Ou tu couleras comme une pierre - Lucie Heiligenstein - E-Book

Ou tu couleras comme une pierre E-Book

Lucie Heiligenstein

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Beschreibung

Les temps changent. La Révolution industrielle a placé le monde sous la domination des fées et de leurs alliés, les humains de la Terre-Lalie. Geisha en Héliotique, Hime rencontre Leslie Hunter, inventeur philanthrope. Désireux d’échapper au destin que leurs sociétés ont tracé pour eux, ils décident de s’unir dans un mariage d’amitié.

Pourtant, à peine Hime a-t-elle eu le temps de s’adapter à sa nouvelle vie à Londres que Leslie disparait mystérieusement. Durant son enquête, la jeune femme devra faire face à l’implacable Debra Delasach, ancienne promise de Leslie, prête à tout pour conserver une liberté dont son statut de femme a failli la priver.

Dans cet univers où discrimination, colonialisme et capitalisme font loi, Hime, Leslie et Debra sauront-ils dépasser les préjugés de leur temps pour participer à la création d’un monde meilleur ?


À PROPOS DE L'AUTEURE

Lucie Heiligenstein est née en 1998. Passionnée par les mondes imaginaires, elle s’y évade très tôt par la lecture, puis par l’écriture, qui ne tarde pas à s’imposer à elle. D’abord auteure de nouvelles publiées dans divers recueils et revues, elle se lance en parallèle et avec beaucoup d’enthousiasme dans le genre du roman. Elle est par ailleurs diplômée en chinois et férue de langues et cultures étrangères.

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Lucie Heiligenstein

Illustré par Feilyn

DÉDICACE

Pour la meilleure des mamans, avec tout mon amour.

MORCEAUX LES PLUS ÉCOUTÉS DURANT L’ÉCRITURE DE CE ROMAN

Première partieNous avons tout à y gagner

Birdy, 1901Birdy, Growing PainsBirdy, People Help the PeopleWilliam Sheller, Living East, Dreaming WestLa Maison Tellier, Exposition universelleBirdy, Skinny LoveWilliam Sheller, Indies (Les Millions de singes)Ibrahim Maalouf, Nomade SlangBirdy, Give UpBirdy, ShadowWilliam Sheller, To You

Deuxième partieLogique des avalanches

Matmatah, Marée hauteDire Straits, On Every StreetAlanis Morissette, Head Over FeetWilliam Sheller, CouleursDido, HunterWilliam Sheller, La SumidagawaMatmatah, La CeriseWilliam Sheller, Les Enfants sauvagesBernard Lavilliers, On the Road AgainKate Bush, Wild ManGenesis, No Son of MineLeonard Cohen, AnthemTarmac, La Lune

Troisième partie Et que du bonheur tout au bout

Matmatah, Nous y sommesWilliam Sheller, JetlagGaëtan Roussel, ÉolienneKeane, This Is the Last TimeDjango Reinhardt, I Love YouDavid Bowie, We Prick YouFeist, When I Was a Young GirlWilliam Sheller, Basket BallAdele, Rolling in the DeepBernard Lavilliers, Mister H.Ibrahim Maalouf, Red & Black LightSupertramp, It’s Raining AgainKate Bush, CloudbustingKate Bush, Night of the SwallowIndochine, She NightU2, New Year’s DayBob Dylan, The Times They Are A-Changin’Lana Del Rey, Get Free

CARTE DE L’UNIVERS

AVERTISSEMENT RELATIF AU CONTENU

Cette œuvre comporte des contenus ou passages pouvant heurter la sensibilité du public.

– Principaux : classisme, colonisation, impérialisme, racisme, religion, sexisme, violence.

– Ponctuels : addiction, corruption, drogue, endoctrinement, extrémisme, guerre, harcèlement, mort, meurtre, oppression, overdose, proxénétisme, racisme systémique, séquestration, trafic d’humains, théophobie, validisme, putophobie, vulgarité.

– Mentions : agression sexuelle, alcool, pendaison, viol, violences gynécologiques.

NOTE DE LA MAISON D’ÉDITION

L’attirance romantique et l’attirance sexuelle sont deux types d’attirance qui ne se correspondent pas forcément. Certaines personnes peuvent être bisexuelles et homoromantiques, d’autres hétérosexuelles et aromantiques, d’autres encore, comme Leslie et Hime, asexuelles et demiromantiques…

Le demiromantisme est une orientation romantique appartenant au spectre aromantique. Les personnes demiromantiques ne ressentent de l’attirance romantique que pour des personnes avec qui elles ont forgé un lien émotionnel fort, souvent basé sur la complicité et la confiance. Cette attirance peut être ponctuelle, dépendante d’un contexte où la connivence avec le·a ou les partenaires s’est révélée particulièrement intense, ou bien devenir constante. Cependant, même dans ce dernier cas, de nombreuses fluctuations sont possibles : le demiromantisme est lui-même un spectre !

PREMIÈRE PARTIE Nous avons tout à y gagner

Come mothers and fathers

Throughout the land

And don’t criticize

What you can’t understand

Your sons and your daughters

Are beyond your command

Your old road is rapidly agin’

Please get out of the new one if you can’t lend your hand

For the times they are a-changin’

Bob Dylan, The Times They Are A-Changin’

Venez donc, pères et mères

De tous les empires

Et ne critiquez pas

Ce que vous ne pouvez saisir

Vos fils et vos filles

N’ont plus à vous obéir

Votre voie d’autrefois, déjà, a passé

Vous voudrez bien quitter la nouvelle si vous ne pouvez la soutenir

Car les temps sont en train de changer

I Princesse en cage

Il la regardait. Loin des discussions animées, des rires explosifs des hommes, des sourires pourpres des geishas. Autour de lui, les convives n’étaient plus que des ombres, comme celles qui dansaient derrière les panneaux translucides tirés sur le jardin.

Il y avait quelque chose d’étrange chez Hime. Quelque chose d’infime, presque imperceptible, qui le troublait profondément. Peut-être était-ce dans ses yeux vifs, dans sa peau dorée anormalement dépourvue de fond de teint que se trouvait le mystère ; ou bien dans sa taille, plutôt grande pour une Hélioticaine, pas assez, pourtant, pour que cela fût choquant.

Une beauté dérangeante qui en effrayait plus d’un, qui en fascinait d’autres – il avait entendu dire que certains clients ne demandaient jamais qu’elle.

Leslie se rendait compte qu’il aimait cette sensation. Le fait d’être désorienté, de voir le monde modifier son relief sous ses yeux pour mettre des points inhabituels en exergue, jusqu’à réduire son champ de vision à celle qui était assise en face de lui. Car oui, Hime semblait être au-dessus de tout, au-dessus d’eux tous ; malgré ses talents de danseuse et de musicienne, malgré ses dons évidents dans l’art de la conversation, elle était comme une note dissonante au milieu de la mélodie du quartier des plaisirs.

Le long et enthousiaste échange qu’ils venaient d’avoir les avait isolés du reste des convives. Hime lui avait demandé plus de précisions sur son métier, sur ses projets, sur ses sources d’inspiration ; sur ce qu’il avait déjà conçu et rêvait de concevoir. Ce n’était pas par politesse : ses questions démontraient un intérêt profond et sincère pour le monde dans lequel il vivait, et pour ce à quoi il employait toute sa force et son ingéniosité. L’esprit de Hime était alerte, il fourmillait d’idées neuves, de chemins inexplorés ; elle avait un potentiel créatif immense, qui ne demandait qu’à se concrétiser. Leslie en était resté ébahi. En moins d’une heure, un lien unique s’était créé entre eux, comme si chacun apportait quelque chose à l’autre, comme si chacun se reconnaissait un peu dans l’autre.

