses proches et obéi de tous. Comme il ne faisait qu’un saut de la messe à la bataille, il était, lorsqu’il mourut, un fort grand seigneur et fort puissant dans toutes les Allemagnes, où depuis longtemps personne n’avait osé le regarder de travers. D’ailleurs excellent convive, oncques il ne desserra les dents, sinon pour manger et boire, faisant signe de la main qu’on lui servit les meilleurs vins de Souabe et de Franconie, car c’était un fin connaisseur ; et il est juste qu’il mette le premier la main au plat et à la bouteille, celui qui a le cœur le plus haut et le poignet le plus solide.

Vous savez, et l’abbé Trithème n’en fait pas mystère, que Pharamond, qui fut le premier roi de France et, en son temps, le plus intrépide des chevaliers, descendait en droite ligne du fils d’Anténor ; que ce grand roi laissa la couronne à Clodion, qui la transmit à Mérovée, qui fut père de Childéric, de qui la reçurent Clovis et ses descendants ; qu’un domestique infidèle la prit à son tour et fut chef des Carlovingiens ; que le jeune Marcomir, héritier légitime de tant de grands princes, fut réduit pour vivre à déchirer de ses propres mains les ours et les sangliers de la forêt des Ardennes, et que l’enchanteur Merlin lui prédit que sa race remonterait sur le trône après quinze siècles de pénitence. Je suis l’unique héritier de tant de grands rois, et par suite, du trône de France et de la sainte ampoule.

IIComment l’héritier légitime de la couronne de France rencontra l’héritière de la couronne de Bisnagar

J’avais cinq ans, et j’étais fils unique, lorsque mon père mourut, me laissant à la garde de ma mère et de mon grand-père, qui s’appelait Marcomir comme son fils, comme moi, et comme l’illustre auteur de notre race.

Ma mère, qui était la femme la plus accomplie de France, ne pouvait supporter la moindre contradiction. Comme elle avait été de bonne heure orpheline, elle n’avait jamais obéi ; comme elle était belle, on l’avait flattée ; comme elle avait beaucoup de finesse et de pénétration, elle s’était entièrement emparée de l’esprit de mon père, et quand il mourut, elle eut l’adresse de se faire léguer la jouissance absolue de son bien, ce qui la mit en possession d’une fortune considérable et du gouvernement absolu de mon éducation : mon grand-père, qui aimait la paix et qui avait confiance dans sa belle-fille, n’étant pas d’humeur à lui disputer rien.

Deux ans après la mort de mon père, je tombai dangereusement malade. Ma mère, qui m’aimait tendrement, n’épargna pour ma guérison ni remèdes, ni cierges, ni neuvaines ; mais le mal empirait tous les jours et devint peu à peu si grave que les médecins désespérèrent d’en venir à bout. Dans sa douleur, ma mère s’avisa d’un singulier expédient. Pour obtenir l’appui de la Sainte Vierge, elle fit vœu, si je guérissais, de m’obliger à devenir prêtre. Je guéris, en effet ; mais ce vœu imprudent fut la première cause de l’aversion que ma mère devait plus tard me témoigner.

La seule faiblesse de cette pieuse femme était de croire à sa propre infaillibilité. Elle avait le bonheur de ne prendre aucune résolution qui ne lui vînt en droite ligne de Jésus-Christ, de la Vierge ou des saints. De là une confiance sans bornes dans ses propres lumières, et une horreur consciencieuse de tous ceux qui pouvaient lui faire obstacle.

Son premier soin fut d’éloigner de moi tous les livres étrangers aux études classiques, et de mettre sous clef la bibliothèque de mon père, qui était la meilleure de toute la province. Le second fut de supprimer les journaux et les revues de toute espèce ; le troisième, de m’interdire toute communication avec les enfants de mon âge et de m’introduire dans la société de cinq ou six vieilles femmes, du curé de la paroisse et de ses deux vicaires, hôtes assidus de la maison. Là, j’avais le bonheur, entre deux parties de whist, d’entendre raconter, deux fois par semaine, la mort de l’impie Voltaire, qui mangea ses excréments et avala sa clef en blasphémant le Saint nom du Seigneur. Trois fois par an, j’obtenais la permission d’aller voir mon grand-père, juge de paix du canton de Barbantane, qui demeurait à cinq lieues de ma mère, dans une maison de campagne, et je revoyais le monde des vivants.

