Mathilde - Patricia Bertin - E-Book

Mathilde E-Book

Patricia Bertin

0,0

Beschreibung

Une Traction Avant s’éloigne de la ville pour rejoindre le manoir familial des Lavallière. La solitude dans une prison dorée… Voilà la punition infligée à Mathilde, la femme adultère. Henri compte ainsi sauver son ménage, au moins en apparence, et faire oublier à son épouse son amourette. Dans un ultime sursaut de bonté, il daigne engager une demoiselle de compagnie. La jeune Odette apprivoise l’oiseau en cage et lui redonne espoir en proposant de servir de boîte aux lettres. Alors que l’horizon s’éclaircit pour Mathilde, qui déjà prépare sa fuite, un grain de sable enraye le bon déroulement des opérations : un homme de l’ombre projette ses fantasmes sur « la dame du manoir ».
Les désirs du mari, de l’amant et de l’imposteur se conjuguent et pèsent sur Mathilde jusqu’à la broyer. Qui va vaincre, qui va périr ?
Dans ce roman noir extrêmement prenant et émouvant, Patricia Bertin sème le trouble et la confusion des sentiments. Sans artifice, elle raconte la folie et la dévotion qu’une femme peut éprouver pour un homme avant de découvrir un amour plus violent, celui de la liberté. Envers et contre tous, et seule, elle luttera pour son nouvel idéal. 

Patricia Bertin est l’auteure de Seul en la demeure (Lucien Souny, 2019).

À PROPOS DE L'AUTEURE

Passionnée de lecture, de cinéma et décriture, Patricia Bertin reprend tardivement ses études pour réussir un master en lettres modernes. Depuis qu’elle a pris sa retraite, elle ne cesse de publier, des polars principalement : Car mon péché, moi, je le connais, 2013 ; Margot, 2015 ; Judith et le croquemitaine, 2016 qui a reçu le Prix France de la Journée du manuscrit francophone. Elle vit а Paris, d’où elle est originaire.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 301

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Contenu

Page de titre

Dédicace

Exergue

Avertissement

Ils roulaient en silence…

Mathilde gravit lentement…

À Grandveneur, la vie s’organisait…

Une femme nageait…

Henri déposa Mathilde…

Mathilde et Odette n’avaient eu le temps

Tanguy, le facteur…

Mathilde mima le sommeil…

Tanguy ne se reconnaissait plus.

Tanguy n’en croyait pas ses yeux…

Durant le peu de sommeil…

Ouvrir un troisième cahier…

La malchance s’acharnait…

Mathilde encaissa la nouvelle…

Mathilde revivait.

