Palais Disca - Jean-Louis Amiel - E-Book

Palais Disca E-Book

Jean-Louis Amiel

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Beschreibung

"Palais Disca" est une saga captivante qui explore l’émigration sicilienne en Tunisie et l’amour passionné entre Giovanni et Vita, au cœur d’un pays empreint de traditions riches. Alors que Giovanni et son frère bravent les dangers de l’Amérique, Vita attend patiemment en Tunisie. Mais lorsque l’amour les rappelle, Giovanni revient pour bâtir un foyer et des projets audacieux, dont le somptueux Palais Disca. Cependant, la guerre de 1942 apporte son lot de tourments inattendus, mettant leur amour à rude épreuve. Une épopée palpitante à travers trois continents – l’Europe, l’Afrique et l’Amérique –, où les destinées se croisent et se défont dans un tourbillon d’émotions et de rebondissements.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Louis Amiel, ingénieur à la retraite, entretient un lien passionné avec la Tunisie, où il a brillé lors de conférences, de séminaires et d’audits. Sa plume n’a jamais cessé de danser, jonglant entre thèses, rapports et synthèses tout au long de sa carrière. Avec "Palais Disca", son premier roman, il plonge à nouveau dans les méandres de l’histoire tunisienne du début du XX siècle, explorant notamment la période du protectorat français.

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Jean-Louis Amiel

Palais Disca

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Louis Amiel

ISBN :979-10-422-2532-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Michèle†

À mes enfants, petits-enfants,

arrière-petit-enfant et à ma famille

Pour qu’ils se souviennent

de leur glorieuse ascendance sicilienne

La vie est si belle quand elle veut.

Paroles de Marc Lavoine

dans la chanson Le train

Quand on est deux.

Jean-Louis Amiel

Chapitre I

Départ de Trapani

Septembre 1896

Un léger grincement de volets, peut-être un souffle arrivant de la fenêtre ouverte : Gina ouvrit les yeux et aperçut la clarté de l’aurore. Sans bruit, elle enfila sa robe, ses chaussures puis sortit de la maison. Sur un bord de fenêtre, elle avait déposé un bouquet de fleurs sauvages qui trempait dans un vase rempli d’eau. Elle saisit le bouquet et se mit en chemin. Son but c’était le cimetière de Monte San Giuliano là où reposait Vittorio son mari. Ses pas étaient rapides sur le chemin en montée aux pierres irrégulières. Elle dépassa les dernières maisons, tout à ses pensées, son adieu avant le départ pour la Tunisie, cette émigration qu’elle préparait depuis des mois avec sa sœur Rosa. Sa gorge était serrée, au bord des larmes. Elle poussa la porte grinçante du cimetière et s’agenouilla sur les marches du tombeau.

— Mon amour, mon amour, non seulement je ne te verrai plus, mais aussi tu seras loin de moi. Quand te reverrai-je ? Est-ce que je reviendrai un jour ? J’ai le cœur qui éclate, mais mes parents m’attendent là-bas. Il faut que je les rejoigne pour la sécurité de ma sœur Rosa et des enfants.

Elle touchait la tombe comme si elle pouvait étreindre son amour de toujours. Ce mariage si heureux qui avait donné deux beaux enfants jusqu’à ce jour funeste où le malheur avait frappé. Le temps pressait. Le départ du bateau de Trapani pour Tunis était prévu en fin de matinée et il fallait finir de préparer les enfants. Elle se leva, redit une prière, resta un moment immobile pour graver à jamais cet instant. Toujours en sanglots, elle reprit la route du village. L’aube était là, les coqs chantaient, les premiers aboiements se faisaient entendre. Une belle journée de fin d’été se dessinait avec sa chaleur coutumière. Sa tante Pina l’attendait à l’entrée de la maison. Elle l’enlaça en lui caressant les cheveux, toutes deux en pleurs.

— Je savais où tu étais, je t’ai entendu partir et je me suis levée aussitôt pour t’attendre. Viens, déjeunons rapidement avant que les enfants ne se lèvent, car la matinée va vite passer.