Le vieux Marcomir portait gaiement le poids de ses soixante-quinze ans. Son grand nez penché comme un saule et bosselé comme la chaîne des monts Dore, décelait son origine troyenne et le sang du valeureux Anténor. Ancien soldat de la République, rentré dans la vie civile après Hohenlinden, juge de paix depuis 1814, et respecté comme le dernier survivant des héros de 1792, il était le conseil, le défenseur et l’ami de tous les paysans du voisinage. Sa haute taille, que les années n’avaient pas courbée, ses cheveux blancs, ses yeux noirs encore étincelants de force et de vivacité, le calme, la douceur et la sérénité que respiraient son visage et son maintien, attiraient sur lui tous les regards. Il eût été sans défauts s’il n’avait trop aimé les femmes. Du reste, les chères créatures le lui rendirent bien, si j’en crois la chronique. Quand l’âge le força à renoncer à leur tendresse, il conserva leur amitié et n’eut jamais de goût pour la débauche, écueil ordinaire des hommes qui n’ont pu se retirer à temps de l’amour.

Quoique sa famille fût nombreuse (il avait dix enfants, tous mariés, tous vivants, excepté mon père), il vivait seul à la campagne, près de Barbantane, n’ayant d’autre bien qu’une petite métairie, d’autre domestique qu’une vieille femme, d’autre société que ses livres, son cheval et quelques vieux paysans pour qui toutes ses paroles étaient de purs oracles. Ses enfants, comme il arrive souvent, n’avaient pas grand souci d’un vieillard qui leur avait donné, par avance, presque tout son bien, et mon grand-père, trop fier et trop philosophe pour se soucier beaucoup de leur abandon, avait concentré sur moi toutes ses affections.

De mon côté, ma mère mettant tous ses soins à me sevrer des joies de ce monde pour m’inspirer le goût de la vie future, je ne tardais pas à regarder sa maison comme un triste lieu d’exil, et celle de mon grand-père comme ma véritable patrie. Le vieux Marcomir, qui s’aperçut de la contrainte où je vivais, mais qui l’attribuait à la piété exaltée de ma mère, se chargea lui-même de corriger les effets de cette éducation monastique.

Son premier soin fut de m’acheter un petit poney, afin que je pusse le suivre dans ses courses à cheval. Ce poney fit jeter les hauts cris à ma mère, qui avait pour principe de conduite qu’on ne doit jamais rien accorder aux sens. Or le plaisir de monter à cheval étant évidemment fort sensuel, le poney devait me mener au galop sur le grand chemin de l’enfer.

Dès que je me fus rendu maître du poney, et ce ne fut pas sans peine, car mon grand-père ne voulut jamais me donner la moindre leçon d’équitation (ce sont les poltrons, disait-il, qui vont au manège et à la salle d’armes), il me fit faire les courses les plus rudes, galopant à travers champs, sautant par-dessus les haies, les murs, les fossés, et me faisant sauter avec lui. Quelques culbutes que j’eusse faites, et Dieu sait si elles étaient fréquentes, il ne s’arrêtait jamais à me plaindre. « Va, va, disait-il, l’homme est une créature élastique. Tu auras dans la vie bien d’autres malheurs que des bosses au front ou des écorchures aux mains. » Si j’hésitais : « Eh bien ! tu n’es donc pas un homme ? » Quant à lui, monté comme un saint Georges, malgré ses soixante-quinze ans, il paraissait aussi insensible à la fatigue qu’à la crainte.

Parmi ces amusements virils, j’allais au petit séminaire comme tout le monde, j’apprenais tant bien que mal le français, le latin, le grec, les mathématiques et l’histoire du P. Loriquet. Je servais tous les matins la messe, j’obéissais à ma mère sans broncher, et déjà le curé la faisait sourire en annonçant que je serais un jour l’une des lumières de l’Église. J’écoutais ce discours avec respect suivant mon habitude, très décidé d’avance à refuser même un évêché, mais n’osant contredire ma mère, dont la roideur implacable m’inspirait, je dois l’avouer, une épouvantable frayeur.

C’est ainsi que je vécus longtemps dans la piété, les sermons et le plus profond ennui, si j’en excepte les deux ou trois mois que je passais tous les ans avec mon grand-père ; et je ne sais combien de temps encore ma mère aurait cru à ma vocation ecclésiastique si le hasard n’en avait décidé autrement et déjoué ses calculs.

Un soir, comme je venais de terminer mes premières études et de passer avec succès l’examen qui les couronne, j’allai me promener dans la petite ville de Barbantane, ma patrie, avec un jeune homme que la loi des contrastes, qui régit les corps et les esprits de ce vaste univers, avait lié à moi d’une étroite amitié.

Cet ami, que nos camarades et moi nous appelions Clou à cause de sa maigreur, était le seul qui eût trouvé grâce devant ma mère ; non qu’il fût plus dévot ou plus austère que les autres jeunes gens de son âge, mais il avait de la douceur, de la gaieté, un esprit insinuant, un grand respect apparent pour les femmes, quel que fût leur âge, et il était fils d’une arrière-cousine de ma mère. De plus, il était riche, orphelin, en possession de sa fortune, il avait comme moi vingt ans, et nous n’avions pas de secret l’un pour l’autre.