Mathilde était scandalisée…

Les jours suivants…

Le chirurgien qui reçut Mathilde…

Mathilde avait expérimenté…

— S’il n’est pas impliqué…

Allongée dans l’épaisse obscurité…

Mathilde observait Arnaud…

Sans attendre les consignes…

Mathilde fermait souvent les yeux…

Tanguy Leviaut ne plaida pas…

Le mot de l'éditeur

Bonus littéraire

Dans la même collection

Copyright

À Claude dont les mains lisent et délient
les maux que l’âme inflige au corps.
À Laurent, ouvrier du verbe, qui lit et traduit ce monde qui s’enfonce dans l’obscurité des hommes.
« Tout ce qui augmente la liberté augmente la responsabilité. Être libre, rien n’est plus grave ; la liberté est pesante, et toutes les chaînes qu’elle ôte au corps, elle les ajoute à la conscience. »
Victor Hugo, Actes et Paroles
« L’admission des femmes à l’égalité parfaite serait la marque la plus sûre de la civilisation, et elle doublerait les forces intellectuelles du genre humain. »
STENDHAL, Œuvres complètes
Avertissement
Le roman policier exige qu’une mort violente déclenche une enquête, et que cette dernière propose aux lecteurs de nombreux suspects pour aiguiser leur appétit. Pourtant, le meurtre ne se cantonne pas à l’univers de ce genre. Il aime se promener dans les fresques historiques, les récits du terroir ou même les romances…
D’ailleurs, dans ce livre, le crime tarde.
Chaque personnage, hormis celui de l’assassin, peut tenir le rôle de la victime. Regardez-les vivre, écoutez-les converser et jouez à deviner la distribution.
Ils roulaient en silence. Le chauffeur, installé dans sa colère et ses certitudes, n’accordait aucun regard à sa passagère enfermée dans sa résignation par des siècles de pouvoir patriarcal. Ils roulaient…
Passée la boucle de la Seine, la Traction Avant bifurqua sur une route communale. Une lieue encore, et ils atteindraient le village. Là, quelque trois cents âmes perpétuaient des gestes ancestraux, espérant ainsi effacer le désordre de la guerre. En 1950, la paix avait la fragilité d’un jeune enfant. À Saint-Leu-sur-Seine, comme dans toute l’Europe, la vie s’obstinait. Des guerres, il y en avait toujours eu et il y en aurait d’autres. La der des ders n’était qu’une illusion. L’Histoire enseignait aux humains ce funeste présage.
Le dernier conflit avait joint le crime au crime, mettant chaque homme, chaque femme et chaque enfant devant des choix qui avaient bousculé les consciences les plus endurcies. L’armistice avait rapporté dans ses bagages d’ignobles vérités que le commun des mortels ne pouvait regarder en face sans perdre sa part d’innocence. Alors chacun s’accrochait à de menus plaisirs et à de petites querelles pour oublier le déshonneur de quatre années d’humiliation, pour étouffer la culpabilité d’une lâcheté quotidienne, pour rejouer la tragi-comédie que l’on nomme la vie.
Le silence des occupants de la Citroën ne laissait guère soupçonner qu’ils s’embarquaient pour une partie de campagne. En fait, en ce délicat jour de mai, le mari jaloux conduisait son épouse infidèle loin des turpitudes de la ville. À Saint-Leu, même les coquelicots des champs avaient eu vent de la mésaventure de M. Lavallière : sa belle Mathilde l’avait cocufié ! Dans l’épicerie-bar Chez Ginette, chez le boulanger et le boucher, au lavoir, au bureau de poste et à la sortie de l’église, partout où il y avait des rencontres, il y avait des racontars. Le récit de cet amour extraconjugal commençait par une stupéfaction : un détective privé ! Henri Lavallière avait engagé un de ces messieurs qui pourchassent les couples adultères jusqu’au creux de leurs lits. La méfiance était née chez le bourgeois qui avait surpris, à maintes reprises, sa compagne souriante mais l’air absente. Il avait reconnu le sourire de l’époque où ils étaient amoureux. Celle d’avant le grand malheur.
Tanguy Leviaut, le facteur de Saint-Leu, n’avait cure de ces médisances. La vie de ses concitoyens ne l’intéressait guère. Gustave, son père, lui conseillait de manifester plus d’égards envers ses usagers. Il comparait le postier et le curé. Il estimait que leur mission impliquait une confiance sans faille en celui à qui l’on remettait son courrier ou en celui à qui l’on avouait ses faiblesses et ses tourments. « T’es pas assez causant pour les gens d’ici, se désolait le vieux préposé. Peut-être qu’en ville, le facteur, c’est un pas grand-chose, mais au village c’est quelqu’un. »
S’il ne refusait jamais un service, Tanguy ne parvenait cependant pas à distribuer les sourires et les quelques mots qui entretiennent l’amitié. Le stalag l’avait brisé. Il haïssait l’homme qu’il était devenu là-bas pour survivre. Lorsqu’il entendait ses congénères maugréer contre le prix du pain, il aurait voulu leur dire la valeur d’un quignon noir dans un camp. Seulement ni lui ni personne n’avait encore inventé le langage pour exprimer l’indicible. Le temps, faute d’éroder sa colère, l’avait recouverte de poussière ainsi qu’un emplâtre protège une blessure de l’infection. À Saint-Leu, tous l’avaient accepté comme successeur naturel de son père, car, malgré son air taciturne, son maintien courbé et ses sautes d’humeur, le gars était honnête et travailleur. Et puis c’était un bon fils ! Quand il officiait en ville, il rentrait tous les samedis après-midi pour finir la semaine avec son papa. Le postier vieillissant usait ses dernières forces à sillonner la campagne pour relier les hameaux isolés à la civilisation.