Elles s’assirent sous l’arbre devant la maison et les premières lueurs du soleil parurent. Des paysans qui partaient aux champs les saluaient en leur souhaitant bonne chance, pour ceux qui connaissaient leur départ. Des voix enfantines, un début de dispute incita Gina à se lever. Elle fut accueillie par ses deux enfants.

— C’est aujourd’hui que nous partons ? demanda Vito.

— Oui mon chéri, il faudra se dépêcher, car le bateau ne nous attendra pas.

Rosa apparut, en voyant les yeux humides de Gina et de sa tante, elle les serra dans ses bras.

— J’ai très peu dormi, tellement inquiète, pour ce voyage. Demain, espérons, nous serons avec père et mère à Hammam-Lif. Père doit nous attendre à la descente du bateau à La Goulette. Il sait que nous sommes chargées et j’espère qu’il a prévu ce qu’il faut pour nous aider.

L’heure suivante passa très vite en préparatifs puis Alexandro, le voisin accompagné de leur oncle Anselmo, arriva avec son cheval tirant une charrette. Ils se mirent à charger les deux grands sacs de toile où Gina et Rosa avaient entassé un peu de linge et de vêtements. Elles avaient prévu chacune un panier avec quelques victuailles et une petite outre d’eau. Le moment du départ arriva. Toute la troupe se dirigea vers la sortie du village et la descente vers Trapani. La traversée du village fut encore un moment d’intense émotion avec quelques amis qui en les voyant passer venaient les embrasser. Devant l’église, quelques vieilles sortaient de la première messe. L’une d’elles rentra prestement dans l’église, et ressortit accompagnée du curé. Celui-ci, avec quelques paroles touchantes, les bénit et fit un signe de croix sur la tête des deux enfants. Puis ce fut le moment où Pina dut abandonner sa famille et retourner chez elle.

— Écrivez-moi vite et j’espère que l’on se reverra un jour, déclara-t-elle en pleurant et en serrant ses petits neveux et ses nièces.

— Oui, on te le promet, dirent en chœur Gina et Rosa.

La route descendait rapidement, aussi Anselmo installa les enfants à l’arrière de la charrette, les pieds ballants dans le vide pour leur grand plaisir. Tout le monde marchait en silence, même les enfants sentaient la tension. À un moment, Gina et Rosa prirent un sentier de raccourci pour éviter de marcher longuement. Elles traversèrent ces pentes au milieu des buissons de myrte et des pins et de quelques prairies brûlées de soleil. Elles retrouvèrent la charrette là où commençaient les premières vignes et jardins, avant l’entrée dans la ville. La traversée de Trapani se fit sans encombre à cette heure matinale où les magasins n’avaient pas encore ouvert. Le port apparut avec ses bateaux de pêche et le vapeur qui devaient les emmener. Le Vespucci était un courrier moderne qui faisait la liaison Trapani – Tunis-Bône et Cagliari. Les parents de Gina et Rosa avaient envoyé l’argent pour les billets qu’elles avaient pris il y a plusieurs mois. La traversée n’était pas longue, mais il fallait passer une nuit à bord et suivant les conseils de l’agent maritime elles avaient pris deux hamacs. Une foule d’émigrants convergeait déjà vers le bateau, pressée de s’installer le plus confortablement possible à bord. Le temps était clément, la mer calme. On avait conseillé à Gina d’éviter les solstices, là où le temps peut se dégrader. Il fallut faire les adieux à l’oncle Anselmo, très ému, qui leur déclara :

— Je sais que je ne vous reverrai plus, mais je penserai chaque jour à vous tous. Vous me manquerez. Nous qui n’avons pas d’enfant, nous allons vivre malheureusement. Je vais travailler encore, cela m’évitera de penser, mais je crains pour Pina. Si j’arrive à travailler assez et gagner assez d’argent, je lui paierai un voyage pour quelques semaines si elle accepte de me laisser seul ; mais je ne pourrai pas payer pour nous deux.