Donc, un soir, nous nous promenions au clair de lune et cherchions fortune sur le Mail, lorsque nous entendîmes un grand bruit de trompettes, de cymbales, de clarinettes et d’autres instruments guerriers. C’était la troupe du signor Giuseppe Barbalonga, surnommé « l’Hercule de Pise » et « le Vainqueur des Romagnes », qui venait donner des représentations à Barbantane, capitale du haut et du bas Limousin. Déjà une tente circulaire était dressée à l’extrémité du Mail, et l’on voyait sur une toile « le Vainqueur des Romagnes » enfonçant jusqu’au coude son bras droit dans la gueule d’un lion de Numidie, et fascinant du plus fier de tous les regards un tigre du Bengale, tapi dans les jungles. Je ne compte ni les boas constrictors ni les serpents à sonnettes qui rampaient et se tordaient avec rage sans oser attaquer le héros. De la main gauche il tenait par les cheveux une petite fille ronde et bouffie comme les figures de Rubens. C’était l’unique héritière du « sultan de Bisnagar » que l’Hercule de Pise, se promenant par hasard dans la forêt de Brandakoo (en français : nid des serpents), non loin de Bisnagar, avait eu le bonheur d’arracher aux dents des bêtes féroces. Les colliers de perles et les bracelets ornés de diamants dont la jeune princesse était couverte donnaient la plus haute idée de la noblesse de sa race et des trésors du sultan son père. Un peu plus loin, un homme sans barbe, vêtu d’une splendide robe de pourpre et coiffé d’un turban sans pareil, s’agenouillait et joignait les mains d’un air de soumission devant le redoutable signor Giuseppe. C’était le grand vizir de Bisnagar et le premier eunuque de la princesse. Enfin, on apercevait un autre lion non moins « numide » que le premier, qui fuyait emportant dans sa gueule le magnifique sultan de Bisnagar, propre père de la jeune fille.

Une foule nombreuse regardait cette toile avec admiration, et attendait dans un respectueux silence le discours et le prospectus de l’invincible Hercule de Pise, le noble Giuseppe Barbalonga. Tout à coup, les trois généraux anglais et les quatre lanciers polonais qui formaient l’orchestre cessèrent de souffler dans leurs cuivres, et le héros parut.

C’était un grand et un gros homme de la plus belle apparence, vêtu d’une tunique de velours noir brodée d’or. Il avait la barbe noire et frisée, la bouche grande, les lèvres épaisses, les narines ouvertes, et dans toute la figure quelque chose de hardi, de puissant et de cynique. Il s’avança sur les tréteaux de l’air d’un empereur, salua gravement le public, fit siffler sa badine sur les épaules du paillasse, qui, suivant l’usage, faisait des grimaces pour amuser la foule pendant le discours de son chef, et dit :

« Mesdames et messieurs,

C’est avec la permission des autorités constituées, civiles et militaires, et, j’ose le dire, avec la faveur de tous les vrais amis de la science, que je prends la liberté de me présenter devant vous.

Quelle science ? direz-vous peut-être, mesdames et messieurs. Est-ce la théologie, la théodicée, l’exégèse ou la liturgie ?

Non, messieurs, je laisse cela à NN. SS. les évêques et cardinaux.

Est-ce la psychologie, la logique, la métaphysique ou l’esthétique ?

Non, messieurs ; les professeurs en Sorbonne me chercheraient querelle.

Est-ce le droit politique, commercial, civil ou canonique ?

Non, messieurs ; je ne veux pas avoir affaire aux avocats.

Est-ce la chronologie, la généalogie, l’archéologie, a paléographie, l’ethnographie, la géographie, la numismatique, la statistique, l’astronomie, la mécanique, la statique ou l’hydrostatique ?

Non, mesdames ; vous n’y êtes pas.

C’est donc l’arithmétique, l’optique, l’acoustique, la calorique, la thérapeutique, la linguistique ou la rhétorique, à moins que ce ne soit l’anatomie, la minéralogie, la géologie, la chimie, la physiologie, la pathologie, la pharmacie, la chirurgie, l’astrologie, la magie, la chiromancie, la nécromancie ou la sorcellerie ?… Encore moins.

La plus belle moitié du genre humain jette sa langue aux chiens ?… »

Les assistants gardaient le plus profond silence, attendant avec anxiété le mot de l’énigme. Cette pompeuse énumération avait produit son effet ordinaire.