Hime était son nom de geisha ; il signifiait « princesse ». Leslie avait entendu parler du fonctionnement de ce genre d’établissements, même si c’était la première fois qu’il en fréquentait un. Ses collègues l’y avaient entrainé, et il s’était laissé gagner par leur enthousiasme. S’il avait apprécié la soirée, les discussions, les démonstrations de shamisen et de danse, il savait que ce monde de rires et de divertissement n’était qu’une façade qui cachait une réalité bien plus pénible pour les jeunes femmes. Elles étaient, pour ainsi dire, les propriétés de leur maison de rattachement.

Hime était une princesse en cage.

***

L’homme assis en face d’elle resta immobile après le départ des autres. Le groupe de Laliens s’était éparpillé, tout comme les autres geishas. Durant le banquet, ils avaient expliqué qu’ils étaient en voyage d’affaires pour la vente de bateaux de pêche aux narvals. Hime avait rarement l’occasion de rencontrer des gens aussi haut placés sur la scène internationale. Leurs discussions lui avaient appris qu’ils travaillaient directement auprès des fées, pour la création de nouvelles machines et structures faisant appel au valhaid.

Elle n’avait encore jamais vu de fée. C’était grâce à ces êtres si puissants et gracieux que la Révolution industrielle avait pu avoir lieu. Leur science de la nature leur avait donné l’idée de mêler la défense de narval moulue à la sève de l’arbre-libellule – autrefois si rare qu’il poussait seulement dans quelques régions montagneuses reculées. De ce mélange, effectué à l’aide d’une enchevêtreuse, naissait le valhaid, la source d’énergie désormais universelle qui faisait fonctionner des dizaines de milliers de mécanismes à travers le monde.

Avec l’expansion et le rayonnement de la Terre-Lalie, tout un chacun connaissait cette histoire. Les fées, membres d’un peuple pionnier et uniquement féminin, avaient toujours exercé une certaine fascination sur Hime, et se trouver en présence d’une personne qui les côtoyait chaque jour la déstabilisait. Mais pas question de le montrer ; elle avait l’habitude de garder ses pensées et ses sentiments pour elle.

Leslie – c’était ainsi que ses collègues avaient appelé l’homme – se saisit du kyūsu resté sur la table du banquet et remplit deux bols, en tendant un à Hime. Servir le thé était l’une des tâches des geishas ; en se l’appropriant, il inversait la hiérarchie automatique qui s’était établie entre eux. En avait-il conscience ?

— Parlez-moi un peu de vous, Hime.

Les clients s’intéressaient rarement à la vie personnelle de leurs hôtesses. Le rôle de celles-ci était de les distraire, et Hime doutait que son existence eût quoi que ce fût de divertissant. Elle répondit cependant de bonne grâce à cette invitation.

— Je suis entrée dans cette maison à l’âge de douze ans environ. Habituellement, les petites filles commencent leur apprentissage plus tôt. Elles n’ont ainsi que peu de souvenirs de leur vie d’avant et peuvent se consacrer entièrement à leur futur métier.

Pour elle, bien sûr, les choses avaient été différentes ; comment aurait-il pu en être autrement, alors qu’elle avait connu le monde extérieur ? Comme s’il avait lu dans ses pensées, Leslie lui lança :

— N’avez-vous jamais envisagé de vous enfuir ?

Hime baissa les yeux sur sa tasse. Certes, cet homme lui inspirait confiance ; mais il lui semblait imprudent de se livrer sur un sujet aussi sensible. Depuis toutes ces années, elle était habituée à une surveillance constante, et elle prenait garde à chacune de ses paroles – surtout devant les inconnus.

Après une longue hésitation, elle releva le regard vers lui et entreprit de lui expliquer le fonctionnement des maisons de geishas. Les enfants étaient vendues à une patronne, qui devenait leur « mère » et finançait leur apprentissage des arts du divertissement. Les geishas étaient tenues de rester quinze ans au service de la mère pour rembourser leur dette. Elles lui versaient la moitié de leurs gains, jusqu’au « rachat » de leur propre personne. Le plus souvent, les filles entraient dans la maison vers dix ans et pouvaient donc la quitter à vingt-cinq. Hime, elle, avait encore deux ans à attendre. Si elle s’enfuyait avant, ce ne serait pas une vraie liberté : la mère et les rabatteurs du quartier la poursuivraient et ne la laisseraient pas en paix tant qu’elle ne leur aurait pas restitué la somme qu’elle leur devait.

— Et que ferez-vous lorsque vous aurez remboursé votre dette ? demanda Leslie.

Hime ne répondit pas. Elle ne fit pas attention au silence qui s’installa dans la pièce. Les employés de la maison avaient ouvert en grand les panneaux de papier, et le jardin éclairé par la lune était devenu un tableau vivant dont les sons et les odeurs envahissaient la salle des banquets.

Que ferait-elle dans deux ans ? Elle ne redoutait pas le moins du monde ce moment. Cela faisait si longtemps qu’elle l’attendait… Elle savait qu’elle était capable de s’en sortir seule. Depuis son entrée dans la maison, son attitude renfermée lui avait valu les railleries de ses sœurs : on la disait hautaine, orgueilleuse ; on l’avait affublée du surnom ironique de « Princesse », qu’elle avait accepté sans ciller. Oui, elle était une princesse : elle gravirait une à une les marches menant à sa liberté ; elle sortirait de cette maison de geishas, elle quitterait l’Héliotique, sa terre natale, et se rapprocherait des fées. Grâce à elles, elle trouverait un métier indépendant, dans lequel elle n’aurait besoin de personne pour exister. Le travail ne lui faisait pas peur, et elle avait de l’ambition.

La voix de Leslie mit un terme à ses pensées :

— Je repars demain pour la Terre-Lalie, le pays de la reine Malvina et du gouvernement féérique. Vous êtes libre de m’accompagner si le cœur vous en dit.

Il se moquait d’elle, assurément. C’était presque cruel. Elle décida de faire la même chose :

— Ah oui, vraiment ? Et ma dette, alors ?

— À la première heure, j’irai voir votre mère et je lui remettrai assez d’argent pour rembourser votre dette, et les bénéfices que vous auriez pu générer en restant à son service. Bien qu’à mon sens vous ne lui deviez rien du tout, étant donné la manière dont elle vous a exploitée durant tout ce temps.

— Pourquoi feriez-vous cela ? Je ne suis pas à vendre.

Il arrivait fréquemment que les geishas deviennent des concubines à la situation instable, vivant aux crochets d’hommes riches. Il était hors de question que Hime se retrouve dans une telle situation. Elle avait espéré, toutes ces années, pouvoir se libérer de l’emprise de la mère, ce n’était pas pour tomber sous le joug d’un homme qui contrôlerait son existence.

— Je n’attends rien de vous, répondit Leslie, l’air étrangement déterminé. Votre présence à mes côtés suffira à faire de moi un homme heureux. Vous ne devrez pas vous sentir redevable de quoi que ce soit. Je souhaite simplement vous venir en aide. Comme à une amie très chère que j’ai l’impression de connaitre depuis toujours.

— Oh, je vous en prie. Est-ce une demande en mariage que vous me faites, à présent ?

— Oui. Devenez ma femme, Hime. L’un comme l’autre, nous avons tout à y gagner.

Hime éclata de rire. Cette conversation n’avait aucun sens.