Gustave Leviaut avait épousé sur le tard un tendron. La nature aurait voulu qu’il laisse une veuve puisque selon le dicton : « Les aînés se penchent sur les berceaux, les cadets suivent les cercueils ! » Hélas, il en fut tout autrement chez les Leviaut. La jeunesse s’éternisa dans le masque mortuaire de la Louison que le docteur, malgré toute sa science, n’avait pu sauver d’une vilaine fièvre. Le veuf et l’orphelin, quarante-cinq ans et six ans, s’étaient débrouillés avec leur chagrin. Leur fidélité à la défunte se portait garant de leur amour. Le temps œuvrant, Gustave s’oublia dans de nombreuses occupations, pendant que son enfant s’ouvrait à d’autres horizons en quittant la communale pour le collège en ville.
En 1947, l’heure de la retraite sonna pour le facteur de Saint-Leu-sur-Seine. Son fils, qui patientait en arpentant, sacoche à l’épaule, les rues de Rouen, reçut son préavis de mutation. Il n’eut guère à souffrir de la concurrence. Seul un natif postulait pour ce gros bourg qui se donnait le titre de village parce qu’il possédait une église et une mairie.
Le fonctionnaire de la ville regagna son patelin avec la ferme intention d’y mener une vie paisible, loin des vicissitudes de la préfecture de la Seine-Maritime. Le monde moderne s’agitait de toute part en provoquant un vacarme assourdissant, brillait de tant de lumière que les astres nocturnes devenaient illisibles, exhalait des odeurs fétides derrière le masque des parfums artificiels. Sans oublier la densité urbaine. L’enfant des champs, l’ancien soldat prisonnier ne supportait plus la promiscuité de la foule.
Néanmoins, le citadin d’adoption, mal acclimaté, avait goûté au cinématographe qui narrait des aventures rocambolesques, tragiques, comiques et même poétiques parfois. Tanguy se plaisait à concevoir une suite au film qui s’achevait sur l’écran géant. La cité possédait un autre attrait pour le jeune homme : les dames de petite vertu dont le grand cœur lui donnait l’illusion d’être un brin aimé. Malgré son peu d’inclination pour les villes, Tanguy retournait tous les dimanches après-midi à Rouen. Après le cinéma, le bordel ! À la messe du matin, où il accompagnait son père, il ne demandait pas pardon pour le péché de chair qu’il s’apprêtait à commettre. L’injustice d’un orphelinat précoce lui avait rendu Dieu cruel et la noirceur des âmes de trop d’individus avait anéanti sa foi. Il ne voyait, dans les interdits des dix commandements, rien de divin, mais juste la main du législateur qui tente d’imposer des limites à des mâles débordants de divers appétits. Tanguy, tout empli de convictions, tout engoncé dans ses habitudes qu’il était, ignorait l’aptitude du printemps à chavirer un cœur et à affoler un esprit.
La Traction Avant s’arrêta sur la place du village, face à la mairie. L’élu, qui avait entendu le ronflement du moteur, attendait sur le perron de l’édifice. Henri Lavallière extirpa lentement de sa voiture son mètre soixante-dix bien en chair. Le maire réconforta le mari cocu dans une étreinte virile. Ils se fréquentaient depuis l’école primaire. Ils se prétendaient égaux en amitié, malgré la fortune et le carnet d’adresses de Lavallière qui le plaçaient au-dessus du Saint-Loupois de base. L’amitié, qui aime la gratuité de ses gestes, n’y trouve pas toujours son compte, surtout lorsque l’ardoise s’allonge. Saint-Leu était fort redevable des largesses du riche propriétaire, notamment quand, après la guerre, la reconstruction et la modernisation s’imposèrent. Le notable s’était démené comme un beau diable afin que ce trou perdu ne soit pas un trou oublié. Aujourd’hui, chaque foyer recevait l’eau et l’électricité et était raccordé au tout-à-l’égout. Un moment, les deux bourgeois échangèrent des banalités à haute voix pour satisfaire les curieux. Leurs concitoyens n’étaient pas abusés par cette démonstration publique qui recelait quelque menace : « Gare à celui qui médirait sur l’honorable famille Lavallière ! » Menace ridicule qui n’ajoutait qu’au grotesque de la situation.
Le facteur, sa tournée bouclée, remontait vers le bureau de poste en marchant à côté de son vélo dont la roue arrière avait crevé. Tout en avançant, il observait la berline 11 BL à la carrosserie lustrée. Le sceau de la calandre à double chevron en imposait. Sous le capot, les cinquante-six chevaux en promettaient. Le gars en connaissait un rayon, il avait été apprenti mécanicien chez un garagiste à Oissel avant d’atteindre l’âge de se présenter au concours des PTT. L’automobile ! Un secteur d’avenir ! Mais Tanguy ne se voyait pas trimer à la chaîne. Quant à ouvrir son propre garage, il fallait des sous. Si chez les Leviaut le pain ne manquait pas, ils ne gagnaient pas assez pour constituer une grosse cagnotte. Ils économisaient juste de quoi assurer un bas de laine en cas de coup dur. Sûr, si les pourboires en nature qui remplissaient la sacoche du facteur s’étaient transformés en espèces sonnantes et trébuchantes, là peut-être que… Pensez donc, la demi-douzaine d’œufs, le lapin, la bouteille de gnole, la livre de pommes ou de pommes de terre, la salade, le chou, la botte de carottes… L’honnêteté des préposés n’autorisait aucun trafic avec ces libéralités. La devise des postiers, père et fils, ordonnait : « Ce qui est donné de bon cœur est mangé avec bon appétit ! »
