Seul en la demeure - Bertin Patricia - E-Book

Seul en la demeure E-Book

Patricia Bertin

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Beschreibung

Alice Dubourg, fille et épouse d’avocats fiscalistes de grand renom, et François Villon, inspecteur de la brigade de répression du banditisme, entretenaient une relation adultère, jusqu'à ce qu'ils se fassent assassiner en plein jour...

Assassinés en plein jour dans une imposante demeure à Sceaux… Cette affaire d’adultère fait grand bruit, d’autant qu’il s’agit d’Alice Dubourg, fille et épouse d’avocats fiscalistes de grand renom, et de François Villon, inspecteur de la brigade de répression du banditisme et meilleur ami d’enfance du mari trompé.
La Scientifique n’a relevé aucun indice. Le fils aîné du couple Dubourg, rentré inopinément chez lui, a découvert la scène. Retrouvé errant dans le RER, il a été hospitalisé en état de choc.
La police piétine. Mais si l’enquête n’apprend rien sur l’assassin, elle éclaire de sa lumière crue le véritable visage des protagonistes. Les masques tombent tandis que la vie continue. Élisabeth Villon et Henri Dubourg doivent rebâtir un quotidien pour les quatre orphelins, qui n’ont plus qu’eux pour croire en l’avenir.

Aucun indice a priori, l'enquête avance lentement... Découvrez un polar psychologique bien mené qui révèle peu à peu la face cachée des différents personnages qui tentent difficilement de reconstruire un quotidien.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Dans un style fluide, l’auteur nous dirige vers un dénouement surprenant. Elle a pris soin de nous décortiquer les sentiments humains, les relations familiales, les relations professionnelles avec authenticités. L’individu dans toute sa complexité. - Collectif polar

Tous les romans de Patricia, quelle que soit le degré de violence qu’ils atteignent, se veulent avant tout réalistes. Leur héros restent des gens ordinaires. Nous pourrions les rencontrer dans la rue ou à la une de nos journaux télévisés. Chers lecteurs, il est de votre bon vouloir d’influer longue vie à ces êtres de papier et d’encre en les aimant et en les défendant comme des amis fragiles. - Le Blog de Philippe Poisson
 

À PROPOS DE L'AUTEUR

Passionnée de lecture, de cinéma et d'écriture, Patricia Bertin reprend tardivement ses études pour réussir un master en lettres modernes. Depuis qu'elle a pris sa retraite, elle ne cesse de publier, des polars principalement : Car mon péché, moi, je le connais, 2013 ; Margot, 2015 ; Judith et le croquemitaine, 2016 qui a reçu le Prix France de la Journée du manuscrit francophone. Elle vit à Paris, d'où elle est originaire.

