Mortel exil - Laurence Jardy - E-Book

Mortel exil E-Book

Laurence Jardy

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Beschreibung

Un voyage au Japon qui prend une tournure effrayante...
La nouvelle aventure du capitaine de gendarmerie Alexis Arkhipov et de sa collègue et épouse Rachel, en poste à Saint-Léonard-de-Noblat. Cette fois, à l’occasion de congés, il vont rejoindre au Japon Chloé, la fille de Rachel. Quand ils arrivent sur place, ils tombent en plein drame et en pleine enquête policière locale. Un des trois jeunes dont s’occupait Hiroshi, le conjoint de Rachel, Akihito, a été décapité au sabre, le suicide est leur première piste. Leur fils, Bogdan, est resté en Limousin, chez sa nourrice Betty, accaparé par des cauchemars sur la mort possible et prochaine de son père. Alexis s’en sortira-t-il ? Son couple tiendra-t-il ?
Retrouvez Alexis et Rachel dans une nouvelle histoire des plus glaçantes !


À PROPOS DE L'AUTEURE


Laurence Jardy est née à Aubusson le 12 décembre 1966. Son attirance pour les livres a commencé très tôt. Les personnages de roman l’ont toujours aidée à étoffer une réalité qu’elle juge trop terne. Elle admire l’écrivain japonais Haruki Murakami. Comme lui, elle pense qu’il existe quelque part des territoires encore vierges si on parvient à poser un regard autre sur ce qui nous entoure. Elle enseigne le français à des collégiens depuis une vingtaine d’années et ne se lasse pas de ces heures de cours qu’elle considère comme de vivifiantes conversations.  Vent d’Est sur la collégiale est son premier roman. Elle vit à Saint-Léonard-de-Noblat.


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L. JARDY mortel exil

© 2021 – – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

Cette histoire est inspirée de faits réels.

L’écrivain Yukio Mishima se donna la mort par seppuku le 25 novembre 1970 devant les caméras de télévision. Ce suicide souleva une onde de choc au Japon.

Shoko Asahara, chef de la secte Aum arrêté en 1995 après l’attentat au gaz sarin dans le métro tokyoïte, fut condamné à mort lors de son procès en 2004. Son exécution eut lieu en juillet 2018.

La course à pied dont il est question dans le livre (Sakura-Michi) est une course d’ultra-long de deux cent cinquante kilomètres, reliant la ville de Nagoya à celle de Kanazawa. Elle existe depuis vingt-six ans. L’homme qui a été à son origine s’appelle Hiroshi Ogo.

Pour ma part, j’ai eu la chance de suivre deux fois cette course en tant qu’accompagnatrice.

Remerciements

Véronique Hubert-Reymond

Lleyton Millar

À Thierry F.,

Six fois finisher de la Sakura-Michi.

Merci à lui de m’avoir initiée à la course à pied.

« Le hasard objectif serait la forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient humain. »

L’Amour fou, André Breton

Alexis Arkhipov était désormais heureux. Dieu lui avait donné un fils : Bogdan, littéralement en russe « fils de Dieu ». Il était aimé par sa femme et il le lui rendait bien. Il n’avait plus à se préoccuper des contingences matérielles. Il venait d’hériter d’une somme avoisinant cinq millions d’euros. À 50 ans, il avait trouvé ce qui pouvait s’assimiler à une forme de sérénité.

Cinquante ans.

À cet âge-là, pour beaucoup, tout est plié.

Pour lui, au contraire, le ciel s’évertuait à s’ouvrir. Il avait laissé ses fantômes derrière lui et ne se lassait pas de regarder Rachel. Regarder Rachel. S’assurer de sa présence, de son sourire sur l’oreiller. Regarder Rachel, c’était comme faire grossir en lui cette impression de satiété.

Ceux qui n’ont pas connu de traversée du désert ne peuvent pas apprécier ce sentiment de satiété.

Il y avait dans cet amour quelque chose d’inconditionnel et d’apaisé.

Sa paternité sur le tard avait balayé ses indécisions. Certains ressentent une énorme trouille à la naissance de leur premier enfant. Lui, au contraire, s’était cru immunisé. Devenu père, il avait l’impression que rien de mauvais ne pouvait désormais s’abattre sur lui.

Mais, on ne leur échappe pas.

On ne leur échappe jamais.

Jamais.

… Le jour d’avant

Alexis reposa, à regret, le bikini noir à pois blancs.

