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Elie Faure

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Beschreibung

Du point de vue de la morale il n’est pas défendable. Même, il est incompréhensible. En effet, il viole la loi, il tue, il sème la vengeance et la mort. Mais aussi il dicte la loi, il traque et écrase le crime, il établit l’ordre partout. C’est un assassin. C’est un justicier. Dans le rang, il eût mérité la corde. Au sommet il est pur, il distribue d’une main ferme la récompense et le châtiment. C’est un monstre à deux faces. Comme nous tous, peut-être. Et dans tous les cas comme Dieu.
A peu près personne ne l’a vu. Ni ses détracteurs, ni ses apologistes. C’est au nom de la morale que tous l’attaquent, ou le défendent. Tâche aisée pour les premiers. Moins pour les autres. Mais c’est que la morale est plus étroite que la vie. Et moins complexe. Et ne traînant pas comme elle, dans sa contexture tragique, les sublimes antinomies dont l’opposition continue fait la substance du héros et qui interdisent au héros d’être plus et moins qu’un homme. Du point de vue de la morale il est bien l’Antechrist, comme les disciples du Christ se représentent l’Antechrist. Et cependant, dans la profondeur du réel, il est plus près du Christ, sans doute, que ne le fut jamais le plus puissant de ses disciples, car je ne connais pas deux hommes, parmi tous les hommes ayant paru sur la terre, qui soient plus loin de saint Paul que Jésus et Napoléon.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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ÉLIE FAURE

NAPOLÉON

J’ordonne, ou je me tais.

MCMXXI

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383834830

A CELUI — QUEL QU’IL SOIT — DES CHEFS DE LA RÉVOLUTION UNIVERSELLE — QUELLE QU’ELLE SOIT — QUI AURA LA VERTU DIVINE DE LUI IMPOSER L’ORDRE QU’ELLE ÉTABLIRA DANS SON CŒUR.

NAPOLÉON

I JÉSUS ET LUI

Du point de vue de la morale il n’est pas défendable. Même, il est incompréhensible. En effet, il viole la loi, il tue, il sème la vengeance et la mort. Mais aussi il dicte la loi, il traque et écrase le crime, il établit l’ordre partout. C’est un assassin. C’est un justicier. Dans le rang, il eût mérité la corde. Au sommet il est pur, il distribue d’une main ferme la récompense et le châtiment. C’est un monstre à deux faces. Comme nous tous, peut-être. Et dans tous les cas comme Dieu.

A peu près personne ne l’a vu. Ni ses détracteurs, ni ses apologistes. C’est au nom de la morale que tous l’attaquent, ou le défendent. Tâche aisée pour les premiers. Moins pour les autres. Mais c’est que la morale est plus étroite que la vie. Et moins complexe. Et ne traînant pas comme elle, dans sa contexture tragique, les sublimes antinomies dont l’opposition continue fait la substance du héros et qui interdisent au héros d’être plus et moins qu’un homme. Du point de vue de la morale il est bien l’Antechrist, comme les disciples du Christ se représentent l’Antechrist. Et cependant, dans la profondeur du réel, il est plus près du Christ, sans doute, que ne le fut jamais le plus puissant de ses disciples, car je ne connais pas deux hommes, parmi tous les hommes ayant paru sur la terre, qui soient plus loin de saint Paul que Jésus et Napoléon.

Du point de vue de l’art, tout s’illumine. C’est un poète de l’action. Voilà tout. Et pour aller plus loin il faut, ou bien que j’aime trop le verbe, ou bien que je me rende compte ou craigne que l’homme l’entende mal. Il a pu commettre contre son art, comme tous les artistes, des fautes qui, sous l’angle moral, sont regardées comme des crimes, mais l’œuvre en son ensemble est parmi les plus surprenantes qu’artiste ait imaginées. Parmi les plus durables aussi, par son esprit, et indépendamment de sa survivance matérielle, chancelante à coup sûr, mais qui importe peu. Parmi les plus décisives dans l’histoire spirituelle de l’humanité. La plus décisive, sans doute, depuis celle du Christ, étant immorale comme elle, puisque, comme elle, elle culbute toutes les habitudes sociales et les préjugés du temps, dissout, disperse les familles, précipite le monde entier dans un abîme de guerre, de gloire, de misère et d’illusion.

