La piscine était trop bleue - Laurence Jardy - E-Book

La piscine était trop bleue E-Book

Laurence Jardy

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Beschreibung

À Saint-Léonard de Noblat, Lise Deltheil, une petite fille de 9 ans, est retrouvée au fond de la piscine de la famille Bleda. Elle a suivi Achille, le fils de la famille, collégien plutôt provocateur, qui la fascine. Seuls témoins possibles : la grand-mère Bleda, atteinte de troubles cognitifs, dont la mémoire fonctionne par intermittences, et le chien Galgo, rescapé des sévices infligés aux lévriers de chasse dans le sud de l’Espagne et adopté par la famille. La famille Bleda fonctionne sur un mode très conflictuel : relations fils/père, père/mère, belle-fille/belle-mère…Corinne, la mère, est prête à tout pour protéger son fils, et Sébastien, le père, traîne un passé peu avouable, connu de sa mère. Achille refuse de raconter ce qui s’est passé. Après de longues hésitations, ils finissent par alerter la gendarmerie et c’est le capitaine Alexis Arkhipov, personnage récurrent des précédents romans de l’auteur, qui est chargé de l’enquête.


À PROPOS DE L’AUTRICE

Laurence Jardy est née à Aubusson en 1966. Elle admire l’écrivain japonais Haruki Murakami. Comme lui, elle pense qu’il existe quelque part des territoires encore vierges si on parvient à poser un regard autre sur ce qui nous entoure. Elle enseigne le français à des collégiens depuis une vingtaine d’années et ne se lasse pas de ces heures de cours qu’elle considère comme de vivifiantes conversations. Elle vit à Saint-Léonard-de-Noblat (87).

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Laurence Jardy

La Piscine était trop bleue

© 2023 – – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

À tout ce que j’aime,

À tous ceux que j’aime.

Ils n’ont plus rien à se maudire

Ils se perforent en silence

La haine est devenue leur science

Les cris sont devenus leurs rires

L’amour est mort, l’amour est vide

Il a rejoint les goélands

La grande maison est livide

Les portes claquent à tout moment

Extrait de la chanson L’amour est mort, Jacques Brel

Post Mortem.

« C’est terminé. Bien joué ! Je n’aurais pas parié sur toi, mais finalement, tu t’en es brillamment sorti. De là où je suis, j’avoue ne pas être en mesure de te témoigner mon admiration mais je m’incline devant ta victoire. S’il t’arrive, sait-on jamais, de fouiller les étoiles dans la nuit, sache que je me promène quelque part sur la Lune. Ne t’aventure pas aux confins de Saturne ou d’Uranus. Je suis beaucoup plus proche. J’ai longuement hésité avant de choisir ces funérailles spatiales. J’aurais pu léguer mon corps à la science ou choisir de pourrir dans un de ces cimetières pour riches. Mais j’ai choisi de prendre la tangente. Me retrouver à côté d’un Tarasov et de ses voitures de luxe ? Dans vingt ans, elles ressembleront à de vieilles putes flétries ! J’ai jamais aimé les camarades qui faisaient graver leur portrait en noir et blanc sur de gigantesques pierres tombales. »

Alexis relisait ce courrier post mortem pour la deuxième fois. Expédié de Moscou. Dans une enveloppe qu’il aurait reconnue entre mille. Seule la présence du timbre permettait d’attester que le courrier n’avait pas été envoyé une trentaine d’années auparavant, à l’époque où les prix étaient fixes et imprimés à même l’enveloppe. Il n’y avait pas à dire. L’ère soviétique savait flatter l’œil. Une enveloppe-vitrine. Était-ce une cynique allusion de son père aux courriers que sa mère recevait régulièrement de Moscou ? Le petit garçon qu’il avait été n’avait jamais su où elle rangeait ces curieuses missives. Il lui arrivait d’en apercevoir l’illustration. Un petit lapin patinant sur un lac gelé. Une izba. Un bouquet. Les enveloppes étaient toujours choisies avec soin.

