Orfan - Tome 4 - Gaëlle Tertrais - E-Book

Orfan - Tome 4 E-Book

Gaëlle Tertrais

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Beschreibung

Après la victoire sur l’esprit sombre, Orfan, Aël et leurs amis coulent des jours heureux dans le royaume libéré de Mennelmär. C’est sans compter sur la fuite spectaculaire du traître Tarán, qui part à la recherche de la légendaire coupe de force. Lancés sur ses traces, les jeunes chevaliers se retrouvent en pays d’Oro où ils vont découvrir de prodigieuses cités cachant de lourds secrets. De quoi mettre le feu aux poudres entre les deux pays. Une nouvelle guerre se prépare…
Dans ce quatrième volume s’ouvre une nouvelle quête qui amène Orfan à affronter des démons, des dragons… mais surtout ses propres tentations !

À PROPOS DE L'AUTRICE

Mère de famille et éditrice jeunesse, Gaëlle Tertrais est également l’auteure d’une vingtaine d’ouvrages pour enfants aux éditions Mame et Emmanuel.

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Conception couverture : © Christophe Roger

Illustration couverture : © Dara

Illustration intérieure : © Marie-Alix de France

Relecture : Le Champ rond

Composition : Soft Office (38)

© Éditions Emmanuel, 2023

89, bd Auguste-Blanqui – 75013 Paris

www.editions-emmanuel.com

ISBN : 978-2-38433-121-5

Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, modifiée par la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011

Dépôt légal : 4e trimestre 2023

Précédemment dans Orfan…

Dans le pays de Mennelmär occupé par les monstrueux Oromores aux ordres du roi étranger Oromock, Orfan Gamará vit retiré du monde avec sa famille dans le petit village de Sirbil. Mais son existence paisible prend fin lorsque des Oromores attaquent sa maison et enlèvent ses parents, Loïs et Amaya, ainsi que sa petite sœur, Thaïs. Orfan parvient à s’enfuir avec son jeune frère Goulven et leur vieux serviteur, Mat. Ils partent en bateau vers le pays de Brëanodor. Orfan apprend alors qu’il est le descendant et dépositaire d’un ancien ordre de chevalerie : les chevaliers des Quatre-Vertus. Mat, qui est lui-même chevalier en secret, adoube Orfan et lui remet un mystérieux bracelet serti de quatre pierres précieuses, représentant les quatre vertus cardinales : force, justice, prudence, tempérance.

En Brëanodor, Orfan et Goulven font la connaissance d’Aël, une jeune fille pétulante et courageuse, et de Wlad, un jeune garçon révolté par la mort de ses parents, dont l’arrivée dans le groupe ne fait pas l’unanimité. Pourtant, Orfan décide de lui donner sa chance. Les quatre compagnons, unis par le secret du bracelet qui émet un rayon lumineux lorsqu’ils joignent leurs forces en exerçant les vertus, retournent en Mennelmär pour y soulever une résistance et libérer les parents d’Orfan. Avec l’aide de Mat et d’un groupe de jeunes écuyers, ils attaquent la forteresse d’Armura et délivrent Loïs, Amaya et Thaïs. Puis Aël, Goulven et Wlad reçoivent l’adoubement des chevaliers et sentinelle de Quatre-Vertus. Avec Orfan, ils reçoivent leurs épées et promettent de consacrer leurs forces à la libération de Mennelmär et à la victoire du bien sur le mal.

Peu à peu, la résistance s’étend dans le pays de Mennelmär. Mat part créer de nouveaux groupes d’écuyers. Grâce à Loïs et Amaya, les quatre chevaliers découvrent que les pierres précieuses qui ornent le bracelet d’Orfan ainsi que les pommeaux de leurs épées proviennent d’une mine gardée par un sortilège. Mais Tarán, un écuyer tourmenté et violent, a entendu cette révélation et compte bien en tirer profit…

Les attaques des Oromores s’intensifient et Orfan commence à perdre espoir. C’est alors qu’il décide de faire appel à un ancien chevalier et à une ancienne sentinelle des Quatre-Vertus, Téhur et Lalibella, qui se sont retirés loin du monde. Orfan et ses compagnons espèrent rassembler ensuite toute la résistance du pays pour attaquer les Oromores dans la plaine de Medaba.

Ils partent à la recherche de Téhur et Lalibella, qu’ils trouvent avec l’aide de petits peuples cachés, les Tétitacs et les Dômdus. Mais, au cours de ce voyage, Wlad et Tarán trahissent Orfan en se rendant à la mine de pierres précieuses dont ils provoquent la destruction. Les conséquences sont terribles : les pierres cessent de briller. C’est l’heure des ténèbres…

Alors que la désolation et le découragement s’abattent sur Orfan et ses compagnons, Lalibella leur prête main-forte pour rejoindre les groupes d’écuyers entraînés par Mat et se préparer à la grande bataille de Medaba. Tous les groupes de résistants du pays se rassemblent. L’espoir renaît.

Après un face-à-face entre Orfan et Tarán où ce dernier est battu, Orfan doit affronter Wlad. Grâce à l’intervention d’Aël, le combat entre les deux chevaliers est évité et la réconciliation, scellée. Orfan découvre que le pardon et l’amour font des miracles : les pierres se remettent à briller !