Il est à part, comme Jésus. Çakya-Mouni est loin de nous, perdu dans le brouillard musqué des marécages d’Asie. Mahomet n’est qu’un faiseur de code, comme Moïse, ou Solon. Michel-Ange, Shakespeare, Rembrandt, Beethoven œuvrent hors du plan de l’action. Ils la rêvent. Tandis que ces deux là agissent leur rêve, au lieu de rêver leur action.

Entre ces deux sommets, tout hésite. Tout n’est que brume d’habitudes, de scrupules, d’indécision, de moralité, de médiocrité. Tout n’est que mots où l’on patauge. Seuls, parmi tous les hommes, ces deux là ont osé. Jusqu’au martyre. Jusqu’à la mort. Les prétextes moraux, je ne tiens pas à les connaître. Les prétextes moraux sont des masques mis par les hommes sur la face impassible de Dieu. Un instinct de domination aussi irrésistible que le mouvement des planètes a maintenu ces deux seuls êtres dans l’orbe fermé et rigide d’un implacable destin. Ils ont été au bout de leur nature, si généreuse, dans sa puissance originelle, qu’elle les porta l’un et l’autre à tout envahir autour d’eux, à tout dévorer de leur flamme, jusqu’aux foules qui les suivirent, jusqu’à eux-mêmes, allant vers un but invisible que l’un ni l’autre n’aperçut. Ils sont les deux seules ombres connues de Prométhée sur la terre.

Deux Méditerranéens. Deux Orientaux, en somme. Tous les deux d’une terre ardente, faite de roc et de soleil. Tous les deux apparaissant à un moment presque identique, l’un entre l’Orient et l’Occident, entre le paganisme à l’agonie et le stoïcisme en croissance, entre les puissances rationnelles et les puissances mystiques, l’autre entre le Nord et le Sud, entre l’esprit démocratique et l’esprit aristocratique, entre une science impatiente et une religion fourbue, tous les deux à une minute critique d’oscillation de l’univers. Tous les deux portant en eux la foule et vers qui montent et tourbillonnent les volontés et les tendresses incapables de se conduire. L’un suivi, au commencement, de quelques pécheurs, de quelques filles, et prenant le monde. L’autre, à la fin, luttant contre le monde qu’il avait pris, seul avec quelques enfants. Hors la loi tous les deux, avec le bas peuple à leurs trousses, le simple, le paysan, le pauvre, l’illuminé, Napoléon renversant les valeurs établies dix-huit siècles plus tôt par saint Paul, comme Jésus renverse les valeurs codifiées quinze siècles avant par Moïse. Charlatans, pour les âmes pauvres. Car Jésus, pour frapper les foules dont il a besoin comme aliment de sa passion, rend aux aveugles la lumière et ressuscite les morts alors qu’il sait fort bien qu’il n’en a pas le pouvoir, comme Napoléon, pour entraîner les peuples dans le rêve qui le conduit, distribue des croix qu’il dédaigne et écrit des Bulletins menteurs. Tous deux ayant la même action fascinatrice, la même faculté de grandir dans l’éloignement. L’un consolant de la vie, l’autre consolant de la mort. D’un point de vue l’antithèse. C’est-à-dire l’identité.