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Remerciements

Exergue Dantec

Exergue Bertin

Seul en la demeure

Le mot de l'éditeur

Bonus littéraire

Dans la même collection

Copyright

À Véronique pour sa confiance
et pour tout le soin apporté à mon travail.
« L’homme est à la fois une machine à contrôler le chaos et un propagateur de désordre. »
Les Racines du mal, Maurice G. Dantec
« Ne vous y trompez pas. Vous menez un combat contre la peur, non contre le mal. Le mal est une dualité interne à résoudre. La peur est une fissure, une infiltration qui fragilise. Lutter contre le mal est un combat glorieux. Contre la peur, une honteuse guérilla. L’homme doit vaincre le mal pour en sortir grandi. Nos personnages doivent vaincre la peur pour en sortir vivants. »
La Répétition, Patricia Bertin
En colère. Il était en colère contre l’autre faux jeton. La querelle, qui avait éclaté pour des vétilles, aurait dû s’éteindre comme un feu de paille si l’autre geignard n’avait pas pleurniché. Mais voilà, l’autre l’avait saoulé… Alors, il avait déguerpi sans demander son reste. Non pas qu’il craignait une réprimande sévère ou injuste – de cette injustice qui fait si mal qu’elle rend méchant. Non, il ne s’agissait pas de cela. Le croche-pied qui avait effacé le sourire sur la face de l’autre ne le vengeait pas de cette vilaine sensation de ne plus être courtisé. Lui qui exerçait son ascendant sur la bande, depuis qu’il nouait tout seul ses lacets, s’était senti humilié. De cette humiliation qui procure des envies de cruauté.
À l’arrière de la maison, la porte de la cuisine n’était pas verrouillée. Il espérait tout de même ne rencontrer personne. Il se faufila à l’intérieur. L’ouïe en alerte, il traversa la cuisine, pénétra dans le salon. Sur le canapé de cuir crème, un blouson noir capta l’attention du visiteur. Il hésita : effectuer un demi-tour et renoncer à ce qu’il était venu chercher ou tenter le diable ? L’attrait de l’aventure agissait sur lui comme une drogue. Le besoin de se mesurer à un adversaire digne de ce nom, quitte à se prendre une rouste, estompa tout réflexe de survie. Mais surtout, elle le narguait avec sa passivité ostentatoire. Elle, l’arme muselée dans son holster. Il redoubla de vigilance. Il franchit la distance qui le séparait de l’objet de la tentation. Déjà, il soupesait l’engin, inspectait la ligne du canon et la courbe de la détente. Il déplaça l’appendice qui servait de cran de sûreté.
Un gémissement figea l’apprenti cow-boy. Gagné par une curiosité malsaine, il s’engagea dans l’escalier. À l’étage, toutes les portes étaient closes, sauf celle au fond du couloir. Aux gémissements, rires et chuchotements succéda un râle bestial. Attiré par les bruits d’alcôve, l’intrus se risqua jusqu’au seuil de la porte ouverte. La scène qui s’offrit à lui le pétrifia. Le buste, bruni par de savants artifices, se cambrait au-dessus d’un torse musculeux. De la nuque tombait en cascade un épais flot d’une chevelure châtain.
Deux mains puissantes retenaient par les hanches le corps qui semblait se briser. L’animal bicéphale se confondit dans une ultime étreinte, dans un dernier baiser anthropophage. Puis il se divisa pour n’être plus que deux corps étrangers.
La tête de l’amant bascula sur l’oreiller. Ses pupilles, dilatées par le plaisir, s’étrécirent. Son regard heurta celui du voyeur. L’homme se redressa brutalement, chavirant l’arbre de chair planté sur son sexe. Ni paroles de confusion ni cri d’alarme ne franchirent ses lèvres entrouvertes. L’arme, dans un bruit sec, interdit toute protestation. Atteint en plein visage, l’homme fut projeté contre la tête de lit. La femme hurla. La seconde balle lui perfora la poitrine, coupant le souffle à son cri. Elle bascula et s’écrasa sur le parquet.
Silence. Immobilité. Le passager clandestin, abasourdi par le tableau macabre, examina avec effarement l’arme qui avait mis fin au vacarme des amants. S’il n’avait pas jeté ce regard, si elle n’avait pas poussé ce braillement… Il se serait retiré lentement, très lentement, tous les sens bouleversés par le puissant et prodigieux spectacle. Tout ce gâchis, c’était leur faute !
Dans la psyché, à l’angle de la chambre, son image se reflétait. Son bras pointait toujours une cible imaginaire. Il ne se souvenait pas de l’avoir levé, d’avoir visé tour à tour l’homme, puis la femme, d’avoir appuyé sur la détente. Il ne se rappelait que le son bref et sec, comme le claquement de doigts magique de Mary Poppins. Un claquement de doigts qui remettait tout en ordre dans la maison.
Il sursauta. Le corps allongé sur le sol ébauchait un mouvement de reptation. Des yeux grand ouverts le suppliaient. Il recula d’un pas, de deux pas, de trois pas. Il ne parvenait pas à échapper à la limace qui glissait dans son propre sang. La main tendue atteignit le bas de son pantalon. Il se dégagea d’un mouvement brusque. Avec une force terrible, la blessée releva la tête et murmura d’une voix si douce son appel au secours que l’assassin se glaça. Ce susurrement, résonnant comme une sirène, l’alerta du péril en la demeure.
Une rapide volte-face fit disparaître l’image ensanglantée de son champ de vision. Le couloir, l’escalier, le salon, la cuisine… Il traversa le décor en courant.
Henri quitta le restaurant regonflé à bloc. Ce déjeuner professionnel marquait le franchissement d’un cap crucial dans sa carrière d’avocat fiscaliste. Il avait sauvé la mise à un client que Marc, son crétin de beau-frère, avait dangereusement exposé à des sanctions financières, et probablement pénales. Il avait, durant une semaine, sué sang et eau sur ce contrat mal ficelé. Le patron du cabinet et beau-père d’Henri Dubourg, Octave Villeroy, homme ordinairement peu démonstratif, ne cacha pas sa satisfaction. Il accueillit l’avocat comme le Messie. Congratulé devant tout le cabinet, Henri n’était pas dupe. Son ennemi privé numéro un, en la personne de Villeroy junior, ne lui pardonnerait jamais ce coup d’éclat. Dans son laïus, le patriarche souligna que, malgré ses origines paysannes – qu’il n’omettait jamais de mentionner –, Henri avait prouvé qu’il était le meilleur d’entre eux. Il se félicita d’avoir été visionnaire en engageant ce jeune homme tout juste diplômé de la faculté de droit. Il lui renouvela sa confiance. Il conclut que cette décennie de collaboration se révélait plus fructueuse qu’il n’aurait pu l’imaginer en voyant débarquer ce garçon lourdaud qui, à peine son stage achevé, lui avait demandé la main de sa fille Alice. Un enfant était en route, forçant la mésalliance dans cette famille rigoriste où le scandale avait valeur d’anathème.