Après une bataille épique, les Oromores sont battus dans la plaine de Medaba. Téhur, venu au dernier moment avec les Tétitacs et les Dômdus, est tué lors du combat. Mais les chevaliers sont vainqueurs dans presque tout le pays. Le règne oromore s’écroule. L’esprit sombre qui les gouverne en secret à travers le roi Oromock, cependant, n’est pas mort. Mat décide de partir seul, à l’insu de tous, pour le combattre dans son antre : la forteresse de Stoca, en pays d’Oro…

Parvenu à Stoca, Mat perd la vie dans un combat singulier contre Oromock. La puissance de l’esprit sombre s’échappe alors en fumées noires qui se répandent dans tout Mennelmär, réveillant les plus sombres instincts des habitants.

Orfan et tous les chevaliers se regroupent à Armura, où siège encore le sinistre Pagano, Premier ministre fantoche à la solde d’Oromock. Ils assistent, impuissants, à cet étrange phénomène. Inquiets pour Mat dont ils sont sans nouvelles, ils décident de retrouver la trace de l’ancienne reine Elwina et de son fils Aodrenn, les souverains légitimes de Mennelmär. En même temps, la Dryade Aetna, veuve du chevalier Téhur, livre aux chevaliers un secret de son peuple : l’existence de trois perles d’amour, issues d’une antique légende et capables de combattre l’esprit sombre.

Orfan et ses amis partent donc à la recherche de ces trois perles détenues par le peuple sylène dans la région des Lacs, tandis que Loïs, Amaya, Lalibella et quelques chevaliers se donnent pour mission de destituer Pagano et de se rendre à Stoca où ils ont appris que la reine Elwina et le prince Aodrenn sont retenus prisonniers.

Après une route semée d’embûches, Orfan et ses amis atteignent la région des Lacs où la reine des Sylènes, Elentári, les met à l’épreuve. Satisfaite, elle leur confie les trois perles d’amour, conservées dans un coquillage précieux.

Les quatre amis repartent vers le pays d’Oro et la citadelle de Stoca pour y affronter l’esprit sombre. Ils y retrouvent Loïs, Amaya et les autres chevaliers ainsi que Pagano. Comme Mat avant eux, ils combattent Oromock dans son antre souterrain où ils découvrent la présence d’un autre mystérieux adversaire, l’ancien écuyer Tarán ! C’est là qu’Orfan apprend la mort de Mat. Il est effondré. Le combat contre Oromock et Tarán est terrible. Orfan se sert des perles d’amour pour repousser l’esprit sombre et ses fumées noires dans les entrailles de la terre. Dans un sursaut de rage, Pagano pousse Oromock dans le même gouffre. Le roi d’Oro est mort. Tarán est fait prisonnier.

Il ne reste plus aux chevaliers qu’à aller chercher la reine Elwina et son fils Aodrenn, enfermés dans la citadelle. Ces derniers apprennent avec une terrible stupéfaction la véritable identité d’Oromock, qui n’était autre qu’Enor IV, l’ancien roi de Mennelmär, époux d’Elwina et père d’Aodrenn, passé du côté de l’esprit sombre.

Elwina et Aodrenn, très ébranlés, retournent en compagnie des chevaliers à Armura où la population les accueille triomphalement. Aodrenn est sacré roi aux côtés de sa mère. Une nouvelle ère de paix et de prospérité commence pour Mennelmär tandis que Tarán et Pagano sont enfermés dans les cachots de la citadelle d’Armura…

Tarán

Une lune blanche baignait de son doux halo les remparts de la forteresse d’Armura. Un rayon traversa la cour et transperça un soupirail, éclairant de sa lueur pâle les contours d’un sombre cachot. À l’intérieur, enchaîné au mur par une cheville, Tarán ne leva même pas les yeux. Amaigri, les orbites creusées, il tenait sa grande carcasse voûtée. De ses larges et puissantes épaules ne perçaient plus, sous la chemise, que deux os saillants. Ruminant de tristes pensées, il ne vit pas la timide lumière qui venait le visiter.

Depuis six mois déjà, il croupissait dans ce cachot humide, dans l’attente de son procès qui aurait lieu dans les semaines à venir. Il avait entendu, quelques jours plus tôt, les acclamations du peuple pour le couronnement d’Aodrenn, ce jeune prince sans consistance qui n’avait jamais vu la lumière du soleil. Quelle pitié de voir la couronne entre des mains si frêles, pensait Tarán avec amertume. Et sa mère, la régente, une femme brisée qui avait passé les huit dernières années de sa vie en prison ! Que pouvait-elle savoir du gouvernement ? Tarán enrageait. Pourtant, désormais, c’était bien lui qui se retrouvait enfermé, une chaîne au pied. Il secoua brusquement sa jambe, comme s’il pouvait en arracher le cercle de fer qui le retenait prisonnier. La chaîne se tendit, le fer lui entailla la jambe. Il poussa un cri de fauve blessé.

Puis, abattu, il se tassa sur lui-même, le dos collé au mur froid et les genoux repliés sous le menton. Ses pensées s’entrechoquèrent. Il revoyait la mine de pierres précieuses, si belle, si scintillante avec ses flots de joyaux qu’il pouvait prendre à pleines mains. Ce sentiment d’abondance l’avait grisé ! Mais toutes les pierres avaient disparu et la mine s’était effondrée… Il se remémorait son combat singulier contre Orfan dans la plaine de Medaba. Il l’avait défié et il était sur le point de gagner quand Mat avait mis fin au combat et l’avait fait prisonnier. Mat ! Son propre maître écuyer ! Tarán avait du mal à le digérer… Et puis il se souvint d’Oromock, le grand et puissant roi d’Oro. Auprès de lui, il avait enfin trouvé une figure forte sur qui compter. Un destin époustouflant l’attendait ! Et voilà qu’Orfan et sa bande l’avaient retrouvé et qu’ils avaient tout gâché. Oromock était mort et lui était prisonnier… Pourquoi la vie lui jouait-elle sans cesse de si vilains tours ?