Ne voyez-vous pas qu’ils étaient possédés tous les deux du même désintéressement atroce, que sans le savoir, sans le vouloir, sans avoir ni l’envie ni la force d’y résister, ils faisaient graviter les cieux autour de leur propre aventure ? Qu’ils étaient tous deux obligés, pour durer, pour vivre, et enfin pour mourir tels qu’ils avaient vécu, de vaincre interminablement ? Qu’ils étaient tous deux condamnés, pour assurer dans le temps leur victoire définitive, à être vaincus dans l’espace ? Que ni l’un ni l’autre n’apercevait les conséquences éloignées de ses désirs ni de ses gestes, ou que, s’il les apercevait, il agissait tout de même, ne pouvant faire autrement ? Qu’ils possédaient le même empire sur eux-mêmes, la même cruauté envers eux-mêmes, la même faculté, non de réprimer leur passion, mais de la diriger vers la plus grande somme possible de puissance à en tirer ? Qu’ils possédaient la même force à combiner des sensations et des images pour s’enivrer des formes neuves qui en naissaient sans arrêt ? Qu’ils avaient le même besoin de régner sur le cœur des hommes, de susciter des sentiments et des enthousiasmes passionnés, et qu’ils exerçaient tous les deux, pour réaliser leur être, sur leurs voisins et leurs proches, le même despotisme intransigeant ? Qu’ils exigeaient de ceux qui désiraient les suivre qu’ils abandonnent les biens terrestres, qu’ils brisent les liens les plus sacrés, qu’ils quittent leur père, leur mère, leur frère, leur épouse, leur enfant ? Qu’ils suscitaient des amours effrayantes, mais qu’ils n’avaient pas d’amis, ce qui, hélas ! est le signe de la grandeur ? Que la force à aimer de l’un suscitait partout l’énergie, comme la force à vouloir de l’autre suscitait partout l’amour ? Qu’eux seuls, parmi ceux qui surent agir, donnèrent à leur action une forme symbolique ? Car c’est là une action pensée, réalisée par l’enthousiasme ou l’obéissance des hommes et lancée dans le mythe pour y modeler l’avenir.

Tous deux ont arrosé de sang la terre, pour faire germer de la terre les moissons qu’elle enfermait. Tous deux sont des héros. Ni l’un ni l’autre n’est un saint. Mais tous deux ont créé des saints. Le héros éveille le saint qui accepte le martyre pour ressembler au héros. L’un passe inconnu dans la foule, en dehors des maîtres de l’heure, et l’autre, tôt ou tard, courbe les maîtres de l’heure sous sa loi. Le saint renonce. Il supprime une part de lui-même afin d’atteindre une moitié de Dieu, la seule qu’il sache lui voir. Le héros est un conquérant. Il marche, de son être entier, à la rencontre de Dieu.

 

II LE REVERS

1

Seulement, Jésus est entré de plein pied dans le mythe, et non pas Napoléon. Le monde ne s’est vraiment occupé du fils de l’homme qu’un siècle après sa mort. Il était de l’antique Orient où tout est miracle et mirage. Il avait vécu, parlé, agi hors des regards des puissants et des perspicaces, parmi de très pauvres gens tout à fait incultes, tout à fait crédules, tout à fait imprégnés du désir du surnaturel, déformant, grossissant tout ce qu’ils voyaient, tout ce qu’ils entendaient dire, amplifiant ou schématisant leur récit jusqu’à y rencontrer et y mettre en valeur le symbole. Après sa mort aucun contrôle, aucun moyen d’information, aucun document sérieux, rien qu’un récit puéril passé par bribes de bouche en bouche et d’imagination en imagination et ne laissant subsister de la réalité primitive, dont les tares étaient tombées d’elles-mêmes, comme les scories et les cendres de la flamme d’un volcan, qu’un roman merveilleux qui n’exprimait au fond que les besoins sentimentaux de la moitié souffrante et sacrifiée du monde ancien. On n’a vu que le sens général et l’ensemble de son action.

Chez l’autre, c’est le contraire. On n’en a vu que le détail, et l’accident. Nul n’a consenti, il me semble, à méditer à son propos le mot profond que lui-même a inscrit au seuil de la connaissance des âmes : « Il faut pour les hommes un jour favorable, comme pour les tableaux »[1]. Une critique féroce, acharnée, vigilante, déjà aiguisée avant lui et constituant le fond du siècle, l’a environné et suivi pour épier tous ses actes, les plus insignifiants comme les plus exceptionnels, analysant chacun des gestes non seulement de sa grandeur, mais des instants les plus lointains et les plus insignifiants de sa plus obscure enfance. Dans la vie d’un homme effacé, les vices, les défauts sont peu visibles. Ils n’intéressent personne, et, quand on les aperçoit, ils se fondent dans l’uniformité grisâtre de la personnalité. Dans une vie éclatante, placée seule sur une cime, excitant la curiosité passionnée de tous les contemporains, de toute la postérité, et si puissamment illuminée que la moindre ombre, même mouvante et colorée, y apparaît du premier coup, les vices, les défauts attachent les regards et semblent noirs, fixes, indélébiles comme les taches du soleil. Dans le premier éloignement, ces taches s’accusent encore. Mais cela pour le petit homme, celui qui, dans un tableau de maître, ne voit qu’un doigt mal attaché, une cheville trop épaisse, une bouche de travers. Celui qui est trop près d’une grande chose n’en retient que ce qui lui ressemble, c’est-à-dire ce qu’il y a en elle de plus mesquin, de plus commun. Il y poursuit avidement ce qui la ramène à sa taille. Même quand elle l’attire, dès son approche il se met à l’affût. Il cherche ses vilains côtés pour y reconnaître les siens. Il ne se doute même pas combien il grandit le héros quand il s’attache, en épluchant sa vie, à démontrer qu’il est un homme.