Tanguy, qui se voulait imperméable à tous sentiments par peur de succomber à une détresse profonde, fut pris d’une douloureuse nostalgie en détaillant le superbe véhicule. S’approchant d’un pas tranquille et régulier, il ne sentit pas immédiatement le danger qui le guettait. Lorsque l’image le frappa, il suspendit un instant, un très court instant, sa marche. Puis il continua à avancer comme un somnambule. Un foulard de soie noué sous le menton tenait lieu de médaillon au visage ovale, tel celui des statues dans les églises. Deux épais traits de sourcils bruns s’arquaient au-dessus des yeux verts en amande. Des lèvres dont la couleur coquelicot laissait augurer une douceur veloutée. Un nez droit aux fines ailes. Une peau laiteuse.
Le cycliste avait saisi tout cela en un éclair. Il avait aussi perçu, dans cette bouche close, ce regard éteint et cette pâleur de teint, le désarroi d’une condamnée. Lui revinrent en mémoire, alors qu’il dépassait l’automobile et sa malheureuse passagère, les racontars et les commentaires graveleux dont le couple Lavallière était l’objet. Il éprouva du mépris pour ses compatriotes et de la compassion pour la réprouvée. Il s’en étonna. L’indifférence semblait l’avoir quitté. Dès lors, il comprit que pour lui tout avait basculé. Il s’immobilisa, puis pivota en entendant redémarrer le moteur. Quand la voiture le doubla, il croisa le regard de la femme qui avait tourné la tête vers la vitre arrière, comme pour vérifier que la route ne se refermait pas derrière eux.
Le facteur suivit des yeux la Traction Avant jusqu’au lavoir où, là, elle disparut dans le virage. Puis mentalement, il parcourut le trajet. À une demi-lieue se dressait Grandveneur, manoir des Lavallière. Un épais mur de pierres du pays séparait les terres cultivées du parc privé. Un portail de fer forgé s’ouvrait sur une allée pavée bordée de platanes. La bâtisse, flanquée de son bois et de son jardin arboré empêchant le village de la rejoindre, était aussi retirée du monde qu’un monastère. Un sentier tracé par le passage des hommes et des bêtes descendait entre les champs jusqu’au domicile des Morel, les métayers qui, de père en fils, exploitaient le domaine depuis plus d’un siècle. Cette longère voisinait avec le bourg. Cinq minutes d’un bon pas permettaient d’atteindre la grande rue où toute l’activité économique se déployait du lever du soleil au couchant.
À l’époque d’Auguste et de Marceline Lavallière, regrettés parents d’Henri, le manoir ouvrait ses portes à diverses festivités. Dès l’arrivée des beaux jours, des tentes se dressaient dans le parc pour accueillir qui célébrait son mariage, qui organisait une kermesse, qui planifiait une vente de charité, ainsi que les cérémonies liées aux saisons. Enfant, Tanguy avait participé à ces fêtes. Une fois, avec un compère, il s’était faufilé jusqu’au salon d’où les avait chassés un domestique. Il n’oublia jamais la richesse des matières qui meublaient l’immense pièce. Il ne vit pas le mobilier, il remarqua seulement les essences de bois, la nuance des cuirs, l’éclat des lustres. Il comprit que toute cette beauté et toute cette abondance étaient jalousement préservées par les propriétaires dont la bonté se limitait à quelques arpents de jardin. Il en conçut un certain dépit et il ne prit plus part aux réjouissances qui durèrent jusqu’à la déclaration de guerre. L’adolescent de quatorze ans, dégoûté par la découverte de l’hypocrisie des généreux notables, ne franchit plus le portail de fer forgé. Adulte, le facteur déposait le courrier du manoir dans la boîte aux lettres des Morel qui, à leur tour, l’acheminaient vers leurs destinataires.
L’héritier Lavallière n’était pas de la même trempe que ses parents. Toute leur vie, Auguste et Marceline, créateurs du grand magasin Comme à la Mode de Paris, demeurèrent proches de la terre. Ils refusèrent d’emménager en ville. Dès 1925, Auguste acquit une Citroën Torpédo, constructeur auquel il resta fidèle, pour se rendre journellement à Rouen. Leur fils unique, pensionnaire depuis le collège, considérait Grandveneur comme un lieu de villégiature où le désœuvrement le gagnait souvent. D’ailleurs, était-ce en souvenir de ce terrible ennui qui ronge l’âme que le mari trompé avait choisi cette résidence pour exiler sa femme ? Possible ! Sa volonté de punir était si forte qu’il outrepassait ses réticences à habiter à plusieurs kilomètres de son magasin.
Mourir d’ennui, quelle cruelle damnation !
Mathilde gravit lentement, la tête haute, les quelques marches du perron. Son tailleur gris perle cintré amincissait sa silhouette. Elle paraissait si fragile. Mais la dureté de son regard, où toutes traces de détresse avaient disparu tandis qu’elle pénétrait dans sa cage dorée, démentait cette fragilité. Henri ouvrit la porte et, ayant traversé le hall qui desservait les pièces du rez-de-chaussée et aboutissait à un somptueux escalier en chêne massif à double entrée, se retourna. Sa femme, immobile sur le palier, le défiait, telle la statue du Commandeur. Exaspéré, il soupira. Croyait-elle inverser les rôles en jouant la victime ? Non, parce qu’il n’accepterait jamais celui du Don Juan de la farce ! Mathilde et Henri avaient eu le privilège de s’offrir un mariage d’amour. La faute à qui si leur histoire avait tourné au vaudeville ? Pas à lui ! Un contrat est un contrat et on le respecte jusqu’au bout. Chez les Lavallière, on ne divorce pas !