Plein de colère et de rancune, Tarán cracha par terre, le plus loin possible.

— Cet Orfan de malheur ! Si je pouvais l’écrabouiller entre mes doigts ! lança-t-il en serrant le poing de toutes ses forces.

Il ne pouvait supporter ce jeune chevalier à qui tout souriait. Toujours vertueux, toujours gentil, toujours poli, toujours du bon côté. Argh ! Qu’est-ce qui lui donnait le droit de porter le bracelet aux quatre pierres, d’abord ? Mat n’avait eu aucune raison de lui donner ! Et encore moins de le laisser diriger la nouvelle chevalerie ! Tarán détestait recevoir des ordres de ce blanc-bec d’à peine 15 ans ! Ce garçon avait trop de chance. Il avait tout et lui, Tarán, n’avait rien. Orfan était chevalier, il avait le bracelet, il avait des amis, il attirait à lui tous les écuyers. Il avait perdu ses parents, mais il avait pu les retrouver. Tout lui souriait. C’était trop injuste.

Cette dernière pensée entraîna Tarán très loin dans le passé. Des parents, lui, il n’en avait pour ainsi dire jamais eu. Il ne se souvenait pas de sa mère, morte en lui donnant le jour. De son père, il ne gardait qu’un seul souvenir qui avait effacé tous les autres. Il le revoyait, debout, les épaules basses, dans sa tunique rapiécée, le poussant vers un gros marchand aux doigts huileux. Il revoyait la poignée de main des deux hommes scellant un sordide marché. Puis son père, de dos, une bourse d’argent à la main, s’éloignant à grands pas, sans se retourner. Le petit garçon de 5 ou 6 ans qu’il était alors n’avait pas compris. Aujourd’hui encore, il n’arrivait pas y croire. « Il m’a vendu ! Mon propre père m’a vendu à un petit trafiquant de fourrures pour une poignée de pièces d’argent ! » Il avait beau avoir dépassé la vingtaine, Tarán sentit encore une boule se former dans sa gorge et ses yeux se mouiller à ce souvenir cuisant. Il les essuya rageusement de sa manche. Il combattait sa peine ainsi : par la rage. C’était d’ailleurs ce qui l’avait sauvé des griffes de ce sinistre commerçant qui le faisait travailler jour et nuit pour un quignon de pain. Un jour que le gros homme l’avait battu à coups de verges, Tarán avait jeté à bas tables et chaises, renversé la marmite de soupe claire qui s’était répandue sur le sol, et il avait couru à toutes jambes vers la forêt voisine. Ni les cris furieux du bonhomme, ni les épines qui perçaient ses pieds nus ne l’avaient arrêté. Il avait couru tant et tant qu’il en avait perdu la notion du temps. Il ne s’était arrêté que lorsqu’il avait fait tout noir. Essoufflé, les jambes flageolantes, il s’était effondré sur un tapis de feuilles et avait sombré dans un sommeil comateux.

Tarán laissa remonter en lui ces lointains souvenirs puis, étrangement, un sourire passa sur ses lèvres… Oui, le souvenir, cette fois, était doux. Car, au petit matin, il avait été réveillé par une étrange sensation de râpement sur sa joue. Il avait ouvert les yeux péniblement et s’était retrouvé nez à nez avec un museau poilu, deux yeux jaunes étirés et des oreilles pointues. Il n’avait pas eu peur. L’animal lui léchait consciencieusement la joue. Tarán s’était redressé sur un coude et, lentement, la bête avait reculé. Tarán avait pu admirer sa musculature puissante, ses pattes élancées et ses flancs étroits. Il n’y avait pas de doute, c’était un loup. Un très grand loup.

Derrière lui se tenaient, assis sur leur derrière, quatre petits louveteaux au poil touffu et, un peu en retrait, les surveillant d’un œil affûté, leur mère. C’était une belle louve au pelage gris clair. Tarán l’avait tout de suite aimée. Sur un ordre invisible, les louveteaux s’étaient précipités sur le jeune garçon et lui avaient fait mille léchouilles et patouilles. Du bout de son museau, la louve avait incité Tarán à se lever gentiment. Le grand loup l’avait alors conduit à pas souples et silencieux vers l’entrée de sa tanière. Lorsque Tarán y avait pénétré, il avait tout de suite senti qu’il avait trouvé sa maison. Il avait vécu quatre années avec les loups. Il couchait par terre, collé contre leurs flancs chauds et soyeux. Jamais il n’avait connu un tel confort ni une telle sécurité. Il s’était nourri de viande crue et de racines trouvées dans la forêt. Il avait appris à courir vite, à recevoir des coups de patte et à en donner, à grimper aux arbres et à se cacher. La famille loup l’avait adopté. Ce que les hommes lui avaient toujours refusé, ces animaux le lui avaient donné.

En grandissant, cependant, Tarán voyait bien qu’il n’était pas un loup. Il ne pourrait pas vivre indéfiniment avec eux. Il ne parlait presque plus, il hurlait. Il ne parvenait plus à suivre les louveteaux dans les chasses. Ils avaient grandi, eux aussi, et n’avaient plus rien des petites boules de poils dodues et facétieuses. En fait, Tarán se sentait seul. Quelquefois, du fond des bois, il voyait passer une charrette conduite par un couple se rendant au marché ou quelques bûcherons qui bavardaient entre eux, et une nostalgie le prenait. Il aurait voulu leur crier : « Eh ! Oh ! Je suis comme vous ! Regardez-moi ! » Mais il aurait fait trop peur à voir. Alors il restait caché dans l’ombre des taillis. Quand vint le printemps de ses 10 ans, l’appel se fit plus pressant. Il sentait confusément que s’il ne le faisait pas à ce moment-là, plus jamais il ne pourrait quitter la forêt. Il avait besoin d’apprendre à vivre chez les hommes.

Aussi, un matin, il serra fort les loups dans ses bras et partit, sans rien emporter, puisqu’il n’avait rien. D’instinct, il partit vers le nord. Il marcha, marcha, marcha encore et, un jour, il arriva en vue d’une ville où il fut bien obligé de s’arrêter car il n’y avait plus rien après. Quel choc ce fut pour lui de découvrir une vaste étendue mouvante et bleue, à perte de vue devant lui. C’était la mer. La ville s’appelait Dannedebär, mais Tarán ne le sut pas tout de suite car il n’avait jamais appris à lire. Il se faufila dans les rues, de nuit, pour ne pas attirer l’attention sur son étrange accoutrement. Il ne portait pas d’habits mais seulement une tunique en peau de chevreuil qu’avait tué un jour pour lui le grand loup. Il déroba sur un fil une chemise rouge et un pantalon brun qui séchaient, et se sentit plus discret. Il continua pourtant à se cacher et commença à observer les hommes, ces êtres si étranges à qui il voulait ressembler. La nuit, il dormait dans la rue, à l’intérieur d’un tonneau abandonné qu’il avait déniché. Peu à peu, il apprit à voler de la nourriture sur les marchés ou à fouiller dans les détritus pour manger. Puis il rencontra d’autres enfants qui, comme lui, vivaient tout seuls dans la rue. L’un s’appelait Ilia, l’autre Dann, un troisième, Azrhel, et il y avait aussi une jeune fille brune et silencieuse qui se prénommait Sultana. Tarán se joignit à eux.

À l’évocation de tous ces souvenirs, le cœur de Tarán se serra. Dann, Ilia, Azrhel et Sultana furent les seuls amis qu’il ait jamais eus sur la terre. Ils lui apprirent à survivre, à recommencer à parler et même un peu à lire. Après la meute de loups, Tarán trouva auprès d’eux une nouvelle famille. Comme lui, ils étaient seuls dans la vie. De leur côté, la force sauvage de ce garçon les étonnait. Elle lui donnait une certaine autorité. Les cinq jeunes gens vécurent ainsi pendant sept ou huit ans. Tarán devint un homme, capable de se débrouiller. C’est alors qu’il avait rencontré Mat…

Oh ! Comme ce souvenir le brûlait ! Jamais il ne l’oublierait. Il chérissait et haïssait en même temps le sentiment puissant qui l’avait étreint ce jour-là : celui d’avoir trouvé un père. Dès lors, sa vie, ainsi que celle de ses amis, fut bouleversée. Ils commencèrent à travailler pour Mat, pour la résistance, pour une cause qui était plus grande qu’eux et les faisait se sentir meilleurs à leurs propres yeux. D’enfants des rues, ils devinrent écuyers. Jamais Tarán n’aurait pu rêver une telle transformation. Il devenait quelqu’un, il était important. Mais plus tard, quand Orfan, Aël, Goulven et Wlad entrèrent à leur tour dans sa vie, il sentit comme une menace planer au-dessus de lui. Il parvint à soudoyer Wlad mais Orfan restait impénétrable et fier. Assez vite, il devint son ennemi.

Une fois encore, Tarán donna un violent coup de pied que la chaîne eut tôt fait d’arrêter. Dès qu’il pensait à Orfan, une haine farouche bouillonnait en lui. Orfan qui l’avait ramené de Stoca prisonnier ! Orfan qui se pavanait aux côtés du jeune Aodrenn comme son plus proche conseiller ! Orfan qui s’était installé au-dessus de sa tête, là, dans la forteresse d’Armura, comme s’il faisait partie de la famille royale ! Quel scandale ! La haine de Tarán s’amplifiait. Une famille dégénérée, oui ! Une famille qui ne méritait plus de régner. Seul Oromock en était digne ! Tarán ne regrettait pas de lui avoir donné sa loyauté. La force et le pouvoir implacable de ce roi l’avaient séduit. Mat s’était montré trop gentil. Oromock l’avait vaincu, tant pis pour lui. Le roi d’Oro, lui, savait régner en maître. Jamais Tarán ne pardonnerait à Orfan et à ses amis d’avoir provoqué sa mort.

Ce jour-là, dans son cachot, Tarán n’avait plus qu’une idée en tête : se venger.

Au terme d’une nuit agitée, alors que la lune se cachait, effacée par un violent soleil d’été, Tarán entendit les pas du garde dans le couloir. Un bruit de clefs tinta, le loquet claqua et la porte grinça. Le geôlier, vêtu d’une tunique et d’un pantalon noirs comme un cauchemar, entra.

— Bien dormi ? demanda-t-il en posant une écuelle de brouet où flottaient des bouts de viande et trois navets devant le prisonnier.

Tarán ne prit pas la peine de répondre à cette question sans intérêt. Bien sûr que non, il n’avait pas bien dormi ! L’obligeance du garde, cependant, l’intriguait. C’était le seul qui n’affichait pas à son encontre un mépris silencieux. Il attrapa l’écuelle et se mit à manger. Entre deux lampées du liquide chaud qui le revigoraient, il jetait des petits coups d’œil au garde qui attendait à la porte, patiemment. Après cette nuit éprouvante qui avait fait surgir tant de souvenirs, Tarán avait besoin de parler à quelqu’un. D’autant plus que l’imminence de son procès l’inquiétait. Ce garde avait l’air plutôt conciliant, après tout. Le prisonnier engagea la conversation.