[1] Qu’on m’épargne les références. Toute phrase de Napoléon, ramassée un peu partout, dans les mémoires contemporains, ses œuvres, sa correspondance, est en italique dans mon texte.

On a vu tel grand historien reprocher à celui-là d’avoir battu l’un de ses frères, quand il avait six ou huit ans. Tel autre, quand il était plongé dans un abîme de douleur physique et morale, d’avoir poussé quelques cris de colère et quelques gémissements. On a pris, on a voulu prendre pour des principes arrêtés, pour des vilenies de caractère irrémédiables, pour des méchancetés calculées, une certaine allure, en lui, de vivacité impulsive, un penchant pour la saillie brusque, l’humeur impatiente qui fuse, et s’éteint aussitôt. Il ne pouvait pas s’isoler, comme l’homme de pensée pure. Il était au fort de l’action, c’est-à-dire entouré, à toutes les heures du jour, de sots, de valets, de coquins. C’est en dedans de lui qu’un peintre, perdu au Louvre au milieu de la foule, qualifie d’imbéciles ceux dont il surprend les réflexions. Lui le disait souvent tout haut. C’était son mot. C’est le mot des natures puissantes dont la pensée et le geste sont presque simultanés et qui conçoivent mal qu’on ne puisse les comprendre et les suivre sans hésiter. Il avait, bien entendu, l’esprit de contradiction poussé à l’extrême, comme tous les hommes dont l’opinion est fermement, logiquement, personnellement assise et qui la sentent, même chez ceux qui la partagent, flottante à la surface de quelque préjugé commun. Parfois il se taisait. Parfois aussi il échangeait, avec son entourage, de ces banalités courantes que nous disons tous et qu’on recueillait pieusement parce qu’elles sortaient de sa bouche. Y a-t-il jamais eu un grand homme qui se soit livré sans défense à tous ses interlocuteurs ? Spinoza ne tient pas à son porteur d’eau les mêmes propos qu’à Descartes. Napoléon interrogeait très longuement les hommes simples sur ce qu’ils connaissaient bien. Quant aux niais, il s’amusait à les étourdir de paradoxes. Il était comme un escrimeur, agacé parfois, dont la rapidité des parades et des ripostes fait perdre pied à l’adversaire, et dont l’adversaire renonce en cachant sa mauvaise humeur. Rœderer signale ses boutades. Je crois même qu’il dit le mot. Les autres n’y comprennent goutte ou enregistrent bêtement[A]. « Vous prenez toujours tout au sérieux », dit-il à Gourgaud avec impatience, et le pauvre d’ailleurs écrit, un jour qu’il n’est pas trop chagrin : « S. M. me traite avec toute l’amitié possible et me donne, en jouant, des soufflets. »

[A] Voir l’Appendice.

En a-t-on assez trafiqué, de ces bourrades soldatesques par lesquelles l’instinct, en lui, manifestait ses jubilations et ses contentements muets, sachant mal parler à des simples qui ne l’eussent pas compris ! Imaginez l’histoire de Jésus écrite par un pharisien. Je suis bien sûr que Napoléon n’a jamais pincé l’oreille de Gœthe. N’est-ce donc pas ainsi que s’expriment, vis-à-vis des enfants, certaines natures très hautes qui les aiment mais ne savent pas se mettre au niveau de leurs soucis, ni de leur langage ? On leur pince le bout du nez, ou les oreilles, on leur tire un peu les cheveux. Y a-t-il là de quoi refaire l’Histoire, à propos de Napoléon ? Son geste était-il si méchant ? Il consistait, nous dit Bourrienne, à donner « des petits soufflets avec l’index et le second doigt ou à pincer légèrement le bout de l’oreille. » Et quand il traitait les gens de nigaud, ou de niais, ou de sot, « jamais, dit encore Bourrienne, il n’employait (ces mots) sincèrement, et le ton dont il les prononçait en rendait la signification toute bienveillante… » D’ailleurs quand il tarabustait les gens et qu’il leur voyait de la peine, il se repentait aussitôt : « Il ne voulait jamais souffrir que qui que ce fût se brouillât avec lui »[2].