Le silencieux affrontement fut brisé par l’entrée en scène de la plantureuse Blandine Morel. Sans la moindre façon, elle étreignit Mathilde avant de saluer Henri d’un hochement de tête amical et chaleureux. Celle qui officiait en tant que gouvernante était une boule d’énergie déferlante et toute sa physionomie reflétait son caractère : générosité des rondeurs, optimisme des yeux pétillants, gourmandise des lèvres, robustesse de la carcasse. Si parfois un voile de tristesse couvrait son visage, aucune sévérité ne le figeait. Elle souriait autant des lèvres que des yeux et aimait fredonner en se livrant à ses diverses tâches.
— Je vous débarrasse, dit-elle en prenant délicatement le sac à main de Mathilde.
— Le camion n’est pas arrivé trop tard ? s’enquit le propriétaire.
— Sur le coup de dix heures ! Quatre costauds du village sont montés prêter main-forte. Odette et moi, on s’est chargé des malles de linge. On a encore de l’ouvrage, mais les chambres sont faites. En fin de semaine, les gars remonteront pour transporter les meubles du salon et de la salle à manger à l’étage et les remplacer par ceux qui attendent dans la grange.
— Prenez votre temps, on ne vide pas une maison dans une autre en un claquement de doigts.
Dans leur appartement de Rouen, M. Lavallière n’avait conservé que le mobilier de la chambre d’amis et de la cuisine, au cas où il serait retenu en ville un soir. Il avait brûlé ses vaisseaux, ne sauvegardant qu’une petite barque pour son usage personnel. Il avait même confié au concierge de l’immeuble la mission de changer les serrures après leur départ.
Mathilde, comme perdue dans le vaste vestibule, fit quelques pas de somnambule vers la salle à manger. La pièce, encore habillée de ses vieux atours, exhibait l’opulence du clan. Son coup d’œil circulaire s’arrêta sur le vaisselier où trônait la théière en argent. Un fulgurant flash projeta la spectatrice dix années en arrière. La longue table disparaissait sous les abondants cadeaux de mariage. La mariée s’était échappée de la noce pour, tel un enfant au soir de Noël, admirer les mille et un trésors que les convives avaient apportés. Un drap de coton dissimulait une forme oblongue. L’espiègle avait soulevé la toile et dévoilé une jeune femme radieuse vêtue de blanc et couronnée de fleurs. Son sourire s’était figé un instant à la perspective des fleurs fanant et de la robe pâle comme un linceul. Les miroirs sont malicieux, tous les contes de fées le disent. Trêve de balivernes, ne gâchons pas ce bonheur naissant ! Mathilde Aymard, au lendemain de ses vingt ans, avait épousé, devant Dieu et devant les hommes, Henri Lavallière. Le marié, de dix ans son aîné, n’était guère romantique ; pourtant, il aimait les arts et ambitionnait de libérer les mères en les soulageant des tâches ménagères grâce au génie de l’électroménager. De plus, il souhaitait proposer au grand public des vêtements prêts-à-porter de qualité et des intérieurs aussi esthétiques que commodes. Un commerçant résolument moderne…
La voix de cet homme la ramena à une réalité bien différente :
— Je te présente Odette Cauchois, ta femme de chambre. Elle aidera également Blandine pour l’entretien de la maison.
Mathilde pivota.
— L’innocence, murmura-t-elle en découvrant le visage de poupée de porcelaine.
Les yeux bruns surlignés de sourcils noirs, la bouche cerise et les cheveux de jais coupés à la garçonne accentuaient l’ivoire de son teint.
— Votre chambre est prête, s’empressa la jeune fille. J’ai suivi les consignes de monsieur. Voulez-vous que je vous fasse couler un bain ?
Mathilde ne parvenait pas à adhérer à sa nouvelle condition. Son attitude bravache dissimulait sa profonde angoisse. Sa gorge retenait trop de cris, de larmes, pour que la moindre parole ne s’en échappe. Sa geôlière avait une gueule d’ange, un timbre de contralto envoûtant, et elle obéissait aux consignes de monsieur.
— Un bain, en pleine journée ? s’étonna Henri. Quelle idée saugrenue ! Nous arrivons de Rouen, pas de Tombouctou ! Allons, mon petit, prépare-nous plutôt une collation que nous prendrons dans le jardin d’hiver.
Odette acquiesça d’un sourire nerveux et s’éloigna prestement comme une chatte éclaboussée. Blandine récupéra le manteau, le chapeau et les gants de Mathilde.
— Ne restez pas plantée là, ma chère, s’agaça le mari.