— Tu es ici depuis longtemps ?

— Dame oui ! Ça fait bien sept ou huit ans !

— Alors tu as dû connaître bien des changements ?

— Disons que je n’ai pas connu le roi d’avant. Enfin, vous savez… Celui dont on ne devait plus prononcer le nom. J’ai commencé avec l’arrivée du grand ministre Pagano. Et je n’ai pas peur de le dire, bien qu’il soit tenu prisonnier à cette heure dans la cellule d’à côté, il a été un grand ministre, cet homme-là ! Ça oui !

À la manière pompeuse dont il parlait de Pagano, Tarán comprit tout de suite de quel bord était le garde.

— Cela ne doit pas vous plaire de le garder prisonnier ? ajouta Tarán d’un ton qui appelait la confidence.

— C’est une honte ! Mais, au moins, je peux adoucir sa captivité, vous comprenez. Améliorer son ordinaire et lui accorder des petits privilèges dus à son rang. D’ailleurs, vous, Monsieur, qui êtes de ses amis, voulez-vous un peu de pain et de fromage pour relever votre prochain repas ? Ça reste entre nous, pardi !

— Hum… fit Tarán avec un sourire calculateur, se gardant bien de montrer qu’il se fichait pas mal de Pagano. Merci l’ami. Je savais qu’on pourrait s’entendre, toi et moi. Comment te nommes-tu ?

— Agathon, ancien majordome de maître Pagano ! lança-t-il en bombant le torse et en claquant les talons. Et aujourd’hui, je ne suis plus qu’un vulgaire gardien de prison.

— C’est vraiment très injuste, le plaignit Tarán.

— Oh oui, Monsieur ! Injuste et humiliant. Je n’ai rien fait pour mériter cela.

— C’est certain. La reine Elwina et le prince Aodrenn n’ont pas été très reconnaissants envers toi. Après tout, un majordome doit-il être puni à chaque changement de régime ?

— Je suis bien d’accord avec vous. Ce nouveau petit roi et sa mère, ce ne sont pas des maîtres comme il se doit. Dites, vous ne le répéterez pas ?

— À qui veux-tu que je le dise, bêta ! dit Tarán en riant. Je suis complètement d’accord avec toi. Ce ne sont pas de bons rois.

— Vous voulez dire, pas une bonne reine ! Parce que c’est elle qui fait la loi ! Un roi en jupons, a-t-on jamais vu ça ? Moi, ça ne me plaît pas. Et vous avez vu toute sa cour de bonnes femmes autour d’elle ? Celle qui se prend pour un chevalier, Amaya, et l’autre vieille chouette qui fait des mystères et qu’on appelle Lalibella, et la foldingue qui parle aux arbres, la Dryade Aetna, qui n’est même pas de chez nous ! Avec un gouvernement comme ça, le pays va à la catastrophe, je vous le dis. Ah ! Ce que je regrette le temps de maître Pagano !

— Tu as raison, Agathon ! Tout ce cirque ne peut plus durer. Il faut faire quelque chose. Serais-tu prêt à m’aider ?

— Faut voir… répondit prudemment le garde. Dites toujours, si vous avez une idée.

— Toi, tu peux circuler dans la forteresse à ta guise. Quand tu n’es pas de garde, profites-en pour aller fureter dans les couloirs. Tu découvriras peut-être quelque chose de suspect. Je ne sais pas encore comment, mais on pourrait l’utiliser contre eux.

— C’est dangereux, mais je veux bien essayer ! Je connais la forteresse comme ma poche. Vous pensez, comme majordome, c’était mon domaine autrefois !

— C’est parfait ! s’exclama Tarán avec une lueur méchante dans les yeux. Viens me rendre compte de tout ce que tu verras et entendras. Nous finirons bien par mettre la main sur quelque chose de compromettant !

Le garde émit un petit rire sardonique et sortit de la cellule en remportant l’écuelle vide. Seul dans son cachot, Tarán sentit un nouvel espoir lui gonfler la poitrine. Il s’étira, inspira longuement et poussa soudain un long et puissant hurlement, un cri de défi et de vengeance, un cri venu du fond de sa mémoire, du temps où il vivait comme un loup au milieu des loups : un cri de loup. Et, peu après, chacun en Armura put entendre un autre hurlement venu de la forêt, un hurlement à vous glacer le sang. Tarán, de son cachot, le perçut lui aussi et tressaillit jusqu’au fond de ses entrailles. C’était son loup qui hurlait. Son grand loup qui l’avait entendu et qui lui répondait.

Un étrange parchemin

Orfan interrompit son geste et laissa son bras suspendu en l’air quelques instants.

— Tu as entendu ? demanda-t-il à Aël, son épée pointée vers le ciel.

— C’était horrible, ce cri ! On dirait qu’il venait de la forêt, répondit la jeune sentinelle qui s’était également figée, l’épée à la main.

Wlad et Aodrenn, qui s’entraînaient eux aussi au combat avec Dann, Ilia, Azrhel et Sultana dans la cour du château, se regardèrent, interdits. Goulven, qui se battait avec le jeune Lórien, le fils aîné de la Dryade Aetna, lâcha son épée sur le sol.

— On aurait dit un hurlement de kragoul prêt à l’attaque, s’écria-t-il, les yeux écarquillés par l’effroi.