[2] Bourrienne.

Mais quand duraient les jérémiades, quand décidément celui qui se plaignait refusait de comprendre, quand on lui réclamait plus qu’il ne vous devait, c’est-à-dire, strictement la protection, la bienveillance, l’affection qu’on doit au brave animal familier qu’on agace parfois ou flatte de la main entre la promenade et la pâtée, la taquinerie cessait, un mot vous jetait dans le rang : « Vous avez cru, en venant ici, dit-il un jour, excédé de reproches niais et de lamentations puériles, à Gourgaud, presque seul avec lui dans l’île brûlante, vous avez cru, en venant ici, être mon camarade… Je ne le suis de personne. Personne ne peut prendre d’empire sur moi. »

2

Certes, il est ombrageux. Il se sent d’une essence rare. Le contact du rustre ou du mondain le blessent cruellement. Son enfance, à ce point de vue, sa jeunesse entière sont atroces. Il souffre de tout, de son accent corse qu’on raille, de son nom qu’on défigure, de ses manières bizarres de petit sauvage pris au piège, de son visage singulier qu’on trouve ingrat, malvenu, de son uniforme râpé qu’usent la brosse et le fer. Un orgueil brûlant le dévaste, tire ses yeux en dedans, amincit son nez, crispe ses lèvres, le mure dans un silence sombre où tous les nerfs, tendus comme des cordes, contractent le cœur pour alimenter de sa substance la flamme tapie de l’esprit. Plus tard il paie cela, c’est un nerveux incurable, migraineux, bilieux, dyspeptique, sensible aux odeurs, aux couleurs, aux bruits, aux intempéries comme un artiste ou une femme, rempli de tares et de tics, tisonnant, tripotant ses doigts, avec un tremblement dans la jambe, un pas précipité, de brusques dégoûts, de brusques fatigues, mais capable d’efforts géants, semant ses centaures derrière lui après trente heures de cheval, toujours galopant, trempé, ou brûlé, ou livide, arrivant seul au but, mangeant peu, et vite, et quand il y pense, dormant quand il en a le temps.

Ombrageux ? Oui. Comme un aigle tombé dans un troupeau d’oies. Il sent sa supériorité, mais il est trop fier pour la dire. Il veut la prouver d’abord. Il n’est pas fait pour les fadeurs, ni pour les grâces. « Son imagination ardente, son cœur de feu, sa raison sévère, son esprit froid ne pouvaient que s’ennuyer du salut des coquettes, des jeux de la galanterie, de la logique des tables et de la morale des brocards »[3]. Je crois bien. Il souffrait de tout. Parce qu’il bâtissait en lui une image de la grandeur que tout rapetissait et salissait. Parce que nul, autour de lui, ne pénétrait sa puissance secrète. Parce qu’on souriait à son entrée, parce qu’on parlait bas dans les coins en le regardant. Parce que les femmes le lorgnaient avec une moue dédaigneuse. Ou du moins qu’il se figurait tout cela. Je crois bien. Le mépris qu’il avait des hommes, le désir qu’il avait des femmes le rendaient timide et hargneux. Manquant de tact parfois, à cause d’une crise brusque d’amabilité mal réglée, d’une douleur mal contenue, d’un besoin mal dissimulé d’impressionner quelque interlocuteur. Manquant de tact, comme un poète de génie manque très souvent de goût. Connaissant mal les usages du monde, parce que l’empire du Monde tient entre les parois de son cœur.

[3] Une exception, la seule, j’espère bien. Cette phrase est tirée d’un projet de roman, Elison et Eugénie, que Bonaparte avait conçu dans sa jeunesse et dont le manuscrit a été retrouvé dernièrement en Pologne.