Leur étreinte fut longue avec les mains noueuses d’Anselmo autour de leur visage comme si le dernier regard devait rester une empreinte éternelle. Le bateau les attendait, elles gravirent la passerelle en tenant chacune un enfant serré près d’elle. Un marin les guida vers l’arrière et voyant les enfants leur désigna un coin près de leurs hamacs où elles seraient moins dans la foule. Elles posèrent leurs lourds sacs et tous s’assirent dessus pour souffler tandis que le bateau se remplissait de ses passagers. Lorsque la sirène se fit entendre, elles se mirent à la rambarde et virent Anselmo leur faire des gestes d’adieu avec sa casquette. Puis sur un dernier signal, le bateau s’éloigna progressivement du quai aidé par un remorqueur. Tous les émigrants se trouvaient en pleurs près du bastingage avec la conviction profonde qu’ils ne reverraient plus leur très chère terre de Sicile. Certains chantaient à tue-tête leur amour de leur terre « Sicilia, Sicilia mia ». Le bateau penchait du fait du poids de cette foule, il tourna sur lui-même puis sur un dernier coup de sirène, les hélices battirent l’eau plus vivement et l’avant du bateau pointa vers la jetée de sortie. Beaucoup de parents et amis étaient venus sur cette jetée pour un dernier adieu. Lorsque le bateau longea la jetée, un profond silence tomba. De toutes ces gorges nouées, aucun son ne sortait, aucun mot, aucun cri. Un silence funeste. Le bateau défilait lentement devant eux et leurs yeux essayaient de retrouver une dernière fois les visages aimés. Seuls quelques gestes lents de mouchoirs ou de foulards agitaient la foule, comme des ailes d’oiseaux blessés. Le spectacle était tragique : un inéluctable départ sans retour.

Gina et Rosa qui avaient espéré revoir leur oncle une dernière fois furent déçues.

— À son âge, il n’a pu faire rapidement le trajet depuis le quai, dit Gina.

— Il a dû repartir aussitôt. Je n’ai jamais vu notre oncle pleurer, mais là, il a dû s’effondrer, répondit Rosa.

— Allons finir notre installation et peut-être faisons déjeuner les enfants, proposa Gina.

— Oui, j’ai faim, déclara Vito.

— Moi aussi, dit Vita

Après un déjeuner frugal avec les provisions et les fruits apportés par leur oncle, les deux enfants s’étaient endormis dans les hamacs pour une petite sieste.

Lorsqu’ils se réveillèrent dans l’après-midi, ils montèrent sur le pont et s’installèrent à l’arrière là où des jeux étaient proposés aux enfants. Vito et Vita trouvèrent vite deux garçonnets pour jouer au palet avec eux. La mère des garçons leur avait expliqué les règles. Chacun s’appliquait à pousser le palet sur la bonne case. Rosa et Gina assistaient à ce jeu en les encourageant. À un moment, le palet poussé trop vigoureusement passa sous la rambarde à un endroit où le canot de sauvetage était suspendu pour avoir un accès direct avec la mer. Pris au jeu, le plus jeune des garçons s’élança et passa sous la rambarde pour récupérer le palet, à un endroit où il était à un mètre du bord sans protection, Rosa, la plus proche, étouffa un cri, se précipita et attrapa le pantalon du garçon puis le tira et le fit passer en sécurité du bon côté de la rambarde. La mère n’avait rien vu. C’est en levant les yeux de son livre et en voyant son fils dans les bras de Rosa qu’elle comprit le drame évité. Elle gronda son fils qui se mit à pleurer en entendant les reproches.

— Je ne sais comment vous remercier, Madame, les accidents arrivent si vite. Je lisais mon livre, voyant Giovanni et Antonio si occupés avec vos enfants.

— Ce sont mes neveux, je ne suis pas mariée. Je m’appelle Rosa Simonte et avec ma sœur Gina nous allons retrouver nos parents qui sont installés depuis près de deux ans à côté de Tunis.

— Je m’appelle Maria Disca. Moi aussi je vais rejoindre mon frère et mes cousins. Mes deux frères avaient émigré vers la Tunisie il y a trois ans. L’aîné Benedetto y est resté un an avant de repartir vers le Canada. En revanche, Francesco, mon plus jeune frère, y est resté et il dirige à présent l’agence d’une banque italienne dans une petite ville près de Tunis, Hammam-Lif.

