Musique - Collectif YBY - E-Book

Musique E-Book

Collectif YBY

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Beschreibung

Vivez la Musique au travers de neuf nouvelles superbement illustrées…

Installez-vous, la représentation va commencer ! Les neuf compositeur·rice·s que vous venez écouter vous proposent chacun·e leur courant artistique : au programme, des mélodies qui se teintent d’angoisse, de drame et d’humour. Sur une sérénade ou un air de pop rock, accompagnez nos héros·ïnes dans leurs quêtes fantastiques ! Déjà, les lumières s’éteignent, et les premières notes s’élèvent. Êtes-vous prêt·e·s pour un voyage acoustique hors du commun ? [Pour public averti]

Les plumes de ces auteur·rice·s vous emmèneront dans des univers aussi riches qu’inattendus !


À PROPOS DES AUTEUR·RICE·S


Thomas Di Franco, Tino H. Charroux, Weggen, Naël Legrand, Ana Zaharova, Ysael, Anne-Laure, Karine Rennberg et Lux.

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COUVERTURE ILLUSTRÉE PAR

AKI

AKI est une illustratrice autodidacte. Elle travaille essentiellement dans le domaine de la bande dessinée comme dessinatrice, coloriste, autrice… et parfois, tout ça en même temps ! Elle s’inspire du cinéma d’animation et aime les mises en scène soignées. Prêtant une attention particulière à l’expressivité de ses personnages et au choix des ambiances, des couleurs et des cadrages, elle souhaite faire passer des émotions variées à son lectorat.

artstation.com/b_akifacebook.com/artbloodyakiinstagram.com/bloody.akitwitter.com/AKI_bloody

Neuf heuresde ­l’après-midi

J’ai dû faire comme si je ne le connaissais pas. Agir comme si son existence me laissait indifférent, alors que tout ce que je souhaitais, encore et encore, c’était me jeter dans ses bras, lui demander pardon, lui dire que je l’aimerais toujours, que j’étais là.

Quelques années après la dispute qui a brisé leur amitié, Michael et Sol se croisent par hasard dans un bar. Alors que Michael pensait leur affinité perdue à tout jamais, voilà qu’une semaine plus tard, Sol l’invite à assister à un concert de Panic! at the Disco, leur groupe préféré. La musique pourrait-elle guérir les blessures du passé ?

ÉCRIT PAR

Ana Zaharova

Ana est passionnée par les arts depuis son plus jeune âge. Entre ses études, son implication étudiante et son amour pour la relation d’aide, elle écrit çà et là des histoires mettant en scène divers·e·s protagonistes inspiré·e·s de son quotidien. À travers ses textes, elle tente de transmettre son amour pour l’humanité dans toute sa ­complexité, sa beauté et sa détresse.

instagram.com/anazaharova_

ILLUSTRÉ PAR

Lilliam Thomdet

Illustratrice jeunesse, Lilliam souffrait autrefois d’une terrible carence en romances pour adultes… ce qui la changea en fantôme à lunettes !

Désormais, elle hante les vivants en dessinant des gens qui s’embrassent. On raconte que l’on peut entendre son crayon gratter le papier pendant les nuits de pleine lune… Elle aime les histoires de châteaux hantés, les petits chats et les jeux de mots.

instagram.com/lilliam.thomdettwitter.com/lilliam_Thomdet

Avertissement relatif au contenu

Cette œuvre comporte des contenus ou passages pouvant heurter la sensibilité du public.

– Principaux : alcoolisme, anxiété, comportement auto­destructeur, dépression.

– Ponctuels : anorexie, consommation de drogue et ­d’alcool, relation toxique, victim blaming.

– Mentions : outing, crise de panique.

À mes amours sucrés de toujours et mes humain·e·s préféré·e·s.

Tomber sur lui après toutes ces années me laisse désemparé. Je savais qu’il me manquait. Après tout, ­comment ne pas souffrir de son absence ? Cependant, le voir… réaliser qu’il est là… que, depuis tout ce temps, il l’a toujoursété, mais que nos chemins ne se sont tout simplement pas croisés depuis notre séparation… ça me prend aux tripes.

Comment est-ce possible ? Pourquoi maintenant ? Et pourquoi est-ce que je me sens aussi confus ? À la fois si heureux et si triste ? Comme si on m’avait retiré une partie de moi, tout en me rendant la seule source de mon bonheur. Comme si tout avait du sens. Comme si rien n’avait de sens. Soudainement, mon monde, la fausse joie que je ressentais, tout, absolument tout s’écroule.

J’inspire longuement. Je suis coincé dans l’unique cabine des toilettes de mon bar préféré. Complètement bourré. Ou défoncé. Je ne sais plus, à ce stade. Sûrement les deux. J’ai la nausée. Je me connais : si, d’ici deux minutes, je ne sors pas prendre l’air, je vais faire une crise de ­pani­que, vomir et, probablement, repartir boire pour oublier la douleur qui est en train de s’emparer de moi.

Comment en suis-je arrivé là ? À me réfugier dans les chiottes, à me cacher de l’univers entier, à haïr de tout mon être mon existence, ma souffrance, mon plaisir ?

Mes idées se mélangent.

Je ferme les yeux. Son sourire me revient en tête. Ses éternels cheveux roux, les vingt-six petites taches de rousseur sur son nez, le semblant de rictus qui se forme sur son visage quand il me regarde avec curiosité et malice. Sa voix. Son charme. Charme irrésistible qui me fait perdre mes moyens encore aujourd’hui.

Puis je repense à sa surprise quand il a réalisé qui j’étais. Et à la mienne. Surtout à la mienne.

— Michael ?

J’inspire profondément. Quelqu’un cogne à la porte. Ou peut-être que c’est mon mal de tête qui résonne ? Je m’efforce de me relever, m’agrippant à la cuvette, à la barre en métal, à la poignée. Je prends quelques secondes pour inhaler l’odeur insipide des WC, avec l’espoir malsain d’en venir à régurgiter tout l’alcool que j’ai consommé, que ça me réveille de ma propre brume, que je retrouve le peu ­d’esprits qu’il me reste. Retrouver ses esprits ; quelle expression idiote.

Du mieux que je le peux, je réussis à ouvrir la porte. Il est là, un verre de bière à la main, dans toute sa splendeur. Ses inoubliables yeux bleus me regardent avec incompréhen­sion. Est-il en train de se moquer de moi ? Ou alors, il m’admire ?

J’expire. Je peine à réaliser que je n’ai pas reconnu sa voix. Comment ai-je pu l’oublier ?

— Bon sang, ça va ? me demande-t-il d’un ton inquiet. T’es parti depuis une heure !

Une heure ? Je secoue la tête. Mais non. Cinq minutes. Cinq très longues minutes.

— Je pensais que tu t’étais enfui par la fenêtre, après avoir compris qui j’étais, ajoute-t-il en rigolant.

— Pourquoi je ferais ça ?

Il hausse les épaules. Il hausse toujours les épaules quand je ne ris pas à ses blagues. Comment est-il possible que je me souvienne de ça, mais pas que ça fait une heure que je me cache ici ?

— Bref, tu sors ? Marcus va fermer le bar dans deux minutes.

Je jette un coup d’œil à ma montre. Il est déjà trois heures du matin. Je n’en reviens pas. Trois heures. Ça doit faire des mois que je ne suis pas resté quelque part jusqu’au milieu de la nuit. J’ai complètement perdu la notion du temps.

— Ouais, ouais, OK. Donne-moi trente secondes pour me laver les mains.

— On se rejoint dehors ?

Sa question me prend au dépourvu. Se rejoindre dehors ? Pour quoi faire ? Nous n’avons rien à nous dire. Après tout ce temps, nous n’avons rien à nous dire. Je ricane malgré moi. Cette révélation me brise le cœur. Lui et moi, pas un seul mot à échanger. Pas de nouvelles à partager. Plus de passion commune. Rien. Quand je pense qu’ados, on était meilleurs amis…

L’eau chaude sur mes mains me ramène à moi. Je passe plusieurs secondes à me frotter rigoureusement les doigts, les ongles, à m’assurer que toute saleté disparaisse, avec l’espoir que cela dissipe également mon malaise. J’ai du mal à comprendre mon inconfort. Est-ce la culpabilité qui me ronge encore ? L’excès d’alcool ? De drogues ? Peu importe. Peu importe. Je ne souhaite qu’une chose : que tout cesse. Que mon cœur se calme, que l’impression de ne plus être moi-même, qui prend le dessus depuis tout à l’heure, s’estompe enfin. Je veux juste être bien. Pourquoi n’en suis-je pas capable ?

Je sors du bar, et l’air chaud m’étouffe. Moi qui ­m’attendais à ce que le froid reprenne vie aux douces heures de cette nuit d’été, je me retrouve d’autant plus déstabilisé. Tout est flou. Irréel. Une impression de déjà-vu m’habite. Je déteste ça.

— Tu veux un joint ?

Brusquement, je me retourne vers mon ancien meilleur ami. Il est là. Je ne comprends rien à rien.

— Ouais ! Non. Je sais pas.

Il arque un sourcil. Je hausse les épaules.

Il n’a aucunement changé. Ça me fait doucement ­rigoler. Même sourire mesquin, même regard plein de jugement, même air hautain. Fausse attitude prétentieuse qu’il s’est créée de toutes pièces parce qu’il déteste son visage d’enfant. Il a beau avoir vingt-et-un ans, il semble en avoir dix-sept. Ça l’a toujours complexé de passer pour un gamin. Alors, il s’est inventé une personnalité méprisante et a adopté le comportement associé. Ça ne date pas d’hier, ses regards en biais, ses sourires traîtres, ses airs autoritaires. De même que ses vêtements dignes d’un courtier financier un peu olé olé, comme pour ponctuer l’absurdité de son personnage. Il peut se targuer d’être prétentieux autant qu’il le souhaite ; ça ne l’empêchera jamais d’avoir un cœur en or, une sensibilité et une attention aux autres sans fin. C’est ça que j’appréciais, autrefois, chez lui. Son côté si maladivement humain, son besoin de protéger autrui, coûte que coûte. Sa facilité à aimer ses proches de tout son être, inconditionnellement.

Enfin, sauf dans mon cas, apparemment. J’ai commis un faux pas, et c’était fini. Seize ans de complicité effacés en cinq minutes. Bon, mon erreur était fatale, je dois le reconnaître…

Il faut que je me sorte de mes pensées. Plus je me mets à remuer le passé, plus il y a de chances que je fasse une crise de panique, et la dernière chose que je veux, c’est risquer de perdre mes moyens une seconde fois en l’espace d’une heure et demie.

Je reluque mon ancien meilleur ami – réellement, cette fois. Et pas seulement pour admirer son joli visage.

Chemise rouge écarlate : check. Veston bleu foncé : check. Pantalon de la même couleur : eh oui. Cravate quadrillée bleu foncé et rouge écarlate : bien sûr. Bon sang, il est toujours aussi attirant !

Je souris en voyant ses fameuses lunettes de soleil. Il est trois heures du matin, la ville est plongée dans un noir complet. J’ai l’impression qu’il les porte pour souligner une indifférence que je sais fausse, tout comme ce compor­tement distant et lointain qu’il adopte avec moi. Certes, certes, je le conçois, il a fait un effort : il m’a offert un joint.

Mais un joint n’excuse pas toutes ces années de silence, ces années à m’éviter, à me haïr, alors que tout ce que je voulais, moi, c’était le retrouver, l’avoir à mes côtés. Me repen­tir. Oui, ce que j’ai fait était inacceptable, amoral, je le sais à présent. Sauf qu’il ignore les causes, il ignore ma souffrance, et même si mes actions ne justifient pas ce que j’ai fait, elles l’expliquent mieux que mes mots ne l’auraient pu.

J’ai subi deux déchirements : le perdre, et réaliser que je l’avais perdu en vain.

Tout en cherchant à m’approcher, il reste sur ses gardes. Du Sol tout craché, ça, de vouloir quelque chose sans rien faire pour l’obtenir. À moins d’être énervé. Parce que quand le grand Sol Orlov s’emporte, alors là…

Des bribes de notre dernière conversation – et ultime dispute, par la même occasion – me reviennent à l’esprit. La froideur de Sol, surtout. La rage émanant de tout son être, prête à assassiner quiconque oserait le contrarier. Rage qui a aisément tué notre amitié, finalement – victime de la connerie de Michael Lavallée combinée à la fureur de Sol Orlov. Un bon cocktail Molotov, magnifique analogie de mon état actuel.

Sol s’étouffe deux secondes avec son joint. Mon inquiétude pour son bien-être me ramène à moi, mais le souvenir amer de notre séparation m’empêche d’exprimer ma compassion.

— Qu’est-ce que tu me veux, Sol ? finis-je par demander à la place, avec un agacement qui m’est inhabituel.

— C’est-à-dire ?

Il est déstabilisé, tout à coup. Une partie de moi est satisfaite d’avoir encore cette emprise sur lui. Je ne suis donc pas le seul à être dépassé par ces retrouvailles soudaines.

Sont-elles soudaines, d’ailleurs ? Ou bien avait-il anticipé ma présence chez Marcus ? Il est notoire que Crosszeria, le groupe dont je suis le guitariste, y joue de temps à autre. Nos têtes, à Rosie, Sloan, Ariel et moi, figurent sur des affiches de promo placardées un peu partout en ville. Seul·e·s les touristes ignorent que Michael Lavallée, enfant pourri gâté des propriétaires de l’hôtel de luxe La Vallée, a débuté une carrière musicale. Sans le support de papa-­maman, en plus ! Mes bandmates avaient refusé tout soutien financier. Iels ne voulaient pas dépendre de leur fric. En un sens, ça m’allait. Pour la première fois de ma vie, je souhaitais accomplir quelque chose sans leur aide. Besoin de voler de mes propres ailes, tout ça, tout ça. Faut bien que ça commence quelque part.

Ça me rappelle ma crise d’adolescence. Un commen­taire que Sol m’avait fait, à l’époque : « Je me demande souvent si t’as conscience du privilège que tu as de désirer l’indépendance vis-à-vis de tes parents, Michael. Tes parents t’aiment. Je donnerais tout pour que les miens m’aiment autant. »

C’était la dernière fois que je le voyais aussi perturbé qu’il l’est en ce moment.

Cette réflexion brise mon cœur, tout en amplifiant ma rancœur.

— Eh ben, qu’est-ce que tu me veux ? Ça fait quoi, deux, trois ans qu’on s’est pas parlé ? je le questionne de façon rhétorique, plus pour combler le silence que pour obtenir une vraie réponse.

Il remonte ses lunettes sur son crâne, lève un sourcil, porte sa main libre à sa bouche. Ces gestes me rappellent nos révisions de maths et l’expression qu’il avait quand il faisait du calcul mental. Certaines choses ne changent pas.

— Quatre ans, six mois et deux jours, murmure-t-il.

— Tu te fous de moi ?

Il secoue la tête. Non, bien sûr que non. Il a vraiment compté !

Et puis, bon, Sol Orlov ne se moque jamais de personne. Il est bien trop honnête pour ça. Trop patient. Trop parfait. Contrairement à moi qui suis trop impulsif, trop désordonné, a real mess1.

— Michael, si tu veux que je parte, je peux partir.

— Non.

— « Non » ? répète-t-il, dubitatif.

— Non, je ne veux pas que tu partes. C’est juste… Ça fait tellement longtemps, Sol, je constate d’une voix à peine audible.

Un petit sourire illumine son visage. Ses épaules retombent. Il rallume son joint, détendu.

— Oui, Michael. Ça fait longtemps.

Sa voix est si douce. Je retrouve peu à peu le vrai Sol. Mon Sol.

Lui et moi, on a grandi ensemble. Voisins depuis toujours, meilleurs amis pour l’éternité.

Du moins, ça, c’était avant. Meilleurs amis. Quelle bonne blague. Tous les secrets, toutes les confessions, tous les moments passés l’un avec l’autre, les rêves, les aspirations, les larmes, notre proximité, notre amour mutuel pour Brendon Urie – chanteur de Panic! at the Disco –, les souvenirs ; tout ça, ça n’avait plus d’importance après notre dispute. J’ai dû faire comme si je ne le connaissais pas. Agir comme si son existence me laissait indifférent, alors que tout ce que je souhaitais, encore et encore, c’était me jeter dans ses bras, lui demander pardon, lui dire que je l’aimerais toujours, que j’étais là.

Mais non. Au lieu de ça, je suis resté aux côtés de ma copine de l’époque, j’ai continué de prétendre que les propos qu’elle avait tenus à l’égard de Sol et de sa jumelle, Marie, étaient acceptables, que mon comportement l’était aussi. J’ai subi son mépris en silence. Par amour pour elleux. Par respect pour ma relation, également, ne cessais-je de me répéter, comme pour me convaincre moi-même.

J’avais le béguin pour Louise depuis le collège. Tout le monde était au courant, elle la première. Au début, elle en profitait : elle aimait mes petites attentions, mon dévouement, ma moto. En réalité, elle me parlait surtout quand elle avait besoin d’un service. Sol ne cessait de me dire qu’elle m’utilisait, que je devais lâcher l’affaire. Ça n’avait pas de sens, pour lui, qu’un gars comme moi, qui baisait sans attaches et s’en vantait, se plie en quatre pour une fille qui ne voulait rien savoir de lui.

Ce qu’il ignorait – et ce que, moi non plus, je ne voyais pas –, c’est que Louise nourrissait mon obsession. Dès que je me désintéressais, elle revenait en force, me rappelant ce qui m’attirait tant chez elle.

Quand elle a enfin prononcé les trois mots magiques, je n’ai eu nul autre choix que de sortir avec elle. Une voix au fond de moi ne cessait de me répéter que je ne serais jamais assez bien pour elle. Cette même voix disait aussi que, si elle m’aimait pour de vrai, elle se serait mise en couple avec moi plus tôt.

J’ai donc endossé le rôle du petit ami parfait. Je pensais que, si j’étais celui que Louise souhaitait que je sois, elle m’aimerait comme moi je l’aimais. Que ma patience en vaudrait la peine.

Et Dieu sait combien je l’ai regretté, ce besoin d’être aimé par elle. J’étais prêt à tout pour lui prouver que je ne l’abandonnerais jamais. Même à la choisir en sachant pertinem­ment qu’elle était en tort. Même à rester avec elle, deux ans après avoir perdu les Orlov.

Si j’avais su de quelle manière notre histoire finirait, je serais parti avant même qu’elle ne débute. Rien de tout ce qui a suivi ma dispute avec Sol ne méritait mes sacrifices.

— Comment tu vas, depuis tout ce temps ?

Tout en me ramenant au présent, sa question me laisse perplexe. Pourquoi s’intéresse-t-il à ma vie ? N’est-ce pas lui qui a passé les dernières années à faire comme si je n’existais pas ?

— Quoi ?

— Comment tu vas ?

Je secoue la tête. Rire jaune.

Comment je vais ? Sol, si seulement je le savais ! Entre ma dépression, mon anxiété, mon début d’alcoolisme et le succès trop rapide de mon groupe qui me terrorise, par quoi veux-tu que je commence ?

As-tu envie que je te parle de l’échec de notre « amour », à Louise et moi ? De son infidélité, ou mieux, de comment je l’ai surprise en train de me tromper ? As-tu envie que je te dise que tu avais raison, qu’elle se servait de moi – pire encore, qu’elle ne m’aimait pas ? Comment peut-on aimer quelqu’un en mentant durant toute la relation ? Deux ans foutus en l’air. Sept années de ma vie à aimer une fille qui n’en a jamais rien eu à faire, qui me voyait comme un passe-temps. Ironiquement, deux ans plus tard, je réalise que je ne m’en suis toujours pas remis. Comment est-ce qu’on se remet de ça, Sol ? Comment est-ce qu’on s’aime encore ?

Bon sang, que je veux te poser toutes ces questions, Sol. Si seulement tu savais à quel point ça me manque de te partager mon tourment, d’entendre ta douce voix me dire que ça ira et d’y croire, parce que c’est toi.

Marie est au courant de tout ça. Nos chemins se sont croisés récemment. Même si elle a été aussi blessée que toi – voire plus –, elle a compris, a laissé le passé derrière nous.

De vous deux, ç’a toujours été toi le plus rancunier.

Au lieu de lui balancer le tout à la figure, je hausse les épaules. Il change de sujet :

— Comment elle va, Louise ?

Tiens, Marie ne lui a pas annoncé la bonne nouvelle ?

— J’en sais rien. On n’est plus ensemble.

— Oh… Je suis désolé.

Son ton sonne plus satisfait que désolé. Ça me fait doucement rigoler.

— C’est pour le mieux.

Il hoche la tête. Ça doit le rassurer que je sache à présent que Louise n’a jamais eu une influence positive sur moi.

Je la chasse de mes pensées, attrape le joint que Sol peine à finir et éclate de rire.

Quatre ans. C’est si gênant, comme retrouvailles.

Allez, fais un effort, Mike.

— Et toi ? Toujours célibataire ?

— Célibataire éternel, Michael. Tu me connais : moi et les relations…

On recommence à discuter comme si la dernière fois qu’on s’était vus, c’était hier. Maintenant qu’il sait que je ne porte plus Louise dans mon cœur, il baisse enfin sa garde et me laisse entrer. Je retrouve entièrement mon Sol, et je ne veux plus jamais le perdre.

Mes muscles se détendent. Le joint fait effet. Je me sens bien.

Sol, il a ça de magique. Dès que je le vois, plus rien n’a d’importance.

Il est une meilleure drogue que la drogue elle-même.

Quand j’étais enfant, je ne pouvais pas m’imaginer une vie sans Sol Orlov. Il a toujours été là. Depuis mes premiers jours, lui et ses cheveux roux, ses yeux bleus et son sourire éclatant, faisaient partie de mon quotidien. Sa jumelle également. Les Orlov et le Lavallée : le trio d’enfer. J’ai grandi avec l’idée que rien ni personne ne pouvait nous séparer. Après tout, peu importait ce qui nous arrivait, peu importaient les moments durs que nous traversions, les dispu­tes, les cris, les injures, nous étions ensemble. C’était tout ce qui comptait. La Terre pouvait prendre feu, des zombies pouvaient nous envahir, n’importe quoi pouvait arriver, vraiment ; tant que nous étions ensemble, je savais que nous pouvions tout combattre.

Les Orlov et le Lavallée contre l’univers entier, invincibles.

Puis je suis tombé amoureux de Louise Collin. Louise et ses cheveux bruns, Louise et ses airs hautains, Louise et son charme irrésistible. Louise qui faisait chavirer mon cœur, mon corps, mon être. Louise qui avait toujours les meilleures idées du groupe, qui était prête à toutes les aventures, qui avait les arguments les plus convaincants pour qu’on la suive jusqu’au bout du monde. Louise qui me fascinait depuis que je la connaissais, qui était mon premier baiser – baiser qui a marqué à tout jamais mon cœur de préadolescent.

Quand j’avais seize ans, j’aimais Louise plus que je n’aimais ma propre vie. J’étais prêt à tout et à n’importe quoi pour elle. Je la suivais aveuglément, parce que c’était ce qui me semblait juste. Mon amour existait à travers mes sacrifices, mes décisions prises sur un coup de tête, ma peur constante de ne pas être assez, de la perdre. Dès qu’une occasion de lui prouver la sincérité de mes sentiments se présentait, je le faisais, peu importaient les conséquences. J’avais beau avoir conscience que j’étais le seul à fournir des efforts démesurés, le simple fait d’avoir droit à un baiser de sa part, à une caresse, à un regard suffisait à calmer mes ardeurs.

Quand elle m’a demandé de m’éloigner de Sol, parce que notre complicité, notre proximité et nos blagues déplacées la mettaient mal à l’aise, je l’ai fait. C’était le début de ma perte.

Un jour, Louise s’en est prise à Marie et lui a dit des choses horribles. Entre autres que celle-ci méritait son anorexie récemment diagnostiquée, que c’était entièrement de sa faute et qu’elle était indigne de notre compassion. Toute notre bande était présente. Tout de suite, nos ami·e·s se sont mis·e·s à défendre Marie, Sol s’est emporté pour la première fois de son existence, et moi, comme un idiot, je suis resté là, à les regarder, muet.

J’ai été le premier à réaliser que Marie n’allait pas bien. C’est moi qui l’ai amenée à l’hôpital contre son gré quand elle s’est évanouie, après une course de deux heures à jeun. Si les autres attribuaient sa perte de poids à sa nouvelle obsession pour le sport, moi, j’avais rapidement compris qu’elle s’empêchait de manger.

Ma relation avec Marie a toujours été plus subtile que celle que j’avais avec Sol. Si Sol et moi étions inséparables, Marie et moi passions peu de temps tous·tes les deux seule­ment, mais nous nous connaissions par cœur. C’est vers moi qu’elle s’est tournée quand elle a réalisé être lesbienne, quand elle a commencé la drogue. Pendant longtemps, Marie a prétendu m’aimer pour cacher son homosexualité. Je jouais le jeu, jusqu’à ce que je sorte avec Louise.