« L’entreprise d’enfouissement spatial m’a offert différentes options. Parmi elles, ce CubeSat lancé à bord d’un lanceur Falcon 9 de SpaceX depuis la base de Vandenberg en Californie. J’y aurais été placé sur une orbite basse héliosynchrone pour une durée de deux ans. Et puis le petit satellite serait retombé dans l’atmosphère terrestre où il se serait consumé. Il paraît que la plage de Vandenberg est très belle. Le seul problème de cette base aérienne en front de mer, c’est leur personnel de sécurité. Des abrutis d’Américains. J’ai laissé tomber cette option. Économique d’ailleurs, mais, tu le sais, l’argent n’est pas un problème pour moi. Je peux aussi être envoyé dans l’espace lointain, au-delà du système solaire. Ma mégalomanie a des limites. Aux galaxies lointaines, j’ai préféré la Lune. »

Il se demanda quel aurait été le contenu du courrier si le survivant avait été Boris. L’enveloppe qui lui était destinée devait sûrement être dans un coffre, à l’abri, quelque part, en Russie. À moins qu’elle n’ait été détruite lorsque l’Organisation avait appris sa mort. Et, à lui, que lui aurait-il dit ? Que lui aurait-il avoué de plus qu’il ne lui avait pas confié, à lui ?

« Animée par la seule lueur cachée du soleil, et pourtant, l’astre le plus brillant après lui, la Lune. Une bonne planque, crois-moi. À l’abri de la folie des hommes. Je savais que j’allais aimer ces espaces vides, couturés de cicatrices. Je te parle comme si j’étais encore en vie. Tu as dû le remarquer. Comme si j’étais encore là à te regarder. Comme si j’étais encore là à veiller sur toi. C’est grisant de continuer son œuvre alors qu’on est redevenu poussière. Je suis devenu ta poudre magique. »

Et si son père, par un étrange maléfice… ? Et si l’arme qu’il avait retournée contre lui n’avait jamais atteint son but ? Et si le coup de feu que lui, Alexis, avait entendu alors qu’il s’éloignait de la colonie pénitentiaire n’avait été qu’un artifice, qu’un leurre. Tout en sachant qu’il délirait en laissant de telles pensées l’envahir, Alexis ne pouvait s’empêcher de les accueillir en lui. De Nikolaï Nikolaévitch Zlatov émanait quelque chose de vivant. Une présence. Une force. Une énergie.

Et si son père était encore vivant ?

« Ta poudre magique…  »

Et il lui sembla entendre le rire sombre du vieil homme.

Elle rencontra le regard minéral de Galgo.

Galgo l’entendit bien avant qu’il n’eût ouvert le portail. Le chien n’aimait pas le voir arriver si tôt : il allait briser sa tranquillité. Il se réfugia donc dans son fauteuil, près de la baie donnant sur le jardin. De là, il avait le loisir d’observer les allées et venues des moineaux. Il était « à la retraite » depuis de longues années et aspirait désormais au calme. Rien ne lui plaisait autant qu’une après-midi passée au soleil derrière la vitre. Le garçon n’était pas seul. Il avait ramené une copine. Galgo leur lança un regard fatigué et ne prit pas la peine d’aller les saluer. De toute façon, le gamin ne s’intéressait à lui que lorsqu’il se faisait tancer par son père. Dans ces moments-là, on eût dit qu’il le prenait à témoin de sa disgrâce et il venait se lover contre lui. Galgo le couvait alors d’un regard attendri et soupirait d’aise. À son âge, c’était toujours agréable de sentir la jeunesse contre soi.

— Bonjour, Galgo ! Je te présente Lise. Lise, voici Galgo. Il n’est pas très bavard. L’avantage avec lui, c’est qu’il ne répète rien aux parents.

Lise était trop mal à l’aise pour s’autoriser cette liberté et le garçon fut le seul à rire de son trait d’humour. Elle n’avait pas l’habitude d’avoir des rendez-vous avec des garçons. On lui avait assez répété de ne pas parler aux gens qu’elle ne connaissait pas, de ne pas s’éloigner de son itinéraire quand elle se rendait à l’école et surtout de ne jamais rentrer dans un véhicule même si c’était une femme qui le lui proposait. Aujourd’hui, elle avait enfreint la loi.

Lise Tourcoing était ce genre de fillette qu’on ne remarque pas vraiment. Ses cheveux mi-longs, ramenés en arrière par deux barrettes rigoureusement symétriques effleuraient sagement ses épaules. Aujourd’hui, elle portait un short en jean et un tee-shirt blanc pailleté de fils en lurex argentés. La fillette avisa Galgo du coin de l’œil mais ne se hasarda pas à l’approcher. Son air farouche l’effrayait un peu et elle était d’un tempérament assez timoré.

— Tes parents ne sont pas là ?

— Non, on est seul. C’est le pied. Seuls avec Galgo.

— Et ta grand-mère ? Elle n’est pas là ? Tu m’avais dit que…

— Elle se repose. C’est l’heure de sa sieste. On ira la voir tout à l’heure.

C’était gênant de se retrouver avec ce garçon. Il était beaucoup plus âgé qu’elle et il l’impressionnait énormément. Elle n’avait pas l’habitude de fréquenter des jeunes en dehors de son cercle d’amis habituels : Louise, la fille des voisins, Éva, sa meilleure amie et Inès qui partageait la même passion pour Harry Potter.

— Elle est où ?

— Qui ?

— Ta grand-mère, elle est où ?

— T’inquiète pas. Elle est dans sa chambre. Elle n’en sort presque jamais. Mais je t’ai promis.

Un sourire malicieux illumina un instant le visage poupin du garçon. Lise fut rassurée. Si ses parents venaient à lui reprocher son retard, elle parlerait de la grand-mère d’Achille et ils ne pourraient rien dire. Ses deux grands-mères, à elle, étaient décédées quelques années auparavant.

— On monte la voir ?

— Pourquoi ? Tu es pressée de te forger un alibi ?

Même si elle était en avance sur son âge, Lise ne comprenait pas l’expression « se forger un alibi ». Elle eut l’impression que « se forger un alibi », c’était quelque chose de vaguement sale, mais elle ne voulait pas passer pour une idiote devant le garçon. Cela faisait des mois qu’elle rêvait de se trouver en tête à tête avec lui. La fillette esquiva donc la question et se contenta de hausser les épaules.

— Alors, comme ça, il paraît que t’es la meilleure de ta classe ? C’est vrai qu’ils veulent te faire sauter une classe ?

Lise passa la main dans ses cheveux blonds, sagement ramenés en arrière. Si elle sautait une classe, elle se retrouverait en sixième, dans le même collège que lui.

— Oui… se hasarda-t-elle, vaguement inquiète.

— Ce serait vraiment super si l’année prochaine, tu entrais en sixième. On pourrait se voir et puis tu pourrais compter sur moi… en échange de quelques services, bien sûr…

Le rose balaya fugacement le visage de la gamine. Elle sentait que ce n’était pas bien de se trouver là, avec lui.

— Tes parents rentrent bientôt ? demanda-t-elle.

— Ma mère est à son cours de danse et mon père revient toujours à des heures pas possibles.

— Je peux m’asseoir ici ?

Elle désignait un fauteuil aux coussins beiges placé devant la cheminée en briques.

— Tu ne préfères pas aller dehors ? Tu ne veux pas profiter de la piscine ?

Elle comprit pourquoi Achille avait ce teint si hâlé. À chaque fois qu’elle le croisait dans le quartier, il lui faisait penser au surfeur australien dont elle suivait les exploits sur une chaîne câblée. La même dégaine. Le même sourire énigmatique. La même belle mine ensoleillée qui faisait battre un peu plus vite son cœur quand elle le voyait s’avancer vers elle. Aveuglée par son admiration, elle ne voyait pas l’acné disgracieuse qui criblait son front et les ailes de son nez.

Lise se sentit prise au dépourvu.

— Mais…

— Si t’as peur de te mettre à poil, on a des maillots pour les invités.

Cette fois, ses joues s’empourprèrent tout à fait.

— Non, c’est pas ça…

Son élocution se fit traînante. Elle commençait à regretter d’avoir suivi le garçon. Il lui avait parlé de sa grand-mère susceptible de lui acheter le journal de leur école. Les productions des petits intéressent toujours les grands-mères et elles se font un plaisir de se rendre utiles. Si leur maigre contribution peut aider à financer une sortie scolaire, elles sont toujours ravies.

— Qu’est-ce qui t’embête ?

Lise tripotait sa pile de journaux. Elle n’en avait pas vendu beaucoup. Contrairement à ses copines, ses parents ne fréquentaient pas grand monde et la famille était limitée.

— T’inquiète, tu vas les vendre tes journaux. Bon, on sort ?

Galgo fit mine de se lever et finalement se ravisa. Il n’était pas autorisé à sortir dans le patio, là où venaient s’ébrouer les amis et s’ébattre les jeunes.

— Si tu veux…

Le soleil semblait encore haut dans le ciel en cette fin d’après-midi de juin. La blancheur de la pierre calcaire qui ceinturait le bassin obligea Lise à fermer les yeux. L’espace d’un instant, elle ressentit de manière confuse que quelque chose allait s’arrêter là, dans cet eldorado de pacotille aux abords d’une eau claire sur laquelle frémissait un cygne rose au long cou gracile. L’espace d’un instant.

Elle rouvrit les yeux, encore hébétée par ce sentiment de vertige qui avait creusé comme une rigole dans son ventre. Achille la regardait, un sourire mou sur le visage.

— Tu nages bien ?

Lise ne savait pas nager. Son aquaphobie restait pour ses parents un mystère car jamais la petite n’avait été confrontée à une situation traumatisante. Contrairement à certains bébés que des parents insouciants oublient dans une baignoire ou en bordure d’eau, Lise avait toujours été surveillée avec la plus grande attention. Comment expliquer alors cette peur de l’eau ?

Lise avala sa salive et ressentit une très désagréable sensation de sécheresse.

— Allez, le premier à l’eau ! Attrape ça.

Un maillot de bain doré, aux échancrures suggestives, atterrit aux pieds de la fillette.

— C’est à une amie de maman. Elle ne bouffe rien. Elle ressemble à une poupée Barbie. Ça devrait t’aller.

À vrai dire, Lise n’écoutait pas ce que disait le garçon. Ou du moins, elle était incapable de recevoir de manière objective ces informations somme toute assez banales : il faisait une chaleur du diable. Achille avait la chance d’avoir une piscine. Il lui prêtait un maillot. Un peu spécial mais bon, c’était certainement le seul qui lui allait. Et il lui proposait de se rafraîchir. N’importe quelle fille de son école aurait profité du moment sans se poser de questions.

N’importe quelle fille, mais pas Lise qui observait ce bout de tissu comme s’il allait la mordre.

— Fais pas la timide ! Va te changer là-bas si tu veux…

Il lui désigna un abri de jardin, sur la droite, lequel aurait pu être la charmante miniature d’un chalet suisse. L’unique fenêtre était joliment décorée de rideaux rouges à carreaux blancs. Ils étaient très rigoureusement tirés comme pour abriter le sommeil de quelqu’un.

Lise avait du mal à détacher son regard du morceau de tissu qui gisait à ses pieds. Quelle était cette torpeur qui la clouait au sol ? Pourquoi ne pouvait-elle dire, tout simplement, qu’elle ne savait pas nager ?

— Attends, tu vas voir, ça va être top !

Le garçon se dirigea à l’exact opposé de l’abri de jardin et s’affaira autour de ce qui s’avéra être, après quelques brèves minutes de bricolage, un plongeoir.