Les enfants avaient repris paisiblement leurs jeux. Aussi Gina s’étant approchée des deux jeunes femmes avait aussi entendu.

— Mais c’est là où nous nous rendons aussi. Notre père a créé une forge à son arrivée il y a environ deux ans. Il a beaucoup de travail avec la ville qui s’étend et tous les agriculteurs des environs.

— Vous avez de beaux enfants. Vous allez peut-être retrouver aussi votre mari ? dit Maria en s’adressant à Gina.

— Malheureusement non, je suis veuve. Je m’appelle Gina Fontana. Comme vous a dit ma sœur, nous rejoignons nos parents, ils nous attendent avec impatience, car mon malheur est récent.

— Mon frère m’attend moi aussi, il semble heureux, mais son isolement lui pèse. J’étais sage-femme à l’hôpital de Palerme, mon mari était architecte, mais il ne supportait plus la vie à Palerme. Nous avons fini par nous séparer et j’ai tout de suite pensé à rejoindre mon frère en Tunisie. Le plus dur sera l’éloignement entre le père et ses enfants. Et vous, êtes-vous de Trapani ?

— Oui, d’un petit village proche, Monte San Giuliano, répondit Gina.

— La vie n’était-elle pas trop dure dans votre village ? demanda Maria.

— Lorsque nos parents sont partis, nous avons décidé mon mari et ma sœur de nous installer chez notre oncle et notre tante. Ils n’avaient pas d’enfant et possédaient une grande maison, nous avions la chance d’avoir un oncle maraîcher et grâce à Dieu nous n’avons pas souffert de la famine. Tous les membres de la famille aidaient à la tâche. Notre oncle allait trois fois par semaine au marché de Trapani, entre-temps il vendait sur place. Il fallait en plus surveiller les plantations jour et nuit, car les vols étaient nombreux. Même avec des chiens de garde, les gens prenaient des risques inouïs pour voler deux tomates. La misère était extrême autour de nous, le plus dur était de voir les enfants faméliques qui mendiaient de la nourriture. Dans l’arrière-pays, on disait que les gens n’avaient que l’herbe du bord des routes à manger. Ceux qui le pouvaient partaient à l’étranger. En quelques années, la moitié des habitants de notre village avait émigré.

— À Palerme, c’était un peu différent. La vie était chère, mais on trouvait suffisamment de vivres.

— Heureusement, nous allons découvrir un pays dont nos parents nous disent beaucoup de bien. Ils nous ont beaucoup décrit Hammam-Lif où il y a une forte colonie d’Italiens, surtout de Sicile, avec une école italienne et une association d’entraide. Je pense que je vais y inscrire mes enfants. Par ailleurs, la vie n’y est pas trop chère et l’on trouve d’excellents légumes en toutes saisons.

— Mon frère m’a dit cela aussi. C’est une ville thermale en pleine expansion. Je crois que je vais aussi inscrire Giovanni l’aîné et Antonio à cette école. Il m’a parlé aussi d’une école française qui s’apprête à s’ouvrir sous peu, cela pourrait m’intéresser. En tout cas, il n’y a pas de famine comme chez nous.

— Et vous, que faisiez-vous comme métier, Rosa ?

— Après l’école, je suis rentré au service de la veuve du notaire, une vieille dame handicapée qui vivait dans une grande maison. Au début, cela a été difficile, il m’a fallu tout apprendre et suivre les conseils de ma mère, mais cette dame m’a prise d’affection et je suis devenue sa gouvernante de confiance. Je m’occupais de lui préparer ses repas, de ses soins journaliers, de ses massages ainsi que de la tenue de la maison. Je lui faisais ses comptes, car sa vue avait beaucoup diminué avec le temps. En sa compagnie, j’ai appris à aimer la lecture et à me cultiver. Elle recevait quelques rares amies et me complimentait devant elles. Elle me disait que c’était sa façon de me remercier pour mon dévouement. J’ai été très malheureuse de la quitter.

— Je vois que vous avez beaucoup de qualités, Rosa. Je dois m’associer avec le médecin d’Hammam-Lif avec qui j’ai pris contact. On aura vraisemblablement besoin d’une personne comme vous. Et vous, Gina, quel est votre métier ?

