Éclipse - Lucie Heiligenstein - E-Book

Éclipse E-Book

Lucie Heiligenstein

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Beschreibung

Découvrez l'histoire d'Elisabeth et de Térébenthine, deux femmes que tout oppose et dont, pourtant, les destins sont liés.

Si les couleurs habillent le monde, elles ont déserté le corps et le cœur de Térébenthine. Née albinos, fille d’une artiste peintre et d’un architecte, elle ne comprend pas pourquoi les nuances la laissent tant indifférente. Elle qui s’était résignée à la transparence décide subitement d’entreprendre une quête des émotions, pour s’en imprégner et remplir son âme de toutes les teintes possibles. Son ultime but : comprendre et atteindre le bonheur à travers ces couleurs.

Cette nouvelle de Lucie Heiligenstein est empreinte de poésie et d'émerveillement. Une pépite chargée d'émotions colorées que l'on veut lire et relire encore.

EXTRAIT

Assurément. Je suis certaine que, dans le ventre de maman, j’étais un nourrisson rose, en pleine santé ; mon cœur et mon cerveau étaient pleins de graines, prémices de futures idées fécondes. C’est ce monde blafard et creux, où les vestiges du temps avaient été balayés par la neige, qui a tout détruit. Cette force dévastatrice dans l’atmosphère m’a ôté toute couleur des joues, m’a dérobé les pensées fertiles censées devenir des œuvres d’art, a vidé à jamais mon âme des passions que les humains ressentent si intensément.
C’est une petite fille incolore que la sage-femme déposa dans les bras de ma mère. Une peau livide, des yeux bleus beaucoup trop clairs pour supporter le soleil, un duvet blanc lui aussi. Quelle cruelle ironie ! Une femme dont chaque parole, chaque action, ajoutait une couleur éclatante à la grande palette de l’univers, mettait au monde un enfant qui demeurerait blanc pour le restant de ses jours !
L’albinisme qui me touchait n’était pas que physique. Les médecins l’avaient qualifié de « total », et leur diagnostic était on ne peut plus juste.
Les couleurs m’avaient fuie dès le commencement.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Voir le jour en Alsace, le plus beau pays de l’univers comme chacun sait, n’a pas empêché Lucie Heiligenstein de s’intéresser à tout ce qui relevait de l’ailleurs : l’ailleurs physique, qui l’a entraînée vers des études de chinois, et l’autre, celui de la fiction sous toutes ses formes, qui lui colle livres, stylos et papier dans les mains depuis son enfance. Si l’écriture l’amène souvent du côté de l’imaginaire, les frontières avec d’autres genres ne sont jamais bien loin.

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Lucie Heiligenstein

Illustrations de Céli’arts

Pour ma mère.

Première partie

TÉRÉBENTHINE

2 janvier

Je suis née au moment zéro, un 1er janvier. La neige recouvrait les plus infimes surfaces du monde que ma mère apercevait de sa fenêtre. Le blanc avait anéanti l’univers, étouffé la vie et les couleurs. Plus rien n’existait sur la Terre et, à chaque seconde, des nuages blancs – du blanc, toujours du blanc – rajoutaient des couches de néant sur l’année passée.

C’est dans un monde désert que j’ai vu le jour. Ce néant m’envahit dès ma naissance et ne cessa de me poursuivre, se manifestant à chaque instant de mon existence. L’abîme était en moi et dans mon cœur, plein de vide.

Ma mère, elle, possédait toutes les couleurs du monde, qui éclaboussaient le sol de son atelier, explosaient sur ses toiles, et enflammaient les galeries. Elle y trempait son pinceau et en recouvrait les teintes délavées du cosmos. Tout ce qu’elle touchait était sublimé. Placé dans un cadre, l’objet trivial, qu’il soit taille-crayon, bouton de porte ou bilboquet, était élevé au rang de chef-d’œuvre. Partout, on ne voyait qu’elle. Son aura était aussi éblouissante que ses travaux. Elle virevoltait d’une pièce à l’autre, son corps gracieux enveloppé d’étoffes bariolées chinées au gré de ses voyages. Elle apportait la vie là où elle passait ; elle faisait naître des sourires sur les visages des invités lorsqu’elle les accueillait dans son foyer de lumière.

Elle formait avec mon père un merveilleux couple d’artistes. Elle la peintre, lui l’architecte ; deux vies vouées à la création, celle qui pouvait bouleverser le monde et le peupler de renouveau. Un enfant né de l’union d’êtres aux tels tempéraments ne devait-il pas être exceptionnel lui aussi ?

Assurément. Je suis certaine que, dans le ventre de maman, j’étais un nourrisson rose, en pleine santé ; mon cœur et mon cerveau étaient pleins de graines, prémices de futures idées fécondes. C’est ce monde blafard et creux, où les vestiges du temps avaient été balayés par la neige, qui a tout détruit. Cette force dévastatrice dans l’atmosphère m’a ôté toute couleur des joues, m’a dérobé les pensées fertiles censées devenir des œuvres d’art, a vidé à jamais mon âme des passions que les humains ressentent si intensément.

C’est une petite fille incolore que la sage-femme déposa dans les bras de ma mère. Une peau livide, des yeux bleus beaucoup trop clairs pour supporter le soleil, un duvet blanc lui aussi. Quelle cruelle ironie ! Une femme dont chaque parole, chaque action, ajoutait une couleur éclatante à la grande palette de l’univers, mettait au monde un enfant qui demeurerait blanc pour le restant de ses jours !