Rachel s’amusait de le voir s’affairer autour de l’armoire. Il semblait complètement perdu.

— Je ne comprends pas pourquoi tu veux que je fasse ta valise, c’est pourtant toi qui as insisté pour aller au Japon. Moi, j’aurais préféré le Sud…

— Ne me dis pas que tu es sensible au chant des cigales…

Le ton ironique de Rachel ne déplaisait pas à Alexis. Il lui rappelait l’époque où elle était sa subordonnée, à la gendarmerie de Saint-Léonard. Une ironie jamais blessante. Loin de le piquer, cette forme d’humour l’enveloppait au contraire d’une sorte de complicité bienveillante, bourrée « d’implicites » fonctionnant comme autant de mains tendues. Des mains amies qu’il s’empressait de saisir.

— Tu sais quel temps ils annoncent au Japon ?

Rachel ne savait pas du tout quelle météo était annoncée pour le Japon, et, à vrai dire, cela lui était complètement égal tout excitée qu’elle était de retrouver sa fille Chloé, exilée dans cet appendice du bout du monde depuis déjà pas mal de mois.

— Hiroshi m’a dit qu’il pouvait aussi bien neiger que pleuvoir des cordes. Ou, tout le contraire. Une chaleur caniculaire de premiers jours de printemps.

— Ils ont intérêt à être balèzes, leurs athlètes, pour affronter tous ces climats différents. Combien de kilomètres, déjà ?

— Deux cent cinquante. La course part du Pacifique pour rejoindre la mer du Japon. Une quinzaine de checkpoints, des centaines de mètres de dénivelé, et des milliers de cerisiers le long du chemin.

Un large sourire illumina le visage de Rachel. Elle ajouta :

— Des cerisiers en fleurs, cela va de soi, des milliers de fleurs roses le long du parcours.

La Sakura-Michi ou « course des cerisiers » était une course à pied d’ultra, particulièrement exigeante du fait de ses nombreux points éliminatoires et de son temps limite. Le délai imparti aux coureurs était de trente-six heures. Pas une minute de plus. Un coureur dépassant les trente-six heures n’était pas compté parmi les finishers. Pour décrocher le Graal, une plaque merveilleusement odorante en bois de cerisier, il fallait réussir à toucher le tronc du dernier cerisier, dans le parc Kenroku-en de Kanazawa.

— Ils sont nombreux à réussir ?

— Étant donné la sélection draconienne pour participer à la course, oui, beaucoup réussissent le challenge.

Alexis était totalement novice en matière de course à pied. Son truc à lui, c’était descendre les pentes des montagnes à skis.

Il ne comprenait pas l’intérêt de courir des heures.

La chose qui l’avait décidé à suivre Rachel à l’autre bout de la planète, ce n’était pas la course des cerisiers. Encore moins leurs fleurs. Ce qui l’avait décidé à suivre Rachel au Japon, c’était la crainte de savoir sa femme à treize heures de vol de lui, au cœur des Alpes japonaises, à la merci de toutes sortes de dangers.

Vingt-deux heures. Alexis venait de boucler le lourd bagage de Rachel. Il était temps de se consacrer au sien, exercice exécrable pour un type comme lui, plutôt enclin à s’expatrier en laissant sur un coin de table brosse à dents et amis de longue date. Quelques caleçons et paires de chaussettes plus tard, Alexis se glissait sous la couette. Rachel semblait s’être endormie. Comment pouvait-elle avoir si vite sombré au pays des songes alors que, demain, il allait falloir s’extirper brutalement de ce quotidien ? Il approcha son visage du sien. Pas de doute. Elle dormait déjà. Son désir n’en fut que plus aiguisé. De sa main, il écarta le pan du kimono. Depuis qu’elle avait pris les billets d’avion pour Nagoya, elle s’obstinait à dormir dans un kimono dont les teintes variaient selon son humeur. Le sein droit émergea de l’étoffe soyeuse. Une veine bleutée courait en transparence autour du galbe laiteux. Rachel respirait à intervalles lents et réguliers. Alexis lui envia ce cœur de sportive. Elle semblait plongée dans l’inconscience d’un lourd sommeil comme si on l’avait droguée. Totalement relâchée, la main gauche de Rachel reposait sur l’oreiller. La coloration rosée qu’on voyait poindre au bout des doigts amollis par le sommeil témoignait pourtant de la présence d’un sang chaud irradiant le corps. Le regard d’Alexis se concentrait désormais sur la bouche. Elle était entrouverte. Il y glissa un doigt et eut l’impression que Rachel répondait à sa stimulation en amorçant un réflexe archaïque de succion. L’avait-il réveillée ? Son souffle était devenu plus rapide et il lui sembla percevoir tressaillir ses hanches. Alexis avait pris l’habitude d’observer sa femme pendant qu’elle dormait. Pour s’assurer qu’elle était bien vivante. C’était un geste qui lui était devenu familier : veiller sur les siens pendant leur sommeil. Ainsi, il lui arrivait très souvent de s’assoir au chevet de son fils pour s’assurer que tout allait bien, et qu’il n’allait pas, une fois de plus, être aux prises avec les cauchemars. Les nuits de Bogdan étaient régulièrement visitées par de terribles visions que le petit garçon tentait de refouler, en vain. Pour le père, il était insupportable de voir son fils lutter contre des ennemis invisibles. Alexis libéra délicatement son index de la bouche de Rachel et effleura de la paume l’arrondi de son épaule. Il ne souhaitait pas la réveiller, même si le désir, par vagues intermittentes, montait en lui. La dormeuse avait-elle perçu cette excitation ? Toujours est-il que la main gauche, jusque-là posée sur l’oreiller, s’anima pour venir caresser le visage d’Alexis. Il écarta davantage le kimono. Un film humide recouvrait le ventre légèrement bombé. Son regard s’attarda sur ce ventre, sur ces hanches aux formes généreuses, remonta vers le sein et l’aréole framboise qu’un fin duvet clair tentait de masquer.

L’aréole sembla frémir. Alexis y colla un baiser et sentit la pointe du sein durcir au contact de sa langue.

***

Ce qui emmerde le plus Boris, c’est la perte de sensibilité. Il n’aime pas perdre le contrôle. Que ses nouveaux attributs ne répondent à aucune stimulation le déprime à un point qu’il n’a pas imaginé avant l’opération. Bankereghu lui a pourtant certifié que l’intervention ne modifierait en rien sa libido. Or, c’est totalement faux. Il a beau pétrir sa poitrine à pleines mains, il ne se produit rien. Six mois qu’il ne ressent plus rien. Six mois qu’il balade ses soutiens-gorge 95C sur la promenade de Limassol. Six mois qu’il se tape la Méditerranée, matin, midi et soir. Comme une posologie de fond de tiroir donnée à un type en phase terminale.

La Méditerranée l’emmerde. Limassol l’emmerde. Chypre l’emmerde. Depuis qu’il ne bande plus, tout l’emmerde. Le protocole de réassignation sexuelle a fait de lui une femme plutôt cool, un peu plantureuse, un rien mystérieuse. Mais ses hormones mâles ont été mises en veilleuse. Et ça commence à salement l’oppresser.

— Dès que la chose sera faite, nous stopperons le traitement hormonal. Et puis, on vous enlèvera tout ça…

Bankereghu a prononcé les derniers mots en pelotant ses prothèses mammaires. Le regard glacial que Boris lui a lancé l’a dissuadé d’aller plus loin. « C’est sûr qu’il doit se taper ses patients », en a conclu le Russe. « Avant et après. » De toute façon, il n’est plus question de faire machine arrière. L’Organisation a mis une somme importante pour son évasion. L’Organisation compte sur lui pour récupérer les millions qui lui reviennent. Et puis, il doit s’estimer heureux. On a accepté qu’il conserve son pénis.

Au prix de nombreuses négociations, Boris a échappé à la vaginoplastie. En revanche, il a dû suivre l’exact traitement du parfait transidentitaire : hormonothérapie, féminisation faciale, orthophonie, épilation définitive, prothèses mammaires et bien sûr, séances de psychothérapie. De longs mois de sacrifice pour devenir cette jeune femme impeccablement blonde, dénuée de toute ride d’expression, à la silhouette vaguement gynoïde et au sourire figé à cause du fil cranté de suspension que Bankereghu lui a implanté pour qu’il retrouve un ovale du visage plus harmonieux. Le mafieu regrette d’avoir cédé à cet ultime caprice du chirurgien. Un chirurgien qui se prend pour un artiste de haut vol, un pygmalion des Temps modernes. À cause de lui et de ses lubies d’artiste, il souffre de douleurs sourdes dans la zone temporale. Le fil cranté en polypropylène entre parfois en contact avec le nerf facial et, là, Boris endure le martyre. Ça peut le prendre à n’importe quel moment. Avec le temps, il a appris à dompter cette gêne. Mais, il arrive que les muscles de son visage fasciculent, imprimant sur sa face de singuliers rictus que certains de ses interlocuteurs confondent avec de grossiers clins d’œil, les invitant à passer à l’horizontale. Quand ce genre de déboires survient, Boris maudit Bankereghu. Pourtant, il n’y a pas à dire. Le résultat est bluffant. En début de semaine, dans le hall tout en miroir d’un hôtel de luxe, il a croisé son image par mégarde. Il a réalisé qu’il avait admirablement réussi ce tour de force : devenir une femme, changer d’apparence au point de se laisser surprendre lui-même. Un intense sentiment de puissance en a résulté et les souffrances qu’il rencontre en ont été minimisées.

Demain, il sera à dix mille mètres d’altitude et survolera sa Sibérie natale. Après-demain, il arrivera au cœur des montagnes japonaises chez Hiroshi Ogo.

Boris, qui désormais se prénomme Gloria, relit avec la plus grande attention la fiche de renseignements concernant son hôte.

Hiroshi Ogo, 71 ans, marié à Makoto Toshi, père de deux enfants. Il est le grand-père de cinq petits-enfants dont deux vivent à Hawaï.

Un descriptif très détaillé indique précisément la profession, l’âge, les habitudes des uns et des autres.

Il a une propriété de dix hectares dans la préfecture de Gifu, propriété composée de deux habitations de deux cents mètres carrés chacune. La famille Ogo vit dans la maison la plus ancienne, vieille d’un siècle. C’est dans cette maison que seront accueillis les coureurs européens.

Un plan de la propriété montre les différents bâtiments et délimite les nombreuses zones d’activité. Boris observe la présence d’un espace boisé important. Une petite retenue d’eau sur laquelle flotte un voilier. Des rizières. Une champignonnière. Des constructions en bois dans les arbres abritant des saunas. Un tipi. La propriété est traversée par une rivière descendant tout droit de la montagne.

Hiroshi Ogo est responsable des coureurs étrangers sur la Sakura-Michi. C’est lui qui les sélectionne. Il est une pièce maîtresse de la course. Sa principale motivation est de rassembler des athlètes de différents pays afin de consolider l’amitié entre les peuples. Avant de prendre sa retraite, il a été professeur de théologie à l’université de Nagoya. Il accueille très régulièrement des jeunes en situation de rupture. Certains ont commis des actes ultra-violents, et, du fait de leur jeune âge, purgent leur peine en faisant des travaux à la ferme : culture, maçonnerie, charpente…. Hiroshi Ogo les héberge, les nourrit et les rééduque par le travail et la parole. Actuellement, trois adolescents lui sont confiés par le ministère de la Justice.

Par ailleurs, il est à noter que Hiroshi Ogo appartient à une lignée de samouraïs. Il fait sien le code des samouraïs, le bushido : droiture, courage, bienveillance, respect, honnêteté, honneur et loyauté.

Plusieurs photos suivent. L’une représente Hiroshi, posant devant le seuil de sa maison. Boris, qui ne l’a encore jamais vu, l’observe consciencieusement. Il est plutôt petit et mince. Pas de cette maigreur qui parfois caractérise la vieillesse.

Boris devine, sous l’habit, un corps athlétique encore capable d’effectuer de lourds travaux physiques.

Le regard est rieur et semble dire au photographe : « Bienvenue chez moi ».

Désormais, ce n’est plus qu’une question d’heures. Bientôt, il franchira ce seuil, se délestera de ses escarpins. Et, qui sait ? …

***

Betty était sourde et muette. Totalement sourde et parfaitement muette. C’est ce qui avait plu à Rachel lorsqu’elle l’avait choisie comme nourrice. Les autres candidates étaient trop jeunes ou trop âgées, trop prolixes ou trop curieuses. Aucune n’avait réussi à gagner sa confiance. Betty s’occupait du petit Bogdan depuis maintenant cinq années. On pouvait compter sur elle pour gérer au mieux toutes ces tâches quotidiennes, lesquelles n’ont l’air de rien mais, qui lorsqu’on a quelqu’un pour les prendre en charge, facilitent formidablement la vie. Malgré son important héritage, Alexis avait décidé de continuer à travailler. Pas question pour lui de toucher à un seul cheveu de cet argent sale. « Des billets souillés », rétorquait-il à son banquier quand ce dernier lui proposait des placements. Rachel n’essayait pas de le contredire. Ce qu’elle aimait en lui, c’était son intégrité. Si elle avait senti le moindre signe de cupidité, elle lui aurait tourné le dos. Le couple Arkhipov était millionnaire. Cela suffisait à gommer toute angoisse relative à la gestion des biens matériels.

Ce soir, Betty était en train de terminer l’aménagement de la chambre destinée à Bogdan puisqu’il avait été convenu que le bambin resterait chez elle pendant les dix jours qu’ils seraient au Japon. Ce serait la première fois qu’il dormirait chez elle. Parviendrait-elle à l’occuper s’il s’ennuyait trop ? Ce qu’elle craignait, surtout, c’était les cauchemars qu’avait évoqués son père. Alexis avait pris l’initiative de lui exposer ce problème. Betty avait compris l’absolue nécessité qu’il y avait à caresser le front du petit avec un linge humide quand il était aux prises avec ce genre de rêves.

Maintenant qu’elle en avait terminé avec le lit, elle s’attaqua au coin jeu. Un minimum de rangement s’imposait. Bogdan ne parvenait pas à rester concentré plus de vingt minutes sur une activité. Il entassait tous ses jouets dans un coin, en vrac. Pour qu’un jeu prenne sens, il lui fallait toujours solliciter un partenaire. En cela, Betty avait la patience d’un ange et réussissait à faire en sorte que les petites voitures, camions divers, Lego ou Meccano ne restent pas dans leurs boîtes, inutilisés. C’était le camion de pompier que préférait Bogdan. Il avait pris l’habitude de le propulser sur le parquet vitrifié du salon en poussant des mugissements. Il pouvait imiter la sirène de longues minutes. Il ne risquait pas de troubler la tranquillité de la nourrice. Betty, qui lisait parfaitement sur les lèvres et décodait mieux que quiconque les mimiques du gamin, était parfois amusée de le voir autant immergé dans ses jeux.

Elle plaça le camion rouge sur une étagère, en hauteur, afin d’éviter qu’il ne l’attrape. La perspective « d’entendre » hurler la sirène ne l’enchantait pas. Devant le jouet, elle posa les cahiers de dessin de Bogdan. Quatre cahiers grand format abritaient ses œuvres. Ses croquis, toujours harmonieux, laissaient deviner un réel don pour l’agencement des couleurs.

Quand elle se glissa dans ses draps, il était 23 h 30. Elle avança l’alarme lumineuse de son réveil de deux heures car, le lendemain, ils passeraient très tôt déposer le jeune garçon.

Le vol

Rachel ne voyait que des personnes apaisées semblant apprécier la parenthèse aérienne. Comme si le fait de filer à plus de mille kilomètres par heure les délestait du poids de leurs soucis. Certains étaient plongés dans un film, d’autres dans des magazines. Elle constatait que de nombreux passagers côté fenêtre arboraient un sourire béat, s’émerveillant, sans doute, des paysages qui défilaient en dessous : taches brunes, blondes. À dix mille mètres d’altitude, on ne sait plus trop bien ce que deviennent, en bas, les paysages. Une jeune fille à sa droite s’était assoupie depuis le décollage du Boeing de la Japan Airlines et rien ne semblait la persuader de se réveiller, ni les passages réguliers des hôtesses venant proposer un en-cas, ni les gloussements des gamins. « C’est moi qui ne suis pas normale ou ce sont eux qui sont complètement inconscients ? » s’interrogeait Rachel. À intervalles réguliers, elle jetait un œil au plan de vol pour vérifier si tout allait bien, s’ils ne perdaient pas d’altitude, si la trajectoire était respectée, s’ils arriveraient à l’heure prévue à l’aéroport de Nagoya. Elle faisait fi du sourire moqueur de son compagnon.

Il n’y aurait pas d’escale sur le vol aller. En revanche, au retour, il leur faudrait changer à Tokyo. Rachel calcula rapidement le nombre de décollages à venir. Trois. Trois fois à observer les hôtesses, en uniforme bleu, au foulard impeccablement ajusté, expliquer le fonctionnement d’un gilet de sauvetage. Trois fois à supporter l’accélération qui vous plaque contre le siège avant de vous propulser vers les cieux. Il allait falloir prendre sur soi. En songeant au retour, elle eut comme un serrement au niveau de l’estomac. Elle avait jeté pas mal de papiers à Roissy, histoire de s’alléger pour être plus vite opérationnelle quand on lui demanderait son passeport. Mais,… parmi ce dont elle s’était débarrassée… ? Elle donna un coup de coude à son compagnon. « C’est toi qui a mon billet retour ? » Un non catégorique fit se resserrer d’un cran supplémentaire l’étau autour de sa poitrine. « Ne me dis pas que tu l’as oublié », souffla Alexis en la voyant fouiller frénétiquement dans son sac. Elle réalisa qu’elle l’avait jeté par inadvertance dans la poubelle du terminal D de l’aéroport de Roissy. Ce n’était pas vital mais il allait falloir expliquer cela à la compagnie aérienne et exiger la réimpression du document, parce que, une fois chez Hiroshi, il n’était pas certain qu’ils y parviennent. Sa fille Chloé lui avait notifié à quel point le vieil homme vivait comme un ermite, au cœur des montagnes, dans une vallée encaissée où Internet ne passait qu’au gré des caprices de la météo.

Restait à espérer que le contretemps occasionné par cette bévue ne les place pas dans une situation compliquée. Ils n’avaient que peu de temps pour prendre le train devant les acheminer de Nagoya à Kokufu.

Rachel posa sa tête contre l’épaule d’Alexis. Il sentait bon. Son parfum avait quelque chose de rassurant. Elle se laissa aller complètement contre lui et ferma les yeux. Que de chemin parcouru depuis leur première rencontre ! La vie n’avait été facile ni pour elle ni pour lui. Tous deux veufs, il leur avait fallu du temps pour s’autoriser à aimer à nouveau. Mais les réflexes du cœur étaient revenus aussi vite que le printemps après l’hiver. Si une personne lui avait dit, alors qu’elle n’en finissait pas de faire le deuil de son mari, qu’elle connaîtrait de nouveau l’amour et que, de nouveau, elle serait maman, elle lui aurait sans doute ri au nez. Pourtant, c’était très exactement ce qui se produisait. Une chance inespérée. Elle en avait conscience. Le Boeing s’apprêtait à traverser la nuit. Une lumière bleutée, plus tamisée, enveloppa la cabine et les ailes de l’avion s’illuminèrent de jolis feux de navigation verts.

Alexis sentait le poids de Rachel contre lui. Il devinait, sous la fine couverture en polaire, les courbes de son corps. Disparaître avec Rachel en plein vol n’aurait pas représenté plus d’inconvénients que cela. Il songea à ces amants célèbres qui avaient décidé de mourir ensemble. Roméo et Juliette, Paul et Virginie, Tristan et Yseult. Il les connaissait pour avoir, dans le passé, fréquenté une prof de français, une femme merveilleuse, comme il aimait à le dire, une femme que son père s’était chargé de faire éliminer, par pur caprice, juste pour l’empêcher d’être heureux.

Non, disparaître avec Rachel en plein vol aurait été tout simplement idiot. Ils avaient encore des choses à faire et un fils à élever. Souhaiter sa propre mort, c’était bon pour les types comme son père. Alexis évitait de penser à celui qui s’était avéré être son père : Nikolaï Nikolaévtich Zlatov. Le big boss. Un ponte de la mafia russe moulé dans l’idéologie soviétique qui avait passé sa vie à brutaliser et à accumuler. À bien y penser, Alexis avait peut-être été une des rares personnes qu’il n’avait pu rendre corruptible. Alexis le revit, lui faisant face, un corps décharné de vieillard mangé par la maladie, un corps avachi dans un fauteuil démesurément large. Il lui avait tendu ce pistolet Makarov, un semi-automatique robuste, en acier usiné. D’une fiabilité excellente. Mais Alexis ne s’était pas saisi de l’arme. Il avait refusé d’être l’ultime jouet de son père. La balle qui percuta en plein front le big boss fut tirée avec soin. Probablement le seul geste propre qu’effectua son père tout au long de son existence minable. Une autolyse parfaite1. En total contraste avec la mort de Boris dont on ignorait tout. Il était mort. C’était une chose. Mais où, quand, dans quelles circonstances ? Difficile de savoir quand la rumeur est alimentée par des escrocs de tout poil. Des escrocs qui passent leur temps à parler, surtout quand ils ont de quoi se vanter. Plus le crime est dégoûtant, plus les mots fusent. Boris avait dû déguster. La rumeur avait coulé, épaisse et rouge, telle un fleuve tropical par un temps de mousson. Peu à peu, elle avait désenflé pour n’être plus, au final, qu’un trait diffus dans la conscience d’Arkhipov, une fine cicatrice indolore, lui rappelant seulement que Boris avait bel et bien existé. Et qu’il lui avait bel et bien fait du mal. Volontairement. Avec une grande assiduité.

Mais que cette époque-là était révolue.

***

Pourra-t-il revenir en arrière ? Son corps a parfaitement répondu au traitement hormonal. Il a littéralement fondu. Plus exactement, sa masse musculaire a fondu. Sauf qu’elle a été redistribuée sous forme de graisse. Ça, il a du mal à l’encaisser. Drôle de sanction pour un type qui n’a jamais pu blairer la cellulite. Ces stocks lipidiques ne l’ont jamais fait rêver. Son voisin lorgne sur ses seins depuis cinq minutes. Boris a envie de lui demander ce qu’il en pense. S’il osait, il lui demanderait : « Alors, des faux ? Des vrais ? Des plus proches de la poire, du citron, de l’abricot ou de la pastèque ? Soutenus par de la baleine bien rigide ou de la dentelle en lycra ? »

Il se demande où il a mis ses bas de contention. Il est certain de les avoir placés dans son bagage à main. Il finit par les attraper, coincés entre un coussin gonflable de poche et une trousse de toilette. Il les sort de leur emballage. Cela fait du bruit. Comme un bonbon que l’on déplie. Ils sont beiges foncés, d’une couleur spécialement conçue pour dissimuler les petites varices et autres imperfections de la peau. La prise d’œstrogène a créé tout un réseau de veines en forme d’araignée derrière son creux poplité. C’est franchement moche. Il est obligé de se contorsionner sur son siège pour pouvoir enfiler ses bas. Contraint aussi de se pencher en avant. Le voisin ne se sent plus dans l’obligation polie de faire comme s’il essayait de regarder ce qu’il se passe au-delà du hublot. Le cache-cœur en soie jaune s’ouvre comme une fleur de lotus aux premiers rayons du soleil. Enfin, il réussit à choper ses orteils. Et à enfiler ses bas de contention. Son tortillement a légèrement fait augmenter ses battements de cœur. De fines gouttelettes de sueur se mêlent à son fond de teint. Il relève une mèche blonde, indisciplinée. La seule mèche qui n’a pas été prise par la permanente. « Les cheveux blancs répondent mal, d’autant qu’on a fait une couleur », lui a dit le coiffeur. À près de trois cents euros le passage chez le coiffeur, il aurait aimé un résultat meilleur. Cette mèche filasse mi-blonde mi-châtain qui lui barre le front va l’emmerder, c’est certain. Il aurait dû choisir auburn. Le blond doré lui donne une allure trop sophistiquée. Il ne manquerait plus de se faire choper à cause d’un demi-ton trop clair. Boris a conscience que tout dépendra du premier contact. Le premier contact avec Arkhipov sera déterminant. Excitant… Il sent déjà le frisson qui lui chatouille les reins. Pas désagréable comme sensation, lui, qui bande mou depuis pas mal de temps. La prise de risque sera maximale. Ils vont dormir sous le même toit. Bouffer à la même table. Lui, en mode athlète de luxe gonflée aux hormones, l’autre en mode flic en vadrouille chez la belle famille. L’Organisation compte sur Boris pour l’éliminer proprement. Pourtant, il y a d’autres façons de tuer un lâche. Parce qu’Arkhipov est un lâche. Boris a mis du temps à le comprendre. Sous ses airs de justicier bravache, Arkhipov n’est encore qu’un petit garçon chiant dans son froc à la moindre contrariété. Il faut du cran pour tuer. Ce renégat n’en a pas. Il faut de l’imagination. Ce pseudo-russe en est dépourvu, obnubilé qu’il est par la loi. La loi, les règles, le Bien, le Mal. Le Bien, les règles, la loi, le Mal. Qu’est-ce qu’il peut être chiant comme mec. Dire qu’à une époque, il lui avait filé des complexes, qu’à une époque, il lui avait envié sa liberté d’action, alors que lui restait chevillé aux desiderata de l’Organisation. Il n’avait pas à avoir de complexes. Le collier qu’on lui avait mis autour du cou témoignait au contraire de sa force. De sa capacité à endurer. Lui, Boris, comme un russe sur quatre d’ailleurs, était passé par la case prison. Il savait ce que cela faisait d’être frappé vingt-six heures sur vingt-quatre quand on a 18 ans. Ce qui ne tue pas rend plus fort. Lors de ses passages dans les prisons russes et, plus en amont encore, dans l’orphelinat qui l’avait accueilli, il avait appris le non-sens de la souffrance. Il faut avoir souffert pour rien, avoir éprouvé dans sa chair l’absurdité d’un estomac qui se tord parce qu’on ne mange qu’une fois sur quatre, pour ne plus avoir peur de cette douleur. Oui, il avait un collier autour du cou mais la laisse qui le promenait était encore d’une longueur honorable et il lui arrivait d’oublier qu’il y avait quelqu’un à l’extrémité. Le souci, c’est qu’elle s’était drôlement raccourcie, la laisse, au fil des ans.

Au départ, il s’était senti libre en vendant ses saucisses grillées, en écoulant ses collants fantaisie, en livrant de la vodka en Turkménie. Au départ… puis progressivement, en prenant des galons dans l’Organisation, son autonomie en avait pris un sale coup. Ses responsabilités, paradoxalement, l’avaient rendu plus servile. Il avait senti comme un projecteur braqué sur lui, nuit et jour. On l’avait aidé à sortir de prison. Mais le tour d’hélico lui avait coûté cher. Recherché par Interpol avec une notice rouge sur le dossier, il avait peu de chances d’échapper aux filets de cette police internationale aguerrie à moins d’être très rapide et très imaginatif. Il avait été exfiltré tout en délicatesse via l’aérodrome de Maubeuge dans le nord de la France. Et, d’aérodromes en aérodromes, il était parvenu jusqu’à Chypre où on lui avait expliqué que la dissimulation sous une bourka, c’était bon pour ces crétins de Français. À un moment, il avait eu un gros doute, en entendant ricaner le collègue. Et s’ils avaient décidé de l’éliminer ? De le découper en morceaux avec cette tronçonneuse thermique Husqvarna qu’ils exhibaient à tout bout de champ devant ceux qui gênaient. De lui faire sauter le nez, les oreilles, les orteils. Et pour finir, les organes génitaux. Mais le doute s’était dissipé aussi rapidement qu’il était apparu. Il était le fils spirituel du big boss et ça leur aurait porté une sacrée poisse de se passer de lui. Boris incarnait la réussite de leur groupe en France. Même s’il avait merdé à cause de l’autre enfoiré d’Arkhipov, ils pouvaient être fiers de la façon dont il gérait leurs biens immobiliers. À Antibes, par exemple, c’était grâce à son intervention qu’ils avaient pu s’offrir la villa de Churchill. Le groupe criminel auquel il appartenait légalisait en Europe l’argent volé au budget national russe et Boris était expert pour entrelacer savamment les activités économiques légales à celles qui ne l’étaient pas. Plus persuasif que ces lourdauds d’italiens, plus classe que ce nabot de Toto Riina, il avait l’art de s’infiltrer en douceur dans les milieux les plus argentés. On pouvait le confondre avec le cousin lointain dont on a oublié jusqu’au prénom et qui revient au port après de longues années d’exil. Personne n’est irremplaçable mais il y a des gens plus remplaçables que d’autres.

Boris n’appartenait pas à cette catégorie-là.

Il réalisa d’ailleurs vite qu’on allait lui laisser la vie sauve quand on lui mit sous le nez deux photos. L’une portant la mention « avant », l’autre, la mention « après ». La mention « avant » montrait un homme. La mention « après », une femme. Quand il repense à ce moment, sagement installé qu’il est dans le confortable siège marron et framboise d’un Boeing 777 de la Qatar Airways, il a des frissons. Comment a-t-il pu accepter un tel marché ? Renoncer à son identité d’une façon aussi radicale ? Il avait eu l’impression d’être dans un de ses rêves familiers, quand, alors qu’il s’apprête à étreindre une silhouette féminine, il s’aperçoit qu’il s’agit en fait d’un jeune homme au sexe dur, au visage tendu pour accueillir sa verge. Il n’aime pas ce genre de rêve. Il sait bien que, la nuit l’inconscient peut être vachard et peut choisir de ressusciter les morts ou d’enterrer les vivants, mais il n’aime pas ces tours de passe-passe dans lesquels il n’a plus la maîtrise de rien. S’il était voué à avoir un penchant pour un cul galbé d’homme, c’était à lui de le décider, pas à son inconscient. Et encore moins à l’Organisation. Qu’aurait pensé Zlatov de cette mascarade, lui qui applaudissait des deux mains aux camps de concentration imaginés par Kadyrov pour mater la canaille homo. Qu’aurait-il dit s’il avait su que celui qu’il préférait, celui qu’il appelait affectueusement Boren’ka2