À trente-cinq ans, Henri Dubourg incarnait le prototype même de la réussite sociale. Évadé de son trou normand, il avait conquis la capitale, et son nom figurait dans les carnets d’adresses des hommes d’affaires les plus en vue. Quant à sa vie privée, il affichait un bonheur paisible. Son épouse, de deux ans sa cadette, ne nourrissait comme ambition que d’être la plus belle et la plus brillante dans les soirées mondaines et de dévaliser les boutiques les plus chics avec ses copines. Alice, qui se complaisait dans le superlatif et le superficiel, ne manquait pas pour autant de caractère. Elle s’arrangeait avec les us et coutumes de la vieille aristocratie dont elle était issue pour se dégager des espaces de liberté. Ses deux garçons, de dix et sept ans, pétillants de santé et bons élèves, provoquaient en lui une étrange sensation de continuité de soi. Grâce à la paternité, il avait découvert le tendre sentiment de la complicité entre des êtres vivants, dans deux mondes si étrangers que sont celui de l’enfance et celui de l’âge adulte.
Face au parc de Sceaux, sa maison, un deux cents mètres carrés sur deux étages en pierre de taille, agrémentée d’un jardin, dissimulait un intérieur où luxe et modernité rivalisaient. Quant à sa situation au sein du cabinet Villeroy et consorts, elle risquait fort de changer après le coup de maître du jour. Un instant, le héros imagina l’enseigne : Villeroy et Dubourg associés. Il sourit. L’intitulé sonnait agréablement à ses oreilles.
Henri subit les assauts de félicitations avec humilité. Il avala une gorgée de champagne et reposa sa coupe. Après un festin comme celui du déjeuner, il ne pouvait plus rien ingurgiter. Le patron signifia la fin de la récréation. Tous les collaborateurs regagnèrent leur poste, excepté Henri, qui avait amplement mérité son quartier libre. Il n’était pas rentré chez lui depuis soixante-douze heures – pire qu’une garde à vue. Dans l’attente que l’hémisphère austral s’éveille pour poursuivre les pourparlers, le négociateur avait arraché quelques heures de repos sur le clic-clac du meublé contigu au cabinet. Un dressing permettait aux avocats de disposer d’une garde-robe en cas de nécessité. La plupart y gardaient une tenue de sport – survêtement ou short – pour se défouler dans la salle du quartier à la pause du midi.
Une grande fatigue envahit l’avocat. Une fatigue nerveuse, de celle qui chasse le sommeil. Courir… Il devait se décrasser de cet épuisement. Il troqua son costume contre un jogging, et ses boots contre des baskets. Pour éviter de remonter dans le studio après sa course, il descendit au parking souterrain déposer, dans le coffre de sa voiture, son attaché-case et le sac contenant ses vêtements.
***
Réguler sa foulée et sa respiration ne se fit pas sans effort après le repas trop riche et la sauterie au champagne qui l’avait couronné. Indifférent à l’environnement champêtre du parc de Sceaux, insensible aux regards experts des promeneurs qui appréciaient sa plastique, Henri purifiait son organisme. Le gaillard d’un mètre soixante-quinze, bien charpenté, compensait les heures où il restait assis derrière son bureau ou une table de négociations par ces précieux moments d’activité physique intense. Cette hygiène de vie participait pour beaucoup à sa réussite professionnelle. Le reste de sa personne – avec son visage osseux, mais dénué d’angles brutaux, où scintillaient des yeux verts en amande, et l’émail impeccable d’une denture saine – n’aurait pas juré sur la couverture en papier glacé d’un magazine de mode masculine. Mais ce qui suscitait le plus la curiosité était la teinte gris argenté de sa chevelure aux ondulations légères. Cette physionomie avenante concourait à son succès tant auprès des femmes que des hommes, les premières le trouvant fort séduisant et les seconds, très sympathique. Sauf quand la gent féminine s’affolait et sortait le grand jeu, les époux fourbissant alors leurs armes. Mais le gentleman pacifiait tout ce petit monde en usant d’une diplomatie exemplaire.
En résumé, Henri Dubourg respirait la santé et la force tranquille.
Cet enfant de la terre, qui se pliait avec tant de souplesse aux usages mondains en public, regrettait parfois la simplicité et la franchise qui régissaient les rapports humains dans son village. Le jeu de rôle dans lequel il s’était engagé lui semblait, dans des moments de lucidité abrupte, terriblement vaniteux et ridicule. Cependant, fasciné par son cadre de vie, il avait balayé très vite ses scrupules. Tout ce qu’il possédait, il le méritait !
Il était doté d’une caisse enregistreuse en guise de cerveau. Élève, il ne ressentait pas le besoin de réviser une leçon, puisque écouter le maître lui suffisait pour apprendre. Regarder le déroulement de l’exemple au tableau lui permettait de comprendre. Lire un poème une fois lui était suffisant pour l’enregistrer. Être premier de la classe n’était pas une performance, mais la conséquence de sa facilité à acquérir des connaissances.
Adolescent, Henri étouffait dans un quotidien où il était coincé entre le lycée et la ferme parentale. Certes, il aimait les moments partagés avec Justin, son grand-père, qui perpétuait les gestes ancestraux, acceptant l’outil mais refusant que la machine sépare l’homme de la matière. Émile et Rose, ses parents, partageaient la même répugnance à mécaniser à outrance les travaux des champs. Dans le voisinage, le couple suscitait moult commérages. Mais le fermier, dont la famille travaillait ces terres depuis 1793, n’en avait cure. Chez les Dubourg, on trayait, on tondait, on cueillait les fruits et on récoltait les légumes à la main. On abattait les arbres et coupait les branches avec une hache. Si les vaches laitières aux noms fleuris, les moutons laineux, le verger de pommes et le bois attenant à l’exploitation ne rendaient pas les propriétaires riches, ces ressources, complétées par le potager et le poulailler, nourrissaient le ménage.
Émile, fils unique, revenu à la ferme muni de son diplôme d’ingénieur agronome, avait tenté de révolutionner l’ordre paisible qui régnait dans le domaine. Justin y avait mis aussitôt le holà en rappelant que, tout grand qu’était le Cid à son retour chez son père, il n’était plus que Rodrigue. Cette réplique inattendue avait coupé la chique au réformateur et avait clos définitivement le débat. Alors, le Rodrigue sans gloire s’était plié aux règles du lieu à défaut de plier bagage.
Dès que les ouvriers eurent terminé la rénovation des ailes inhabitées du corps de ferme datant du xviiie siècle, l’ingénieur s’y était installé. Il avait épousé Rose, la fille de l’épicier du village. Elle n’avait guère poursuivi ses études au-delà du baccalauréat. Mais qu’importent les certificats officiels qui proclament les aptitudes : la quête du savoir est perpétuelle. La jeune fille avait achevé son apprentissage sous la houlette des anciens. De cette union étaient nés quatre enfants, dont deux seulement avaient survécu : une Éloïse, qui, dans une crise de mysticisme, était entrée au Carmel de Lisieux ; puis, cinq années plus tard, un Henri, que l’ennui plus que l’ambition avait entraîné dans la capitale.
Le jeune étudiant avait décidé, contrairement à son père, que ses diplômes l’arracheraient définitivement à la malédiction de la terre qui, pour nourrir, aliène toute une vie. Devenu avocat fiscaliste, il imaginait les donneurs d’ordres se disputant ses services. Il ignorait qu’en la matière, les scénarios étaient écrits par des chasseurs de têtes tapis dans l’ombre. Certes, la rencontre avec Alice Villeroy, étudiante en littérature, à une conférence intitulée L’esprit des langues et l’articulation de la pensée, avait été fortuite. Mais l’intervention, quelques semaines plus tard, d’un recruteur n’était en rien due au hasard. La jeune femme avait évoqué le charmant garçon au cours d’un dîner de famille en vantant ses capacités d’analyse exceptionnelles. Elle avait redoublé d’arguments pour décrire le génie de l’étudiant dans l’objectif de ternir l’éclat du dernier prétendant déniché par sa mère.