— Ma mère est couturière. Elle m’a appris très jeune le métier et j’ai travaillé quelque temps chez une couturière à Trapani. Avec ma mère nous confectionnions de jolis chapeaux de paille pour une modiste, mais notre travail consistait surtout à faire des vêtements homme ou femme. Lorsque les parents sont partis, nous sommes allés habiter, comme je vous l’ai dit, chez notre oncle et notre tante. J’ai aimé faire du maraîchage pendant que mon mari continuait à faire les travaux agricoles pour les grands domaines.

— Une vie de grand air, c’est pour cela que vous avez si bonne mine toutes les quatre.

— Oui, répondit tristement Gina, ça, c’est l’extérieur.

Maria n’insista pas.

— Au moins, je sais à qui m’adresser pour m’aider si j’ai trop de travail entre mon métier et les enfants. Vous voulez bien que l’on en reparle, Rosa ?

— Tu vois Rosa, on peut faire parfois une belle rencontre, ajouta Gina en serrant sa petite sœur contre elle.

La conversation se poursuivit, puis une cloche tinta et deux marins arrivèrent avec un grand pot de soupe qu’ils se mirent à distribuer. Le crépuscule arrivait et tout le monde descendit dans l’entrepont pour y passer la nuit. Gina et Rosa s’installèrent avec chacune un enfant dans un hamac. Le silence commençait à se faire dans le dortoir. L’esprit de Gina se fixait à présent sur ces six derniers mois. Elle ne put s’empêcher de voir resurgir l’ombre du drame. Ce jour malheureux où on avait pris la vie de son mari se refit très net dans sa mémoire : au point de le revivre une autre fois.

Rosa

Rosa sortit après l’angélus de la maison de sa patronne, la donna Lorenzo, veuve d’un notaire et ancien maire de la ville. Cela faisait trois ans qu’elle était la gouvernante de cette personne fort aimable qui l’avait aussitôt acceptée comme sa fille. Le caractère aimable de la patronne se complétait par des petits caprices que Rosa maîtrisait bien à présent. La seule difficulté était la très mauvaise vue de Madame Lorenzo et Rosa avait fort à faire pour lui éviter des chutes. Elle serra son fichu sur sa tête et commença à remonter vers le haut de la ville. Elle empruntait souvent le même chemin ou des rues voisines lorsque quelques courses le nécessitaient. Elle vit arriver le signor Di Mecco trop tard pour l’éviter et rentrer dans une encoignure. Il souleva son chapeau, toujours à l’aise dans son costume.

— Comment va ma fiancée ? lança-t-il d’un ton enjoué.

Rosa fronça les sourcils.

— Je ne suis pas votre fiancée, ni d’hier ni d’aujourd’hui, lui répliqua-t-elle en n’arrêtant pas son chemin.

Di Mecco lui prit le bras doucement, mais fermement.

— Nous pouvons bavarder un peu, je voudrais vous parler de nos projets d’avenir. Je compte vous épouser, car je me suis rendu compte que je vous aime et que je ne pourrai plus vivre sans vous. Je peux faire de vous une femme heureuse, j’ai de l’argent et je suis l’homme de confiance du comte Sarrono et…

— Ne me prenez pas le bras, s’il vous plaît monsieur, je vous ai dit que je ne suis pas votre fiancée, s’empressa de dire Rosa en accélérant le pas et en esquivant vivement son bras.

— Mais si, vous savez bien que nous nous sommes vus et parlé souvent.

Rosa ne put s’empêcher de penser à ces six derniers mois où au moins une fois par semaine le signor Di Mecco essayait de lui faire la cour. Elle se gardait bien de répondre à chacun des monologues et trouvait toujours un moyen de rentrer dans un commerce connu. Sauf aujourd’hui. Elle avait été surprise et il en profitait. Il reprit le bras en marchant à côté d’elle. Elle se débattit et finit par s’arrêter. Mal lui en prit, il la plaqua contre le mur et mit son bras en travers de sa poitrine pour l’immobiliser. Elle jeta des regards affolés à droite et à gauche. