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D’où venaient-ils ? Où allaient-ils ? Peut-être n’en savaient-ils rien l’un et l’autre. Depuis un moment déjà, ils cheminaient côte à côte, sans s’être encore parlé. L’un était un long homme maigre, grisonnant déjà, avec des os saillants, des traits creusés, la taille droite, un regard triste et un grand pas régulier et majestueux. L’autre petit, replet, des yeux plissés, un crâne chauve, une figure de magot. Celui-là propre et net, sous la poussière de la route, à travers qui luisaient des boutons d’uniforme et quelques galons d’or pâli. Celui-ci tout huileux de taches, avec un habit mal coupé.
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Veröffentlichungsjahr: 2023
ÉLIE FAURE
« Plus on est de fous, plus on rit… »
Sagesse des Nations.
© 2023 Librorium Editions
ISBN : 9782385744922
A CHARLES PEQUINPeintre
LA ROUE
D’où venaient-ils ? Où allaient-ils ? Peut-être n’en savaient-ils rien l’un et l’autre. Depuis un moment déjà, ils cheminaient côte à côte, sans s’être encore parlé. L’un était un long homme maigre, grisonnant déjà, avec des os saillants, des traits creusés, la taille droite, un regard triste et un grand pas régulier et majestueux. L’autre petit, replet, des yeux plissés, un crâne chauve, une figure de magot. Celui-là propre et net, sous la poussière de la route, à travers qui luisaient des boutons d’uniforme et quelques galons d’or pâli. Celui-ci tout huileux de taches, avec un habit mal coupé.
— Je suis pharmacien, dit enfin le petit homme.
— Et moi soldat, dit l’homme long.
— Avez-vous fait la guerre ? interrogea le pharmacien.
— Oui, répondit le soldat. Et cela d’un ton mort, sans que remuât son visage.
— Je vous envie. L’homme qui n’a pas fait la guerre n’a pas vécu…
Il y eut un silence prolongé. Le pharmacien était timide. Il n’eût pas dit cette phrase audacieuse si l’autre n’eût été soldat.
On ne s’entendait guère sur son compte dans le pays d’où il venait. On le disait patriote parce qu’il ne haïssait pas ce pays. On le disait internationaliste parce qu’il ne haïssait pas tout ce qui n’était pas ce pays. On le jugeait immoral parce qu’il demandait parfois qu’on lui définît le droit. Anticlérical parce qu’il n’allait pas à la messe. Clérical parce qu’il ne passait jamais devant la cathédrale de l’endroit sans étudier longuement les sculptures du porche et les verrières de la nef, que les dévots ne voyaient pas. Parce qu’il n’avait pas de principes, illogique ou pur logicien, selon l’interlocuteur. Idéaliste, dès qu’il interprétait les faits. Réaliste, dès qu’il s’en prenait aux idées. Sceptique, parce que sa foi n’était pas accessible aux autres. Mystique, parce qu’assez souvent il prononçait le nom de Dieu. Insexué, parce qu’il cachait sous une pudeur invincible une force amoureuse immense. Sans passions, parce qu’il n’était ni buveur, ni fumeur, ni inverti, ni morphinomane. Sage, parce qu’il était fou. Et fou, parce qu’il était sage.
— Je hais la guerre, répondit enfin le soldat.
Il avait gardé sa voix morne. Mais elle était très fortement articulée, et bien qu’il n’y eût pas un mot plus accentué ni plus précipité que l’autre, ils sortaient d’entre ses dents jointes avec une énergie tranquille, comme un rang anonyme d’hommes allant au combat. Il était d’un bloc, lui, et sans mystère. On savait tout ce qu’il pensait, même quand il ne parlait pas. Il n’avait que des idées simples et les suivait jusqu’au bout.
— Je hais la guerre. Un jour viendra, qui est proche, où personne n’en voudra plus.
— C’est un point de vue, dit le pharmacien. Certains jours, je me dis qu’il est ridicule de croire qu’il n’y aura plus de guerre. D’autres jours, je me dis qu’il est ridicule de croire qu’il y en aura toujours. Car enfin, c’est vrai, la guerre est horrible. Mais l’est-elle plus que la vie ?
— Le jour, dit le soldat, où tous les hommes et toutes les femmes qui sont auront connu la guerre, fait la guerre, souffert de la guerre, la guerre aura vécu.