Repéré et surveillé durant sa dernière année d’études, Henri Dubourg ne s’était guère étonné quand un rabatteur l’avait abordé. Il était entré comme stagiaire dans le cabinet Villeroy, mais son curriculum vitae ne lui avait pas épargné les besognes de sous-fifre. Il était chargé, entre autres, de relire des documents pour corriger les éventuelles fautes de frappe. Lors de cet exercice, il n’avait pas tardé à soulever un lièvre en soupçonnant l’adversaire d’un client du cabinet de délit d’initié. L’infraction ayant été prouvée, l’obscur stagiaire était devenu la cible de toutes les attentions. Un intérêt, d’ailleurs, plus hostile qu’amical de la part de ses confrères, qui découvraient un rude concurrent dans la course à la promotion. Le grand patron avait encore laissé mariner la recrue durant trois mois, avant de lui offrir un contrat de travail à durée indéterminée.
Quant à Alice, la jeune fille de bonne famille, sa fréquentation assidue avait permis au péquenot mal fagoté d’atteindre une certaine élégance tant au niveau de l’habillement que du maintien. Elle lui avait enseigné, en version accélérée, les codes de sa classe sociale. Henri, croyant avoir découvert son Amérique, disait oui à tout ce qu’elle lui proposait.
La période d’essai à peine achevée, l’annonce de la maternité suivie du mariage précipité l’avait lié définitivement à son employeur et à sa tribu.
Était-ce le discours d’Octave Villeroy qui avait troublé son gendre au point d’éveiller tant de souvenirs ? Henri pressentait que les événements de la journée risquaient de bouleverser son avenir, d’où cette tension qui ne le lâchait pas malgré sa longue course. Il remonta la côte menant à l’orangerie, passant ainsi pour la troisième fois devant sa maison. Il s’arrêta à la grille de l’avenue Puget. Penché, les deux mains à plat sur ses genoux pliés, il chercha son souffle, se redressa et repartit. Franchir la grille, rentrer chez lui, prendre une douche et profiter de la tranquillité du lieu, voilà ce dont il avait envie. Plus tard, il rejoindrait Alice et les garçons, invités à l’anniversaire de Mathias, le fils aîné de Sylvie. Mais la voiture… Il devait la récupérer.
Alors, il reprit son jogging et regagna la sortie rue du Docteur Berger, remonta la rue des Écoles et pénétra dans le parking de l’immeuble. Il déverrouilla la portière de sa BMW Série 5 noire et s’y engouffra. Certes, ce véhicule, il l’avait choisi. Mais, sans les consignes de beau-papa, il viendrait travailler à pied en traversant le parc et se rendrait chez ses clients à moto. Hélas, débarquer avec les cheveux écrasés par le casque et le costard froissé par les vêtements de protection était inacceptable chez les Villeroy. Dans cette famille, le respect de l’étiquette était tel que le vouvoiement était de vigueur, même entre époux, comme avant-guerre. Règles abolies chez les Dubourg dans l’intimité, mais respectées en public. Henri sourit à cette pensée. Son premier sourire authentique de la journée.
***
Il était tout juste 16 heures, ce mercredi 11 avril 2007, lorsque Henri referma la porte du garage. Une bonne douche, un café fort et un roman, voilà un programme alléchant. Mais il avait promis à Sylvie d’arriver le plus tôt possible à la fête. Il était tout de même le parrain de Mathias. Et puis sa belle-sœur leur rendait si souvent service en gardant Damien et Florian. Rien d’officiel, simplement une habitude prise par les deux frères de rentrer de l’école, de goûter et de faire leurs devoirs avec leurs cousins. Sans compter les vacances de Noël et de Pâques, où les Dubourg ne partaient qu’une semaine sur deux à cause de la charge de travail d’Henri. Là encore, Sylvie accueillait volontiers ses neveux chez elle ou en Bretagne, dans la maison familiale de Serge, son mari. D’ailleurs, si la famille Dubourg s’envolait samedi pour une semaine à Malte, il était fort probable que les enfants, la seconde partie des vacances de Pâques, s’invitent le plus clair de leur temps chez leurs cousins, bloqués à Sceaux en raison des impératifs professionnels de leur père.
Contrairement à Alice, Sylvie était une véritable mère poule. Les deux sœurs n’avaient pas vécu leur maternité avec le même enthousiasme. L’aînée l’avait subie comme une maladie honteuse qui lui déformait le corps, tandis que la benjamine s’y était épanouie. Qu’elles soient guidées par le devoir ou par le désir, peu importait tant que les femelles du clan fournissaient leur quote-part de progéniture. Les sœurs avaient enrichi la dynastie de quatre héritiers mâles éclatants de santé, s’acquittant ainsi de leurs obligations.
Pour Henri, les enfants concrétisaient dans leur chair l’amour d’une femme et d’un homme. Alice le taquinait parfois sur sa vision romantique du monde. Lui qui se transformait en une mécanique froide et implacable quand il défendait un client redevenait, dans le privé, un garçon réservé qui n’aspirait qu’à de menus plaisirs et ne cédait qu’à contrecœur aux exigences de mondanités.
Henri ne comprenait pas : il aurait dû être comblé par sa journée. Pourtant, une sourde angoisse le taraudait, noircissant toutes ses pensées. Le système archaïque dans lequel évoluait sa belle-famille, et dont il se moquait d’habitude, lui pesait aujourd’hui. Leur hypocrisie, il en avait pris son parti tant que cette posture cessait dans son foyer. Alice l’aimait aussi parce qu’il ne lui avait pas demandé de choisir entre deux univers inconciliables. Henri jouait le jeu pour s’épargner la querelle entre les anciens et les modernes. Cela dit, il enviait le couple que formaient Sylvie et Serge. Eux ne dépendaient pas du cabinet Villeroy, n’attendaient rien du patriarche et agissaient à leur guise.
Henri contourna la maison. Il traversa la pelouse jusqu’à la palissade qui, provisoirement, clôturait le jardin. Il replaça deux planches qui bâillaient. Il jura en sortant son portable de sa poche, puis de nouveau en raccrochant. Le chauffard qui, le dimanche précédent, avait embouti le mur de leur jardin avec son camion n’avait plus d’assurance, ni d’ailleurs de points sur son permis de conduire. Ces détails ne le dérangeaient guère pour poursuivre son activité de déménageur. Henri avait envoyé aux diables les assureurs. La brèche devait être colmatée avant leur départ en vacances, et tant pis pour les frais. Serge lui dégoterait un maçon en urgence, quitte à en débaucher sur l’un de ses chantiers. Il songea aussi à remplacer la porte vitrée de la cuisine par une porte en bois blindée comme celle de l’entrée principale. François l’avait averti plus d’une fois que le taux de cambriolages chez les particuliers augmentait. Si la caméra servait à vérifier qui sonnait au portail et si, dans la journée, l’alarme protégeait des intrusions la maison vide, la nuit, quand les habitants dormaient, qu’est-ce qui veillait sur eux ? L’alarme ? Henri oubliait de la brancher un soir sur deux ! Les portes et les fenêtres du rez-de-chaussée nécessitaient d’être mieux sécurisées. Pour le lieutenant de police judiciaire, cette porte ouvragée, avec sa moitié supérieure en arc de cercle qui se composait d’un vitrail dépeignant une scène bucolique, représentait le talon d’Achille de la vaste demeure.