Quand Marie s’est réveillée à l’hôpital, elle m’a jeté un regard meurtrier. Sol et leur père étaient là, morts d’inquiétude. C’est la première fois que j’ai vu Sol pleurer autant.

Durant son hospitalisation, Marie s’est ouverte à moi. Je l’ai convaincue d’accepter la thérapie de groupe. J’ai essayé de l’aider à aller mieux. Ou, du moins, je lui ai rappelé pourquoi elle s’aimait un peu quand même. J’ai égale­ment mis ma relation avec Louise de côté. Le bien-être de Marie m’était plus important que mon histoire de cœur d’adolescence.

Quand j’ai revu Louise, j’ai eu le droit à une crise de jalousie. Elle pensait que je la trompais. J’ai tenté de la rassurer en étant honnête : Marie n’allait pas bien, je devais être là pour elle.

C’est à ce moment-là que Louise a changé de discours ; tout à coup, le problème n’était plus moi. Le problème, c’était Marie qui me monopolisait. « De toute façon, Marie, t’as toujours été jalouse de notre relation ! Mais bien sûr, t’aimes Mike ! Mais qui fait ça, de se rendre anorexique pour avoir de l’attention ? » avait hurlé Louise en confrontant ma meilleure amie.

Je ne pouvais trahir le secret de Marie.

J’ai donc laissé Louise s’énerver, balancer toutes ces horreurs. Je l’ai laissé croire que Marie m’aimait. Qu’elle avait « fait exprès » ; comme si qui que ce soit pouvait faire exprès d’être malade.

Après tout, quelles étaient mes options ? D’un côté, ce que Louise affirmait était dégueulasse. De l’autre, la contredire revenait à déplacarder Marie.

Mon dilemme a vite été réglé quand Louise s’est tournée vers moi en s’écriant :

— Mike, tu vas vraiment rester là à les laisser me parler comme ça ?!

J’ai pris sa défense. C’était aussi simple que ça. J’ai ouvert ma gueule et je leur ai ordonné de ne pas s’attaquer à elle.

Sol a failli me frapper. Sous le coup de la colère, il a essayé de lever la main sur moi. Il s’est arrêté en plein élan, se contentant de me désigner la porte. Je me souviens d’avoir tremblé de peur. Non pas à cause du poing, mais bien en raison de la haine que j’ai pu lire dans son regard. Ses yeux, qui n’avaient jamais eu que de l’affection et du respect pour moi, s’étaient transformés en deux trous noirs, vides d’émotion, de compassion.

Je n’existais plus pour lui. J’aurais pu crever sur place, il s’en serait foutu. Je n’avais pas anticipé qu’en plus de passer pour un connard, je risquais de perdre Sol.

D’une voix étonnamment calme, mais à la fois glaciale et poignante, il a ensuite prononcé les mots qui ont brisé mon être à tout jamais.

— Va-t’en, Mike. Je ne veux plus jamais te revoir. Et prends ta très chère Lou avec toi. Vous vous méritez bien, au final : deux belles déceptions, deux êtres pitoyables.

Sol Orlov n’utilise les surnoms des gens que lorsqu’il est sérieux. Et jamais de sa vie il n’avait été aussi sérieux qu’à cet instant-là.

En protégeant Marie, en défendant Louise, je me suis retrouvé à perdre la seule personne que je pensais incapable de m’abandonner. Mon univers entier s’est écroulé.

Les Orlov et le Lavallée, invincibles, ont été détruits par Louise Collin.

Mon téléphone sonne. Le prénom de Sol y apparaît pour la première fois depuis quatre ans, six mois et huit jours, et un sourire illumine mon visage. Sol. Je décroche sans tarder, plus qu’heureux de l’avoir dans ma vie à nouveau, de pouvoir lui parler quand l’envie me prend, de savoir qu’il est là, qu’il m’aime comme avant.

— Hé, Michael ! J’ai une proposition à te faire.

— Bonjour à toi aussi, Sol.

Entendre son rire réchauffe mon cœur.

— Tu disais ?

— Ouais ! Donc, il y a quelques mois, j’ai acheté des billets pour Panic! at the Disco, et je devais emmener Marie… Mais tu connais Marie et son sens de l’organisation… Comme à son habitude, elle a oublié qu’on avait des plans pour ce soir et s’est pris un rendez-vous important.

— Et… ?

— Eh bien ! je suis devant chez toi. Ça te dit d’aller à Paris pour voir Brendon Urie en live ? Je pourrais même te laisser conduire !

Ça me surprend qu’après tout ce temps, Sol Orlov aime encore P!ATD. Je veux dire, il les détestait, au début ! C’est moi qui lui ai montré le groupe. Sa première réaction ? « Mais c’est quoi cette merde ?! Pourquoi tu me fais écouter ça ? » Quand il a explosé de rire, je l’ai tapé. En guise de vengeance, j’ai passé leurs CD en boucle, pendant des mois, à chaque fois qu’il venait chez moi. À force de les entendre, il a fini par les apprécier un tout petit peu, jusqu’à en tomber amoureux après la sortie de leur quatrième album, Too Weird to Live, Too Rare to Die! Il y avait quelque chose dans la voix de Brendon, dans le rythme de la musique et dans le style vestimentaire du groupe qui résonnait beaucoup en nous. J’ai même commencé à jouer de la guitare dans l’espoir d’être, un jour, aussi bon que le chanteur. Sol trouvait ça marrant. Ça nous a rapprochés.

Pour l’année qui a suivi, Brendon Urie était devenu notre fantasme mutuel.

Après, on s’est disputés et on s’est perdus de vue. J’ai continué à bander à la mention du chanteur, et Sol… eh bien, je pense que Sol aussi. Surtout s’il est allé jusqu’à s’acheter des billets à… àParis ?!

— Paris ! C’est à cinq heures de route ! je proteste.

S’attend-il vraiment à ce que j’abandonne tout et l’accompa­gne à Paris ?

Il y a quatre ans, je l’aurais fait sans hésiter. Aujourd’hui ? Il y a tellement de non-dits. Oui, nos retrouvailles se sont plutôt bien passées. Mais ça n’efface en rien toute la douleur, la peur de le perdre à nouveau… Est-ce que Marie a fini par lui révéler la vérité ? A-t-elle seulement eu conscience de ce qui a motivé mon choix ? On n’en a pas parlé, de ça. Enfin…

— Et alors ? C’est Brendon. Allez, c’est un billet gratuit, me supplie-t-il. L’hôtel est déjà réservé, et Marie va payer ­l’essence pour compenser. Brendon, Michael ! À Paris !

— J’avais des plans pour ce soir… dis-je, toujours hésitant.

— Allez ! Reporte-les ! Qu’est-ce que t’as à perdre ?

J’y réfléchis deux secondes.

On est… vendredi ? Ouais. Deux jours après la sortie du premier EP de mon groupe. Dans mes souvenirs, on devait se voir au bar pour fêter tout ça… Quoique, maintenant que j’y pense… Rosie n’a-t-elle pas annoncé hier soir qu’elle était enrhumée et devait annuler ? Ariel n’a-t-iel pas répliqué qu’iel ne viendrait pas, si Rosie s’absentait ? Ouais… Il reste Sloan, toujours chaude pour une bonne soirée, et moi. Soit les deux seules personnes du groupe qui se supportent à peine. Ouais, non. Si j’évite à Sloan un tête-à-tête avec moi bourré, il y a de fortes chances qu’elle finisse par m’apprécier un peu. À moins qu’elle ne prenne mal mon désistement ?

Mais, Paris. J’aime tellement Paris. Et Brendon. Et Sol.

Comment puis-je dire non à Sol, alors que je viens tout juste de le retrouver ?

Je flanche.

— D’accord, d’accord. Je fais mon sac et j’arrive !

Deux minutes plus tard, je suis installé derrière le volant de la voiture de mon – ancien ? – meilleur ami, direction la capitale.

Mais qu’est-ce que je fous de ma vie ?

Ah oui, j’abandonne tout et j’accompagne Sol Orlov.

Pray for the Wicked. Pourquoi est-ce que le titre de cet album me fait autant rigoler ? J’attends Sol, parti acheter deux bières et des chips. Le premier groupe vient d’achever son show. La salle commence à s’échauffer, et mon meilleur ami a choisi ce moment précis pour s’éclipser deux secondes, prétextant crever de faim. J’ignore comment des chips le rassasieraient, mais soit. Du coup, je me retrouve entouré d’inconnu·e·s, en plein devant la scène, un peu dépassé par toute cette situation. Mais, au moins, ça me permet de faire le point sur mes dernières découvertes.

Premièrement, je ne savais pas que mon ancien meilleur ami avait les moyens de se payer un hôtel quatre étoiles à Paris, des billets VIP platinumet une place de parking proche du Zénith. Et il m’offre une bière, par-dessus le marché, après m’avoir acheté un teeshirt à trente euros avec la tête de Brendon ! Vraiment. J’ignore ce qui me choque le plus : le fait qu’il dépense de l’argent pour un stationnement ou le fait qu’il dépense de l’argent pour moi. En y repensant, c’est définitivement le stationnement : on aurait très bien pu prendre le métro !

Deuxièmement, je ne m’attendais pas non plus à ce qu’il me mente. Enfin, me mentir… Quand Sol m’a appelé, hier, il a dit que le concert était le soir même. Dans les faits, il est aujourd’hui. Il voulait tout simplement s’assurer qu’on arrive au moins vingt-quatre heures à l’avance pour pouvoir visiter Paris. Jamais de ma vie je n’aurais pensé que Sol Orlov puisse avoir envie de faire le tour de la capitale, bien au contraire : il a toujours prétendu que Paris était loin d’être une ville qu’il appréciait. Lorsqu’on était enfants, je l’ai supplié un nombre incalculable de fois de venir y passer des vacances avec ma famille. À chaque fois, il me regardait longuement, secouait ses boucles, plissait son nez couvert de petites taches de rousseur, croisait les bras et me répétait son éternel « Non, Michael » très froid, très hautain. Quand je me dis qu’hier, il s’est amusé à me raconter des anecdotes à propos de l’opéra Garnier, mon lieu historique préféré… Mon cœur s’emballe rien qu’à ce souvenir. Jamais je ­n’aurais pu m’imaginer qu’il était possible pour Sol et moi de retrouver notre proximité.

Troisièmement, le trajet n’a pas du tout été gênant. Au contraire. C’était si… naturel. Comme si rien n’avait jamais changé entre nous. Comme si les quatre dernières années n’avaient pas existé.

Tout de suite, Sol s’est mis à me raconter sa matinée, à me partager des anecdotes de son boulot – il travaille comme serveur ! –, à me narrer ses récentes sorties… Au fur et à mesure qu’il me parlait, je me rendais compte à quel point nos vies étaient devenues semblables.

Nous passons tout notre temps en soirée, avons à moitié abandonné nos études respectives – moi, en histoire de l’art, lui, en littérature française –, occupons un petit boulot sans aucune idée de ce que l’avenir nous réserve…

Quoique, pas tout à fait, dans mon cas. Notre premier EP a eu vachement de succès, contrairement à nos attentes. D’ailleurs, Rosie m’a appelé, alors qu’on faisait le plein, pour m’avertir qu’on avait reçu des offres pour des concerts rémunérés ! Je n’ai pas osé le dire à Sol, même si j’en avais foutrement envie. Comment annoncer à son ancien meilleur ami que votre vie va bien, tandis que la sienne a pris un tournant décevant ?

De nous deux, il était celui qui avait le plus de chances de décrocher un boulot bien payé et bien placé. Après tout, il était bon à l’école, toujours à son affaire ; il ne sortait jamais, ne faisait aucune connerie. Toutes ses premières expériences ont eu lieu à cause de – ou grâce à ? – moi… Je devais constamment le traîner chez nos potes, le pousser à quitter sa zone de confort, consommer avec lui, lui faire vivre une adolescence clichée et pleine de débauche. Dès qu’on a cessé d’être amis, plus personne ne l’a revu à aucune fête. Ça m’a fait bizarre d’arriver bourré en soirée sans mon partner in crime2 à mes côtés… Apprendre ­qu’aujourd’hui, il mène le même style de vie que moi me sidère.

Finalement, je me rends compte qu’il n’a jamais eu besoin de moi pour s’amuser…

— Michael ! Attrape !