— Écoutez, reprit-il en se penchant en avant, les sourcils froncés. Je ne veux pas briser vos rêves par rapport à la Terre-Lalie, mais… la société telle que nous la connaissons évolue vite d’un point de vue technologique et économique, la société lalienne particulièrement ; toutefois, pour ce qui est des mœurs, c’est beaucoup plus lent. Vous m’avez dit aspirer à devenir indépendante ; or, en Terre-Lalie – et ce sont des considérations tout à fait déplorables, mais elles sont encore largement répandues –, une femme qui vit seule, à moins qu’elle soit veuve ou religieuse, est automatiquement discriminée. Les fées échappent à peine à cette conception : de nombreux humains et autres créatures supportent mal l’idée d’agir sous leur autorité. Je ne veux pas que vous ayez à subir cela quand vous quitterez l’Héliotique.

— C’est pourquoi vous me faites cette proposition tout à fait désintéressée, dans votre infinie bonté…

Elle répugnait à employer un tel ton alors que Leslie s’était jusque là montré des plus aimables. Mais elle était décidée à ne pas se laisser manipuler par qui que ce fût. Son interlocuteur eut une réaction plutôt inattendue : il sourit, d’un sourire solaire qui illumina son visage constellé de taches de rousseur.

— Dans la société dont je viens de vous parler, il existe d’autres règles absurdes qui, si elles ne sont pas appliquées, rangent les individus du mauvais côté. Parmi celles-ci, il y a l’obligation presque sacrée de se marier, qui fait passer n’importe quel célibataire de plus de vingt-cinq ans pour un étrange marginal. Pour ma part, je n’ai jamais éprouvé d’atti­rance qui me donne envie de créer un tel lien. Ce que je vous propose, c’est… un genre d’arrangement. Une union officielle, qui nous garantirait la paix tout en nous laissant libres. Quitte à me marier, autant que cela soit avec quelqu’un qui me ressemble. Quelqu’un comme vous, Hime.

II Vers la Terre-Lalie

Le lendemain, les scènes se succédèrent très vite : la stupéfaction de la mère quand Leslie lui annonça la nouvelle, celle des sœurs lorsque Hime plia soigneusement ses affaires pour les emporter dans ses bagages et, enfin, l’embarquement à bord du gigantesque paquebot qui les emmènerait en Terre-Lalie, de l’autre côté du monde.

Hime passa ses premières journées de voyage sur le pont. Le grand univers se déployait autour d’elle. Le navire se dirigeait vers le sud, vers toutes ces iles qui bariolaient l’horizon, avant de mettre le cap sur l’ouest. Jamais encore elle n’était montée à bord d’un tel bâtiment. Du coin de l’œil, elle regardait Leslie rédiger missive sur missive et les expédier en Terre-Lalie avec son réverbérateur. Les réponses de ses interlocuteurs agitaient sans cesse le grelot du récepteur. Les préparatifs de leur mariage devaient les précéder pour qu’ils puissent procéder à la cérémonie dès leur arrivée à Londres.

Il fallait qu’elle en apprenne le plus possible sur cet homme, encore inconnu deux jours plus tôt, mais qui était en passe de bouleverser son existence. Les deux mois que durerait le trajet en bateau jusqu’en Terre-Lalie seraient certainement suffisants pour qu’elle dresse un portrait plus précis de lui.

Le temps étant particulièrement clément, les voyageurs étaient nombreux à sortir profiter de l’air marin et du soleil. Hime observait parfois Leslie quand il était sur le pont. Lorsqu’il n’était pas accaparé par son intarissable réverbé­rateur, il restait avec les autres ingénieurs pour travailler sur leurs projets en cours, penché au-dessus de l’une des petites tables installées à l’extérieur par l’équipage.

Il avait un front haut, des cheveux roux rebelles – coupés juste assez court pour que ce fût acceptable – un visage mal rasé qui pouvait passer pour négligé, et des yeux bleus très clairs comme Hime n’en avait jamais vu. Pour un homme de vingt-sept ans, son style vestimentaire était classique, mais il n’en rehaussait que davantage les accessoires excentriques dont il ornait le revers de son gilet ou qu’il faisait dépasser de sa poche : une broche argentée en forme de narval et une montre-libellule. Ces objets étaient sans doute destinés à rendre hommage aux deux créatures qui avaient permis la Révolution industrielle – et qui devenaient de plus en plus rares à l’état naturel.

Ils prirent rapidement l’habitude de se retrouver le soir pour discuter. Ils s’installaient dans l’un des petits salons du bateau, un peu isolés des autres ingénieurs occupés à jouer aux cartes. Plus elle passait de temps en sa compagnie, plus Hime le remarquait : Leslie semblait posséder cette aura, ce don, qui faisait de lui un homme que l’on appréciait presque immédiatement.

Quelques jours après leur départ, elle lui demanda de lui parler de son métier de manière plus précise. À l’âge de vingt-cinq ans, Leslie était devenu l’un des grands ingénieurs au service de la reine Malvina et du gouvernement de sa Première ministre Oira Brionn, une fée grise. Les ingénieurs constituant l’un des piliers de la Révolution industrielle, Hime savait que c’était un poste capital. Elle voulait qu’il lui raconte quelques chantiers auxquels il avait collaboré ; elle voulait l’entendre parler de sa passion, de ce à quoi il consacrait son temps. Par ce biais, avait-elle pensé, elle aurait un aperçu de ce qu’il était réellement, de ce qui l’animait et guidait ses pas.

Il lui exposa donc le projet qu’il avait mené environ un an plus tôt en Corninque, au sud-ouest de la Terre-Lalie – un ascenseur amphibie à flanc de falaise. Il évoqua également les missions dans les colonies que le gouvernement confiait parfois à ses ingénieurs ; Leslie s’était par exemple rendu en Hindūstān pour la construction d’une voie de chemin de fer. Cependant, il restait la plupart du temps en Terre-Lalie pour modéliser des ponts, des routes ou des usines.

— Qu’est-ce qui vous passionne, dans votre métier ? demanda Hime.

— C’est difficile à dire… Sans doute le fait de créer des choses qui n’existaient pas avant, des machines qui engendreront d’autres créations futures. Le fait de voir passer un concept du papier à la réalité. Cela ouvre une galaxie de possibilités. Mais ce qui est le plus agréable, c’est d’en faire profiter les gens. J’ai le sentiment d’être utile.

Leslie semblait sincère. La façon dont il paraissait s’inves­tir dans son travail, dans sa passion, toucha Hime. Cela confirmait l’impression qu’elle avait commencé à se faire de lui. On avait envie de lui faire confiance, de lui octroyer un poste à responsabilités ; on sentait qu’il saurait diriger une équipe et des projets en laissant chacun libre d’initiatives. Elle compre­nait le choix des fées de le faire grand ingénieur.

Un autre soir, elle l’invita à lui parler de sa famille. Elle découvrit avec stupéfaction qu’il était d’origine noble ; usuellement, on faisait précéder son nom d’un « Lord ». En revanche, il n’était pas très proche de ses parents ; il avait préféré couper les ponts après sa majorité.

— Je ne me suis jamais vraiment trouvé de points communs avec eux. Pendant mon enfance, ils ne s’occupaient pas directement de moi. Il y avait toujours une certaine distance entre nous ; ils évitaient de me manifester leur affection. C’est, semble-t-il, l’usage dans les vieilles familles nobles comme la mienne. J’ai l’impression qu’ils vivent enlisés dans le passé. Pour eux, la Révolution industrielle n’a apporté que des ennuis au monde. Ils n’aiment pas les fées ni les autres peuples ; ils préfèrent rester entre humains, repliés sur eux-mêmes dans leur campagne perdue. Ils n’ont jamais compris mon attirance pour la capitale, ni mon souhait de devenir ingénieur. Ils auraient voulu que je suive leur exemple, que j’épouse une femme de l’aristocratie qu’ils auraient choisie eux-mêmes, et que je continue à m’occuper de leurs terres en les louant pour les cultiver. C’est ridicule, n’est-ce pas ? Ils se sont bien rendu compte, au fil des années, que les fermiers et cultivateurs se faisaient de plus en plus rares, qu’ils préféraient aller à l’usine. J’ai tenté de les prévenir, mais ils n’ont rien voulu entendre.