La chaleur devenait de plus en plus mordante et une sueur froide et poisseuse s’insinuait sous le tee-shirt blanc de la fillette. Le regard toujours arrimé au maillot de bain doré, Lise écoutait sans y faire vraiment attention le ronronnement sourd de la pompe à filtration. Maintenant, elle regrettait amèrement d’avoir suivi le jeune homme. Elle n’avait pourtant qu’à faire demi-tour et regagner la salle à manger pour mettre fin à cette torture. Mais la chaleur moite de cette fin d’après-midi de juin prenait appui sur elle, lui interdisant toute tentative d’échappement. Elle vit son bras se diriger vers le maillot de bain dédié à l’anorexique. L’étoffe en polyamide semblait vouloir fuir dans sa main. Elle s’y agrippa comme à une bouée de sauvetage et se dirigea vers le petit abri de jardin, déterminée à faire en sorte d’avoir envie de l’eau.

En refermant la porte derrière elle, elle entendit le chant grimaçant des roulettes du plongeoir. Il n’avait pas été utilisé depuis l’été précédent et aurait nécessité un nettoyage. L’adolescent était en train de le positionner perpendiculairement au bassin, dans la zone « autorisée » aux plongeons. C’était son père qui avait insisté pour que le bassin soit profond. Il n’avait pas envie, comme il le répétait souvent aux amis, que son fils « s’écrase au fond comme un con ». Les invités approuvaient. Mais, devant cette superbe réalisation, ils éprouvaient surtout une vague convoitise. Car la piscine de la famille Bléda était magnifique. Non seulement le bassin était large et profond, mais le niveau d’eau, à fleur de margelle, donnait la sensation que les limites entre l’eau du bassin et son environnement étaient gommées. L’eau paraissait disparaître mystérieusement sous les margelles, offrant un spectacle particulièrement attirant.

« Un chef d’œuvre ! » avait conclu le père d’Achille tout en trinquant avec l’artisan, un verre de mousseux à la main. Il s’en était d’ailleurs longtemps voulu de ne pas avoir plutôt offert du champagne, rejetant la faute sur sa femme toujours prompte à l’arrêter dans ses élans de générosité. Il était loin de se douter que d’autres interrogations plus graves le tarauderaient bientôt.

— Je suis prêt pour le plongeon de la mort ! hurla Achille à pleins poumons, tout en gonflant ses biceps face à la porte de l’abri de jardin qui n’en finissait pas de rester close.

Pour inciter à faire sortir la petite fille de la tanière où elle s’évertuait à passer l’hideux maillot de bain, il poussa un cri de barbare, et, s’élançant sur le plongeoir flexible, fondit dans le plus grand silence au fond du bassin argenté.

Galgo se décida à se lever de son fauteuil. Les facéties du gosse le fatiguaient. Hésitant à se rendre dans la cuisine où il serait à l’abri du bruit, il jeta un œil sur la cage d’escalier. La grand-mère venait d’ouvrir les volets de sa chambre. Elle se réveillait probablement d’une des nombreuses siestes rythmant ses tristes journées. Galgo regrettait de ne plus la voir aussi souvent qu’avant. Il aurait apprécié se promener, comme avant, avec elle, le long de la rivière. Il soupira, entra dans la cuisine, se désaltéra et attendit qu’elle descende.

Le cri strident d’Achille ne fit qu’accentuer son malaise. Elle s’était mise dans de beaux draps en venant ici. Comment aurait-elle pu penser qu’elle allait se retrouver dans une telle situation ? Ses jambes maigres, pâlottes et ses deux minuscules seins lui firent honte. Plutôt mourir que sortir de cette cabane.

— Lise, tu fais quoi ?

Il se doutait que la fillette avait des scrupules à se montrer devant lui dans cet affreux maillot debain. Il lui avait refilé celui de l’anorexique, une ancienne collègue de sa mère qui venait chez eux, souvent à l’improviste. Elle débarquait sans prévenir de peur qu’on trouve un prétexte pour l’éviter et restait le temps d’une bouteille de rosé. Jamais très loin quand elle débarquait, Achille l’écoutait raconter ses dernières extravagances.

— Tu es prête ?

Il commençait à s’impatienter. S’il avait su que ça allait être si compliqué, pas sûr qu’il l’eût invitée. Sa mère risquait de rentrer de son cours de danse et il allait se faire griller. Aurait-il le temps? C’était encore un peu confus dans sa tête mais quand son père lui avait dit, la semaine précédente, que la gamine de la rue d’à côté était la fille de son futur prof de maths une idée lui était venue. Une idée qui avait germé très vite et qui avait poussé comme certaines de ces plantes qui prennent quelques centimètres en l’espace de quelques heures.

— L’eau est en train de bouillir, c’est l’heure du thé ! Viens vite…

Achille leva la tête et aperçut sa grand-mère, à la fenêtre de sa chambre. Elle sortait d’une de ses innombrables siestes et il avait dû la réveiller avec son cri de barbare. Il ressentit un petit pincement au cœur en découvrant son pauvre visage fané, complètement en décalage avec la voix joyeuse et pleine d’entrain qu’elle affichait. C’était depuis qu’on lui avait diagnostiqué cette maladie et qu’elle était venue vivre à la maison que tout s’était détérioré. Avant, ses parents s’entendaient plutôt bien. Mais depuis que la grand-mère était là, ils semblaient se haïr en silence. Ce ne fut pas l’envie qui lui manqua de lui ordonner de la boucler et d’aller se recoucher. Mais cela aurait provoqué d’inutiles « pourquoi ». Il plaça un index sournois devant sa bouche et lui fit aurevoir de la main. Avec une obéissance déconcertante, madame Bléda disparut derrière des rideaux qu’elle tira promptement.

En entendant la voix de la grand-mère d’Achille, Lise sentit quelque chose se dénouer dans son ventre et elle se décida à sortir de l’abri de jardin. La chance lui souriait. Achille allait céder aux injonctions de la vieille femme. Elle échapperait au supplice de l’eau. Elle ne s’autorisa pourtant pas à enlever l’habit de bain. Comment réagirait Achille s’il la voyait sortir, après toutes ces longues minutes, le maillot à la main ? Il la soupçonnerait d’avoir fureté dans le local, comme une voleuse. Car, après tout, cela aurait pu être tentant de fouiner dans cette cabane. Elle conserva donc l’affreux maillot en polyamide, et, à la hâte, renfila le tee-shirt blanc aux fils argentés et le short en jean. Après avoir glissé sa culotte dans la poche arrière de son short, elle ouvrit la porte. La chaleur lui tomba dessus, aussi sûre qu’un coup derrière la nuque.

— J’ai bien cru que tu allais passer la soirée dans ce cabanon. Tu faisais quoi ?

Le rouge lui mordit le visage, la faisant apparaître plus nue encore que si elle s’était retrouvée en maillot devant lui. La fillette qui ne mentait jamais se surprit à dire :

— J’ai… j’ai perdu ma clef USB en me déshabillant, je la retrouve pas. Tu comprends, il y a tous mes cours dessus, c’est hyper embêtant, il y a aussi tous ceux de papa…

L’adolescent la fixait d’une étrange façon.

— Elle ne doit pas être loin ta clef !

Bousculant la gamine, Achille fonça vers l’abri de jardin. Il n’était pas question que son père tombe dessus pour qu’il l’accuse de vol une nouvelle fois. Mais il se ravisa.

— C’est vrai ce que tu me racontes là ? Tu ne serais pas en train de m’embrouiller ?

La voix de Lise se fit plus aigüe.

— Bien sûr que non… Laisse, je crois savoir où elle est tombée.

— OK, vas-y, mais dépêche-toi.

Elle entra de nouveau dans le refuge, à l’abri du chaud, à l’abri du garçon. Son cœur battait la chamade et elle était en nage. Elle était sûre qu’ Achille avait vu qu’elle racontait n’importe quoi. « Tu ne serais pas en train de m’embrouiller ? » il avait dit. Oui, il avait dit ça, tu ne serais pas en train de m’embrouiller… C’était bien fait pour elle s’il la considérait maintenant comme une menteuse. D’agacement, elle se mit à déplacer des cartons, il fallait qu’elle fasse semblant de chercher. Elle heurta sans ménagement des tas d’objets hétéroclites. Tout à l’heure, elle n’avait pas eu le temps d’observer le capharnaüm qui l’entourait. Là, elle distinguait davantage les objets. Elle heurta de son pied un enrouleur électrique que son socle mal positionné avait rendu instable. Il s’affaissa sur ce qui devait être une pile d’assiettes, provoquant un tintamarre du diable. Elle jeta un œil sur les dégâts qu’elle venait d’occasionner et découvrit de la porcelaine brisée à ses pieds.