Je me retourne d’un coup sec, mains dans les airs pour attraper… une bouteille d’eau ? Mais c’est cinq euros ! Qu’est-ce qu’il fiche de son fric ?!

— Désolé du délai ! La file était interminable, se plaint-il.

Il me tend une bière en souriant. Toujours ce foutu sourire qui me fait craquer.

Je secoue la tête.

— Mais pourquoi de l’eau ? C’est beaucoup trop cher ! Je vais tout te rembourser. Dis-moi seulement le prix.

Par réflexe, je sors mon portefeuille de ma poche arrière. Il n’est pas question que je le laisse me gâter comme ça ! C’est absurde. Quatre ans sans nouvelles, et voilà qu’il me couvre de cadeaux ? Non, non, non.

— Parce que tu bois toujours de l’eau quand tu bois une bière ! Je n’ai pas oublié.

— Certes, mais pas à ce prix-là ! Je te rembourse, c’est tout.

— Michael, non. Ça me fait plaisir !

— J’insiste.

— C’est moi qui insiste ! Tu ne me rembourses rien, un point, c’est tout.

Il croise les bras et me toise. Je ne sais pas comment je suis censé réagir. D’un côté, il est vrai que c’est toujours moi qui payais quand on était ados, parce que ça me réjouissait et que je n’avais aucune notion de ce qu’était l’argent. De l’autre… Quatre ans. Il ne s’attend quand même pas à ce que j’accepte qu’il me dorlote comme ça après quatre ans ?

C’est trop… facile. Quelque chose cloche. Je ne peux pas croire qu’après tout ce temps, il agisse d’une façon aussi… Eh bien, qu’il soit si lui-même. Si à l’aise. Si joyeux. Forcément, c’est un jeu. Une bonne blague. Une attrape. Pourquoi serait-il si gentil avec moi ?

Peut-être parce qu’avant que tout ça n’arrive, vous étiez meilleurs amis depuis seize ans, Michael.

J’essaie de me sortir cette mauvaise impression de la tête. Ça ne sert à rien de ruminer comme ça. Si ? La panique s’empare peu à peu de moi.

La lumière se tamise, et, à la place, une euphorie m’enve­loppe. Mes soucis s’envolent, tandis que les premières notes de (Fuck A) Silver Lining me prennent aux tripes.

Brendon apparaît sur scène et salue la foule, entre deux sourires éclatants. Il est aussi beau que sur les photos. Aussi charismatique que dans les vidéos. Je n’en reviens pas de l’avoir si proche de moi, après tout ce temps. Je sens mon cœur quitter mon être à chacun de ses pas de danse, à chaque parole et à chaque rire. Je savais qu’il était excellent en live, pour avoir lu des critiques sur le Net, mais jamais je ne me serais attendu à ce qu’il soit à ce point… lui-même ? Je me perds dans ses mouvements, chante à tue-tête chaque mot, chaque phrase, pleure parce que je suis trop ému.

Je ne réalise même pas que j’ai fini ma bière, que Sol danse à côté de moi, que ses mains s’agrippent tantôt à mes bras, tantôt à mes hanches. C’est inhabituel, mais je suis trop en extase pour m’en soucier. J’en oublie les derniers mois, les dernières années. Le brouillard qui a suivi ma rupture avec Louise, la peine et le désarroi. Deux années complètes. Je ne m’étais même pas rendu compte que ça faisait deux années. La douleur est si vive que ça me semble être hier.

Le monde s’arrête de tourner. Brendon est sur scène. Brendon est sur scène. Et il me voit.

Le premier truc que j’ai mis dans mon sac, vendredi, c’est mon drapeau pansexuel. S’il y a bien une chose avec laquelle j’ai toujours été à l’aise, c’est mon orientation sexuelle. Brendon pointe le large bandeau du doigt et m’adresse un sourire fier. Mon cœur bat à toute vitesse. Brendon m’a souri. Brendon m’a vu. Brendon sait que, quelque part dans ce monde, j’existe. Des larmes de joie coulent de nouveau sur mon visage, j’entends Sol rire à mes côtés. Il me prend dans ses bras et me serre fort, fort, fort, mon dos en appui contre son torse, sa tête sur mes épaules. Je n’en reviens pas. En temps normal, il déteste les câlins…

J’ai l’impression d’être dans un tout autre univers. Sur une autre planète, où les lois et les règles telles qu’on les connaît n’existent plus, où les peines, les douleurs, toutes les émotions négatives n’ont plus lieu d’être, n’ont plus de sens. Je m’accroche aux bras de Sol comme si ma vie en dépendait, joue contre joue, en extase.

— Woooho oooh oooh oooh ohhh, Mona Lisa, you’re guaranteed to run this town! chantons-nous en chœur.

Brendon court partout, saute, se penche vers l’avant de la scène, parcourt tous les recoins, s’assure d’interagir avec chacun·e des musicien·ne·s, chacun·e des fans trop ­heureux·ses de le voir. La salle passe du bleu au rouge, au vert ; des projections, sur le mur, accompagnent toutes les chansons. Le visage de Brendon apparaît sur les trois écrans : à gauche, au milieu, à droite. Mes yeux ne savent plus où se poser. Je sors mon portable, essayant d’avoir ne serait-ce qu’une seule photo potable de mon artiste préféré, ou au moins une vidéo pas trop pixélisée. Je vois Sol secouer la tête.

— Profite, à la place, me dit-il tant bien que mal, entre deux couplets.

Il a raison. On s’en fout des photos, des vidéos. Ce qui compte, c’est le moment présent. C’est ce sentiment de bonheur intense que je ressens, cette motivation qui s’empare soudainement de moi. En regardant Brendon être si passionné, si extravagant, j’en viens à me dire que, moi aussi, je peux être comme ça. Moi aussi, je peux faire chanter des foules à tue-tête, rendre les gens joyeux par ma simple présence, inspirer les autres. Moi aussi, je peux réaliser mes rêves, être fier de moi.

Je danse, hurle les paroles en essayant d’avoir la même voix que Brendon, ris à ses anecdotes. J’observe Sol du coin de l’œil. Il est tout aussi exalté que moi. Ses cheveux roux partent dans tous les sens, ses yeux bleus s’illuminent de bonheur ; ça me fait chaud au cœur de le voir si heureux. Mon sourire ne me quitte pas de toute la soirée. Je n’en reviens pas. Je n’ai jamais été à ce point aux anges de toute ma vie. Jamais.