Plus tard, voici l’épanchement, avec les paroles pressées, brûlantes, comme un feu intérieur qu’il ne pouvait plus contenir. Après l’épopée italienne, on sait qui il est. Plus de sourires quand il entre, plus de parlotes dans les coins, et, si les femmes le regardent, c’est avec avidité. Il parle, alors, mais en maître. Il devient entraînant, séduisant, dominateur pour ceux qui savent écouter, pour ceux qui veulent comprendre — et pour les simples qui n’ont besoin ni d’écouter ni de comprendre et volent dans son sillage comme poussière dans le vent. Tant pis pour qui ne sait pas écouter, pour qui ne veut pas comprendre — pour qui a perdu sa simplicité aux accidents du chemin. Et c’est fréquent. Le calvaire intérieur persiste. Si les hommes, par ses actes, connaissent sa grandeur présente, les forces qui le travaillent continuent de leur échapper. Il est comme le peintre qui poursuit une image et à qui ceux qui l’entourent reprochent de ne pas s’en tenir à celle qui les satisfait. Il sent que c’est son cœur qui règle les pulsations de l’univers. Comment concevrait-il qu’il y ait, dans cet univers même, des hommes qui ne s’en aperçoivent pas ? Alors il brusque, il fonce. N’ayant pas le temps de convaincre il affirme, et voilà tout. Il ne s’agit pas de discuter avec l’homme de peu de foi et de peu de résolution si c’est le jour ou la nuit. Il s’agit d’enfoncer les portes du soleil.

3

Cependant, on s’étonne de son mépris pour l’entourage. Et on le lui reproche. Et on écrit l’Histoire avec ces pauvretés-là. Il les emploie. Il les fait princes. Il les gave et les habille d’or. N’est-ce pas assez, pour ces pauvres ? Que lui veut-on ? Il se sert, pour la besogne politique, de Talleyrand ou de Fouché, pour la besogne militaire de Masséna ou de Soult, tous pillards, tous voleurs, tous fourbes, mais de première force dans leur art. Il les tient par la peau du cou, avec ses pincettes, et ne le leur cache pas. Mais il s’arrête un jour devant Gœthe, le regarde droit dans les yeux et lui dit : « Vous êtes un homme. » Et quand, pour le flatter, on tente d’abaisser devant lui un autre homme, voici ce qu’il répond : « Je n’ai point de reproches à faire à Chateaubriand. Il m’a résisté dans ma puissance. »

Une force essentielle l’habite, qui le tourmente, et qui ne peut sortir de lui qu’à condition de broyer en lui, autour de lui des gens, des choses, des sentiments, des intérêts qu’il aperçoit à peine, ou pas du tout, parce que son front est levé. Que la vérité lui paraisse, à lui, éclatante, et les moyens pour la réaliser directs, et qu’on s’étonne, et les discute, et s’inquiète et fasse des fautes, comment le comprendrait-il ? Alors il s’énerve, il s’irrite, et quelquefois une fureur véhémente, presque aussitôt réprimée, le prend. Prenez garde, d’ailleurs, que c’est surtout quand ses combinaisons chancellent, quand quelque chose est faussé dans leurs rouages, il ne sait quoi, ne s’apercevant qu’à demi que leur amplitude les disloque — entre 1809 et 1813, — qu’il devient chagrin et irritable et que sa souffrance morale et sa fatigue s’exhalent en propos amers, souvent injustes, qui font naître et grandir chez ses lieutenants et ses proches une vague d’inquiétude et de révolte contre lui. Dans ces moments, il est terrible. Tous nous ont dit la colère olympienne, les mots blessants, la terreur répandue, la flamme insupportable du regard. Tous aussi le pardon rapide — ou mieux l’oubli. « Laissez-le aller, dit Duroc, il dit ce qu’il sent, non ce qu’il pense, ni ce qu’il fera demain »[B]. En effet, il menace de faire fusiller tout le monde, et personne n’est fusillé. Il pardonne tout, et à tous, toujours, dans toutes les circonstances, jusqu’à la faiblesse, à l’aveuglement, — à la faute. Il ne revient jamais, ni en actes, ni en paroles, sur le pardon accordé. Il ne se borne pas à excuser les maladresses, voire les désobéissances, il oublie les trahisons. Bernadotte, Victor, Augereau, Bourrienne, et jusqu’au Moreau de Soissons qui lui fait perdre la campagne de France, ne sont pas punis. La veille de Leipsick, il parle doucement à Murat de ses négociations secrètes avec l’Autriche. Aux Cent Jours, il fait de Soult, hier ministre de Louis XVIII et qui vient de lancer contre lui une proclamation ignoble, son chef d’État-Major. Quand on lui annonce que Marmont passe à l’ennemi, voici ce qu’il trouve à répondre : « Il sera plus malheureux que moi. »

