Miss Waters - Herbert George Wells - E-Book

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Herbert George Wells

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Beschreibung

Au début du siècle, les membres d'une famille anglaise profite des plaisirs de la plage et aperçoivent dans la mer une femme en difficulté. Ils la sauvent de la noyade. Cette jeune femme d'une grande beauté, qui se révèle être une sirène, est recueillie par cette famille. Mais s'intègrera-t-elle en son sein, s'adaptera-t-elle au mode de vie de la société anglaise, à la politique, à la montée du féminisme? H.G. Wells évoque avec tendresse et ironie ces contemporains avant de conclure son histoire de façon tragique.

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Miss Waters

Miss WatersCHAPITRE PREMIER. ELLE ARRIVECHAPITRE II. PREMIÈRES IMPRESSIONSCHAPITRE III. L’ÉPISODE DES JOURNALISTESCHAPITRE IV. L’INFLEXIBLE GARDE-MALADECHAPITRE V. L’ABSENCE ET LE RETOUR DE M. CHATTERISCHAPITRE VI. SYMPTÔMES ALARMANTSCHAPITRE VII. LA CRISECHAPITRE VIII. LE CLAIR DE LUNE TRIOMPHEPage de copyright

Miss Waters

 Herbert George Wells

CHAPITRE PREMIER. ELLE ARRIVE

Les atterrissages de sirènes qu’ont jusqu’ici mentionnés les chroniques sont entachés d’invraisemblance. Et même les détails circonstanciés qui nous sont donnés à propos de la sirène de Bruges, si habile aux travaux de dames, laissent des doutes aux sceptiques. Je dois avouer que, l’année dernière encore, je professais une incrédulité absolue sur ce genre d’aventures. Mais maintenant, en face des faits indiscutables qui se sont produits dans mon voisinage immédiat, et dont Melville, de Seaton Carew, mon cousin au second degré, fut le principal témoin, j’entrevois ces vieilles légendes sous un jour tout différent. Cependant, tant de gens se sont efforcés d’étouffer cette affaire que, n’étaient mes enquêtes personnelles très complètes, on se serait, dans une dizaine d’années, heurté aux mêmes obscurités qui rendent si malaisément croyables toutes les légendes similaires. À l’heure actuelle même, beaucoup d’esprits restent perplexes.

Les difficultés qui s’opposèrent à l’étouffement complet de cette affaire étaient exceptionnelles, et la façon dont elles furent en grande partie surmontées prouve combien impérieux sont les motifs qui poussent à garder secrètes des histoires de cette sorte. Dans le cas actuel, la scène où se déroulèrent ces événements n’a rien d’obscur ni d’inaccessible. Le drame prend naissance sur la plage, à l’est de Sandgate Castle, dans la direction de Folkestone, et il se dénoue également sur la plage, non loin de la jetée, c’est-à-dire à moins de deux milles de distance. L’aventure a commencé en plein jour, par une après-midi d’août, claire et bleue, en face des fenêtres ouvertes d’une demi-douzaine de maisons. Cela seul suffit à rendre stupéfiant le manque de détails préliminaires ; mais à ce sujet vous aurez peut-être une opinion différente plus tard.

Les deux charmantes filles de Mme Randolph Bunting étaient au bain à ce moment, en compagnie d’une de leurs invitées, miss Mabel Glendower. C’est de cette dernière surtout, et de Mme Bunting, que j’ai obtenu, par bribes, les détails précis de l’arrivée de la Sirène. De miss Glendower l’aînée, bien qu’elle soit le principal témoin de tout ce qui suit, je n’ai tiré et n’ai cherché à tirer aucun renseignement quel qu’il soit ; cela par égard pour les sentiments de cette personne, – sentiments qui, j’imagine, sont d’une nature particulièrement complexe : il est, du reste, tout naturel qu’ils le soient. Je n’ai pas tenu à les analyser : là l’impitoyable curiosité de l’homme de lettres m’a fait défaut.