Toutes ces sensations, ces émotions que je ressens, c’est si neuf, pour moi. Je suis ivre de joie. Je peux tout faire, tout ! Apprendre à chanter, perfectionner mes talents de guitariste, découvrir de nouvelles salles et de nouvelles personnes, être moins déprimé, moins anxieux, avoir confiance en moi. Je peux conquérir le monde, réaliser tous mes objectifs, me surpasser ! Tout. Je repense à mes échecs, et j’en ris. Tout cela n’a plus de poids, dorénavant. Ça me semble si lointain, si minime à côté de mon état de béatitude actuel…

Je veux voler. Être la meilleure version de moi-même. Je veux aimer, encore et encore. Avoir le cœur brisé, mais toujours être capable de me relever, de m’ouvrir aux autres, de m’offrir aux autres, sans égard pour leur genre, parce que je n’en ai rien à faire. Je veux être un livre ouvert. J’ai passé tellement d’années à avoir honte d’être moi, d’être si romantique, si cliché. Et là, en écoutant Brendon chanter le refrain de Girls/Girls/Boys, la seule chose que je veux, c’est aimer librement, être moi-même à cent pour cent.

Je me souviendrai toujours de la première fois que j’ai entendu ce refrain. C’était avec Sol, justement. C’est d’ailleurs cette chanson qui lui a fait apprécier le groupe. Il avait trouvé les paroles tellement à propos, tellement représentatives de ce que le monde devait être. L’écouter aujourd’hui, à nouveau avec lui, ça a un tout autre sens.

Sol attrape mon drapeau et le jette sur scène. Brendon le passe autour de son cou, et je le regarde parader devant la foule, ses nombreuses bannières LGBTQ fièrement mises en avant. Ça y est, je craque. Je sens mon corps entier s’effondrer. Je n’ai jamais été comblé à ce point. Je crois que Sol pleure également. Toute cette scène, ce moment qu’on partage, cette intimité. C’est si bizarre et si soudain que j’en perds mes mots.

Brendon revient vers nous et me redonne un drapeau. Ce n’est probablement pas le mien, mais je m’en fous. Je réalise que sa signature se trouve dessus, et mes larmes redoublent. Bon sang. Je n’ai jamais autant pleuré de toute ma sainte existence. Qui aurait cru qu’un simple concert pouvait à la fois me détruire et me rendre aussi vivant ?

Une certaine nostalgie s’empare de moi avant même qu’on n’arrive à la fin de l’encore. Je n’ai pas envie que cette soirée s’achève, que Brendon quitte la scène, que la musique cesse, que la lumière bleutée redevienne blanche et que tous·tes se ruent vers la sortie… Je refuse que la magie disparaisse.

Que va-t-il se passer, après ? Sol va-t-il partir à nouveau ? Recommencera-t-il à faire comme si je n’existais pas ? Et si tout ça, toute cette gentillesse, ce n’était qu’un dernier adieu ? Je ne peux le perdre encore. Je ne le supporterai pas.

Après tout, pourquoi n’est-il revenu que maintenant ? Et pourquoi est-ce que ça coïncide avec la tournée de Brendon ? Était-ce planifié dès le début, cette rencontre inattendue, ce spectacle de rêve, ces retrouvailles dignes d’un film américain ?

Le doute remplace toute émotion positive ressentie jusque là. Sol le remarque. Enfin, je pense. Il attrape ma main et la serre contre lui, embrassant mes doigts. Il faisait toujours ça pour me rassurer, quand on était jeunes. Lorsque je me blessais en tombant, lorsque je pleurais de peur dans le noir, lorsque Louise m’a rejeté, la première fois… Sol était toujours là, avec ses baisers magiques prêts à me réconforter, accord tacite que nous serions à tout jamais ensemble, invincibles.

Je ferme les yeux deux secondes. Deux petites secondes.

Quand je les rouvre, Brendon remercie la foule. Un silence plaisant s’installe, alors que les musicien·enne·s lancent baguettes et médiators, puis saluent la salle. Je me tiens immobile, abasourdi. Je réalise que je n’ai pas envie de partir. Tout s’est fini si vite. En un battement de cil, la magie a disparu. Dès que je sortirai, plus rien ne sera pareil.

Je ne suis pas prêt. Je veux rester ici éternellement.

Quelques minutes passent.

Sol m’entraîne finalement à l’extérieur. Je me laisse faire sans protester, encore en transe. Il ne tente pas de me parler, rien. Au contraire, il ne fait que sourire, et se retourne à quelques reprises pour s’assurer que je le suis. Deviner ses doigts sur mon bras a quelque chose de réconfortant. Je ferme les yeux plusieurs fois, essayant de me remémorer tous les détails possibles et imaginables du concert. Je ne veux jamais oublier comment je me suis senti, ici, ce soir. Jamais. Je veux que cette nuit reste la meilleure de toute ma vie. Je veux m’y référer dans mes moments noirs, dans mes périodes de désespoir. Je veux que tout ça devienne une partie de moi, que cet espoir ne me quitte plus.

Je prends conscience, tout à coup, que j’ai passé tellement de temps à ne plus croire en rien…

L’air frais me ramène à la réalité. Je laisse échapper un rire moqueur. L’air frais. Dire qu’il y a quelques jours, je ne souhaitais qu’une chose : que le vent estival devienne glacial.

— Alors ? me demande Sol une fois que nous sommes à sa voiture.

— Alors quoi ?

— Tu ne regrettes pas d’avoir accepté ma proposition ?

Je lève les yeux au ciel avec un sourire qui trahit mon euphorie.

— À ton avis ?

— Tant mieux.

« Tant mieux » ? J’arque un sourcil en m’installant sur le siège passager. Sol démarre et me conduit jusqu’à l’hôtel en fredonnant quelques chansons de Panic! at the Disco, tout aussi charmé par la magie. Je n’ose pas questionner sa remarque. Je me contente de l’écouter, surpris de le voir si… paisible. Puis je réalise que je me fous du sens de son « tant mieux ». Je suis bien trop heureux, en ce moment. Je veux juste… profiter. Pour la première fois de ma vie, je veux tout simplement être.

Dès que nous sommes stationnés, il coupe le moteur et se tourne vers moi.

— Mike.

Mon corps entier se raidit. Je déteste quand il emploie mon surnom. Ça n’annonce jamais rien de bon.

— Oui, Sol ?