L’injonction fit l’effet d’une gifle, et Mathilde se précipita à l’étage, ouvrit vivement la porte de sa chambre et se jeta sur son lit. Elle désirait des larmes, une averse de larmes pour noyer le paysage qui l’entourait et l’emprisonnait. Mais rien ne sortait. Sa douleur était un roc. Sa peur était un roc. Sa colère était un roc. Idiote qu’elle avait été de croire que la découverte de son infidélité mettrait un terme aux tricheries et aux mensonges. Que chacun suive son propre chemin puisque le couple était parvenu à un carrefour et que leurs intérêts et leurs souhaits divergeaient ! Perpétuer la vie commune conduisait à s’enferrer dans l’hypocrisie. Mais Henri s’entêtait. Noblesse oblige : chez les Lavallière, on ne divorce pas ! Cette antienne lui bourdonnait dans la tête. L’épouse, autrefois séduite par l’ouverture d’esprit de son fiancé, s’apercevait alors que son avant-gardisme s’arrêtait au seuil de l’alcôve. Au fond, il accordait à sa femme des droits de petite fille : celui des caprices dans son habillement et dans ses loisirs. Pour ce qui était de la liberté de décider de son destin, hors de question ! Quant à son amant, son inquiétude était telle qu’il avait préféré s’éloigner d’elle que de lui laisser encourir les foudres et les humiliations de la justice. Le mari avait fait constater l’adultère par un huissier. Et brandissant la menace devant le couple attablé à la terrasse d’un café, il avait dicté ses ordres. Depuis cet affront public, la douleur, la peur et la colère empêchaient Mathilde de réagir.
Allongée sur son lit, comme une adolescente en mal d’amour, elle n’entendit pas les coups frappés ni la porte qui s’entrebâillait.
— Voyons, madame, dit Odette en s’approchant, ne vous mettez pas dans un état pareil. Ils n’en valent pas la peine.
Mathilde se replia en chien de fusil, faisant le dos rond contre tout ce qui lui était extérieur. La demoiselle ne se découragea pas. Elle gagna le lit et s’y assit. À force de paroles caressantes, elle apprivoisa l’animal blessé. Elle guida Mathilde jusqu’à la coiffeuse dans la salle de bains attenante à la chambre. Ôtant les épingles du chignon, elle entreprit de peigner la chevelure brune et épaisse qui descendait jusqu’au milieu du dos.
— Qu’ils sont beaux !
— Oui, murmura Mathilde, mais ils sont lourds.
Odette sourit. La parole revenait même si tout danger n’était pas écarté. Malgré sa jeunesse, l’expérience lui avait enseigné que le malheur pouvait priver les êtres de leurs sens. Sourd, muet, aveugle, le corps s’enferme parfois et jette la clef. Certes, quand on a survécu à une guerre si atroce, il semblerait que la séparation de deux amants pèse peu. Odette, avisée, se gardait de juger la souffrance d’autrui.
— Odette, c’est ça ? questionna Mathilde en croisant dans le miroir le regard de sa compagne imposée. Je ne vous ai pas vue lors de notre dernière visite, à Pâques. Vous n’êtes pas arrivée depuis longtemps au manoir ?
— Monsieur m’a embauchée il y a deux semaines. Je m’étais inscrite au bureau de placement parce que l’usine, ça use avant l’âge.
— J’imagine ! Mon mari m’attend au salon d’hiver ?
— Oui, il m’a demandé de vous prévenir.
— Allez lui dire que je descends, ordonna Mathilde comprenant la stupidité de ses enfantillages.
Pleurnicher et bouder ne la mèneraient pas loin. Elle se rafraîchit le visage et arrangea son corsage qui s’échappait de sa jupe. Elle ignorait comment et combien de temps cela prendrait, mais elle venait de décider de s’évader de ce paradis privé du fruit défendu.
À Grandveneur, la vie s’organisait de façon à ce que les hôtes ne se croisent qu’aux repas. Parfois le soir au salon, Mathilde s’asseyait dans le canapé, Henri dans le fauteuil près de la cheminée, et ils écoutaient un concert ou le feuilleton radiodiffusés avant de se retirer dans leur quartier respectif. Le plus souvent, il s’installait dans le fumoir pour lire la presse locale, elle se réfugiait dans la bibliothèque où elle se replongeait dans les œuvres classiques qui garnissaient les rayons.
Blandine cuisinait et Odette servait dans la salle à manger. Ces dernières ne manquaient guère d’ouvrage malgré le peu de dérangement qu’occasionnait le couple. La baraque à elle seule réclamait moult soins pour éviter que les poussières et les moisissures ne la submergent et ne la rongent. Heureusement, Odette n’avait pas les mains dans les poches et s’acquittait de bon cœur des corvées.
Pour le père Morel et son ombre, Paulo, le retour des propriétaires ne modifiait en rien l’organisation de la journée. Hormis pour la pause de midi qu’ils prenaient au manoir au lieu de rejoindre leur ferme, quand ils n’emportaient pas leur panier au champ. Blandine, Odette, Gontran et Paulo mangeaient dans la cuisine dès que les Lavallière avaient expédié leur déjeuner en tête-à-tête. Enfin, lorsque Henri rentrait, c’est-à-dire deux ou trois fois par semaine. Pour compenser l’absence du mari, Blandine avait proposé qu’Odette tienne compagnie à l’épouse esseulée. Mais cette dernière estima plus simple d’ajouter son couvert à celui de ses employés. L’initiative déconcerta de prime abord, puis tout le monde s’en accommoda. Les nouvelles du journal, celles des bêtes et des travaux des champs ainsi que les menus événements de Saint-Leu meublaient les conversations de la tablée. Blandine et Odette, avec leur bonne humeur contagieuse, égayaient l’ambiance. Parfois, Mathilde se surprenait à rire. Mais les moments les plus doux, au cours de ces premières semaines de réclusion, restaient ceux partagés avec sa demoiselle de compagnie.