— Ainsi soit-il, dit le pharmacien. Mais après les hommes et les femmes qui sont, d’autres seront. Je n’ai point votre faculté d’arrêter la vie en marche, de lui interdire pour toujours un procédé qui pourra lui servir. Voyez-vous, la vie crée sans cesse, rompt les équilibres anciens, déborde la raison qui la canalise un siècle… Qu’est-ce que la guerre ? Un moyen de recréer un équilibre rompu, ou d’en établir un nouveau. Peut-être en trouvera-t-on d’autres. Mais ce n’est pas sûr. Car, si l’un des habitants de la maison est plus fort que ceux qui l’entourent, et sent ou croit sentir qu’il va périr avec eux parce que les autres délibèrent au lieu de soutenir le toit qui va tomber, est-il tellement à blâmer s’il assomme le plus entêté à l’empêcher d’agir ? Après tout, quand on ne sait plus, c’est une solution la guerre. Et parfois, une solution, il en faut…
— Tueriez-vous ? dit le soldat.
— Non, dit le pharmacien.
— Alors, vous déléguez les autres à ce travail ?
— Le hasard a voulu que ce ne fût pas ma besogne. Et voilà tout. Sans ça, j’aurais fait comme vous, qui ne voulez pas tuer, et tuez. J’aurais tué. Mais je crois bien que je n’en aurais rien su. On ne tue pas, à la guerre. On libère une vie latente qui remue au fond des entrailles de l’organisme universel. L’individu n’est qu’un phagocyte à la guerre.
— Il est vrai, dit le soldat. J’ai tué et n’en éprouve aucun remords. L’action guerrière est inconsciente. Elle est condamnée par cela.
— Par cela elle est justifiée, comme l’amour. On ne crée que dans l’inconscient.
Une seconde, le soldat parut sortir de la fausse impassibilité des hommes fiers dont le cœur s’entoure de pierre, comme pour les préserver des salissures du dehors. Il avait peut-être aimé, mais il ne voulait pas le dire. Et il parut souffrir. Et comme le pharmacien reprenait :
— Croyez-vous que la guerre, que vous voulez tuer pour les souffrances qu’elle cause, en déchaîne plus que l’amour ?
— Moins, dit-il, mais on les voit mieux. D’ailleurs — sa parole hésita pour la première et la dernière fois — je n’ai pas souffert de l’amour…
— Si fait moi, dit le pharmacien, qui rougit un peu, et la paume de la main sur la bouche, toussa deux coups. Il est vrai que moi, je ne me bats pas.
— Dans la guerre on tue, dit l’autre. C’est fort rare dans l’amour. Et prenez garde. On tue, dans la guerre, sans avoir envie de tuer. Tandis que dans l’amour on a envie de tuer, et on ne tue pas.
— Reste à savoir, dit le magot, si ce n’est pas l’amour qui provoque la guerre, ce formidable instinct qui pousse l’un au vice, l’autre à la conquête, le troisième au renoncement et tous trois à la tragédie. Qui sait si on ne tue pas, dans la guerre, pour se détendre les nerfs de ne pas tuer dans l’amour ? Et si ce n’est pas parce qu’on tue sans haine qu’on a l’impression de ne pas tuer ? Je le répète : « à la guerre, on ne tue pas. »
— Soit, mais on ne crée pas.
— On crée.
— Allons donc ! Dites-moi ce qui naît de ces boucheries ? Autrefois, peut-être, quand les hommes n’avaient pas d’autres moyens de se connaître ? Mais c’est fini. Ces moyens, ils les ont forgés. Ils repoussent l’inconscient. Malgré tout l’esprit monte, et la solidarité. La guerre sociale seule est possible encore, car les hommes sauront pourquoi ils se battront.
— Pas plus que nous. Pour des prétextes. Plus je crois à la puissance de la foi et moins je crois à la valeur des prétextes de la foi. Les hommes ne savent pas ce qui naît des révolutions. Ni des guerres. Croyez-vous donc que ceux dont vous parliez aient aperçu la fécondité de leurs guerres ? C’est vous qui la voyez, après des siècles. Ce qui naît de la boucherie ? Je répondrai mille ans plus tard. La guerre jette dans l’avenir un tourbillon d’énergies inconnues. Son utilité ? laissez-moi rire. Condamnez-vous le feu parce que vous n’arrivez pas à y allumer votre chandelle ? la mer, le jour où elle est trop grosse pour que vous y preniez votre bain ? Les hommes veulent quelque chose. Et ce n’est pas tout à fait ça qui vient. Ils exigent de l’utile. Ils exigent de l’immédiat. Ils n’ont pas souvent l’un et l’autre. L’accouchement, sans doute, est utile à la sage-femme, ce n’est pourtant pas pour elle que se fait l’accouchement. Un enfant vient, quelque chose de neuf paraît. On ne peut pas dire autre chose. Avez-vous des enfants, Monsieur ?
— Non.
— Quand votre femme sera grosse, saurez-vous qui sera l’enfant ? et si vous voulez un garçon et qu’elle vous donne une fille, la prétendrez-vous stérile pour cela ? Et si l’enfant, au lieu d’être Jésus, est César, ou l’inverse, trouverez-vous qu’il est manqué ? d’ailleurs, saurez-vous s’il est Jésus, ou César ? Vous serez mort avant.
Le soldat, un moment, s’arrêta sur la route, croisa les bras, pencha le front.
— Si c’est la souffrance qui crée, il est inutile d’accepter celle de la guerre, après celle de l’amour, puisque la mort qu’on trouve à la guerre supprime la souffrance et que l’amour, dites-vous, est plus terrible que la guerre, et moins mortel.
— Dans l’amour, dit le pharmacien, c’est l’individu qui souffre. Dans la guerre, le corps social. Et, là sans doute, est sa vertu. Quand vient la guerre, le drame de l’amour dépasse l’individu pour bouleverser tous les hommes et arracher à leur automatisme deux ou trois générations. Par la séparation, la peur, le risque, le chaos, la responsabilité et la mort, la guerre disperse à l’infini le drame, accroît la passion et l’esprit. Et l’amour surtout se déchaîne, hurle, brûle, dévaste, jette au drame sexuel les êtres hier les plus forts. Les cœurs, les sens sont plus ravagés que la terre, retournés jusqu’au granit. Les forêts sont broyées, les sources déplacées et le cœur des volcans ouvert. L’homme et la femme éperdus tournent sur l’abîme. La tragédie sème partout les réalités éternelles.
Deux minutes, il se tut. Ses yeux s’agrandissaient sous les paupières lourdes et fixaient un point invisible qui paraissait noyé au centre de la flamme qu’elles révélaient en s’élevant.
— Songez, dit-il, à la cellule mystérieuse qui enferme en quelques millièmes de millimètres l’incommensurable amas de toutes les images et de toutes les forces du présent et du passé. Songez à l’exaltation amoureuse de la seconde où elle est lancée dans l’avenir par ces enfants tragiques qui sont à l’âge des plus puissantes illusions et dont l’un sort du combat pour y revenir et y tomber et dont l’autre ne sait si cette première étreinte ne sera pas la dernière aussi. Comparez ça à la fornication maussade du rond de cuir et de sa bourgeoise infidèle entre le lait de poule et le bonnet de nuit. Vous saurez où se tient le dieu qui nourrit du sang de la guerre son monstrueux devenir. L’esprit sort de l’action, d’autant plus fort qu’elle est plus forte. Pour que naisse un enfant sublime, il faut que, dans la même ivresse, l’homme risque sa peau, la femme son bonheur.
— Le fils de l’assassin et de l’alcoolique est le grand homme désigné, dit le soldat.
— L’assassin et l’alcoolique sont des malades, et le guerrier n’en est pas un. L’illusion désintéressée sépare la guerre du crime, et tout est là.
— L’illusion guerrière est morte.
— C’est une ressemblance de plus avec l’amour, qui commence dans l’enthousiasme et finit dans la lassitude. L’exaltation de l’amour au cours des grands drames sociaux n’est sans doute que le reflux de l’exaltation guerrière. En tous cas, à ces heures-là, la puissance amoureuse règne. Et voyez-vous, l’esprit est forme. Il est concret. Il se transmet comme le sang, comme la structure du squelette, comme la couleur des yeux. Il précipite ses mirages dans le plus lointain avenir. Je vois cent mille fois plus d’énergie créatrice dans l’étreinte de deux enfants se sachant guettés par la mort que dans tous les discours prononcés depuis le commencement de la terre pour organiser la paix. Il n’y a que l’amour, l’amour seul. Et tout ce qui l’exalte multiplie l’homme intérieur et modèle son avenir pour des générations entières… L’amour seul. Sous toutes ses formes. Du plus élevé au plus bas, au viol, à l’inceste, à tout ce que vous voudrez. L’instinct pur, rendu à lui-même…
— La guerre purifie, dit le soldat, et il rit, d’un rire étranglé.