« Un beau jour, j’en ai eu assez. Je me suis dit qu’ils auraient dû s’occuper de moi quand j’étais enfant plutôt que de me laisser à la charge des domestiques et des précepteurs. Désormais, il était trop tard pour qu’ils m’imposent leur volonté. Ils avaient leur vie, et j’avais la mienne.

Hime comprit que Leslie était un homme libre, qui s’était défait de l’emprise de sa famille pour devenir maitre de son destin. Elle le trouva assez courageux d’avoir poursuivi ainsi ses rêves, quitte à renoncer à un avenir tout tracé et à plonger dans l’inconnu.

Était-ce par pure provocation envers ses parents qu’il avait décidé de se marier avec l’étrangère, sans origines ni dot, qu’était Hime ?

C’était très probable. Si, comme il l’avait dit lui-même, il retirait quelque intérêt de cet arrangement, la « dette » que Hime considérait avoir envers lui serait moins grande – elle détestait toujours autant l’idée d’être redevable à quelqu’un, même si la proposition de Leslie permettrait à sa vie de prendre un nouveau tournant et de la rapprocher de quelques-uns de ses propres rêves. Il avait ses raisons de l’épouser, elle avait les siennes. Chacun avait certainement quelque chose à y gagner.

Ils arrivèrent à Londres un matin. Une fine brume enveloppait les bases des constructions de la Grande Cité, celle qui avait une dizaine de noms et de surnoms à travers le monde. Elle était elle-même un monde en miniature ; on y trouvait de nombreuses communautés, qui se mélangeaient sous l’égide du gouvernement féérique. Les fées se divisaient en trois peuples : les Bleues, vivant à proximité de l’eau et ayant toutes les connaissances en matière de pêche et de biologie marine ; les Vertes, proches des forêts et des végétaux ; et enfin les Grises, dont la spécialité était le métal sous toutes les formes. Elles étaient par conséquent très qualifiées pour la fabrication de machines ou alliages rares aux pro­pri­étés uniques.

C’était la collaboration entre ces trois peuples qui avait permis la Révolution : les Vertes avaient apporté la sève de l’arbre-libellule, les Bleues la défense de narval, et ces matériaux avaient pu être associés grâce au savoir-faire des Grises. Ce n’était pas un mélange ordinaire qui pouvait créer le valhaid. Il fallait que les essences mêmes des deux compo­sants fussent mêlées par magie, que l’agilité et l’endurance du narval ne fassent plus qu’un avec la résistance et la fertilité de l’arbre. Ceci ne pouvait être réalisé qu’à l’aide d’une enche­vêtreuse, la machine ingénieuse et complexe désormais à la base de toute l’énergie présente dans le monde. Les fées auraient certes pu choisir de garder leur fabuleuse découverte pour elles, mais il n’en avait pas été ainsi. Originaires de Fairtal, un petit royaume au large de la Terre-Lalie, elles avaient vu dans le valhaid un moyen de réfréner les visées expansionnistes qu’avait leur voisin à leur encontre : Fairtal avait proposé une alliance à la Terre-Lalie, son adversaire depuis des décennies. Les fées avaient partagé avec le gouvernement lalien le secret du valhaid – lequel faisait déjà naitre dans les esprits des projets d’industrialisation et d’échanges inter­nationaux d’une envergure encore jamais atteinte – contre le recouvrement de leur terre ancestrale, et une partie du pouvoir s’exerçant sur l’immense Empire lalien. Depuis lors, la famille royale humaine demeurait à la tête du pays, mais le poste de Première ministre était réservé aux représentantes de l’espèce féérique.

Hime, à peine débarquée au port de la Cité aux Mille Peu­ples, s’apprêtait à monter dans une automobile à propulsion lorsqu’elle aperçut une fée pour la première fois. Son cœur fit un bond dans sa poitrine à la vue des ailes translucides, de la peau et des cheveux argentés de la créature, des oreilles pointues ornées de bijoux en tout genre. La magie présente en elle semblait l’illuminer de l’intérieur, la faisait resplendir au milieu des passants. Enfin, après tout ce temps à les imaginer, elle en voyait une en vrai ! Déjà, l’apparition se volatilisait, s’engouffrant dans une des ruelles donnant sur les quais. Hime, installée à l’arrière de la voiture, ne put penser à rien d’autre tandis qu’ils faisaient route vers la demeure de Leslie, au centre-ville.

Aucune espèce n’était semblable aux fées, un peuple de femmes qui communiait avec le ciel, le vent et les rivières. C’était l’union de la nature à un corps physique qui permettait la conception d’une fée et lui insufflait ses pouvoirs. Les mères ne décidaient pas du moment où elles donneraient la vie : cela pouvait arriver à n’importe quel moment, ou ne jamais arriver du tout. Cela n’empêchait pas la plupart des fées de vivre en couple, comme les autres espèces. Entre les membres de cette communauté existait un amour des plus purs : on ne s’aimait pas pour se reproduire ; on s’aimait pour rien, pour tout. On s’aimait juste, et cela rendait les liens d’autant plus forts.

Toute la fatigue du voyage semblait s’être envolée. Hime, l’esprit plein de la brève rencontre qu’elle avait faite sur le port, détailla les lieux tandis que la voiture s’engageait dans la rue où habitait Leslie. Elle avait la particularité, comme quelques autres petites artères londoniennes, d’être circulaire : les maisons formaient une splendide muraille autour d’un poumon vert, un parc encore désert dans le petit matin. Seuls quatre passages entre les demeures permettaient d’accéder à l’endroit, semblable à un gigantesque cadran. Les façades claires des habitations étaient toutes identiques, à l’exception des portes d’entrée, toutes de couleur vive.

La voiture s’arrêta devant un perron bleu outremer. Leslie aida Hime à descendre tandis que Glen, le chauffeur, empruntait l’une des quatre voies pour garer l’engin à l’arrière. Le bâtiment comptait trois étages, ainsi qu’un sous-sol accessible de l’extérieur. Des balcons en fer forgé prolongeaient les fenêtres des deux premiers niveaux, le dernier comportant trois lucarnes d’où l’on pouvait sans doute contempler les toits de la Grande Cité.

À peine Leslie eut-il gravi les quelques marches vers la porte qu’elle s’ouvrit d’elle-même, sur une femme qui souhaita immédiatement un bon retour au propriétaire des lieux. Hime comprit qu’il s’agissait d’une domestique, même si elle ne portait pas d’uniforme comme c’était en général le cas dans les riches logis. Elle et les autres employés s’occupant de la maison – ils étaient trois en tout : Glen, le chauffeur et mécanicien, Barbara, la femme de chambre, et Patti, la cuisinière – avaient été mis au courant des fiançailles du maitre et saluèrent Hime. Malgré la politesse dont ils firent preuve, elle remarqua une certaine réserve à son égard et ne s’en étonna pas. Après tout, ce mariage n’avait rien d’habituel.

La cérémonie aurait lieu dès le lendemain. Pour le moment, Hime se sentait en effervescence. Tout autour d’elle était nouveau, il y avait tant à connaitre, tant à découvrir ; chaque chose était comme neuve, à l’inverse de l’okiya dont son regard avait usé chaque recoin durant quinze ans.