Au fond, c’est qu’il n’a pas le temps d’être méchant : « Il faut savoir pardonner et ne pas demeurer dans une hostile et acariâtre attitude qui blesse le voisin et empêche de jouir de soi-même. » L’homme fort peut pester contre la pierre qu’il heurte ou la ronce qui le déchire. Il oublie la pierre et la ronce, la seconde après. Il oublie même qu’il y a encore, sur les chemins, d’autres pierres et d’autres ronces. L’oubli est la plus magnanime des puissances que nous avons. Elle est aussi la plus féconde. L’oubli est au pardon ce que la pitié est à la justice. Il est le témoin généreux de la vaste ascension en nous des éléments de vie sensuelle et spirituelle par quoi nous renouvelons nos sentiments et nos images et nous présentons, avec notre candeur intacte, devant les jeunes illusions. C’est lui qui maintient dans le monde les forces éternelles de renouvellement du monde, l’amour, l’espoir, l’orgueil, le besoin d’immortalité.

Souvent, d’ailleurs, sa colère est feinte. Ce n’est qu’un instrument parmi ceux de son pouvoir. Je l’ai dit. L’homme, pour lui, est un enfant qu’il plaisante et tarabuste, qu’il protège, aime aussi parfois s’il est simple, qu’il méprise quand il est vil et dédaigne toujours un peu. Il fait la grosse voix s’il n’est pas sage, sachant bien que, comme l’enfant, l’homme a peur de la grosse voix. Il joue de sa colère avec un art consommé, sait saisir l’instant, et le lieu, y mêler les caresses aux menaces, en fourvoyer le diplomate, en mater le politicien, en héroïser le soldat. « Ma main de fer n’était pas au bout de mon bras, elle tenait immédiatement à ma tête ; la nature ne me l’a pas donnée, le calcul seul la faisait mouvoir. »

4

Comédien ? Oui. Mais d’abord, il faut s’entendre. Il était Corse, il avait des aïeux toscans, d’autres probablement grecs. Chez tout très grand homme d’action du monde antique, Thémistocle, Alcibiade, Hannibal, Alexandre, Sylla, César, il y a un comédien. Les fondateurs de la morale eux-mêmes, ceux qui passent pour avoir révélé aux hommes la conscience, Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, s’habillent d’un manteau de poils, pendent à leur cou un écriteau, ramassent la poussière à deux mains pour s’en couvrir la tête et le visage, poussent des clameurs gutturales, font mille singeries pour attirer les badauds. Jésus rend la vue aux aveugles, la marche aux paralysés. Et je crois bien que le héros du Nord, dans le monde moderne, n’est pas plus pur. Cromwell est un comédien du genre sombre, Calvin du genre morose, et Luther, tour à tour, du genre sinistre ou joyeux. Le puritain, le quaker, le jésuite, le jacobin élèvent la comédie morale à la hauteur d’un principe de gouvernement. Les classiques héros de la vertu politique, Cincinnatus, Washington, choisissent pour tréteau le seuil de leur chaumière ou la bêche de leur charrue. Et tous, au fond, nous jouent la comédie de leur orgueil. Jusqu’aux artistes, qui font des pitreries sublimes ou misérables pour amuser la multitude et dont les meilleurs, ceux qui la méprisent, grimacent devant leur miroir.