— Sauf qu’il n’y a plus de kragouls, contesta Wlad. Pas plus que d’Oromores. Alors, pourquoi s’inquiéter ? Allez ! On reprend le combat ? J’étais en train de gagner !

Tous les jeunes gens reprirent leur entraînement, avec encore plus d’ardeur qu’auparavant, sans prêter plus d’attention au curieux hurlement qui les avait saisis. Aodrenn para une attaque de Wlad avec succès, au grand étonnement de son adversaire, tandis qu’Orfan et Aël se lançaient dans les passes d’armes acrobatiques dont ils avaient le secret. Quant à Goulven, il ramassa son épée et reprit patiemment l’exercice avec Lórien qui débutait sa formation.

— Dis donc, Aod’ ! lança Wlad sans ralentir le rythme, tu te défends fichtrement bien ! Attends, est-ce que tu la connais, cette passe-là ?

Le chevalier tournoya sur lui-même à une vitesse fulgurante et se retrouva sur le côté droit d’Aodrenn dont il arracha l’épée d’un geste sûr. Aodrenn poussa un cri de surprise.

— Ah ! Ah ! J’ai encore quelques bottes secrètes à te montrer ! fit Wlad en riant.

Les deux garçons allèrent s’asseoir sur un muret de pierre et burent à la même gourde de grandes rasades d’eau fraîche.

— Je fais des progrès, hein ! dit fièrement Aodrenn. Bientôt, c’est moi qui te désarmerai, tu verras.

— Je l’espère bien ! Ça voudra dire que j’aurai été un bon professeur pour toi.

Les autres les rejoignirent et s’assirent auprès d’eux. La gourde passa de main en main. Une fois leur soif étanchée, Goulven et Lórien filèrent ranger leurs épées au râtelier et s’élancèrent dans l’escalier en direction des chambres pour aller retrouver au plus vite leur grand projet secret : la confection du plus grand herbier de Mennelmär.

— Eh ! Pas si vite ! leur cria Orfan. N’oubliez pas votre leçon d’histoire. Lalibella vous attend !

— Oh ! Crotte de chouette… J’avais oublié, bougonna Goulven.

— Moi, ça m’ennuierait à mourir ! riposta Wlad en s’étirant comme un gros chat. Qui veut faire un tour à cheval ? Le temps est superbe aujourd’hui !

— Pas aujourd’hui, répondit Azrhel. Avec Dann et Ilia, je vais à Dannedebär pour voir Dragorn, le forgeron. On lui a commandé des dagues à fine lame qu’il doit nous livrer aujourd’hui. Vous allez voir, ce sont des petits bijoux ! On sera de retour demain !

— Ah ! On ne se refuse rien ! s’amusa Wlad, l’air faussement choqué. Ça vous a donné des goûts de luxe d’être devenus chevaliers !

— Et comment ! lança Ilia en suivant Azrhel vers les écuries. Il nous faut ce qu’il y a de mieux !

Les garçons rirent de bon cœur et Wlad relança son offre.

— Alors ? Il y en a d’autres qui ont des petites emplettes à faire ou bien quelqu’un est volontaire pour une bonne galopade ?

— Moi ! fit Orfan avec énergie. J’ai besoin de prendre l’air. Je commence à étouffer dans cette forteresse. Tu viens, Aodrenn ?

— Non, répondit le garçon en se levant. Pas aujourd’hui. J’ai des recherches à faire pour mon prochain cours de stratégie politique. Si vous me cherchez, je suis à la bibliothèque.

Dès que le jeune roi fut parti, Aël grinça entre ses dents :

— On sait… Tu es toujours à la bibliothèque !

— Laisse-le, il aime ça, la raisonna Orfan. Il a grandi dans les livres. C’était son seul refuge en captivité, à la citadelle de Stoca. C’est normal qu’il continue à aimer leur compagnie. Et toi, Aël, tu viens ?

— Non, désolée. J’ai promis à Thaïs de la retrouver pour l’entraîner au tir à l’arc avec Sultana et Sidril.

— Je vois, dit Orfan en faisant une moue exagérée, vous préférez vous retrouver entre filles. J’ai compris. Vous avez sans doute plein de secrets à vous dire.

— Exactement ! rétorqua Aël avec un faux air sérieux. Des choses que tu ne comprendrais pas.

Elle lui fit un clin d’œil avant de se retourner vivement en faisant voler dans son dos sa longue tresse dorée. Orfan sourit en songeant qu’ici encore, en temps de paix, au milieu des autres chevaliers, elle et lui gardaient toujours la même complicité. Il lui était aussi reconnaissant de se lier d’amitié avec sa petite sœur Thaïs qui la vénérait littéralement et ne pouvait plus se passer d’elle.

Orfan savait que ses parents, Loïs et Amaya, avaient craint pour Thaïs que vivre à Armura ne soit une épreuve. Elle y avait été autrefois emprisonnée avec eux par le sinistre Pagano. Aussi avaient-ils prévu de passer les mois d’été au château de Lakatié, la résidence d’été des rois et reines arzhurs. Le départ était prévu pour bientôt. Par chance, Thaïs s’était bien adaptée et l’entourage attentif des sentinelles et chevaliers lui avait rendu l’existence joyeuse et pleine d’amitié.