Leslie lui fit faire une rapide visite de la demeure. On monta ses bagages dans une pièce lumineuse, au deuxième étage, qui serait sa chambre. À l’autre bout du couloir se trouvait celle de Leslie. Au milieu, Hime aperçut une belle bibliothèque, dont elle avait déjà hâte d’explorer les méandres. Après avoir fait le tour du rez-de-chaussée et des trois niveaux, elle se retrouva un moment seule dans sa nouvelle chambre, face à une robe blanche suspendue à la porte de l’armoire. Le vêtement était d’une élégante simplicité, tout comme le fut la cérémonie qui eut lieu l’après-midi du lendemain.

Lord Leslie Hunter y prit pour épouse Hime – qui avait conservé son pseudonyme de geisha, ne s’étant presque jamais servie de son nom d’origine –, et elle devint Lady Hunter. Son hypothèse sur les motivations de Leslie semblait se vérifier : il l’avait épousée dans la précipitation et la plus stricte intimité afin de mettre sa famille devant le fait accompli.

Malgré le caractère quelque peu artificiel de cette union, Leslie se montra par la suite toujours des plus agréables avec Hime. Elle s’était installée dans sa maison, et ils la partageaient dorénavant comme deux bons amis. Ce n’était pas un mariage d’amour, mais une grande estime mutuelle était en train de se forger. C’était une relation équilibrée, reposant sur un attachement platonique, beau et simple. Hime disposait d’une liberté totale, bien loin de ce qu’elle avait d’abord craint en songeant à ce mariage. Elle n’était plus enfermée entre les quatre murs de la maison de plaisirs ; elle était enfin autonome dans ses déplacements et ses horaires, aussi passa-t-elle, dans les premiers temps, des heures entières à parcourir la ville. Elle aurait voulu visiter chaque rue, chaque carrefour, chaque bâtiment de la Cité aux Mille Peuples ; tous ses quartiers l’atti­raient, même ceux qui avaient mauvaise réputation et dans lesquels Glen rechignait à l’emmener.

Accaparé par son travail, Leslie était rarement chez lui durant la journée ; mais, le soir, il suffisait qu’il pose le pied dans l’entrée pour que la maison s’imprègne de sa personnalité. D’humeur toujours égale et joyeuse malgré sa fatigue, il ne manquait pas de prendre des nouvelles de Hime, Barbara, Glen et Patti, de s’intéresser à ce qu’ils avaient fait, découvert, vu depuis le matin. Son aura lumineuse transformait une banale anecdote en une succulente histoire réjouissant son auditoire ; son sourire éclairait l’atmosphère, se faisait contagieux. La femme de chambre, le chauffeur et la cuisinière l’appréciaient beaucoup, et il en était de même pour Hime. Chaque instant qu’elle passait dans la maison Hunter était comme un rayon de soleil pénétrant dans une existence trop longtemps enfermée.

Elle apprit peu à peu à connaitre les différents employés. S’ils avaient d’abord été méfiants, elle avait su gagner leur confiance et les séduire. Elle s’intéressait à eux et à leurs occupa­tions ; les geishas avaient des domestiques qui faisaient tout à leur place, et Hime voulait devenir indépendante. Ce fut avec plaisir que Patti accepta de lui donner quelques cours de cuisine, et que Glen commença à lui enseigner la conduite d’une voiture à propulsion mécanique. Hime tentait de les remercier de leur patience et de leur bienveillance en leur apportant, elle aussi, quelques connaissances qu’elle avait acquises durant sa vie passée : elle introduisit Patti au matcha, ainsi qu’à de nombreuses sortes de thés que l’on appréciait en Héliotique. Elle fit quelques démonstrations d’ikebana à Barbara, à qui plut beaucoup cette forme d’art de la composition florale. Glen ayant remarqué la beauté de ses estampes, elle proposa de lui donner quelques leçons de dessin.

Le soir, après le diner, Hime retrouvait généralement Leslie dans la bibliothèque du premier étage. Leurs discussions étaient toujours longues et fructueuses, comme lors de leur première rencontre à la maison de thé. Ils parlaient littérature, histoire, politique, science, et chacun ne cessait de s’étonner des vastes connaissances de l’autre. Hime avait par exemple appris des rudiments de lalien durant son adolescence, grâce auxquels elle avait tout de suite pu s’entretenir avec Leslie. La langue de l’Empire s’était en effet propagée de par le monde, et il arrivait souvent que l’on tombe sur un journal ou un ouvrage rédigé en lalien, même au fond d’une okiya en Héliotique. À présent, Hime pouvait poursuivre son instruction, notamment avec l’aide précieuse de Leslie ; il corrigeait ses fautes, lui enseignait de nouveaux mots. C’était un professeur consciencieux et bienveillant.

Hime passait rarement inaperçue lorsqu’elle déambulait à l’extérieur. Elle n’avait rien perdu de sa beauté curieuse, et, si elle avait gardé de sa vie de geisha l’habitude de soigner son apparence, elle ne s’imposait plus de contraintes en matière de vêtements : elle mélangeait les styles hélioticain et lalien, surmontait ses geta et ses chaussettes tabi d’une robe aux épaules bouffantes dont elle raccourcissait la jupe, ou complétait ses kimonos flamboyants de longs gants en dentelle. Mis à part les corsets, dont elle avait horreur, elle appréciait tout ce que la Terre-Lalie pouvait lui apporter de nouveautés.

Bien sûr, il se trouva des personnes pour critiquer l’« étrange créature » que Leslie avait ramenée de l’étranger. Elle fréquentait encore peu de monde en ville, mais il lui arrivait cependant de saisir au vol quelques bribes de conversations. La rumeur de sa présence s’était répandue et avait fait le tour de la rue pour revenir à ses oreilles. Qui avait bien pu employer de tels mots pour parler d’elle ? Pourquoi des gens qui ne la connaissaient pas la traitaient-ils de « putain », de « manipulatrice » ou de femme « avide d’argent » ? C’était ce qu’elle entendait parfois lorsqu’elle posait un pied dehors et faisait mine de s’éloigner dans le quartier, même si personne ne lui avait jamais asséné ces propos en face.

Elle décida d’ignorer ces ragots. À vrai dire, il était évident, et normal, que cette union « par provocation » donne lieu à bon nombre de critiques dans l’entourage de Lord Hunter. Elle n’avait d’ailleurs encore jamais rencontré les parents de Leslie, et ce dernier ne l’avait pas informée de leur réaction, s’il en avait eu connaissance.

Dans le même temps, elle n’avait pas oublié son projet de chercher un emploi pour trouver sa place dans la Révolution industrielle. Le statut d’épouse entretenue par un riche mari ne lui convenait pas, malgré le confort qu’il lui fournissait ; elle considérait cela comme une phase de transition. Quoi qu’il advienne, elle serait indépendante financièrement, autant qu’elle l’était déjà dans son esprit.

Peut-être pourrait-elle fonder une entreprise et se servir de sa culture étrangère pour créer quelque chose de nouveau… S’inspirer des beautés de l’Héliotique et du savoir-faire de la Terre-Lalie, et les mêler pour produire une de ces inventions extraordinaires qui ne cessaient de se commercialiser depuis le début de la Révolution. Toutefois, elle avait bien conscience que, dans de nombreux domaines, ses connaissances étaient loin d’être aussi importantes que celles des grands ingénieurs à l’origine de tant de machines exceptionnelles. Pour l’instant, elle ne pouvait envisager que des choses en rapport avec les arts du divertissement ou de la mode ; d’où son insatiable envie d’en découvrir plus sur le monde et sur ce que l’industrie y avait déjà produit.

Des idées encore vagues traversaient son esprit : des kimo­nos aux couleurs changeantes, en fonction du temps, de l’ambiance du lieu, de l’humeur de celles qui les portaient ; ou un instrument de musique jouant une mélodie multiple, que tous apprécieraient… Malgré l’atmosphère de Londres, qu’elle faisait de son mieux pour saisir, il lui était difficile de se départir de l’influence des geishas.