Il faut que vous sachiez que les villas situées à l’est de Sandgate Castle ont l’insigne faveur de posséder des jardins qui s’étendent jusqu’à la plage. Il n’y a, pour les en séparer, ni esplanade, ni route, ni sentier, comme il s’en trouve quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent devant les maisons qui font face à la mer. Lorsque vous les regardez de la station du funiculaire, à l’extrémité occidentale des Leas, vous les voyez qui se pressent les unes contre les autres jusqu’à l’extrême limite des terres. Comme un grand nombre de hauts brise-lames partent du rivage pour s’enfoncer dans les flots, la plage est pratiquement divisée en parcelles réservées, pour ainsi dire, excepté à marée basse, lorsque les promeneurs peuvent enjamber les parties les moins élevées des brise-lames. Les maisons qui bordent ce côté de la plage sont, pour cette raison, très recherchées pendant la saison des bains, et plusieurs propriétaires ont coutume de les louer meublées, chaque été, à des familles élégantes et riches.

Les Randolph Bunting étaient indiscutablement une famille élégante et riche. Il est vrai qu’ils n’appartenaient pas à l’aristocratie, ni même à la catégorie d’humains que les coûteuses notes mondaines des journaux chics qualifient de « grand monde ». Ils n’avaient droit à aucune sorte de blason ; mais, d’autre part, ainsi que Mme Bunting le faisait remarquer parfois, ils n’avaient aucune prétention de ce genre ; ils étaient, en réalité, comme tout le monde l’est de nos jours, complètement exempts de snobisme. Ils se contentaient d’être les Bunting, les simples et familiers Randolph Bunting, de « bonnes et braves gens », comme on dit, originaires du Hampshire et formant à présent une famille largement répandue, dont presque tous les membres étaient brasseurs. Or, qu’ils fussent ou non, dans les notes mondaines grassement rétribuées, classés parmi les « gens du grand monde », Mme Bunting n’en était pas moins parfaitement en droit de se compter parmi les abonnées de la Femme du monde, tandis que, de leur côté, M. Bunting et Fred passaient assurément pour des gentlemen irréprochables, de qui les manières et les pensées étaient en toute occasion délicates et convenables.

Cette saison-là, ils avaient chez eux comme invitées les deux demoiselles Glendower, à qui Mme Bunting avait en quelque sorte servi de mère depuis la mort de Mme Glendower. Les deux demoiselles Glendower étaient demi-sœurs, et de bonne souche, sans contestation possible. Leur famille, de vieille noblesse provinciale, ne s’était que depuis une génération encanaillée dans le commerce, mais elle s’en était relevée du coup, pareille à Antée, avec des richesses et une vigueur nouvelles. L’aînée, Adeline, était la plus riche, l’héritière dans les veines de qui coulait le sang commercial ; elle était réellement très riche, avait des idées sérieuses, des cheveux noirs et des yeux gris. Lorsque M. Glendower mourut, ce qu’il fit peu de temps avant sa seconde femme, Adeline n’avait plus devant elle que la seconde partie de sa seconde jeunesse. Elle approchait de sa vingt-septième année, après avoir sacrifié sa première jeunesse au caractère difficile de son père, ce qui lui avait toujours rappelé l’enfance d’Elisabeth Barrett Browning. M. Glendower une fois parti pour une région où son caractère peut sans nul doute se développer sur un plus vaste plan – car à quoi sert ce monde s’il n’est pas destiné à nous former le caractère, – Adeline avait révélé tout à coup sa vigoureuse personnalité. Il devint évident qu’elle avait toujours eu une âme, une âme très active et très capable, un fonds accumulé d’énergie et beaucoup d’ambition. Tout cela s’était épanoui en un socialisme clair et avisé, s’était manifesté dans des réunions publiques ; et à présent elle était fiancée à un personnage très brillant et plein d’avenir, le très extravagant et romanesque Harry Chatteris, neveu d’un comte, héros d’un scandale mondain, futur candidat libéral dans la circonscription de Hythe, comté de Kent. Ce dernier point était encore en discussion. Harry examinait sur place ses chances de succès, et miss Glendower aimait à se dire qu’elle serait pour lui un puissant auxiliaire ; c’est principalement pour cette raison que les Bunting avaient loué une villa à Sandgate pour l’été. De temps à autre, Chatteris venait passer une soirée ou deux à la villa, quand ses occupations le lui permettaient, car on le savait très compétent en une quantité de choses : bref c’était un jeune homme politique de premier ordre et, tout bien considéré, la circonscription de Hythe devait se sentir flattée de se voir choisie par un tel candidat. Fred Bunting était fiancé à Mabel Glendower, la demi-sœur d’Adeline, moins distinguée, beaucoup moins riche, mais âgée de dix-sept ans et douée de facultés un peu plus ordinaires : en effet, Mabel avait reconnu depuis longtemps, dès l’époque où elles allaient ensemble en pension, qu’il était parfaitement inutile d’essayer de paraître supérieure en présence d’Adeline.