Henri appuya sur le prénom de son ami dans son répertoire téléphonique. Au répondeur, il proposa un barbecue le week-end suivant leur retour de Malte et l’informa de sa décision de changer la porte de sa cuisine. Ces bonnes résolutions adoptées, il se dirigea vers le portail pour récupérer le courrier dans la boîte aux lettres murale : prospectus, publicités adressées, correspondance administrative, magazines professionnels et presse people. Aucune enveloppe recouverte par des mots tracés à la main, mais uniquement crachés par une imprimante. L’homme songea à sa défunte grand-mère qui, chaque année, s’installait sur un coin de table pour rédiger ses cartes de vœux. Pas de formules toutes faites ni de phrases creuses, mais, pour chacune et chacun, une parole sincère et attentive. Gamin, Henri se moquait de ce cérémonial interminable. Que souhaiter à un bébé à part santé et longue vie ? Et la vieille dame de répondre : « Les tout-petits ont une vie à eux avec son lot de joies et de souffrances. Tu as oublié le mal de chien des dents qui poussent ? Moi, je leur souhaite que cette douleur soit soulagée autant qu’il se peut. Je les félicite pour leurs premiers mots, leurs premiers pas. »Le visage de la femme têtue se rappela à son bon souvenir. Décidément, cette journée dégoulinait de nostalgie.
***
Dans le vestibule, une porte coulissante dissimulait un vestiaire. Henri y déposa son sac de linge sale. Sa serviette, il l’abandonna au pied de l’escalier. Une bonne douche, des vêtements propres et un petit jus, le plaisir de la lecture étant repoussé sine die pour cause de devoir familial. Ensuite, direction les cotillons et les serpentins.
Tout en s’engageant dans l’escalier, il vérifia la messagerie de son portable. Dans la maison, tout était silencieux, presque trop pour des oreilles polluées par les manifestations des appareils domestiques. Il n’avait guère l’occasion de savourer un véritable moment de silence depuis l’invention de cet engin, avec ses fonctions multiples et sa propension funeste à rendre dépendante une humanité qui n’a pas grand-chose à dire, mais qui l’exprime haut et fort. Henri musela la machine infernale et, surpris de son audace, leva la tête, un sourire d’aise aux lèvres.
Son sourire se glaça tandis que l’horreur s’insinuait dans son cerveau : Alice… Le corps dénudé d’Alice… Le corps dénudé d’Alice, étendu au milieu du couloir.
Octave Villeroy et la police arrivèrent simultanément. Ils découvrirent Henri recroquevillé à même le sol, les genoux repliés, la tête enfouie entre les mains. À ses côtés, Alice gisait sur un tapis de sang. Les arrivants bousculèrent l’homme et l’entraînèrent vers le salon, l’arrachant ainsi à sa prostration. Quelques gestes maladroits. Quelques paroles nerveuses. Les trois hommes s’attablèrent. Tandis que le médecin légiste se penchait sur la victime, le commissaire Roland Imbert questionnait le témoin :
— Monsieur Dubourg, avez-vous touché à quelque chose ?
— La carotide, juste la carotide ! dit-il d’une voix blanche.
— Ensuite ?
— J’ai téléphoné à la police et à mon beau-père.
— Personne d’autre dans la maison ?
— Non, les enfants sont chez leur tante. Ma femme devait…
— Ma fille, Sylvie, habite le sentier des Torques, de l’autre côté du parc, indiqua le père de la victime. Commissaire, permettez-moi de prévenir notre famille moi-même.
— Si vous le souhaitez, mais nous vous accompagnerons.
— Je préférerais…
— Pas moi !
— Vous ne soupçonnez tout de même pas un Villeroy ! s’offusqua le patriarche.
— J’enquête, monsieur Villeroy, sur un homicide, et si je dois disséquer tout le carnet mondain de madame votre fille, je le disséquerai.
— Commissaire, l’interpella une lieutenante.
— Je n’ai pas fini, Robin ! répondit l’homme sans se retourner.
— On a besoin de toi à l’étage, insista l’OPJ.
Le gradé abandonna le père et l’époux dans le salon. Les deux policiers suivirent la traînée de sang qui les conduisait dans la chambre.
— Merde, alors ! pesta le commissaire en découvrant le cadavre défiguré.
— Un crime passionnel chez les aristos, pronostiqua le légiste en ôtant son thermomètre du foie de son second client. La presse people va s’exciter.
— Une balle en pleine gueule, ajouta Robin. Ça ressemble à un geste de colère et de haine.
— Effectivement, admit son supérieur. Ma main à couper que l’assassin connaissait les victimes.
Au rez-de-chaussée, Henri se leva brutalement de sa chaise. Il venait de découvrir – et de reconnaître – le blouson de cuir abandonné sur le canapé. Il grimaça de douleur sous le coup de poignard. Cette vision augurait une réalité inadmissible. Alice nue et le blouson de son ami François Villon. Une rage aiguë lui injecta sa toxine dopante. Il se précipita à l’étage. La lieutenante obstruait l’entrée de la chambre. L’enragé la bouscula.
Il fixa le corps gisant dans son lit conjugal. Sa respiration haletante semblait contenir une tempête.
— François Villon, martela-t-il, un sourire mauvais aux lèvres.
— Monsieur Dubourg, dit le commissaire, vous allez nous suivre au commissariat.
La lieutenante dégaina sa paire de menottes. D’un mouvement de tête négatif, son chef lui signifia que cela était inutile. Le beau-père, arrivé à la rescousse, comprit en un clin d’œil ce que la présence de ce second trépassé impliquait.
— Henri ? demanda-t-il froidement.
— Non, mais pour eux, le mari cocu est un coupable idéal, se défendit-il en désignant les fonctionnaires. Je vous confie les enfants. Mais pour leur mère, je préfère que ce soit Sylvie qui les avertisse. Elle, elle trouvera les mots.
— Monsieur Dubourg, s’offusqua le commissaire, j’enquête à charge et à décharge, alors ne commencez pas avec vos airs de victime.
— Victime, moi ? Ma femme a été assassinée, mes deux gamins sont orphelins. Des dommages collatéraux, tout juste, pas des victimes. Le lieutenant Villon disait…
— Lieutenant ? le coupa Imbert.
— Eh oui ! Un gros dur de la BRB qui s’est fait avoir comme un bleu en cocufiant son meilleur ami, déclara l’homme bouffi de colère et de douleur.
***
La salle d’interrogatoire avec sa table nue, ses trois chaises, sa large vitre sans tain et son téléphone mural n’était pas au programme de cette nauséabonde série B. Dans la pièce que traversa Henri Dubourg, avant d’être introduit dans l’antre du commissaire, il découvrit quatre bureaux où s’entassaient ordinateurs, chemises épaisses, pots à stylos et objets personnels. Chacun tentait de préserver son espace vital. Aussi encombré que ceux de ses subalternes, le bureau de Roland Imbert reflétait l’esprit ordonné et un tantinet maniaque de son occupant.