Quand Leslie l’invita à l’accompagner à l’Exposition universelle, elle y vit une occasion de sortir enfin de son ancien milieu. Elle aurait un aperçu de ce que le monde recelait de découvertes et de savoir-faire, ce qui ouvrirait d’autres horizons à sa créativité, loin de l’environnement confiné de l’okiya. De plus, Leslie et elle pourraient enfin passer toute une journée ensemble.

III L’Exposition universelle

Une exposition de cette ampleur était une première planétaire. On y trouvait tout : machines, œuvres d’art, cuisine exotique ; un monde en miniature, à l’intérieur du monde en miniature qu’était la Grande Cité. Au bras de Leslie, Hime ne savait plus où poser les yeux. Sous l’immense dôme de verre, les rayons du soleil faisaient étinceler les idées nouvelles. Partout, la créativité des inventeurs brillait de mille feux, produisait tant de merveilles que Hime en venait à se demander s’il serait encore possible d’innover après tout cela ; restait-il des choses à découvrir ? Même en y mettant toute son imagination, serait-elle capable d’ajouter sa pierre à ce gigantesque édifice ?

— Oh, regarde ça ! Extraordinaire… s’exclama Leslie à la vue d’un générateur d’aurores boréales.

— C’est fabuleux ! répondit Hime en tournant la tête dans la même direction.

Leslie paraissait réellement heureux dans cet univers, et cela la fit sourire d’observer ses yeux qui brillaient devant chaque invention insolite. Régulièrement, ils étaient interpelés par les personnes tenant les différents stands ; pour la plupart, il s’agissait des concepteurs eux-mêmes, venus du bout du monde pour présenter leurs produits à Londres. Leslie semblait intéressé par tout, et posait de nombreuses questions.

Dans un peu plus d’une heure, l’Exposition serait officiellement inaugurée par la reine et sa Première ministre. Il restait tant à voir ! Hime se réjouissait que l’évènement s’établisse à Londres pour cinq mois ; elle prévoyait d’y passer bien des heures.

Dehors, le soleil s’éclipsa brusquement, et une énorme averse s’abattit sur la ville. Les trouvailles insolites s’enchainèrent comme sur une pellicule sans fin, au milieu du vacarme incessant de la pluie sur la verrière : harpon magnétique pour pêcher les méduses à miel, machine à musique sensitive, pressoir à nuages, lunette pour voir dans l’obscurité… Hime ne sentait plus la fatigue dans ses jambes, perdait complètement la notion du temps. À peine s’arrêtait-elle pour reprendre son souffle qu’un inventeur lui présentait sa fabuleuse création, ou qu’un serveur lui faisait gouter la délicieuse spécialité d’un pays qu’elle ne parvenait même plus à situer.

— Ne devrions-nous pas nous dépêcher pour arriver à temps au discours de la reine ? demanda-t-elle à Leslie.

Mais ses mots se perdirent dans le vacarme de la foule ; Leslie avait disparu.

Hime ne s’inquiéta pas tout de suite. Sans doute s’était-elle éloignée pendant qu’il examinait quelque chose. Elle tenta de revenir sur ses pas et de remonter le flot de visiteurs qui la précipitait à l’endroit où Malvina devait faire son discours. Mais elle ne reconnaissait plus rien, comme si la marée avait balayé tous ses repères. Les allées se confondaient, les inventions se ressemblaient, les serveurs paraissaient tous proposer les mêmes mets. Il lui était impossible de se souvenir à quel moment Leslie avait lâché son bras.

Essayer de le retrouver ici était peine perdue, aussi se résolut-elle à suivre le mouvement vers l’auditorium, où, peut-être, il serait en train de l’attendre.

La salle se trouvait au centre du bâtiment, juste sous le dôme ; ainsi les orateurs étaient-ils éclairés directement par la lumière du soleil, au milieu des sièges en demi-cercle – ou du moins l’auraient-ils été s’il n’avait pas plu autant. Tout comme les membres et représentants du gouvernement, les grands ingénieurs et leurs épouses avaient des places réservées. Hime s’assit à côté de la chaise de « Lord Hunter », qui était toujours vide. Les collègues de Leslie, qu’elle connaissait de vue, se tournèrent vers elle et la regardèrent avec circonspection, certains semblant se demander qui pouvait bien être cette jeune femme à la peau dorée et au chignon fleuri. Hime fit comme si elle n’avait rien remarqué, et interrogea l’un d’eux, un dénommé M. Bowman.

— Pardon, monsieur, avez-vous vu Lord Hunter ?

— Il était avec vous, non ? répondit-il en fronçant les sourcils, qu’il avait très blonds ; sa voix sonnait presque comme un reproche.

— Oui, mais nous nous sommes perdus de vue…

Hime n’avait jamais parlé à l’un des proches collègues de Leslie sans que ce dernier fût présent, et elle se sentait profondément mal à l’aise. Ceux-ci la percevaient comme une étrangère alors qu’elle les avait déjà salués plusieurs fois, après que l’un d’entre eux eut ramené Leslie chez lui en voiture. Comme si leur mariage était anormal, même du point de vue des grands ingénieurs qui prétendaient pourtant vouer leurs vies au progrès sous toutes ses formes.

— Sans doute a-t-il eu une affaire urgente à régler, conclut finalement M. Bowman avant de se tourner vers la scène, se désintéressant de la question.

— Pourquoi serait-il parti sans rien dire ? insista tout de même Hime. Il m’aurait prévenue s’il avait dû s’en aller.

— Pas nécessairement : Lord Hunter n’a pas à vous informer de tous ses faits et gestes.

Sur ce, il se détourna à nouveau et décala sa chaise de quelques centimètres pour signifier la clôture définitive de la conversation. Hime oublia le désagréable bonhomme quand la Première ministre de Terre-Lalie s’avança sur l’estrade.

La présence d’Oira Brionn à quelques pas d’elle lui fit le même effet que la vue de sa première fée, un mois plus tôt, le matin de son arrivée à Londres. La ministre était également une Grise, dont la peau argentée était presque aussi brillante que les bijoux qui ornaient son cou, ses oreilles, ses chevilles. Chacun d’eux était forgé dans un alliage différent, et c’était ainsi tout un nuancier que la fée portait sur elle, afin de montrer la diversité que l’on pouvait trouver dans l’élément du métal, spécialité du peuple gris. Oira Brionn était grande, large d’épaules, et sa voix forte et profonde n’avait pas besoin d’un amplifieur pour être entendue de tous.

Son discours précédait celui de la souveraine, qui arriva escortée de plusieurs gardes. La famille royale était issue d’une longue lignée de monarques humains. Si le boule­ver­sement qu’avait engendré la découverte du valhaid avait eu lieu sous le règne de son père, le roi Fergus III, c’était à la reine Malvina que la Révolution resterait pour toujours associée : jamais la Terre-Lalie n’avait autant rayonné à l’échelle planétaire. Malvina était à la tête d’un empire dont l’influence dépassait les frontières terrestres : chaque peuple civilisé, chaque individu des pays industrialisés était sous le joug lalien de par son utilisation du valhaid, dont la fabrication était sous le seul contrôle des fées, et par sa dépendance à la Révolution.