— Mais qu’est-ce que tu fais, bon sang ?

Lise saisit un morceau de vaisselle cassée. Elle qui s’était fait une joie de venir chez Achille pour présenter le journal de l’école à sa grand-mère, une joie de suivre le jeune homme, ce voisin qu’elle admirait, qu’elle aimait en secret… Sa timidité maladive l’avait mise dans une situation inextricable. Il fallait sortir de cet engrenage et expliquer franchement au jeune homme sa peur de l’eau et ce mensonge idiot qui en avait découlé. Déterminée à en découdre, Lise serra le morceau de vaisselle au creux de sa main. Une douleur aiguë la fit le lâcher aussitôt. Elle venait de se faire une belle entaille et comme aurait dit son père « ça pissait le sang ». Réalisant qu’elle risquait d’en mettre partout, elle chercha un mouchoir dans sa poche arrière mais ne trouva que sa culotte qu’elle plaça, à contrecœur, contre la blessure. Le tissu en coton rose absorba voracement le liquide. La fillette souleva, non sans une certaine appréhension, l’étoffe déjà bien imbibée. Ce n’était pas si vilain que ça. Elle porta son pouce à sa bouche et aspira le sang. Elle ne sentait quasiment plus rien. C’était superficiel.

— Lise ? Qu’est-ce que tu fous ? Qu’est-ce que t’as cassé ?

Elle allait enfin se décider à sortir quand son regard tomba, tout à fait par hasard, sur une chemise de classement vert olive qui ne l’aurait pas du tout interpellée si elle n’avait reconnu, sur la pochette, celui qu’elle avait à peine regardé tout à l’heure. Quelqu’un avait dû placer ce dossier à l’abri des regards mais la détermination de Lise à tout déplacer avait mis en évidence ce qui aurait dû rester caché.

Ça ressemblait à Galgo. Le corps écartelé, attaché sur la voie de chemin de fer, semblait être celui de Galgo… mais ce n’était pourtant pas lui. C’était trop grand, trop élancé pour être un chien. La petite s’obligea à détailler la photographie. Sur la droite, une main faisait irruption dans le champ de la photo, un index pointé sur la pauvre créature entravée. Un index portant une bague.

Comment pouvait-on être aussi cruel ? La remarque faite par le garçon quelques minutes auparavant lui revint en pleine figure. L’avantage avec lui, c’est qu’il répète rien aux parents… Ça lui fit comme une décharge.

Elle apparut enfin. Achille remarqua sa pâleur. Il devina, sous le tee-shirt blanc, le maillot de l’anorexique.

— Tout va bien ?

La fillette lui expliqua qu’une pile d’assiettes était tombée, qu’elle était désolée, qu’en fait elle lui avait menti, qu’il n’y avait pas de clef USB, qu’elle avait fait exprès de ne pas sortir de la cabane tout de suite parce qu’elle avait peur de l’eau et qu’elle était vraiment désolée de tout ça et que maintenant, elle voulait vraiment rentrer chez elle car elle était vraiment fatiguée… oui… vraiment très fatiguée…

Achille se plaça à quelques centimètres de la fillette et posa les mains sur ses frêles épaules.

Il n’était pas question qu’elle parte. C’était une trop belle opportunité. S’il arrivait à ses fins, ça lui permettrait de passer ses soirées peinard au skatepark.

— Je veux rentrer chez moi… je veux juste rentrer chez moi…

Elle avait conscience qu’elle était en train de perdre la considération du jeune homme mais, curieusement, ce qu’il pourrait penser d’elle désormais, l’indifférait totalement. Ce dont elle avait envie, ce qu’elle voulait avant tout, c’était rentrer chez elle ! Retrouver sa chambre, ses livres, serrer fort sa maman contre elle, entendre son père s’affairer en bas ou répondre au téléphone, ou râler après les voisins qui ne savaient pas faire taire leur chien. Toutes ces petites choses, soudain, lui manquaient. C’était comme si elles avaient été reléguées aux oubliettes, comme si quelqu’un avait rompu les amarres qui la reliaient à un quotidien qu’elle avait eu l’innocence de juger banal, et qui, maintenant, lui apparaissait enveloppé du lustre précieux de la nostalgie.

Achille dut percevoir cela. Il troqua le rôle du jeune homme ténébreux pour celui du jeune gars sympa.

— Ne bouge pas, tiens, assois-toi là…

Il lui désignait un siège en toile verte.

— Je reviens. Tu vas m’expliquer tout ça calmement.

Il ne fallait pas qu’elle parte.

— Et puis ma grand-mère ne va pas tarder à se réveiller… Hein, mamie ? cria-t-il en faisant glisser la baie vitrée.

Lise s’installa dans le fauteuil en toile. Il était large, profond, et le tissu sentait encore l’odeur propre du neuf. Il y avait quelque chose de rassurant à être sertie dans ce vert immaculé.

— Un bon jus de fruits, bien frais, c’est ça dont tu as besoin… Ah t’es là, toi ? Qu’est-ce tu fais dans la cuisine ?

Galgo tressaillit.

Achille hésita entre la brique de jus d’orange et la brique de jus de pomme, et son regard se posa sur la bouteille interdite. Elle n’était ni tout à fait pleine ni tout à fait vide. Pourquoi pas ? Ça la détendrait… Il s’en serait bien servi, mais il ne fallait pas que son père voie qu’il avait tapé dedans. Il versa la vodka dans le verre de Lise.

Il s’apprêtait à prendre le plateau pour rejoindre la fillette quand son attention fut attirée par le crissement de pneus sur les gravillons. Il jeta un œil à l’extérieur, prenant garde à ne pas se montrer. Il reconnut le bleu pétrole de l’Audi A3 Sportback de l’anorexique. Elle avait bien choisi son moment celle-là ! Quel con ! Il aurait quand même pu refermer le portail.

— Achille ? Achille ? Il y a une dame dehors. Achille ?… Achille ?

Le jeune homme donna un tour de clef à la porte et s’élança à l’étage.

Il trouva sa grand-mère debout face à la fenêtre, dans un état d’agitation qui annonçait une crise imminente. Recluse depuis des mois dans la maison de son fils et de sa belle-fille, elle avait perdu ses repères et la moindre entorse au quotidien la perturbait.

— Surtout, mamie, tu ne dis rien. On n’ouvre pas, c’est l’amie de maman, celle qui vient nous casser les pieds chaque été.

Deux rides contrariées barrèrent le front de la vieille dame.

— Il faut qu’elle parte alors ! Vous entendez, madame, partez d’ici !

Elle avait été prompte à ouvrir la fenêtre et Achille bien incapable d’arrêter son geste.

— Bonjour, madame Bléda, je suis Anna, vous ne me reconnaissez pas ? Nous avons dîné ensemble l’an dernier.

La voix riante d’Anna ricocha dans le vide. Le temps, pour Andrée Bléda, n’avait plus que la réalité de l’instant, suspendue entre deux néants.

— Je passais dans le quartier et du coup, je me suis dit que je pouvais m’arrêter faire une petite halte chez vous, enfin, chez vos enfants…

Achille mordit d’agacement sa lèvre inférieure. Il marmonna :

— Tu lui dis qu’il n’y a personne à la maison, qu’elle repasse un autre jour.

Andrée ne chercha pas à fouiller dans sa pauvre mémoire. Si Achille affirmait qu’il n’y avait personne ici, c’est qu’il n’y avait personne. Pourtant, il lui semblait bien avoir entendu la voix d’une petite fille tout à l’heure. Mais bon, inutile de chercher des complications. S’il n’y avait personne, c’est qu’il fallait sans doute qu’il n’y eût personne.