Tandis qu’Orfan et Wlad chevauchaient dans la campagne baignée de soleil, Aodrenn furetait dans les rayons de la bibliothèque. Anciens codex aux pages cousues et aux belles couvertures de cuir patinées par le temps, fragiles rouleaux de papyrus ou parchemins en peau de mouton tannée, tous ces trésors l’enchantaient. Il aurait pu y passer des heures. Il avait trouvé l’ouvrage qu’il cherchait, l’avait ouvert sur un pupitre incliné et terminait de le compulser. La stratégie politique ne l’enthousiasmait pas outre mesure mais il savait qu’il devait en passer par là au cours de sa formation royale. Cependant, une fois son travail vite achevé, il referma le livre, le replaça et se dirigea vers un pan de mur couvert de rayonnages aux livres alignés. Il s’arrêta un instant, tourna la tête à droite et à gauche pour vérifier qu’il était seul et poussa un livre de la main. Tout à coup, le pan de mur pivota, laissant un passage pas plus grand qu’une largeur d’épaules. Aodrenn s’y engouffra. Il activa une poignée de l’autre côté et le pan de mur se referma.

Un sourire se dessina sur ses lèvres. Il rayonnait. Le jeune roi se trouvait dans un cabinet secret dont il avait appris l’existence seulement quelques jours auparavant. Son professeur, M. Exius, un vieux savant qui avait travaillé à la cour à l’époque d’Enor IV et que la reine Elwina avait réussi à retrouver, le lui avait fait découvrir en lui faisant jurer de garder le secret.

— Ce cabinet, avait-il expliqué, seul le roi y a accès ! Personne ne doit avoir connaissance de son existence. Même sous le règne de Pagano, personne ne l’a jamais trouvé. C’est une pièce cachée depuis des siècles. Il contient des manuscrits anciens, en langue parfaitement inconnue pour certains, des collections privées des anciens rois arzhurs, des cadeaux offerts par des rois étrangers… La plupart, à mon avis, sont sans intérêt. Mais il se pourrait que d’autres renferment des secrets… des secrets précieusement gardés. L’ancien roi Enor IV m’a fait entrer une fois dans ce cabinet, mais je n’ai jamais ouvert aucun de ces ouvrages, ajouta le vieillard. Si le cœur t’en dit, tu peux farfouiller dans ces manuscrits. Ta mère et toi êtes les seuls à y avoir accès.

Depuis ce jour, Aodrenn ne rêvait que de ce cabinet secret. Il attendait le moment favorable pour s’y introduire discrètement et découvrir tous ces trésors endormis depuis des décennies. Cela faisait trois jours qu’il bouillait d’impatience et enfin, aujourd’hui, il avait pu se libérer sous prétexte d’aller faire des recherches dans la bibliothèque. Les mains tremblantes, il alluma une lampe à huile car il faisait noir comme dans un four dans cette pièce qui n’était munie d’aucune fenêtre. La lueur vacillante révéla à Aodrenn l’exiguïté de la pièce. Sur les quatre côtés, elle était couverte de rayonnages où s’empilaient vieux livres, parchemins et boîtes de toutes formes, recouvertes de velours élimé. Au centre de la pièce, une table carrée prenait toute la place qui restait.

Aodrenn attrapa un codex qui semblait bien conservé. Il devait être assez récent, pensa le jeune roi. Il tourna délicatement les feuilles de parchemin cousues entre elles et admira, émerveillé, les somptueuses enluminures qui en décoraient les bords. Il se pencha sur un texte dont la première lettre était formée de belles volutes colorées. C’était écrit en manyamar, reconnut-il, la langue actuelle de Mennelmär. Excité, Aodrenn lut toute la page. Il s’agissait d’un poème écrit en vers qui parlait de la vie du roi Enor le Grand, le premier de la dynastie Arzhur, qui avait régné au Ve siècle de l’ère des Hommes libres. L’objet en soi était magnifique, mais il ne contenait aucun mystère et devait avoir été écrit sous le règne du dernier roi, Enor IV, le propre père d’Aodrenn.

À la pensée de son père disparu, le garçon eut un mouvement de colère. Il referma le livre d’un coup sec et le reposa vivement à sa place. Cela faisait très peu de temps qu’il avait fait l’horrible découverte : Oromock, le tyran qui l’avait gardé enfermé avec sa mère dans la citadelle de Stoca pendant toute son enfance, était en réalité son père, l’ancien roi Enor IV. Cette révélation l’avait révolté et meurtri. Il se sentait trahi, rejeté. Il voulait oublier cet homme, son passé, son histoire. Il voulait tracer sa propre route et devenir un bon roi, un roi dont son peuple serait fier, le roi que son père n’avait pas su être.

La vague de colère passa et alla se tasser quelque part tout au fond de son cœur et, à nouveau, le mystérieux cabinet secret requit toute son attention. Son regard errait sur les rayonnages quand il fut attiré par un long étui cylindrique dont le velours était très abîmé. Aodrenn tendit la main et le prit délicatement. L’étui avait l’air très ancien, prêt à tomber en lambeaux, et c’était précisément ce qui intriguait le garçon. Avec mille précautions, il en ouvrit le couvercle et découvrit un parchemin roulé à l’intérieur. Puis, religieusement, avec une prudence extrême, il sortit le précieux document et le déroula sur la table qui occupait l’espace central. Au premier regard, il éprouva une sorte de joie intellectuelle car le texte était écrit en runes, une écriture très ancienne utilisée en Mennelmär bien avant le temps du roi Enor le Grand. Aodrenn avait appris cette langue morte avec sa mère durant ses longues années de captivité à Stoca, mais il n’avait jamais imaginé qu’un jour, elle pourrait lui servir. Les lettres étaient formées de bâtons disposés de façon assez sommaire. L’alphabet runique en comptait vingt-quatre. Certaines pouvaient se rapprocher plus ou moins de l’alphabet manyamarique mais les deux langues n’avaient cependant rien à voir. Aodrenn approcha son visage de l’antique parchemin et commença à déchiffrer. Lentement, les mots prenaient tournure dans sa tête. Des phrases se formaient. Les sourcils froncés, comme happé par le mystérieux texte qui prenait vie sous ses yeux, Aodrenn parcourut tout le document. Quand il eut terminé, il se redressa lentement et poussa un bref soupir, comme s’il avait reçu un coup dans l’estomac.