La reine, vêtue d’une superbe robe couleur de prune dont la lumière tombant de la verrière soulignait les reflets pourpres, fit l’éloge de la Grande Cité qui accueillait tellement de richesses, tant matérielles que culturelles, en son sein. Malvina possédait toujours un charisme exceptionnel, malgré ses quatre-vingt-sept ans et plus de six décennies passées au pouvoir. Pour les familles nobles vivant en Terre-Lalie, elle était le symbole d’une aristocratie humaine qui réussissait à conserver sa place d’honneur et son autorité malgré l’ascendant féérique. Pour beaucoup, la souveraine était aussi un exemple à suivre de femme puissante et ambitieuse ; en effet, si le peuple d’Oira Brionn, exclusivement féminin, avait atteint le sommet, c’était loin d’être le cas pour les autres femmes, humaines ou non. Si l’on tolérait les fées, la société avait encore bien du mal à considérer ses citoyennes comme des actrices de la Révolution au même titre que leurs compatriotes masculins. Un tel décalage entre le progrès technique et les mentalités pouvait sembler étrange, pourtant, les humains et les hommes d’autres espèces continuaient de cantonner leurs épouses au foyer et à la bonne tenue de celui-ci.

Leslie paraissait avoir une opinion différente du rôle des femmes dans la marche du monde. Il parlait à Hime comme à une égale lors des grandes conversations qu’ils avaient ensemble dans la bibliothèque de la maison. Il lui posait des questions, s’intéressait aux livres qu’elle avait lus, lui en conseillait d’autres, et avait l’air d’attendre d’elle qu’elle en fasse autant.

En pensant à Leslie, elle se rappela la chaise vide à côté d’elle, et, préoccupée, elle ne prêta plus qu’une oreille distraite à la suite de la cérémonie d’ouverture.

Lorsque Hime rentra seule et que Barbara lui demanda où était le maitre, elle répondit qu’il avait dû s’absenter pour affaires. Elle répétait les paroles de M. Bowman, mais elle n’y croyait pas. Elle ne fit pas immédiatement part de son inquiétude à la femme de chambre ou aux autres domestiques ; elle ne se fondait sur rien. Mais chaque heure lui semblait un peu plus oppressante.

Elle ne sortit pas le lendemain, ce qui étonna la maisonnée habituée à ses longues promenades. Ils ne reçurent aucune nouvelle de Leslie. Hime s’était pourtant procuré les coordonnées des collaborateurs et amis qu’elle connaissait et les avait joints par réverbérateur ; mais personne ne savait rien. Puis arriva le jour d’après, le surlendemain de leur visite à l’Exposition universelle ; et l’inquiétude de Hime se mua en certitude.

Leslie avait été enlevé. Elle ne voyait que cela. Elle s’en ouvrit à Glen, Barbara et Patti, qui finirent par déclarer qu’en effet, ce n’était pas le genre de leur maitre de s’absenter sans prévenir quiconque.

Un ingénieur aussi haut placé que lui avait de nombreuses raisons d’être visé : pour une demande de rançon, pour que quelqu’un d’autre récupère son poste, pour obtenir de lui des informations confidentielles. Plus on était connu, plus on était exposé à ce genre de chose.

Pourtant, aucune demande de rançon n’était arrivée à la maison. Il vint une idée à Hime : peut-être les ravisseurs n’étaient-ils pas au courant des relations difficiles que Leslie entretenait avec sa famille, et avaient-ils contacté cette dernière. Si c’était le cas, il était peu probable que quiconque prenne la peine de prévenir Hime ; elle n’était même pas sûre qu’ils aient connaissance de son existence. Elle décida donc de se rendre à la propriété Hunter, dans le Cotanshire – le comté voisin de Londres –, pour rencontrer ceux qu’elle était censée appeler ses « beaux-parents ».

Il n’était pas plus de 7 heures du matin ; la certitude de l’enlèvement lui était apparue après une longue nuit sans sommeil. On risquait de ne pas la croire, mais cela lui était bien égal. Si elle devait retrouver Leslie seule, elle le ferait.

Hime aperçut la demeure bien avant d’y parvenir ; il s’agissait d’une immense bâtisse blanche aux nombreuses fenêtres et aux multiples cheminées. Des chiens se jetèrent sur la voiture lorsqu’elle se gara dans l’allée. Même s’ils ne semblaient pas agressifs, leurs aboiements sonores avaient prévenu les propriétaires de l’arrivée du véhicule.

Lady Apple Hunter se tenait sur le seuil, derrière un domestique qui se précipita pour accueillir la visiteuse.

— Madame, dit-il en inclinant poliment la tête. Qui dois-je annoncer ?

— Mme Hime Hunter, l’épouse de Lord Leslie.

Le « Lady » d’usage avait disparu au profit d’un simple « madame » ; si elle se fiait à ce qu’elle avait entendu dire de la mère de Leslie, celle-ci n’apprécierait certainement pas qu’une autre Lady Hunter se trouve en ces murs. Elle avait également pris soin de prononcer lentement les deux syllabes de son prénom – « H’i-mé » –, pour que le H accentué ne disparaisse pas en route et que les voyelles ne subissent pas de transformations laliennes. L’homme en uniforme répéta mot pour mot ses paroles à la femme qui restait immobile, le regard fixé sur Hime. Ses yeux étaient du même bleu que ceux de Leslie. Ses cheveux oscillaient entre le blond très clair et le gris pâle. Menue, le teint laiteux, elle semblait se noyer dans ses vêtements imposants et passés de mode. Une ombre blanche dans de sévères atours noirs.

Elle fit un signe au majordome, qui invita Hime :

— Lady Hunter prie madame de bien vouloir entrer.

Apple Hunter avait disparu dans les profondeurs de la maison. Hime suivit le domestique le long d’un couloir, dont les pièces latérales paraissaient inoccupées. Elle aperçut des meubles recouverts de draps dans plusieurs d’entre elles. Au bout du corridor, un petit salon aussi pâle que tout le reste. La seule touche de couleur provenait d’un vase contenant quelques roses dont les pétales avaient commencé à tomber. Le vase était posé sur une table basse entre deux immenses fauteuils, dans lesquels étaient assis Lord et Lady Hunter.

Samson Hunter avait encore une belle carrure pour un homme de son âge. Une épaisse crinière blanche soulignait ses yeux, perçants comme ceux d’un aigle. De la couleur des forêts du nord de la Terre-Lalie, son costume vert sombre semblait ancien, à l’instar des vêtements de sa femme. Tous deux ressemblaient à des êtres que l’on aurait ramenés d’une autre époque, et qui ne s’intégraient pas dans le monde présent.

Le majordome désigna à Hime un siège en face du cou­ple. Les volets à moitié fermés filtraient les rayons du soleil. Hime se trouvait dans la lumière tandis que ses hôtes restaient dans la pénombre. Ils avaient tout le loisir de la détailler. Ils ne semblaient pas disposés à entamer la conversation, aussi Hime se lança-t-elle, et le fait de prendre la parole dissipa son malaise.

— Je suis heureuse de faire votre connaissance, et j’aurais aimé que cela soit en présence de votre fils. Il m’a beaucoup parlé de vous.

Leslie lui avait en effet parlé de ses parents, mais de façon fort négative. Cela, ils n’étaient pas obligés de le savoir.

— D’où êtes-vous originaire ? demanda Apple Hunter.

— Je viens d’Héliotique, de l’ancienne capitale, Hanashi.

— Que font vos parents ?

— Je suis orpheline.

— Quel métier exerciez-vous ?

— J’étais geisha. Je travaillais dans une maison de plaisirs. Mon rôle était de divertir les clients.

Les Hunter échangèrent un regard que Hime essaya de ne pas voir. Elle savait qu’elle ne devait pas souffrir de l’opinion que ces gens auraient d’elle ; celle-ci se réduirait forcément à ses origines sociales modestes.

— Cette profession vous a-t-elle permis de gagner beaucoup d’argent ? demanda Lord Hunter.