Henri s’affala plus qu’il ne s’assit sur la chaise proposée. Le commissaire lui fit face tandis que deux lieutenants l’encadraient. La fameuse Robin se tenait debout, adossée contre le mur, et l’homme, plus âgé, qui n’avait pas encore parlé, s’installa à califourchon sur une chaise, à droite du prévenu. Henri déclina d’une voix d’outre-tombe ses nom, prénom, date et lieu de naissance, profession et situation de famille.
— Marié, deux enfants, dit-il, avant de corriger : veuf, deux enfants !
Puis il remonta, à contre-courant, la chronologie du jour. Les trois quarts d’heure de course, dans le parc si proche du lieu du crime, n’offraient qu’un alibi fragile. Si le corps de l’homme était froid, il n’en allait pas de même pour celui de la femme. Seule l’autopsie expliquerait pourquoi l’heure de leur décès était différente. Ils attendaient aussi les résultats du laboratoire pour l’analyse des vêtements – costume et jogging – portés par le suspect en ce jour funeste. Jogging que personne n’avait vu Henri revêtir. En effet, son beau-père, entendu dans une autre pièce par une deuxième équipe, ignorait qu’Henri comptait courir avant de rentrer chez lui. Mais cette initiative ne l’étonnait pas. L’hôtesse d’accueil du cabinet, jointe par téléphone, n’avait pas vu l’avocat quitter les lieux. Après le pot, elle s’était occupée du rangement de la salle de conférence et n’avait regagné son poste qu’une vingtaine de minutes plus tard.
La police scientifique continuait sa perquisition. Mais, en l’absence d’éléments tangibles, les enquêteurs ne désespéraient pas d’arracher des aveux à l’homme trahi par sa femme et par son meilleur ami.
Le témoin suspecté répondait aux questions dardées de tous côtés d’une voix lasse et assourdie. Son regard, focalisé sur le bouquet de stylos à bille dépassant d’un pot de terre cuite, exprimait mieux que ses paroles son état de délabrement psychologique.
Le commissaire demanda à la lieutenante de le suivre hors du bureau. La jeune femme brune, haute comme trois pommes, tenace comme un pitbull, obtempéra non sans avoir lancé à Henri Dubourg :
— Révisez votre scénario, on revient !
Camille Robin, se dandinant d’un pied sur l’autre devant la machine à café, attendait les reproches de son supérieur. Pendant tout l’interrogatoire, il avait dû la recadrer par de sévères regards.
— S’il est coupable, on le coincera, affirma Imbert. Mais pour l’instant, il n’est que témoin.
— Potentiellement tueur de flic, aboya la lieutenante. J’ai lu les états de service de François Villon. Et si tu en prenais connaissance, tu changerais l’air de guitare que tu es en train de jouer au pauvre malheureux veuf.
— Super flic ou pas, nous enquêtons sur l’assassinat d’un homme et d’une femme, comme tu sembles l’oublier. Et si le cocu a joué de la gâchette, il a buté un rival, pas un flic.
— Patron, des copains qui tombent, on en a tous connu. À chaque fois, on trinque un max !
— Je comprends, mais l’empathie envers notre collègue nous donne droit au chagrin et à la colère, pas à l’arbitraire. N’oublie pas que les deux hommes étaient des amis d’enfance et que, s’il est innocent, notre gars a pris une sacrée mandale dans la tronche.
— Des copains « à la vie, à la mort ». Le vieil Octave Villeroy n’appréciait qu’à moitié cette fraternité de la terre remplaçant la fraternité du sang. Même village, mêmes enfance et adolescence, même désir d’échapper à une vie de paysan. Mais leur complicité n’innocente pas Henri Dubourg. Au contraire, l’adultère n’en est que plus insupportable.
— Sur ce point, nous sommes d’accord. Mais je ne me contenterai pas du premier suspect pour fabriquer un coupable.
— Moi non plus ! Tu me prends pour qui ? N’empêche que le coup de fil, passé depuis le jardin juste avant la découverte du corps, me paraît un peu gros comme alibi. Quant à ses trois tours du parc, on peut envisager qu’après le premier, il est rentré, a découvert le couple, a commis le crime et est reparti pour deux autres tours, histoire de se calmer ou de se montrer avant d’appeler la police.
— Tu as entendu comme moi le message sur le répondeur de son pote. La voix…
— La voix, ça se maîtrise. Bon, on y retourne.
Le commissaire et la lieutenante s’apprêtaient à regagner le bureau lorsqu’un jeune collègue les interpella :
— Chef, on a un problème ! Le gosse…
— Quoi, le gosse ? Et quel gosse ?
— Damien, le fils aîné des Dubourg, il a disparu.
— Descendez-moi le prévenu au dépôt, ordonna-t-il depuis le seuil de la porte. Et toi, ajouta-t-il à l’adresse de son subordonné, accompagne-moi chez la divisionnaire. Je veux un topo clair, pas de devinettes ni de charabia.
La lieutenante Camille Robin leur emboîta le pas sans attendre d’invitation. Édith Fablier, la commissaire divisionnaire, raccrochait son téléphone quand le trio pénétra dans son sanctuaire.
— Ça se corse pour le parc de Sceaux, prévint en préambule le commissaire.
— Je ne vois pas comment. Un collègue assassiné avec la fille de l’un de ces messieurs de la haute, c’était déjà le bouquet. Je vous écoute !
— Allez, parle, ordonna Imbert à la bleusaille.
— Après la déposition de M. Villeroy, je l’ai raccompagné chez sa fille, Sylvie Dauzier.
— J’avais donné la consigne d’attendre la fin de l’audition du mari avant d’avertir la compagnie, fit remarquer le commissaire, mais elle a dû se perdre dans les couloirs. Passons, continue !
— Pendant le trajet, il a téléphoné à son épouse et à son fils pour leur demander de le rejoindre. Le fils n’a pas répondu, alors il lui a laissé un message. On arrive en plein goûter d’anniversaire. Quand elle a vu mon uniforme et la tête de son père, Sylvie Dauzier a compris qu’il y avait un problème. Les mères qui discutaient avec elle ont vite pigé que la fête était finie et elles sont descendues dans la salle de jeux aménagée au sous-sol pour s’occuper des enfants. Pendant que chacune récupérait sa progéniture et s’éclipsait…
— Abrégez, jeune homme, s’impatienta la commissaire divisionnaire. Épargnez-moi les effets de suspense et allez droit au but. Je n’ai pas de patience pour les mauvaises nouvelles.
— Villeroy sort tout de go à sa fille : « Alice a été assassinée ! » Sur ce, la mère débarque sans frapper et profite de la nouvelle. Les deux bonnes femmes se prennent l’uppercut en pleine figure. Le temps de digérer l’annonce, les invités ont disparu et les enfants de la maison nous ont rejoints dans le salon. Le grand-père a réagi le premier. Il a demandé à Florian et à ses cousins où était Damien. Les mômes se sont fermés comme des huîtres. Sylvie s’est ressaisie et s’est mise à questionner Mathias, son aîné. Résultat : rien ! Alors, elle s’est adressée au petit frère de Damien, qui a avoué : « Mathias et Damien se sont disputés, du coup il est rentré à la maison. » L’incident remonte à plus de deux heures.
— Vous êtes en train de me dire que le fils de la victime aurait pu être dans la maison à l’heure du crime ? Et que, depuis, plus personne ne l’a revu ?
— Personne. Là-bas, ils ont commencé la tournée des camarades de classe qui n’assistaient pas à la fête. Mais comme ils ne nous ont pas recontactés, je pense qu’ils ont fait chou blanc.
— Imbert, organisez les recherches.
— J’enclenche la procédure fugue ou enlèvement ? Le gosse a une dizaine d’années.
— Quasiment dix, il est du début mai, précisa le jeune lieutenant. Sa tante m’a donné une photo de moins de trois mois. Pour les fringues…
— Tu communiqueras toutes tes informations à Camille Robin, qui en fera bon usage, l’interrompit le commissaire. Je veux ton rapport dans une demi-heure. Ne te lance pas dans l’homérique : sujet, verbe, complément !
Camille Robin saisit la photo de Damien Dubourg et sortit, suivie de son collègue.
— Je crains que la fugue et l’enlèvement soient envisageables, reconnut la divisionnaire. Fouillez le parc, on ne sait jamais. La Scientifique a-t-elle relevé d’autres traces de sang que celles des victimes ?
— Pas que je sache. À propos, les autopsies sont programmées pour quand ?
— Elles sont en cours.
— Être flic donne des priorités, persifla le commissaire.
— Ne soyez pas jaloux, rétorqua sa supérieure avec une agressivité soudaine. Si vous finissez comme François Villon, on vous accordera le même privilège.
— Je vous remercie d’avance d’une telle attention. J’espère que la Scientifique ou le légiste vont trouver quelque chose, parce que, là, on n’a rien à se mettre sous la dent. Même pas l’arme du crime, qui, soit dit en passant, est probablement celle du lieutenant, puisque son étui était vide.
— Occupez-vous en priorité du gosse, conclut Édith Fablier avec autorité.
De retour dans son service, le commissaire exposa la situation et distribua les consignes à son équipe. Alors que tous se dispersaient, il retint un instant la lieutenante Robin.
— J’ai la très vilaine sensation que le bel étalon ne laissait pas totalement indifférente la divisionnaire.
— Dans le mille, chef. Fablier et Villon ont bossé ensemble. Il a débuté comme inspecteur juste avant qu’elle ne devienne divisionnaire.
— Ne me dis pas qu’il y a eu une histoire entre eux !
— Non, enfin si, mais pas une comme tu l’imagines. Entre eux, il y a une balle qui aurait pu arrêter tout net la carrière de la patronne. Non seulement Villon a servi de bouclier, mais en plus il a réussi à désarmer le braqueur en lui tirant dans le poignet. Si tu avais lu son CV, tu serais au courant.
— Je m’en souviens. L’exploit avait fait du bruit dans Landerneau. Tout le monde parlait du « poète héroïque ». Mais j’ai pas tilté en entendant son nom.
— La Ballade des pendus, François Villon, xve siècle, ça te dit ?
— Prends-moi pour une bille. Je me figure bien que le collègue avait hérité de ce surnom à cause de son homonyme, et non parce qu’il écrivait des poèmes. J’ai eu un gars qu’on surnommait l’Orfèvre parce qu’il s’appelait Théophile Gautier, sans h, en l’honneur de l’auteur de Émaux et Camées. Alors, ton Villon, on aurait pu aussi l’appeler le MalfratouFanfan la fripouille,vu que le bonhomme était aussi de la graine de potence.
— Ou parce qu’on est tombé sur un type qui baisait la femme de son copain, qui plus est dans leur lit conjugal. Et avec ta morale un poil rigide, tu refuses de voir autre chose. Comme le fait que l’amant était un gars bien qui a juste commis une entorse au contrat de mariage. J’avais oublié que je bossais avec un saint !
— Ma morale rigide ? Des conneries ! Quand on patauge à longueur de journée dans la boue, la morale s’assouplit ou l’on ne tient pas.
— N’empêche que tu ménages le mari cocu comme si tu ignorais le nombre d’assassinats commis par des conjoints par jalousie ou intérêt. Comme d’habitude, dans la morale chrétienne, la femme adultère tient toujours le mauvais rôle, alors que le mari…
— Arrête de dire n’importe quoi. Je cherche le coupable. Je n’essaie pas de prouver l’innocence d’Henri Dubourg.
— Inconsciemment, je crois que tu…
— Ça suffit, nom d’un chien ! La morale chrétienne, et maintenant la psychanalyse. Pose-toi la question : pourquoi veux-tu qu’Henri Dubourg soit coupable ? Tu as un compte à régler avec les hommes en général, ou avec les avocats fiscalistes en particulier, ou seulement avec les mecs qui réussissent à monter dans l’ascenseur social ?
— Qu’est-ce qui te prend, chef ? Si l’on ne peut plus discuter…
— Discuter ? Tu remets en cause mon intégrité professionnelle.
— Pas plus que toi quand tu mettais en doute la subjectivité d’Édith Fablier et que tu m’accusais d’enquêter à charge !
— OK, on arrête les frais et on repart au front. Tu vois, je ne suis pas le saint que l’on prétend.
— Non, il te reste encore un peu de faiblesse humaine.
Camille Robin s’éclipsa. Ses collègues jalousaient mais respectaient la relation privilégiée qu’elle entretenait avec Imbert : leur tutoiement, leur manière d’attendre l’acquiescement tacite de l’autre pour se décider, leur dernier verre siroté discrètement quand la journée avait été trop éprouvante. La moindre dissension entre eux nourrissait la rumeur, et l’on craignait alors pour la cohésion du groupe. Un équipage où le chien de tête entrait en conflit avec le maître risquait de se perdre en route ou, plus définitif, d’avoir un accident qui mettrait brutalement un terme au voyage.
***
Sylvie Dauzier se moucha bruyamment. Son mari, Serge, architecte de profession, avait quitté une réunion avec le maire dès qu’on l’avait averti du drame. D’une main caressante, il tentait de consoler et de rassurer sa femme, en pleurs. Cet homme savait – pour avoir, dans sa prime jeunesse, affronté un deuil – que la douleur, aussi infinie soit-elle, s’use contre le rocher du temps et se mue en chagrin. Il redoutait le puissant acide de la culpabilité qui travaille les corps et les âmes nuit après nuit. Son inquiétude se nourrissait de l’angoisse de son épouse, qui n’avait pas su veiller sur le fils de sa sœur assassinée.
À la seconde visite, le commissaire en personne, accompagné de sa fidèle lieutenante, s’était déplacé pour entendre le témoignage de Sylvie. Mais la disparition de Damien était venue à bout de la résistance de la tante. Tandis que Serge la berçait comme une enfant, leur fils, Mathias, narrait leur après-midi. Après le goûter, il avait ouvert ses cadeaux d’anniversaire. Lui et ses copains étaient sortis dans le jardin pour essayer le drone offert par son oncle. Mais le propriétaire du jouet ne voulait pas prêter la télécommande. Alors, quand les autres en avaient eu marre de le regarder, ils étaient descendus au sous-sol et avaient pris d’assaut, qui le flipper, qui le circuit du train électrique, qui la boîte de jeux de société.
— Après, la mère de Jérôme nous a appelés. Elle a dit que le goûter était fini et que tout le monde devait rentrer chez ses parents. Gabriel, Florian et moi, on est remontés et on a vu grand-père avec un policier. Papy a demandé où était Damien, et Florian a cafté.
— Non, expliqua Roland Imbert, dire la vérité à un policier, ce n’est pas moucharder. Au contraire, la moindre information va nous aider à localiser ton cousin. Si l’on sait pourquoi il est parti et à quelle heure, on peut orienter nos recherches. Tu comprends ?
— Oui. Mais au début, je ne savais pas que tante Alice était morte. J’ai pensé que, peut-être, Damien se cachait pour bouder. Maman m’a juste dit qu’on devait le prévenir que sa mère avait eu un accident. Mais Florian a crié : « Maman est morte ! » Maman l’a pris dans ses bras et l’a serré très fort. Alors, j’ai compris.
Mathias contempla sa mère, effondrée sur le divan. Florian avait le visage enfoui dans le giron de sa grand-mère, et Gabriel, son jeune cousin, se blottissait contre son père. Leur grand-père, droit comme un piquet, était debout derrière un fauteuil massif. Le commissaire était assis dans le fauteuil opposé et la lieutenante, accoudée sur le manteau de la cheminée. Le regard de Mathias s’arrêta sur elle. Il poursuivit son récit :
— Il a essayé de me prendre la télécommande. Je l’ai repoussé. Alors, il m’a fait un croche-patte et je suis tombé. En plus, il m’a donné un coup de pied. Je l’ai prévenu que je le dirais à maman. Il m’a traité de mauviette et il est parti. Après, Florian et moi, on a rejoint les autres en bas.
— Personne ne s’est demandé où était allé Damien ? s’étonna la lieutenante.
— Ben non ! Il est rentré chez lui pour bouder dans son coin.
— Sans doute, intervint le commissaire. Mais tu ne sais pas exactement à quelle heure il est parti ?
— Si, à 13 h 30. Je chronométrais le temps de vol de mon drone. Je regardais ma montre. Dernier atterrissage à 13 h 32. Damien venait de partir.
— Merci, mon grand, dit le policier. On va retrouver ton cousin.
Le commissaire saisit son portable et communiqua à son équipe l’heure à laquelle Damien avait quitté la maison.
Imbert fit un signe de tête à Robin. Les deux officiers de la police judiciaire s’éclipsèrent dans le jardin pour faire le point.
— Je ne vois que deux possibilités, commença Camille. Primo, le môme surprend les deux amants et, choqué, se sauve. Secundo, le môme trouve le corps de sa mère et de son amant et, choqué, se sauve.
— Entre fugue et fugue, ajouta le commissaire, je vois une troisième option. Damien était sur les lieux pendant le double homicide. Et là, on peut craindre le pire. L’assassin l’a vu et s’occupe méchamment de lui. Ou l’assassin ne l’a pas vu, mais le gosse a été témoin des exécutions, et pour reprendre ta formule, « choqué, il se sauve ».
— À propos de gamins choqués, tu n’as pas eu l’impression que Mathias parlait avec un certain détachement ?
— Du détachement, non. De l’apathie, oui. Il semblait réciter, comme s’il ne réalisait pas la gravité de la situation. Même quand il a dit que Florian avait crié : « Maman est morte »,son ton est resté neutre. Lui aussi est en état de choc, ne cherchons pas plus loin.
— Je n’aime pas me coltiner des gosses.
— Moi non plus. Les miens ont toujours été une énigme pour moi. Je suis plus à l’aise maintenant que tous les trois sont majeurs. Même si chacun de leur anniversaire me donne un coup de vieux.
— Les enfants sont comme des miroirs. L’image qu’ils renvoient des adultes n’est pas toujours flatteuse pour notre ego.
— Des miroirs ?
— La comparaison n’est peut-être pas très heureuse. Je veux dire que ces petits individus qui usent notre amour, notre patience, notre fatigue, qui nous comblent de joie, de fierté et d’inquiétude, éveillent en nous des sentiments et des sensations si extrêmes parfois qu’ils révèlent la face cachée de notre être comme le miroir dénonce les imperfections de notre corps mis à nu.
— Camille, tu lis trop de bouquins de psys. À croire que tu n’as pas d’enfants pour t’épargner ce genre de déconvenue. T’as peur de découvrir que tu n’es pas l’héroïne que tu rêves d’être.
— Moque-toi, commissaire. Ne pas vouloir d’enfants n’est pas anodin, cela révèle…
— Laissons la psychanalyse aux spécialistes et revenons à nos moutons, la coupa-t-il. Question froideur et détachement, je trouve que la grand-mère Villeroy ne déborde pas d’émotion. Quand elle caressait la tête de Florian, je voyais une rombière cajolant machinalement un gros matou. Quant au grand-père, raide comme un gendarme de la garde républicaine en faction, je l’ai senti plus affecté par la disparition de sa fille que par celle du môme.
— J’ai cru comprendre que la famille était du genre vieille France. Alors, l’assassinat plus l’adultère à domicile risquent de faire tache sur le blason. Je suis certaine qu’ils pensent déjà aux effets secondaires de cette double dose de plomb.
— J’imagine que ça doit cogiter dur chez les ancêtres. Je regrette de ne pas avoir été présent quand Béatrice Villeroy a appris les meurtres.
— À qui le dis-tu ! La première réaction compte. Ça en dit long sur les relations entre la victime et son entourage, mais aussi sur le caractère des gens qui doivent encaisser une mort violente. Patron, si l’on reprenait ? On a raté l’ouverture, ne gâchons pas la suite du spectacle.
Dans le salon ne restaient plus qu’Octave Villeroy et sa fille quand les enquêteurs revinrent.
— Mon gendre accompagne les enfants chez le voisin, déclara l’homme. Ma femme prépare du café. Vous en prendrez ?
— Volontiers, répondit Imbert en se rasseyant dans le fauteuil qu’il avait visiblement adopté.
Serge Dauzier revint à l’instant même où Béatrice Villeroy déposait le plateau sur la table basse du salon. Elle fit le service. Chacun apprécia cette trêve à sa manière.
— Vous comptez engager quelles démarches ? demanda Serge.
— Nous avons ordonné la fouille du parc et diffusé des avis de recherche dans les commissariats et les transports en commun.
— Mon fils doit effectuer une déposition officielle ? se renseigna-t-il.
— Oui, confirma le commissaire. Les juges sont pointilleux et aiment savoir qui a dit quoi et à quel moment. Mais je crois que sa déposition peut attendre demain matin. Priorité aux recherches. Les informations de Mathias sont importantes. L’heure du départ et l’état d’esprit de Damien nous apportent…
Roland Imbert fut brutalement interrompu par l’arrivée tonitruante de Marc Villeroy.
— Présent à l’appel, mon général, beugla l’homme ivre en pénétrant dans la pièce. L’humiliation publique de ce midi ne vous a pas entièrement satisfait, père. Une flagellation privée s’impose.
Une paire de gifles retentissantes enraya le discours du desperado. Le peu de stabilité qui lui restait ne lui permit pas d’encaisser dignement les coups de battoir de son père. Marc alla valdinguer contre le chambranle de la porte.
— Ta sœur a été assassinée, lui asséna l’homme en guise de coup de grâce.
— Assez, père ! hurla Sylvie en échappant au bras protecteur de son mari pour se porter au secours de son frère.
Camille Robin considérait la scène pitoyable. Le patriarche, muré dans son orgueil. Son épouse, figée dans sa posture de femme aguerrie. Le frère et la sœur, fusionnant leur douleur. Le gendre, exclu de la Sainte Famille. Quant aux enfants de cette dynastie haute en couleur, elle les imaginait à la fois comblés et oubliés par des adultes accaparés par leurs propres personnages.
Serge se rangea aux côtés de Sylvie et de Marc. Il aida l’homme à terre à se relever et le guida jusqu’au canapé. Accrochée à son frère, Sylvie suivit le mouvement.
— Madame, intervint la lieutenante, qui jusqu’alors s’était contentée du rôle d’observatrice. À quelle heure votre sœur a-t-elle déposé ses enfants ?
— À midi trente, répondit le mari à la place de son épouse.
— Midi trente, vous êtes très précis.