– Sais-tu, me dit mon ami Clou, que voilà un rude gaillard. Il me prend envie de l’interroger et de le pousser un peu.

– Interroge et pousse ; je te soutiendrai.

– Maître, dit Clou en ôtant son chapeau d’un air respectueux, dites-nous donc enfin qui vous êtes et quelle science vous apportez aux nations.

L’Hercule de Pise se tourna lentement vers nous, et parut étonné. Évidemment, il était, comme un prédicateur en chaire, peu habitué à la contradiction. Cependant il ne refusa point le combat.

– Qui a parlé ? dit-il… C’est vous, jeune homme ?…

– Oui, maître, répliqua Clou sans se déconcerter.

Et il répéta sa question.

– Qui je suis ? répéta l’orateur. Je suis Giuseppe Barbalonga, l’Hercule de Pise, le dompteur des lions, le bienfaiteur de l’humanité, le sommet de toute science. Qui je suis ? Demandez-le à ceux que j’ai sauvés de la mort, délivrés de la captivité, tirés de la misère ; demandez-le au czar Nicolas de toutes les Russies, que j’ai guéri d’une hernie étranglée ; à la reine Victoria, dont je suis le dentiste ordinaire, et qui m’a fait prévenir ce matin même, par son ambassadeur, d’aller à Londres pour lui poser deux dents ; demandez-le à l’empereur du Brésil, que j’ai sauvé de la fièvre jaune, et au Négus d’Abyssinie, dont j’ai recollé la tête, qu’un méchant garnement avait coupée par surprise, pendant que ce noble prince se brûlait les lèvres en mangeant une soupe trop chaude. Qui je suis ? Ah ! jeune homme, bien des barriques d’eau passeront sous le pont de Barbantane avant que vous trouviez l’occasion d’ôter votre bonnet devant un de mes pareils. Je suis celui qui sait, et ma science est la science universelle et éternelle, c’est la science de la vie et de la mort, celle que les prêtres d’Égypte enseignèrent à mon maître le véritable Isfendiar, il y a trois mille cinq cents ans, et qui aurait assuré son immortalité, s’il n’était par hasard tombé dans un puits en regardant avec trop d’attention les évolutions de l’étoile Aldébaran autour de la constellation d’Hercule. Je joue avec les secrets du ciel et de la terre, des plantes et des animaux, des minéraux et des hommes, de ce qui est animé et de ce qui est inanimé. Mon âme plonge au sein de l’infini, qui est sa substance naturelle, et lui arrache les secrets du fini ; j’ai porté la lumière de la vie jusque dans les ténèbres de la mort…

Tout cela fut débité d’une haleine, et avec une rapidité inconcevable. Plus les mots du signor Giuseppe étaient inconnus de la foule, plus ils la ravissaient en extase. Toutes les assemblées se laissent prendre à qui leur parle en maître. Ce Vainqueur des Romagnes fit une pause et nous regarda d’un air triomphant.

– Maître, dit Clou, c’est fort bien répondu, et vous êtes un grand homme ; mais que faisiez-vous, dites-moi, dans la forêt de Bisnagar, au milieu des tigres et des boas constrictors ?

– Je cherchais des simples, répondit gravement Barbalonga.

– Oh ! dit Clou en riant, on trouve des simples en France tout comme à Bisnagar.

– Jeune homme, répondit l’Hercule de Pise, je ne plaisante jamais. Avez-vous sondé les secrets de la nature ? Avez-vous parcouru les montagnes et les déserts du nord au midi, du couchant à l’aurore ? Avez-vous été brûlé par les feux du soleil des tropiques, ou gelé par les glaces du pôle ? Avez-vous suivi le jaguar dans son antre ? L’avez-vous vu grimpé sur une branche d’arbre, ramassé sur lui-même, et, les yeux étincelants, attendre votre passage dans la forêt ? Avez-vous chassé le boa dans les marais de la Guyane ? Avez-vous vu ce corps immense et visqueux, roulé en spirale dans le creux d’un vieux chêne, sortir tout à coup de sa cachette, se glisser sans bruit dans la savane, s’élancer d’un bond sur l’Indien qui vous servait de guide, l’enlacer de ses plis, le broyer contre un arbre et l’avaler tout entier ? Connaissez-vous la phyllostome rayée du Paraguay, le hideux vampire qui suce le sang des enfants endormis ? Avez-vous vu le Sénégal, où les hommes sont noirs comme la suie ; Bornéo, dont les dayaks ont la couleur du cuivre, et le pays des Papous, qui ont le nez fendu comme des chiens de chasse ? Eh bien ! j’ai vu tout cela, moi qui vous parle !…

– Oui, maître dit l’incrédule Clou, et je vois que vous pourriez dire comme le Juif errant :

J’ai vu dans l’Amérique,
Ainsi que dans l’Asie,
Des batailles et des chocs
Qui coûtaient bien des vies.
Je les ai traversés
Sans y être blessé.