Les Bunting ne se baignaient pas avec tout le monde, hommes et femmes mêlés, car cela paraissait encore d’une décence douteuse en 1900, mais M. Randolph Bunting et son fils Fred, bien que miss Mabel Glendower, la fiancée de Fred, fût du nombre des baigneuses, se dirigeaient franchement vers la plage avec ces dames, au lieu de se cacher ou d’aller faire une promenade, comme c’était l’usage autrefois. Ils s’avançaient en cortège sous les chênes verts du jardin, descendaient l’escalier et parvenaient ainsi jusqu’au bord de la mer.

En tête marchait Mme Bunting, le lorgnon sur le nez, comme pour découvrir aux environs le faune capable de reluquer indiscrètement les charmes de ses nymphes. Miss Adeline, qui ne se baignait jamais en public, car elle jugeait sa dignité diminuée en un appareil aussi sommaire, l’accompagnait, vêtue d’une de ces toilettes d’une simplicité artistique et coûteuse, telle qu’en arborent les opulentes socialistes. Derrière cette avant-garde protectrice, suivaient, une par une, les trois jeunes filles dans leurs élégants costumes de bain à la mode parisienne, avec des coiffures que l’on devinait seulement sous les vastes peignoirs mousse qui les encapuchonnaient. Naturellement elles portaient aussi des bas et des sandales. Ensuite venaient la première et la seconde femmes de chambre de Mme Bunting, ainsi que la femme de chambre des demoiselles Glendower, toutes chargées de serviettes. Enfin, à distance respectueuse, marchaient les deux hommes à qui l’on confiait divers objets de toilette et… des cordes : Mme Bunting attachait toujours chacune de ses filles par la taille avant de les laisser aventurer un pied dans l’eau, et tenait les cordes jusqu’à ce qu’elles en fussent sorties saines et sauves. Seule Mabel Glendower dédaignait cette sauvegarde.

À l’extrémité du jardin et en vue de la plage, miss Glendower aînée quittait le cortège et allait s’asseoir à l’ombre des chênes, sur un banc peint en vert ; puis, ayant retrouvé le passage où elle s’était arrêtée dans Sir George Tressady – roman dont elle raffolait immodérément, – elle regardait ses compagnes qui descendaient vers la mer et constituaient, sur les sables ensoleillés, un groupe fort agréable de gens animés et prospères. Plus loin, dans des remous de vert et de pourpre, s’étendait la plaine liquide, l’antique mère des surprises, parfaitement calme, sauf un petit clapotis de vagues minuscules.