L’albinisme qui me touchait n’était pas que physique. Les médecins l’avaient qualifié de « total », et leur diagnostic était on ne peut plus juste.

Les couleurs m’avaient fuie dès le commencement.

21 mars

Je m’appelle Térébenthine. Comment ne pas souffrir avec un tel prénom ?

L’essence de térébenthine est utilisée dans la fabrication des vernis, des peintures, des cirages, des parfums. Dans tout ce qui rehausse le monde en lui insufflant des teintes pleines de vie.

Mes parents ont voulu un enfant qui rendrait leur existence encore plus belle ; qui, à l’instar de ma mère et de ses toiles, serait un tourbillon perpétuel de toutes les nuances imaginables.

Même après la découverte du bébé albinos auquel ils avaient donné naissance, ils ont refusé de changer leur choix de prénom. Il était ridicule de croire que la couleur était uniquement visible par la rétine : celle qu’ils recherchaient chaque jour de leur vie prenait des formes diverses. Ce n’est pas parce que l’on a une peau et des cheveux ivoire que l’on doit demeurer une page blanche pour le restant de ses jours. Ils étaient certains qu’un esprit et une imagination aux mille facettes habitaient ce petit être sans éclat.

Ma mère et mon père n’ont jamais cessé d’espérer l’éveil de la couleur en moi. Même s’il n’a jamais eu lieu, ils ont toujours cru en mes prétendues capacités de création. Je suis née dans la famille la plus aimante qui puisse exister. Je regrette tellement de ne pas pouvoir lui faire honneur.

3 octobre

J’ai longuement attendu le déclic. Je passais d’une activité à l’autre : dessin, peinture, sculpture, écriture, poterie, danse… Je m’inscrivais à tous les ateliers possibles. Et à chaque fois, le même supplice. Je me retrouvais face à la feuille blanche. Je voyais les autres bourdonner d’idées, de formes, de récits tandis que moi je restais figée. J’étais incapable d’imaginer quoi que ce soit. En moi, rien que du vide. J’étais la feuille blanche. Sur moi passaient – et passent toujours – les jours sans laisser de traces. Toujours cette peau blanche où ne transparaissent pas les émotions. Pas de joues rougissantes de gêne, de tristesse ou de joie. Même si j’avais été capable de ressentir quelque chose, personne ne s’en serait rendu compte.

J’avais beau m’envelopper d’arcs-en-ciel, multiplier les associations d’habits aux couleurs fluorescentes, ils semblaient flotter sur un corps invisible. J’ai vite abandonné les extravagances vestimentaires. Car même avec cela, je demeure l’opposé de ma mère. Dans une pièce, on ne me remarque jamais. Il m’arrive de rester cinq minutes le bras en l’air pendant un cours sans que le professeur ne m’accorde un regard. Pas par mépris, ou par préférence pour un autre étudiant ; il ne me voit simplement pas. Je suis et j’ai toujours été une élève moyenne. Mes notes ne suscitent aucune admiration, mais ne sont pas non plus abyssales au point de faire de moi un cancre. Mes devoirs ne font aucun bruit. « C’est bien », me dit-on en me rendant mes copies, sans ajouter de commentaire.

Albinos et destinée à rester dans l’ombre.

10 décembre

« Tiens, tu as repris des couleurs ! » lancent parfois les gens. Traduisez cela par « Tiens, tu ne ressembles plus à un cadavre ! » Parce que les couleurs, c’est la vie. Les couleurs donnent une place aux choses dans l’univers. Au fond de moi, je me suis toujours dit qu’il ne suffit pas de vivre pour exister. Il faut se faire une place dans le monde. S’affirmer, de quelque manière que ce soit, par son travail, son talent, sa personnalité, par n’importe quoi qui donne à une personne une teinte particulière et unique.

Moi, j’ai juste l’impression d’être une faille dans l’espace-temps. D’être l’inverse de la vie, d’être le vide. Je ne pense à rien pendant les longs dîners où, lorsque les gens ne trouvent plus de sujet, ils se tournent vers moi et me lancent « Alors, Térébenthine ? On ne t’entend pas ! » et, après quelques balbutiements de ma part, n’attendent pas de réponse pour s’engager dans une autre discussion.

« Pourquoi tu ne dis jamais rien ? » On m’a souvent posé cette question, tout comme on m’a souvent déclaré « Tu ne dis pas grand-chose, dis donc ! » Les deux me déconcertent à chaque fois. J’ai l’impression de vivre toujours la même scène : tous les convives se retournent brusquement vers moi et j’émerge de la passivité contemplative où j’ai peu à peu sombré. En fait, dans ces moments-là, c’est comme si je n’avais plus de corps. Comme si j’écoutais si attentivement la conversation des autres que tout ce que je suis, ou que je ne suis pas, s’envole. Je deviens une spectatrice absolue, j’oublie que, malgré ce vide qui me ronge, j’existe bel et bien dans ce monde. Et voilà que l’on me le rappelle de la manière la plus brutale qui soit.

« Parce que je n’ai rien à dire. » Réponse classique mais ô combien juste à la cruelle question ! Et ce dilemme qui suit immanquablement : vaut-il mieux parler pour ne rien dire ou ne rien dire tout court ? Je ne fais pas partie du monde. Je n’ai rien à ajouter à la réalité qui se déroule sous mes yeux.