– Jeune homme, reprit le vendeur d’orviétan dont les yeux étincelaient de colère, comparé à moi, le Juif errant n’était qu’un facteur de la poste aux lettres. Que la divine Providence, ajouta-t-il en levant les yeux vers le ciel, vous épargne les épreuves que j’ai subies et les infortunes dont je fus malgré moi le témoin !…

Il s’interrompit tout à coup, et poussant de la main une vieille tapisserie qui défendait l’entrée de la tente :

– Paraissez, s’écria-t-il d’une voix retentissante, légitime héritière du royaume de Bisnagar ; paraissez, Zéphirine !

À ces mots, un ressort invisible écarta l’immense draperie qui cachait à tous les yeux l’intérieur de la tente, et l’on vit la princesse de Bisnagar assise sur son trône et la couronne en tête comme Joas au cinquième acte d’Athalie. À sa droite était son premier eunuque, le ci-devant grand vizir de Bisnagar, le sabre en main, et à gauche son premier écuyer. Tout le peuple poussa un cri d’admiration.

IIIComment Marcomir écrivit trois cents vers en l’honneur de la princesse de Bisnagar, et fut menacé de la tonsure

Je ne sais si vous aimez les blondes ; pour moi, je n’ai rien à dire contre cette adorable portion de l’espèce humaine, si ce n’est que Zéphirine, sultane de Bisnagar, était la plus charmante brune que mon imagination pût rêver. Ses yeux noirs et profonds étincelaient d’esprit, de passion et de grâce, et, pour parler comme mademoiselle de Scudéry, son sourire achevait les malheureux qu’avait blessés son regard.

Quant à moi, dès qu’elle parut, je demeurai comme ébloui, et je fendis la foule pour contempler de plus près ce prodige de beauté. Je ne sais combien de temps dura cette extase, mais tout à coup le signor Barbalonga cessa de parler, la foule s’écoula, et je me retrouvai presque seul avec mon ami Clou, qui me donnait le bras.

– Eh bien ! dit Clou, il faut rentrer au logis.

– Déjà ?

Mon camarade me regarda en riant.

– Es-tu somnambule ? me dit-il. Voilà deux heures que nous sommes ici.

– Deux heures ? Qu’elle est belle !

– Qui donc ?

– Parbleu ! la princesse de Bisnagar !

– Oui, assez, répliqua Clou d’un air négligent. Je ne plains pas le signor Barbalonga, Vainqueur des Romagnes.

– Quoi ! Tu penses ?…

– Tu n’as donc pas entendu le récit qu’il vient de faire ?

– Moi ! non. Je regardais la princesse.

– Scélérat ! dit Clou. Eh bien, l’Hercule de Pise nous a raconté pendant trois quarts d’heure qu’il est l’élève du célèbre Isfendiar, le grand mage de la mer Caspienne ; qu’il a reçu de lui la science des sciences, la science universelle ; qu’il a dans ses poches des flacons remplis d’élixir d’immortalité ; qu’il doit à cet élixir sa jeunesse éternelle ; qu’il est né il y a quatorze cents ans dans les marais de la Hongrie, du commerce d’Attila avec une jeune Romaine ; que sa mère le fit élever en Italie ; qu’il passa de là en Orient, où il fit la connaissance dudit Isfendiar déjà nommé ; qu’il a parcouru tout l’univers, semant partout les bienfaits et récoltant l’ingratitude comme Socrate et Jésus-Christ ; qu’il s’est arrêté il y a seize ans à Bisnagar, où le sultan de ce fameux empire l’avait pris en amitié ; qu’un jour il sauva la vie de sa fille dans une chasse au lion où le sultan lui-même fut dévoré, comme tu peux le voir sur la toile qui est devant tes yeux ; qu’un frère du sultan s’empara du trône au préjudice de la légitime héritière ; qu’il tenta de faire empaler le Vainqueur des Romagnes et de massacrer sa protégée, mais que ledit Vainqueur, non moins prudent que brave, sut éviter tous les piégés ; qu’il enleva la princesse sous les yeux de l’usurpateur et de toute son armée ; qu’il l’amène avec lui dans ses voyages ; qu’il a pour elle les sentiments d’un père (d’un père, entends-tu bien ? et non d’un cousin), et qu’il n’attend qu’un moment favorable pour la remettre sur le trône de ses ancêtres. Au reste, il est deux cents fois millionnaire, ayant caché une barrique pleine de diamants dans un trou que lui seul connaît, au fond de la mer des Indes, et c’est par pure philanthropie qu’il vend, au prix modique de deux francs cinquante centimes, son élixir d’immortalité dans lequel il entre du poivre, du benjoin, de la cannelle, du thym cueilli à minuit par une vierge, dans le désert de Cobi, à cent cinquante lieues de toute habitation et de toute nourriture, et cinq grammes de la poudre dentifrice dont se servent les crocodiles près de la cataracte de Syène.