Mathilde avait pris la pupille de la nation sous son aile, ignorant si elle obéissait à un réflexe maternel ou si elle répondait à un besoin de complicité féminine. Au manoir, l’usage d’attirer des orphelins se vérifiait. Les Morel avaient adopté Paulo, le muet, abandonné lors du reflux des réfugiés belges qui avaient fui l’avancée des troupes allemandes en mai 1940. Un gosse de treize ou quatorze ans. Ils avaient interrogé d’autres réfugiés, personne n’avait pu les renseigner sur ses parents. L’unique indication était une feuille déchirée, agrafée sur le revers de son paletot, où seuls étaient lisibles son prénom « Paul » et le « Ar» du commencement de son nom de famille. Son mutisme n’étant pas doublé de surdité, après la guerre, ses parents adoptifs avaient consulté un docteur dans l’espoir qu’il le guérirait de ce mal qui possiblement résultait d’un blocage psychologique. Le spécialiste, malgré sa patience, n’était pas parvenu à pénétrer l’épaisseur du silence de l’adolescent.
Au souper, l’atmosphère était différente. Blandine repartait chez elle dès le repas préparé. Odette mangeait seule après avoir servi le couple ou avec sa patronne si son mari n’était pas arrivé à dix-neuf heures, puis elle redescendait à Saint-Leu. À charge pour Mathilde de réchauffer les plats quand Henri tardait. Le couple avait instauré une trêve qui leur permettait d’échanger des banalités sans heurt. Enfin presque. Discuter de l’actualité du monde et des activités du magasin ne prêtait guère à la querelle. Par contre, dès qu’il était question de la dynastie, le ton montait.
Comme ce samedi-là où Mathilde se sentait presque gaie. Elle redescendait du pavillon de chasse planté au sommet de la colline qui surplombait le domaine familial. L’endroit lui servait d’atelier de peinture. Odette, dont les doigts de fée transformaient la moindre étoffe en habit fantaisie ou en parure de meuble, lui avait apporté un splendide jeté de canapé en patchwork. Gontran et Paulo avaient vidé l’unique pièce de son immense table, flanquée de deux longs bancs, et de son buffet pour les remplacer par un ameublement plus fonctionnel que coquet, mais qui libérait de l’espace. Dans le cabanon qui jouxtait la construction, quelques outils de l’ancien garde forestier prenaient la poussière. À l’extérieur, côté nord et côté sud, creusées à même l’arbre, deux banquettes attendaient la fatigue du voyageur. Henri considérait comme une lubie la volonté de sa femme de s’installer dans cette annexe mal desservie par un sentier pentu alors que leur grande bâtisse offrait de nombreuses pièces vides aux larges fenêtres, sans oublier la superficie du grenier. Cependant, partisan de la paix du ménage, il avait accepté cet emménagement. Mathilde était peintre, non parce qu’elle avait suivi des cours à l’École des beaux-arts, mais parce qu’elle possédait le don de voir au-delà des apparences. La priver de son art n’aurait pas été cruel, mais imbécile. Seule sa passion pour la peinture parviendrait à lui faire oublier son amant. Ainsi raisonnait le mari cocu.
Donc ce samedi du mois de juin à la douceur généreuse, Mathilde dévala le chemin qui menait au manoir. Elle franchit la barrière qui s’ouvrait sur l’arrière du bâtiment. Elle traversa la cour pavée et entra par la cuisine qui était de plain-pied.
— N’oubliez pas de me rapporter votre tablier, l’interpella Blandine occupée à vider un poulet. J’ai dit à la petite de les repasser sur l’envers pour ne pas cuire les taches qui résistent.
— Épargnez-lui cette peine, les tendre sur le fil suffira à les défroisser. Je boirais volontiers un petit café, y en a de chaud ?
— Je viens d’en apporter à monsieur. Prenez un pot de lait pour votre petit nuage.
Mathilde versa au fond d’une tasse une larme de lait et gagna la salle à manger. Tant pis si ses manières peu protocolaires contrariaient la cuisinière qui s’attendait à plus de respect des convenances de la part d’une Lavallière. Son mépris du snobisme interdisait à Mathilde de faire la délicate. D’ailleurs, elle préférait s’introduire dans le manoir par l’arrière-cour, comme si les quelques marches du perron l’élevaient à une position sociale à laquelle elle refusait d’accéder. En fait, négliger son rang flattait son ego qui s’enorgueillissait d’être au-dessus des préjugés de classe. Henri lui avait répété à maintes reprises ses devoirs de maîtresse du lieu, puis s’était lassé. Grandveneur ne recevait plus, alors quelle importance, la comédie qui s’y jouait ?
— Ma chère, annonça Henri en curant sa pipe au-dessus du lourd cendrier de marbre, vous avez reçu une lettre de Paris.
Mathilde s’assit sur le sofa. Elle posa sa tasse sur le plateau d’argent, la remplit, y versa une cuillerée de sucre, touilla et but son café crème. Elle avait aperçu, en entrant dans la pièce, l’enveloppe déposée sur le guéridon. Elle avait immédiatement reconnu l’écriture de Clotilde, sa sœur aînée. Cette dernière revenait d’un périple de plusieurs mois à travers l’Europe. Elle avait suivi son mari, le grand couturier Théodore Gallier, de défilé en défilé. La spécificité de la maison Gallier était le pantalon pour dame et l’abolition du corset. Non qu’il les préférât hommasses, mais il considérait que l’esthétique d’une tenue n’était pas incompatible avec un côté pratique ni avec le confort. Allez courir vite, grimper sur un vélo ou une mobylette avec des jupons longs ! Allez respirer à pleins poumons avec la poitrine compressée dans un corset ! Durant l’Occupation, il avait acquis la conviction que la femme est un homme comme les autres, capable du même courage et coupable des mêmes lâchetés. Après l’armistice de 1918, la société patriarcale avait renvoyé les épouses et les filles au foyer. Tandis qu’après la seconde guerre mondiale, nombreuses furent celles qui désobéirent et qui refusèrent de retourner à la niche. Comparant les deux beaux-frères, Mathilde admit que Théodore participait plus à l’émancipation de ses consœurs qu’Henri qui vantait le progrès de l’électroménager, grand libérateur des ménagères. Les raisons de son mariage précipité lui échappaient de plus en plus. Son unique excuse était sa jeunesse et l’assiduité de son soupirant. Elle avait confondu l’amour avec l’attirance d’une oie blanche pour le premier prince charmant venu. Puis, Pierre était entré dans sa vie, la révélant à elle-même.