Dès que la procession parvient à la ligne de démarcation de la marée haute, là où il n’y a rien d’inconvenant à n’être plus vêtu que d’un costume de bain, chacune des jeunes filles tend son peignoir à sa suivante ; puis, après quelques ébats et quelques petits rires, Mme Bunting inspecte avec soin la mer pour voir s’il ne s’y cache point de méduses ; après quoi les nymphes se confient aux flots.

Au bout de quelques minutes, ce jour-là, Betty, l’aînée des demoiselles Bunting, s’arrêta soudain de barboter et resta les yeux tournés vers le large. Tout le monde regarda dans la même direction : là, en face, à environ trente mètres, émergeait la tête d’une femme nageant vers le rivage.

Naturellement, ils conclurent que la baigneuse devait être une voisine habitant l’une des maisons adjacentes ; sans doute il était surprenant qu’on ne l’eût pas vue se mettre à l’eau ; pourtant l’apparition ne causa aucun étonnement ; elle donna simplement lieu aux observations furtives et pénétrantes de mise en pareil cas. Il était visible que la personne nageait admirablement, qu’elle avait un visage d’une grande beauté et des bras superbes, mais on n’apercevait pas sa chevelure, que dissimulait un élégant bonnet phrygien, trouvé sur une plage normande quelques jours avant, ainsi qu’elle l’avoua par la suite à mon cousin issu de germain. On ne pouvait voir non plus ses épaules, cachées sous un costume rouge.

Le moment vint bientôt où les spectateurs sentirent que leur inspection avait atteint les limites du vrai bon ton, et Mabel affecta de barboter à nouveau, en disant à Betty :

– Elle porte un costume rouge ; je voudrais bien voir si…

Mais alors quelque chose de vraiment terrible se produisit.

La nageuse battit l’eau d’une manière imprévue, leva les bras et… coula.

Ce genre d’exercice glace généralement d’effroi tous ceux qui en sont les témoins ; car, bien que tout le monde ait lu la description d’une noyade ou se la soit imaginée, peu de gens ont réellement vu ce spectacle de leurs propres yeux.

D’abord personne ne bougea ; une, deux, trois secondes s’écoulèrent, puis un bras apparut au-dessus de l’eau, s’agita dans l’air, et disparut. Mabel m’a raconté qu’elle s’était trouvée complètement paralysée par la terreur, qu’elle resta pétrifiée pendant tout ce temps, mais que les demoiselles Bunting, reprenant quelque peu leur sang-froid, piaillèrent :

– Oh ! elle se noie !

Aussitôt elles se hâtèrent de sortir de l’eau, manœuvre accélérée par Mme Bunting qui, avec une grande présence d’esprit, tira sur les cordes de toutes ses forces, continuant à tirer longtemps après que ses filles furent hors de l’eau, et même alors qu’elles s’étaient affalées en un tas au pied du mur de soutènement. Miss Glendower se rendit enfin compte qu’il se passait quelque chose de grave : elle descendit les marches, tenant d’une main Sir George Tressady et de l’autre s’abritant les yeux. Soudain, elle prononça d’une voix claire et résolue :

– Il faut la sauver !

Les femmes de chambre poussaient des cris perçants, comme il convient à des femmes de chambre, mais les deux hommes paraissent avoir agi avec un flegme digne de tous éloges.

– Fred, l’échelle du voisin ! – cria M. Randolph Bunting, car le voisin, au lieu de marches en pierre, avait contre son mur une longue échelle en bois, et M. Bunting avait fait plusieurs fois remarquer que si jamais un accident arrivait il y aurait toujours cela.

En un clin d’œil les deux hommes eurent enlevé leur jaquette, leur gilet, leur faux col, leur cravate et leurs bottines, et ils traînaient l’échelle du voisin dans l’eau.

– À quel endroit a-t-elle disparu, p’pa ? – demanda Fred.

– Là, exactement, – répondit M. Bunting, et, pour confirmer son dire, là exactement s’agita en l’air un bras et aussi quelque chose de noir, quelque chose qui, comme me porte à le supposer ce qui arriva subséquemment, devait être une exposition non préméditée de la queue de la Sirène.