– Ah ! mon ami, dis-je en soupirant, je l’aime.

– Qui ? Le Vainqueur des Romagnes ?

– Mauvais plaisant ! As-tu vu comme elle nous regardait ?

– Qui, elle ?

– Zéphirine, l’adorable Zéphirine, princesse de Bisnagar.

– Euh ! dit Clou. Elle est assez gentille, mais je ne l’ai pas beaucoup regardée. Je faisais en moi-même le compte du signor Barbalonga. Au prix de deux francs cinquante centimes, les cent vingt ou cent trente flacons qu’il a vendus ce soir font une somme assez jolie, et je calcule que, ses généraux anglais et ses lanciers polonais défrayés de tout, il reste encore pour le premier eunuque de la princesse, le premier écuyer de Zéphirine et lui-même d’assez beaux bénéfices.

Depuis longtemps je n’écoutais plus les discours de mon camarade ; mon âme était ailleurs. Au coin de la tapisserie, j’entrevoyais un œil curieux et attentif. Était-ce l’œil de Zéphirine ?

Cependant la nuit était venue. Il fallait rentrer à la maison et subir les questions de ma mère, qui s’inquiétait de mon silence et de ma préoccupation. Je feignis un mal de tête, et je me couchai de bonne heure pour rester seul avec mes pensées. Pendant plusieurs heures, je rêvai tout éveillé, et, mon imagination s’enhardissant peu à peu, je formai les projets les plus audacieux, par exemple d’envoyer des fleurs à la belle Zéphirine, ou de les lui porter moi-même, ou de me jeter à ses genoux et de lui déclarer mon amour ; je couvrais ses mains de baisers : elle me résistait faiblement et finissait par se jeter dans mes bras ; tout à coup le féroce Barbalonga faisait son entrée, suivi du premier eunuque de la princesse de Bisnagar et de son premier écuyer ; tous trois étaient armés de longs cimeterres et menaçaient de me couper le cou ; mais moi, furieux d’être dérangé de mes amours et fier de combattre sous les yeux de la ravissante Zéphirine, j’arrachais son sabre à l’un de ces assassins, je fendais le crâne au second, je perçais le cœur du troisième et finalement, maître du champ de bataille, j’enlevais la princesse de Bisnagar et je fuyais avec elle aux pays lointains.

Si quelqu’un trouve que ces rêves d’un homme éveillé sont tout à fait absurdes, qu’il se rappelle ceux qu’il a pu faire à vingt ans, si par hasard il avait le bonheur d’aimer.

Enfin la fatigue l’emporta, et je m’endormis profondément. Le lendemain, je m’éveillai tard et je fus très étonné de la hardiesse des rêves que j’avais faits la veille. Je me contentai de rôder autour de la tente du signor Barbalonga, dans l’espérance d’apercevoir la belle Zéphirine, ou tout au moins l’une de ses pantoufles ; mais je ne vis que l’Hercule de Pise, qui était occupé à remplir une quantité considérable de petits flacons avec neuf dixièmes de protoxyde d’hydrogène (vulgairement de l’eau de rivière) et un dixième de vin d’Auvergne. C’était toute la recette de l’élixir d’immortalité. Je m’approchai d’un air modeste, et j’essayai de lier conversation avec le signor ; mais l’Italien, irrité sans doute d’avoir laissé surprendre le secret de sa composition merveilleuse, me regarda d’un air si peu encourageant que je fus forcé de battre en retraite et d’aller me promener dans la campagne.

Peu à peu je tombai dans une profonde rêverie, et je commençai à me parler à moi-même comme un acteur sur la scène. C’est, dit-on, l’effet le plus ordinaire des grandes passions. Mes phrases, d’abord courtes et désordonnées, pleines de points d’exclamation, s’allongèrent insensiblement et prirent une forme plus régulière ; puis elles se scandèrent d’elles-mêmes, se coupèrent en hémistiches et finirent par s’aligner en lignes de grandeurs inégales où les rimes vinrent s’accrocher deux à deux comme la corde au cou du pendu. Vers quatre heures de l’après-midi, j’avais fait trois cents vers qui ne valaient pas les Odes de Victor Hugo ou les Méditations de Lamartine, mais qui n’étaient pas trop mauvais pour des vers de province. Du moins, c’était le sentiment de l’auteur. Au reste, je n’étais pas novice dans le métier, et plus de douze mille vers élégiaques dormaient depuis longtemps dans mon pupitre parmi plusieurs autres belles productions en prose dont je ne crois pas devoir entretenir le lecteur.