— C’est pas possible… Mince alors, c’est pas possible… murmura-t-il plusieurs fois.

De son côté, Orfan avait savouré chaque minute de son escapade avec Wlad. Ils avaient galopé à perdre haleine dans les vastes champs qui s’étendaient autour d’Armura. Comme ça faisait du bien de sortir de la ville et de ses hauts murs de pierre ! Orfan respira l’air tiède de l’après-midi à pleins poumons tandis qu’il rentrait au petit trot vers la forteresse. Ses remparts se dressaient fièrement devant lui et, au centre, la haute tour centrale se hissait, comme sur la pointe des pieds, pour dominer l’édifice de sa toiture en poivrier. Il n’avait plus besoin, Dieu merci, d’escalader ses murs de nuit pour y entrer, au risque de se rompre le cou, comme la première fois qu’il y était venu pour libérer ses parents. Cette fois, il entrait en homme libre dans une demeure qui était la sienne et celle de ses amis. Wlad et lui avaient retrouvé leur amitié, une amitié rendue plus forte et plus mûre par les épreuves traversées, les trahisons passées et les pardons donnés. Ils chevauchaient tous deux côte à côte, pleins d’assurance, dans une entière confiance.

Ils traversèrent au pas l’esplanade qui s’étendait entre les portes de la ville et la forteresse elle-même. Ce n’était pas jour de marché, aussi la place était-elle presque vide, servant de terrain de jeu aux enfants. Orfan les salua de la main. Son bracelet aux quatre pierres scintilla au soleil. Les deux chevaliers pénétrèrent ensuite, par une porte gardée, dans l’enceinte de la forteresse elle-même, juchée au centre de la cité. Ils laissèrent les chevaux à l’écurie où des palefreniers s’en occupèrent.

— On va chercher Aod’ ? proposa Wlad qui s’était pris d’affection pour ce petit prince devenu roi bien trop tôt.

— D’accord. Si on allait voir… dans la bibliothèque ! répondit Orfan en plaisantant.

Les deux amis montèrent quatre à quatre le large escalier de pierre qui conduisait à l’étage quand ils tombèrent sur Aël qui descendait rapidement dans leur direction. Ils faillirent se percuter.

— Ah ! Vous voilà enfin !

— Pourquoi ? Que se passe-t-il ? demanda Orfan.

— Aodrenn ne tient plus en place. Il fait les cent pas dans la bibliothèque et ne cesse de demander si vous êtes rentrés. Il ne veut rien m’expliquer. Évidemment, vous avez fait le grand tour aujourd’hui.

— Et pourquoi pas ? On avait tout notre temps, se défendit Orfan. Bon, allons voir ce qu’il veut. Cela ne doit pas être bien méchant.

Suivant Aël qui marchait à grandes enjambées, Wlad et Orfan pénétrèrent dans la bibliothèque. Ils y trouvèrent Goulven assis par terre en tailleur devant un atlas de Mennelmär grand ouvert, nullement perturbé par les allers-retours incessants d’Aodrenn. Ce dernier fit volte-face et s’arrêta net en voyant ses camarades entrer.

— Enfin ! Vous êtes là ! lâcha-t-il en écartant les mains.

— Mais oui, tout va bien. Explique-nous ce qui te tracasse, dit calmement Orfan en s’asseyant sur un fauteuil en bois sculpté.

— Oh ! C’est incroyable ! Vous ne devinerez jamais !

— Certes, non ! fit Aël, légèrement agacée. Alors, dis-nous de quoi il s’agit ou nous allons devoir finir par te ficeler comme un vulgaire saucisson pour t’empêcher d’user tout le plancher avec tes allers-retours !

— C’est bon, je vais vous le dire, répliqua Aodrenn avec un sourire énigmatique. Venez, approchez. Et Wlad, veux-tu fermer la porte, s’il te plaît ?

— Eh bien, mon Dieu ! Que de mystères ! ironisa le chevalier en fermant la porte à clef.

Il ne prêta aucune attention au garde habillé de noir qui passait à l’autre bout du couloir en longeant le mur. Lorsque les quatre amis se furent groupés autour d’Aodrenn, bien serrés épaule contre épaule, celui-ci déclara :

— J’ai découvert quelque chose… Un document secret. Je ne peux pas vous dire où je l’ai trouvé car c’est un endroit caché où seuls le roi et la reine peuvent entrer. C’est pourquoi, sans doute, vous ne l’avez jamais vu.

— Et que dit ce document ? interrogea Orfan que cela commençait à intéresser.

— Il est manifestement très ancien car il est écrit en caractères runiques, c’est-à-dire qu’il date d’une époque qui remonte bien avant le règne d’Enor le Grand.

— Au début de l’ère des Hommes libres ? demanda Aël.

— Oui, c’est ça. Entre le Ier et le IIe siècle de notre ère, précisa Aodrenn. Vous vous rappelez que l’ère des Hommes libres a commencé avec la grande bataille entre les Hommes et les Osgors. Elle a duré plus d’un mois et s’est terminée par le duel entre Darn et le géant osgor.

— Oui, le coupa Aël. Et la mort de Manaé.