— Alors ? s’impatienta Henri.
Mathilde reposa sa tasse d’un geste las et se leva pour prendre l’enveloppe. Elle la décacheta et en retira deux feuillets couverts d’une écriture régulière et serrée. Elle lut lentement et à voix haute avec un dédain qui trahissait son dégoût pour cet exercice humiliant. Clotilde, avertie par leur mère des déboires conjugaux du couple, sermonnait l’infidèle et lui réaffirmait les vertus du mariage. Elle comprenait et soutenait la décision du pauvre Henri qui travaillait si dur afin de lui offrir tout ce dont une épouse rêve. L’éloignement de la ville était la meilleure solution pour que sa cadette réfléchisse.
Mathilde ne s’offusqua même pas du prêchi-prêcha de son aînée. Filles d’industriels, elles avaient reçu une éducation bourgeoise dont l’hypocrisie consistait à s’ouvrir au monde pour les transactions commerciales tout en se fermant à l’évolution des mœurs. Bonne élève, Clotilde avait une sainte horreur des désordres domestiques, surtout quand ceux-ci éclataient au grand jour.
— Je suis bien aise de constater, sourit Henri, que ni vos parents ni votre sœur ne m’attribuent le rôle de l’odieux mari qui cloître sa femme.
— Je ne suis pas plus enfermée dans cette maison que vous ne l’êtes dans vos conventions sociales, ricana Mathilde désabusée.
— Toujours le sens de la répartie ! Invitez votre sœur pour les mois d’été. Cette maison manque de rires d’enfants.
— Aucun rire d’enfant ne remplacera le rire de Gabriel, s’écria-t-elle en froissant la lettre.
— Gabriel était aussi mon fils. Ce genre de deuil ne se monopolise pas.
— Ici, au manoir, nous avions du bois pour le chauffage, le lait des vaches, les œufs des poules, les légumes du jardin et surtout le bon air. Vous, vous ne vouliez pas partir de Rouen à cause de votre fichu magasin.
— Gontran nous livrait dès qu’il pouvait.
— Pas durant l’hiver 43, quand la Milice lui collait au train. Nous avons été privés presque trois semaines du ravitaillement de la campagne. Si nous n’avions pas dû rationner le charbon, Gabriel n’aurait pas contracté cette maudite pleurésie.
Henri se détourna. L’acte d’accusation, il le connaissait par cœur.
Leur appartement était trop vaste pour être chauffé correctement. Blandine avait tenté de se substituer à son mari pour effectuer les livraisons, mais les bérets noirs la surveillaient de près. À chaque fois qu’ils la contrôlaient, ils la délestaient d’une grande partie de ses vivres. Henri, craignant pour sa vie, lui avait ordonné de cesser ses allers-retours. Elle avait dès lors offert de garder le bambin chez elle ; Mathilde avait hésité à se séparer de son enfant. Elle aussi était coincée à Rouen par son engagement à la Croix-Rouge. Quand elle s’était enfin décidée, la maladie avait commencé sa sale besogne.
Blessé par l’attaque, Henri voulut cracher son venin à sa femme en lui rappelant qu’elle avait accepté trop tard la proposition de Blandine, mais Mathilde avait quitté la pièce, abandonnant sur le guéridon la boule de papier froissé. Il se précipita à sa suite, pénétra dans sa chambre sans avoir frappé. Il la surprit, en sous-vêtements, alors qu’elle enfilait une jupe. Mathilde le fixa, l’œil interrogateur. Il avança, elle recula. Il bondit et, d’un geste brusque, déchira sa combinaison de soie. L’attaque fit perdre l’équilibre à Mathilde. Elle bascula à la renverse sur son lit. Il écrasa de tout son corps le corps étendu. La lutte fut brève. La violence du désir couplée à la force de la colère rendait le combat inégal. Le mâle assouvi se releva, reboutonna son pantalon et se détourna du piètre spectacle qu’offrait sa femme figée dans une posture indécente.
Une conversation qu’il avait surprise, la veille, entre deux clientes lui revint en mémoire :
« Puisque je l’ai lu sur les tracts qu’elles distribuaient, insistait la première.
— Tout de même, « viol conjugal », ça signifie quoi ? s’étonnait l’autre.
— Avec les suffragettes, on aura tout entendu. Il n’y a pas à dire, conclut la lectrice du prospectus, les Anglaises, y raisonnent pas comme nous. »
Il balaya d’un revers de la main ce souvenir ainsi que l’on chasse une mouche. Il savait que, malgré ses airs émancipés, Mathilde acceptait les droits de son époux autant que ses devoirs d’épouse. D’ailleurs, parmi ces derniers, un lui tenait particulièrement à cœur : la perpétuation de la lignée.
— Ce n’est pas à votre corps que j’en veux, madame, mais à votre ventre, déclara-t-il en franchissant le seuil de la porte. Je veux la vie qu’il contient. Le manoir des Lavallière aura un héritier, je vous le promets !