Ces trois cents vers furent dédiés, comme il était juste,

À mademoiselle Zéphirine, princesse de Bisnagar.

 

Malheureusement, j’eus l’imprudence (hélas ! qu’y a-t-il de plus imprudent que l’amour ?) de laisser sur ma cheminée ce beau poème.

 

Il faut vous dire que ma mère avait la pieuse habitude de surveiller toutes mes actions, de deviner toutes mes pensées et d’en rendre compte sur-le-champ au curé de sa paroisse. Tous deux alors tenaient conseil et méditaient sur les moyens de me ramener dans la voie du salut. Cette habitude ecclésiastique ne me laissait pas un instant de relâche, mais l’innocence habituelle de mes pensées m’avait sauvé jusque-là de tout grave accident.

Or, ce soir-là, content de moi, content de mes vers et tout brûlant du désir de revoir l’inimitable princesse de Bisnagar, je prenais mon chapeau pour sortir, lorsqu’un regard et une question de ma mère me rappelèrent tout à coup dans le monde de la réalité.

– Où vas-tu ? dit ma mère avec un regard d’inquisiteur qui me fit frémir jusque dans la moelle des os.

– Me promener, répondis-je pourtant avec assez de fermeté.

Les yeux de ma mère, ces yeux gris, rigides, implacables, qui tant de fois avaient glacé la parole sur mes lèvres, se fixèrent sur moi. Je sentis que le moment de la lutte était arrivé, et je me roidis avec assez de résolution.

– Avec qui ? dit-elle.

– Avec Clou.

Un flot de pensées tumultueuses nous séparait l’un de l’autre. Son regard me tordait les entrailles comme le feu tord les cordes d’un violon. De son côté, une volonté inflexible et habituée à commander ; du mien, toute l’ardeur de la jeunesse longtemps comprimée, mais prête à éclater ; des deux parts, un orgueil égal : c’était un spectacle digne des yeux d’un philosophe.

– Qu’allez-vous faire ensemble, Clou et toi ? demanda-t-elle après une pause.

Je gardai le silence pendant quelques secondes. Je sentais qu’elle savait tout, je devinais qu’elle avait dû trouver mes vers et les lire ; je frémis, je m’indignai, je fus prêt à tout avouer et à revendiquer ma liberté ; mais elle ne m’en laissa pas le temps.

– Eh bien ! tu ne réponds pas ? dit-elle… Je vais t’aider un peu. Qu’est-ce que c’est que mademoiselle Zéphirine, princesse de Bisnagar ?

Quoique je dusse m’attendre à ce coup, je ne pus m’empêcher de pâlir et de m’appuyer contre le mur. Le courage n’est pas le même dans toutes les occasions de la vie, et tel, fort célèbre dans l’histoire, entendit mille fois sans peur siffler les balles et les boulets, qui tremblait souvent devant sa femme.

– Je sais tout, continua-t-elle du ton d’un juge qui va prononcer une sentence de mort : il est inutile de me rien cacher ; où est-ce que tu as connu cette Zéphirine ?

En même temps elle froissait dans ses mains mon beau poème. Je voulus le saisir, mais elle le tortilla comme un cornet de bonbons et l’alluma à la flamme de la bougie. Je sentis mon cœur saigner ; mais l’orgueil fut le plus fort, et je ne voulus pas laisser à ma mère la joie de m’avoir tourmenté.

– Bon ! lui dis-je en m’efforçant de rire, je sais mes vers par cœur.

– Tant mieux ! répliqua-t-elle, tu pourras les réciter au séminaire.

Au mot de séminaire, je sentis que ce jour allait décider de ma vie, et je me tins sur mes gardes, résolu à tout souffrir plutôt que de renoncer à une liberté dont je commençais à sentir tout le prix.

– Voyons, parle, dit-elle, où as-tu vu cette coureuse ?

– Puisque tu sais tout, répondis-je d’un ton calme qui cachait mal la fureur de subir un si dur interrogatoire, tu n’as pas besoin de mes explications.

À ces mots, elle se leva, pâle de colère, les yeux étincelants, belle encore, mais de la beauté tragique de Judith qui va couper le cou d’Holopherne :

– Malheureux ! dit-elle, tu oses manquer de respect à ta mère !

Et elle leva le bras avec un geste que Rachel eût envié dans le rôle d’Athalie, tant il était noble et terrible.