Là est le problème, d’ailleurs. On joue toujours la comédie, mais tantôt à soi-même et tantôt à ses voisins. La première manière, je le crois bien, est la plus noble, et la seule noble peut-être, parce qu’elle suppose une sorte d’innocence divine et le désintéressement. L’excuse des héros de l’action, et de Napoléon avant tous les autres, c’est que, s’il joue la comédie à ses voisins, il en joue une bien plus vaste, et bien plus constante, et bien plus poignante à lui-même et que celle qu’il joue à ses voisins n’est qu’une conséquence irrésistible et un moyen de celle dont il contemple en lui le déroulement et les perspectives immenses et dont il poursuivra jusqu’à la mort la conclusion, sans la trouver.

« Comediante…, tragediante… » Il a le monde pour théâtre. Le pape, les rois, les armées, les peuples, les passions multitudinaires sont autant de pantins dont il tient les ficelles et qu’il jette sur la scène ou retire de la scène, à la minute qu’il veut. Il le sait. Il le dit. Qu’il a dû jouir de sa force ! « Roi de Naples, allez voir si le déjeuner est servi… » A Dresde, ou à Erfurt, devant un ou deux Empereurs, quatre ou cinq Rois, trente princes : « Quand j’étais sous-lieutenant d’artillerie… » Effarement, chuchotements, scandale. Regard de dompteur à la ronde : « Quand j’avais l’honneur d’être simple sous-lieutenant d’artillerie… » Et tous les fronts de se baisser… Aussi, quand l’antichambre est pleine et qu’on a annoncé les rois, les reines, avec tous leurs titres, les deux battants qui s’ouvrent lentement : « L’Empereur… » et le pas nerveux qui approche, seul dans le silence de tous. Et puis, entre un escadron habillé d’amarante et d’or, avec des plumets d’un mètre, des basanes vernies, des sabres au clair, et les vingt maréchaux dorés, brodés, empanachés, un cavalier au grand galop, en redingote, un chapeau noir vissé au crâne, seul. Comédie ? Je ne sais. Amour romantique de l’antithèse, plutôt. Grandiose sentiment d’une solitude terrible, sans doute, et nécessaire à la conquête de l’image qui fuit toujours. A Rœderer, qui traverse à ses côtés les hautes salles somptueuses des Tuileries et remarque qu’elles sont tristes : « Oui. Comme la grandeur. »

La Comédie suppose le mensonge. Mais aussi l’illusion. Le mauvais comédien est celui qui ment. Le bon, celui qui s’illusionne. L’un aime, et l’autre n’aime pas. Le plus grand des artistes n’est qu’un menteur sublime, il voit conformes au réel les images qu’il en donne. Comme Shakespeare ou Rembrandt, Napoléon croit ce qu’il dit. Mais le mensonge du poète passe à côté du plan social. La masse qui constitue le plan social ne peut s’en apercevoir que lorsqu’elle essaie de l’entendre. Le Philistin, alors, accuse Shakespeare et Rembrandt de mentir. Et le Philistin n’a pas tort. Ils mentent. Mais ils ne mentent que pour les besoins de leur art. Comme Napoléon lui-même dont l’art, par un hasard qui suffit à le calomnier aux yeux du Philistin bien qu’il n’en soit pas responsable, prend l’homme pour instrument. Il ment comme un poète, ou comme un amoureux, afin de ne pas se mentir. Ou comme un créateur de mythe, venu du profond Orient et qui veut faire l’avenir conforme à son sentiment. Il s’éblouit de mirages. Et quand il ment à propos de faits sur lesquels il ne peut y avoir deux interprétations possibles, c’est qu’il croit ingénument faire passer ainsi dans le cœur des hommes qui constituent les moyens de son entreprise géante, les illusions qu’il a sur elle et qui sont indispensables à sa réalisation. Le fameux Bulletin n’est qu’un moyen d’action sur l’âme simple du soldat, et qui l’entretient dans sa confiance nécessaire. Tout le monde ment au peuple, surtout ceux qui se disent et même ceux qui se croient ses amis. Car le peuple n’est pas capable d’entendre la vérité. Ou alors, dès qu’on la lui a dite, il exige un mensonge qui mette une promesse neuve au delà de son horreur. Les mensonges de Napoléon ne sont que les échos extérieurs d’une imagination puissante hors de laquelle il n’est point de réalité, et qui tente de mettre d’accord avec les événements véritables ceux qui se déroulent en lui. Hors de l’action, dans le tableau, dans la symphonie, dans le poème, je ne les apercevrais pas.