La dernière question avant le jugement. Celle dont la réponse la rangerait définitivement du mauvais côté.

— Non, car je devais reverser une grosse partie de ma rémunération à la patronne de la maison, qui avait financé ma formation.

Elle se garda bien de leur apprendre que c’était Leslie qui avait remboursé le reste de sa dette.

Lord et Lady Hunter ne dirent rien. Ils se contentèrent de la fixer. Impossible de ne pas se sentir mal à l’aise face à ces deux paires d’yeux qui paraissaient vouloir la réduire à néant. L’imaginait-elle ? Était-elle influencée par tout ce que lui avait rapporté Leslie sur cette famille qui avait essayé de décider de sa vie et de son mariage ? Peut-être. Mais ce silence était pire encore que les questions qu’ils venaient de lui poser.

— Leslie compte-t-il rendre à nouveau visite à ses parents un jour ? Vous en a-t-il informée ? lança tout à coup Apple.

Manifestement, ils ne savaient rien de la disparition de Leslie. Ils n’avaient pas reçu de demande de rançon comme Hime l’avait imaginé. Elle allait devoir leur annoncer.

— Peut-être en avait-il le projet. Mais pour le moment… Je suis désolée de vous apprendre qu’il est introuvable depuis plusieurs jours. À vrai dire, je crains que Leslie n’ait été… qu’il n’ait été enlevé, chuchota-t-elle.

Lady Hunter devint livide. Déjà pâle d’ordinaire, elle sem­bla se déliter, avalée par les profondeurs du fauteuil dans lequel elle était assise. Elle enfouit son visage dans ses mains. C’était comme si quelque chose qu’elle avait longtemps redouté était finalement arrivé et qu’elle n’avait pu l’empêcher, malgré tous ses efforts. Hime songea à ce que Leslie lui avait dit à propos de sa mère : celle-ci avait toujours vu Londres comme une bête monstrueuse, grouillant d’individus d’horizons peu recommandables ; qu’il s’y installe définitivement lui avait causé bien des angoisses.

Son mari était son opposé. Il était la colère, elle était la tristesse. Elle était la défense, lui l’attaque. Son regard devint si dur que Hime prit peur.

— Comment est-ce arrivé ?

Elle réalisa que le véritable interrogatoire commençait. Les questions d’avant n’en avaient été que les prémices inconscientes.

— Je ne comprends pas ce qui a pu se passer. Ça s’est passé à l’Exposition universelle. Nous nous promenions ensemble, et il y avait tant de gens autour de nous que je n’ai pas remarqué le moment où il a lâché mon bras…

— Et cela vous étonne ? Vous l’emmenez dans un coupe-gorge, et cela vous étonne que ce genre de chose se produise ?

— Monsieur, jamais je n’aurais pu imaginer qu’à l’Exposition, il puisse y avoir…

— Oh, je crois bien que si. Vous en aviez parfaitement conscience.

— Pardon ?

— Voulez-vous savoir ce que je pense ? Vous êtes de la même espèce que ceux qui l’ont enlevé. De la pourriture des bas-fonds de la cité, putains, escrocs, assassins, ceux que le miroitement de l’or rend fous. Comme lorsque vous l’avez attrapé dans vos filets alors qu’il était en voyage : vous avez vu une bonne occasion de sortir du misérable bordel où vous avez passé toute votre existence. Vous l’avez mené en bateau pour qu’il vous épouse sans en parler à personne, et vous voilà héritière de toute sa fortune. Cela vous arrange bien qu’il disparaisse comme ça, du jour au lendemain, et je suis sûr que l’on n’aura pas encore retrouvé son corps que vous vous serez déjà enfuie avec tout son argent, pour vous terrer dans je ne sais quel trou abject !

Hime en resta pétrifiée. Lord Hunter lui avait débité ces horreurs en la regardant dans les yeux, d’un ton froid comme la pierre. En l’accusant du pire.

Elle crut qu’il allait continuer sur sa lancée, tenter de l’enfon­cer davantage pour la forcer à réintégrer les « bas-fonds » dont elle venait, mais une voix se fit entendre :

— Samson, qu’est-ce que c’est que ce langage ? Où est-ce que vous vous croyez ?

Avant que Hime ait pu voir d’où avaient surgi ces paroles, Lord Hunter avait traversé la pièce et était parti en claquant la porte, tremblant de fureur. Cette intervention semblait avoir décuplé sa colère.

Elle remarqua alors l’inconnue qui se tenait dans l’enca­dre­ment d’une porte-fenêtre donnant sur l’arrière de la maison.

La femme avait des cheveux bruns mi-longs et bouclés, une peau hâlée, mais il paraissait évident que ce teint cuivré n’était pas dû à un travail acharné dans les champs alentour. En effet, elle portait d’élégants habits de ville composés notamment d’un costume d’homme, coupé dans les tissus rares et chers qui arrivaient chaque jour à bord des grands bateaux de marchandises en provenance des lointaines colonies laliennes. Elle était vêtue d’un camaïeu de gris : gris perle, gris souris, gris anthracite ; autant de nuances qui parsemaient sa chemise, son gilet, son pantalon. Elle arborait de hautes bottes de cavalière et, devant son œil gauche, un monocle suspendu à une chaine dorée. Hime aperçut également une imposante chevalière à son auriculaire gauche.

Elle avait remarqué Hime et paraissait l’examiner avec, dans le regard, une étrange curiosité, mêlée d’un mépris tout juste dissimulé. Lady Hunter, quant à elle, n’avait pas bougé de son fauteuil depuis l’annonce de la disparition de son fils, et Hime avait vu apparaitre une expression de peur sur son visage. Elle se leva, essayant de ne pas se laisser intimider par l’autorité manifeste de la nouvelle arrivante, puis s’avança pour se présenter.

— Madame, je suis l’épouse de Lord Leslie, Mme Hime Hunter. Enchantée de vous connaitre.

— Je sais qui vous êtes, répondit-elle, ne prenant pas la peine de communiquer son propre patronyme et tous les titres qu’il devait sans doute contenir. Je crois que vous feriez mieux de quitter les lieux, « Madame Hime Hunter ». Lord Samson ne semble pas être dans les meilleures dispositions pour vous recevoir.

Elle avait répété son nom d’un ton ironique et condescendant ; puis elle s’était détournée de Hime et, à présent, l’ignorait complètement, comme si elle était déjà partie. Cette dernière murmura de vagues adieux avant de fuir la pièce. Elle retrouva son chemin dans le long couloir blanc et sinis­tre, avec ses salles parsemées de draps comme autant de spectres, et finit par déboucher sur le seuil de la maison, où la lumière l’éblouit.

Avec le soleil presque à son zénith et les champs entourant la demeure à perte de vue, Hime eut l’impression de se trouver à l’intérieur de l’astre du jour, comme si tout était entré en fusion.

Elle grimpa dans la voiture, d’où Glen n’avait pas bougé. Il n’attendit pas ses instructions pour mettre le moteur en marche et s’éloigner.

— Alors ? lança-t-il avec un ton montrant qu’il devinait fort bien comment l’entretien s’était passé.

— Lord Hunter est un homme vulgaire et violent. Il m’a insultée sans raison, et a insinué des choses ignobles à mon propos.

Des mots bien plus durs traversaient son esprit alors qu’elle s’exprimait, mais elle se contint, ne voulant pas tom­ber au même niveau de grossièreté.

— Il aurait sans doute continué si cette femme n’était pas intervenue, reprit-elle.

Une pensée lui vint, et elle demanda au chauffeur :

— Savez-vous qui cela peut être ? Une femme avec des cheveux bruns et frisés, vêtue comme un homme, aux intonations de despote ?