— Elle purifie le soldat, dit le pharmacien, et vous en êtes la preuve. Pour les autres… La vie, mon cher monsieur, est une orgie sexuelle continue, que la guerre brasse et révèle dans ses grandes profondeurs. Ce n’est pas, il est vrai, la moralité du monde qu’accroît le drame. C’est sa subtilité, sa sensibilité, son énergie, sa puissance de création. Tous les hommes sont Prométhée, le jour où Dieu sème la guerre. Ils s’y brûlent le poing, mais ils y saisissent le feu.
— Celui qui saisit le feu ne tue pas, dit le soldat, si ce n’est lui le plus souvent. Il l’installe sur la hauteur.
— Et les bateaux, qu’il fascine, se brisent sur les récifs. L’esprit crée la guerre, qui crée l’esprit.
— L’esprit monte. Il vaincra. Il se vaincra. Il exterminera la guerre. Par le réseau nerveux qu’il étend sur le globe, il sentira qu’il est partout, et que tuer une part de lui-même, c’est tuer l’autre.
— Ou l’exalter.
— La férocité primitive reculera devant l’esprit. Quand tous les hommes seront moi, qui hais la guerre, ou vous-même qui l’acceptez mais qui avez horreur du sang, tous refuseront de tuer, tous.
— L’inconscient reprendra, je vous le dis en vérité. Notre esprit accomplit au-dedans de lui-même mille fois plus de silencieux massacres que le primitif qui tue avec sa hache de silex. Le plus cruel des êtres, c’est l’esprit. Mais il se le cache à lui-même, surtout quand il forge ou aiguise de nouvelles armes à la mort. C’est un monstre, je vous le dis. Les grands anthropoïdes ne se battent pas entre eux. Les premiers hommes vivaient de fruits, peut-être. Le fauve était l’ennemi principal, ou le froid. Quand l’homme tuait l’homme, il était innocent. Sa férocité est venue avec son sadisme, c’est-à-dire avec la civilisation, et ce n’est pas seulement dans la guerre qu’elle s’est manifestée. Elle est entrée dans l’art, dans les mœurs, dans l’industrie, dans la science même, qui constate et progresse avec cruauté. L’esprit de l’homme noble, alors, s’est tendu tout entier à écarter la férocité de la guerre, à en supprimer la haine, à l’organiser en jeu. Remarquez qu’à mesure que la guerre devient plus terrible, l’homme tue moins directement. Plutôt que d’y renoncer, il la transforme. Il installe peu à peu l’anonymat dans la tuerie, comme s’il voulait arracher l’esprit, non au spectacle de la mort, mais au spectacle de la haine. Les formes musculaires et directes de la guerre agonisent aujourd’hui. L’esprit monte, à coup sûr. Et c’est pourquoi l’autorité passe des muscles dans l’esprit…
— L’autorité tuera la guerre.
— A moins qu’elle ne la provoque pour maintenir l’autorité.
— L’autorité descendra toute vers ceux qui sont en bas, quand ceux qui sont en bas sauront s’entendre pour vaincre ceux qui sont en haut.
— Et la guerre civile naîtra, pour une harmonie quand même victorieuse qui se déroulera impassible entre ses flancs, du charnier des guerres nationales. Et ainsi de suite. Il y aura toujours entre les hommes des différences de niveau. Et vous savez ce qui se passe dans les vases communiquants ? L’eau du plus haut se précipite en avalanche. Voyez-vous, la vie continue, et, pour continuer, elle tue…
— La vie s’éduque, dit le soldat. Elle se règle, se stylise, et c’est même cela qui est la civilisation. Je vous l’ai dit. J’admets et même j’admire que la guerre ait pu être, en d’autres temps, un moyen d’orchestrer la vie. Automatiquement, ce moyen-là doit disparaître ou rentrer au-dedans de l’homme où le drame jouera dans les limites de l’esprit. Que la férocité première persiste, je le veux, si vous le voulez. Mais elle changera de forme. L’homme, de plus en plus, répugne à verser le sang. Quand j’ai tué, je ne l’ai pas senti, c’est vrai. Mais je l’ai vu. Et ça suffit. Je n’oublierai pas que j’ai tué. Quand tous les hommes auront tué, aucun homme ne l’oubliera. Oui, le massacre intérieur de l’amour, le massacre intérieur de la vie sont plus terribles mille fois que le massacre de la guerre. Mais ils ne versent pas le sang. Tout est là. Tu ne tueras point. Car cet être est fait comme toi, et ni pour toi, ni pour lui, tu ne crois à une autre vie. Quand l’homme ne croira plus, il refusera de tuer. Enseignez-lui la vérité.