Remarquez que je me tenais toujours sur la défensive, évitant le combat autant que possible, et sûr d’avance de payer les frais de la guerre et de la paix. Au reste, cette exclamation n’était qu’une feinte de l’adversaire, qui tout à coup fondit en larmes en invoquant la malédiction du ciel sur cet enfant maudit.

J’attendis patiemment que les larmes eussent coulé, et je me tins en garde, toujours prêt à parer, sinon à riposter.

– Tu partiras demain, reprit-elle en s’essuyant les yeux.

Je fis un signe d’assentiment, pensant avec joie que j’étais envoyé en exil chez mon grand-père ; mais elle me tira bientôt d’erreur.

– Tes études sont terminées, ajouta-t-elle ; il est temps d’aller au séminaire. M. le curé te donnera une lettre de recommandation pour le supérieur, qui est de ses amis. Là, j’espère que tu recevras de meilleurs conseils et de meilleurs enseignements ; j’espère que tu deviendras un fils soumis, chaste et respectueux…

À ces mots, j’interrompis ma mère, et voulus protester de mon respect ; mais elle me coupa la parole et me régala d’un petit sermon, qui ne dura guère moins de trois quarts d’heure, sur les devoirs d’un fils envers sa mère, devoirs auxquels j’avais indignement manqué, disait-elle.

Je ne doute pas que ma mère ne fût de bonne foi dans tous ses discours, car je n’ai jamais connu de femme plus vertueuse, plus austère, plus détachée d’elle-même, plus inaccessible aux séductions des sens, plus respectable et plus respectée. Malheureusement elle aimait trop à commander, et elle était trop disposée à regarder la désobéissance comme un sacrilège. Ce fâcheux défaut a fait durant toute sa vie son malheur et le mien.

Quand le sermon fut terminé, ma résolution était prise. Je pensai que je ne trouverais jamais de moment plus favorable pour la faire connaître, et je commençai en ces termes par un exorde que les anciens auraient appelé ex abrupto :

– Ma mère, le curé peut garder pour lui-même ou pour quelque autre sa lettre de recommandation, car je ne serai jamais prêtre.

Ma mère demeura stupéfaite. Elle ne s’attendait pas à tant d’audace. Soit que la vue de Zéphirine, princesse de Bisnagar, m’eût ouvert l’entendement, soit que l’âge d’homme fût arrivé, car j’avais déjà vingt ans, je me sentais tout autre : des pensées inconnues fermentaient dans mon esprit, allumaient mon sang et faisaient palpiter mon cœur ; j’étais déterminé à tout braver plutôt que de me laisser enfermer dans un séminaire.

– Tu ne seras jamais prêtre ! s’écria ma mère.

– Non. Jamais !

– Et le vœu que j’ai fait pour toi ? dit-elle en levant les yeux au ciel ; et je pense qu’en effet elle était fort sincère et s’était cru le droit de disposer de ma vie dès le jour de ma naissance.

Je passe sous silence le reste de notre conversation, qui fut des plus violentes. Ma mère finit par m’ordonner de garder la chambre, espérant sans doute me réduire à l’obéissance par le silence et la solitude. J’obéis docilement, et j’écrivis à mon grand-père, médiateur de toutes les querelles de famille, la lettre suivante :

« Barbantane, 15 septembre 1840.

Bon vieux grand-père, je suis au désespoir. Ma mère veut que je sois prêtre, et que je mène les gens en paradis. Quelle destinée pour un poète, et pour un poète amoureux ! Cependant, si je désobéis, je vais mourir de faim. Ma mère, au nom de la vertu, de la religion, de la tendresse maternelle et de mon intérêt bien entendu, me jettera dans la rue sans me donner un centime. On peut déraciner le mont Ararat et le replanter au milieu de la mer Caspienne, mais on n’ébranlera pas la volonté de ma mère. Tout ce qu’elle a décidé devient article de foi. Enfin, je suis perdu si tu ne viens à mon aide. Adieu, bon vieux père ; cherche, invente, imagine. Le temps presse, et la maison brûle.

MARCOMIR. »

Le lendemain, je reçus cette réponse :

« Mon cher enfant, après-demain tu viendras dîner avec moi et te faire tirer les oreilles comme il faut. Adieu, je t’embrasse tendrement. »

À ce billet était jointe une lettre pour ma mère :

« Ma chère fille, envoyez-moi, je vous prie, Marcomir. Je lui réserve une belle morale. Croiriez-vous qu’il n’a pas d’enthousiasme pour l’état ecclésiastique ? Cela fait frémir. Voilà bien les jeunes gens de ce temps-ci ! Cela fait des vers, cela se promène, cela regarde au miroir pousser ses premiers poils de barbe ; cela n’a pas vingt ans et se mêle de raisonner !

Adieu, ma chère fille, je vous baise les mains. »