Les deux gentlemen n’étaient ni l’un ni l’autre d’habiles nageurs. Autant que je le sache, M. Bunting, dans l’ardeur du moment, oublia à peu près tout ce qu’il avait appris en fait de natation. Mais, vaillamment, ils s’avancèrent dans l’eau, chacun d’un côté de l’échelle, qu’ils lancèrent devant eux, et ils se confièrent à l’abîme avec une crânerie tout à l’honneur de leur nation et de leur race.

Cependant je crois, en somme, qu’il est bon de se féliciter de ce qu’il ne s’agissait pas, en l’occurrence, du sauvetage d’une personne en danger réel de se noyer. À l’époque où je fis mon enquête, il ne restait plus trace des controverses quelque peu amères qui divisèrent un moment les deux courageux sauveteurs. Il est toutefois suffisamment clair qu’alors que Fred Bunting nageait de toutes ses forces au long de l’échelle, la faisant ainsi tourner lentement sur son axe, M. Bunting avait déjà avalé une quantité fort considérable d’eau de mer et donnait à Fred des coups de pied dans l’estomac avec une vigueur dépourvue de but précis. Il se livrait à cette gymnastique, expliqua-t-il ensuite, « pour ramener mes jambes en bas, comprenez-vous ? L’échelle allait tout de travers, et mes jambes s’obstinaient à remonter ».

Alors, d’une manière tout à fait inattendue, la Sirène était apparue à leurs côtés, un de ses bras passé autour de la taille de M. Bunting pour le soutenir, tandis que de l’autre elle maintenait l’échelle.

« La naufragée ne paraissait ni pâle, ni effrayée, ni hors d’haleine », me dit Fred lorsque je l’interrogeai, bien qu’à ce moment il dût être trop violemment impressionné pour avoir noté un pareil détail. Elle souriait et parlait d’une voix calme et agréable.

– La crampe, – fit-elle, – j’ai eu la crampe !

Les deux hommes assurent que ce furent là exactement ses paroles.

M. Bunting était sur le point de dire à la naufragée de se cramponner ferme à l’échelle et qu’elle n’avait rien à craindre. Mais juste à ce moment une petite vague s’engouffra presque tout entière dans sa bouche et ne lui permit qu’un bredouillement éperdu au milieu d’éclaboussures multiples.

– Nous vous tirerons de là, – dit Fred.

Et tous trois restaient ainsi, accrochés à l’échelle, ballottés sur les vagues, au rythme des crachotements de M. Bunting.

Ils se balancèrent de la sorte pendant quelques instants. Fred prétend que la dame paraissait sûre d’elle-même, mais un peu étonnée, et qu’elle sembla mesurer de l’œil la distance qui les séparait de la terre.

– Vous allez me sauver ? – questionna-t-elle.

Fred se demandait pendant ce temps ce qu’il lui serait possible de faire pour empêcher son père de se noyer.

– Nous sommes en train de vous sauver, en ce moment, – répondit-il.

– Vous allez m’amener sur le rivage ?

Comme elle ne semblait pas effrayée, il pensa pouvoir exposer le plan des opérations qu’il méditait :

– Essayons d’empoigner… le bout de l’échelle… je nagerai avec les jambes… pour nous pousser à quelques mètres plus loin… où nous aurons pied… Si seulement nous réussissions à…

– Minute… que je reprenne respiration… bouche pleine d’eau… – bafouilla M. Bunting. – Flac ! ouf…

Alors Fred crut qu’un miracle avait lieu. Il se fit un grand tourbillon dans l’eau, un tourbillon comme il s’en produit autour d’une hélice, et il s’agrippa à la jeune femme et à l’échelle juste à temps pour ne pas être (il en fut convaincu) projeté très loin dans la Manche. M. Bunting, avec une expression d’étonnement qui eut à peine le temps de se formuler sur son visage, disparut et reparut – du moins on revit son dos et ses jambes, – empoignant toujours l’échelle avec le désespoir du moribond. Alors, miracle ! ils se trouvèrent rapprochés d’une douzaine de mètres du rivage. Il n’y avait plus sous eux que cinq pieds d’eau, et bientôt Fred reprit son aplomb sur la terre ferme.

Cette sensation de surprise et ce désarroi firent place au plus pur héroïsme. Il poussa devant lui l’échelle et la naufragée, abandonna son père maintenant complètement anéanti, saisit la dame dans ses bras et l’emporta hors de l’eau.

– Sauvée ! – criaient les jeunes filles.

– Sauvée ! – piaillaient les femmes de chambre.

– Sauvée ! Hourra ! – répétaient en écho des voix éloignées.

Tout le monde, en fait, criait : « Sauvée ! » excepté Mme Bunting, qui, a-t-elle dit, soupçonnait que son époux perdait connaissance, et M. Bunting lui-même qui soupçonnait pour sa part que toutes les lois de la nature, par lesquelles la Providence nous permet de flotter et de nager, étaient momentanément suspendues, et que la meilleure chose à faire était de donner dans tous les sens de grands coups de pied jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Mais une douzaine de secondes lui suffirent pour avoir la tête hors de l’eau et sentir ses pieds reprendre contact avec le fond. Il soufflait tour à tour comme une baleine et comme un phoque, hennissait et s’ébrouait comme un cheval, crachait et miaulait comme un chat en colère, grinçait des dents comme une scie, et s’essuyait énergiquement les yeux. Aussi Mme Bunting, sauf que de temps en temps elle se retournait pour lancer un « Randolph ! » réprobateur, put contempler à loisir le fardeau superbe suspendu au cou de son fils.

Chose curieuse, la naufragée resta au moins une minute hors de l’eau avant que quiconque s’aperçût qu’elle n’était pas en tout semblable aux… autres femmes. Les spectateurs, je suppose, se pressaient coude à coude autour d’elle pour contempler son beau visage, ou peut-être se figuraient-ils qu’elle portait quelque habit de cheval d’une coupe inédite autant qu’indiscrète, ou autre chose de ce genre. Quoi qu’il en soit, personne ne remarqua cette anomalie, bien qu’elle s’exposât d’une façon aussi visible que la lumière du jour. À coup sûr, elle se confondait avec le costume. Et tous restaient là, s’imaginant que Fred avait sauvé une jeune femme ravissante et d’une élégance rare, habitante de quelque maison voisine, et qui s’était aventurée seule au bain. Mais on s’étonnait qu’il n’y eût personne sur la plage pour la réclamer. Elle enlaçait Fred très étroitement et, comme miss Mabel Glendower le fit remarquer plus tard dans ses conversations avec lui, Fred lui aussi l’enlaçait très étroitement.

– J’ai eu une crampe – dit la naufragée, ses lèvres tout près des joues de Fred et lorgnant d’un œil Mme Bunting. – Je suis sûre que c’était une crampe… Je l’ai encore.

– Où faut-il vous recond… ? – risqua Mme Bunting de son ton le plus affable.

– Je vous en prie, emportez-moi – interrompit la dame, fermant les yeux comme si elle se trouvait mal, et bien que ses joues fussent rouges et brûlantes. – Emportez-moi !

– Où ? – demanda Fred.

– Dans la maison, – lui murmura-t-elle.

– Quelle maison ?

Mme Bunting s’approcha.

– La vôtre, – dit la dame.

Après quoi elle ferma les yeux pour de bon et parut perdre la notion de ce qui se passait autour d’elle.

– Chez nous !… Mais je ne comprends pas ! – se récria Mme Bunting s’adressant à tous.

Ce fut à cette minute seulement que leurs regards s’arrêtèrent sur l’étrange anomalie, et c’est Betty, la plus jeune des demoiselles Bunting, qui la remarqua la première. Elle l’indiqua du doigt, avant de trouver des mots pour le dire, et alors tous la remarquèrent. Miss Glendower, je pense, fut la dernière à s’en apercevoir. En tous cas, elle n’eût pas manqué à ses habitudes en arrivant la dernière.

– Mère ! – bégaya Betty, retrouvant enfin la parole pour traduire l’horrification générale, – mère, elle a une queue !

À ces mots, les trois femmes de chambre et Mabel Glendower se reprirent à pousser des piaillements aigus.

– Regardez ! – criaient-elles. – Une queue !

– C’est exact, – articula Mme Bunting, et la voix lui manqua.

– Oh ! – soupira miss Glendower en portant la main à son cœur.

Enfin l’une des femmes de chambre donna un nom au phénomène :

– C’est une Sirène !

Tout le monde répéta : « C’est une Sirène ! » excepté la Sirène elle-même, qui resta absolument passive, feignant d’avoir perdu connaissance, penchée sur l’épaule de Fred et complètement abandonnée dans ses bras.

Telle dut être la scène de l’atterrissage, autant qu’il m’a été possible de la reconstituer. Vous pouvez imaginer le petit groupe de gens sur la plage pendant que M. Bunting, je pense, un peu à l’écart, sort de l’eau, trempé, ruisselant, ahuri, à demi noyé, et que l’échelle du voisin dérive tranquillement vers le large.

C’est là, certes, une de ces situations qui ne peuvent manquer d’attirer l’attention. Et elle n’y manqua pas.

Le groupe était très en évidence sur la bande de sable que laisse à découvert la marée basse, à une trentaine de mètres des jardins. Personne, ainsi que l’a dit Mme Bunting à mon cousin Melville, n’avait la moindre idée de ce qu’il fallait faire, et tous possédaient une part copieuse de cette terreur nationale qu’a tout bon Anglais d’être surpris dans l’embarras. La Sirène semblait se contenter de rester un beau problème, suspendue aux épaules de Fred, et, au dire de tout le monde, elle constituait un fardeau appréciable pour un homme. La famille très nombreuse qui occupait une maison voisine, dénommée « Villa Koot Hoomi », apparut en force, contemplant le spectacle et gesticulant. Ils appartenaient précisément à cette sorte de gens que les Bunting désiraient ignorer, – des commerçants, selon toute probabilité. Bientôt l’un des hommes, de cette espèce particulièrement vulgaire qui abat les mouettes et les goélands à coups de fusil, se mit à descendre de la villa par l’échelle, comme s’il avait l’intention d’offrir ses services, et Mme Bunting observa aussi que, de l’autre côté, un personnage plus détestable encore avait braqué sa lorgnette dans leur direction.

De plus, le romancier populaire qui habitait la maison contiguë, un petit homme brun, irascible, avec des lunettes ornant sa tête carrée, fit soudain irruption et, du haut de son mur inaccessible maintenant, commença à brailler des inepties à propos de son échelle. Nul ne pensait à cette absurde échelle, ni ne s’en inquiétait, naturellement. La violente colère du romancier était tout à fait stupide. À en juger par son ton et ses gestes, il devait vociférer des invectives épouvantables, et il paraissait à tout moment sur le point de sauter en bas pour venir à eux. Alors, pour comble de malheur, par-dessus le brise-lames de l’ouest apparurent les excursionnistes à prix réduit du train de plaisir hebdomadaire. D’abord on distingua leurs têtes ; puis on entendit leurs remarques ; enfin ils commencèrent à se jucher sur l’estacade en poussant de joyeuses exclamations.

– « Pip ! pip ! » s’interpellaient les excursionnistes en escaladant, car c’était la scie en vogue à l’époque. Et des voix d’autres excursionnistes, encore invisibles, répondaient : « Pip ! pip ! »

La bande était évidemment innombrable.

– Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ? – cria à tout hasard l’un des excursionnistes, intrigué.

– Ah ! ma chère, – fit Mme Bunting tournée vers Mabel, – qu’allons-nous devenir ?

Dans le récit qu’elle fit à mon cousin Melville de ces moments palpitants, elle répétait incessamment, comme étant pour elle le « clou » de l’histoire : « Ma chère ! qu’allons-nous devenir ? »

Je crois que, dans son affolement, elle jeta même un coup d’œil désespéré vers la mer. Mais, naturellement, en replongeant la Sirène dans les eaux on s’exposait aux interrogatoires les plus redoutables… De toute évidence il n’y avait qu’un parti à prendre, et c’est ce que fit observer Mme Bunting.

– Il n’y a pas à hésiter, – déclara-t-elle, – il faut la transporter dans la maison.

Et ils la transportèrent dans la maison… On se représente aisément la petite procession. En tête, Fred enlaçant et enlacé, trempé, et si ému qu’il ne pouvait articuler une parole. Dans ses bras reposait la belle Dame de la Mer, de qui le buste, m’assure-t-on, jusqu’à l’endroit où commençait l’horrible queue, était superbe. Cette queue, selon la confidence qu’en fit tout bas Mme Bunting à mon cousin, s’agitait de haut en bas et se terminait exactement à la façon d’une queue de maquereau. Elle pendait en ruisselant au long de l’allée, j’imagine. La naufragée portait un très joli vêtement, avec une longue jupe d’étoffe rouge garnie de grosse dentelle blanche ; elle avait en outre, me dit Mabel, un gilet, bien qu’il n’ait guère été facile de le voir pendant que le cortège remontait le jardin. Son bonnet phrygien cachait ses cheveux d’or, mais découvrait le front blanc, bas, uni, au-dessus de ses yeux bleu de mer. D’après tout ce qui s’ensuivit, j’ai lieu de croire qu’elle examinait à cet instant la véranda et les fenêtres de la maison avec une extrême curiosité. Derrière ce groupe trébuchant venait Mme Bunting, puis M. Bunting. M. Bunting devait être, à ce moment, terriblement mouillé et abattu, et d’après un ou deux détails que je sus plus tard, je ne puis m’empêcher de me l’imaginer poursuivant sa femme d’explications confuses :

– Naturellement… ma chère… je ne pouvais réellement pas le deviner, moi…

Ensuite avançaient de conserve, anxieuses et intriguées, les jeunes filles enveloppées à nouveau dans leurs peignoirs de bain, et, sur un second rang, les femmes de chambre chargées de tout l’attirail des cordes et d’autres objets, et rapportant aussi, comme par inadvertance, selon qu’il convient à leur sexe, les effets dont s’étaient dépouillés les sauveteurs.

Enfin, miss Glendower – renonçant pour une fois à toute pose et serrant convulsivement l’exemplaire de Sir George Tressady – fermait la marche, perplexe et agitée au-delà de toute mesure. Soudain, comme lancé à leur poursuite, arriva un Pip ! pip ! énergique, tandis que le chapeau et les yeux écarquillés d’un excursionniste inquisiteur apparaissaient au-dessus du mur de clôture.

Dans le jardin voisin retentissaient les plus furieuses divagations au sujet d’une échelle, d’une « bonne vieille échelle anglaise » que des « snobs ridiculement affublés avaient eu le toupet de jeter à la mer ».

C’est ainsi, ou à peu près, que la Dame de la Mer, en apparence sereinement indifférente à tout, fut transportée dans la maison, montée au premier étage et déposée sur le sofa, dans le petit salon de Mme Bunting.

Au moment précis où miss Glendower suggérait que l’unique chose à faire pour l’instant était d’envoyer quérir un médecin, la belle naufragée, d’une façon admirablement naturelle, poussa un soupir et revint à elle.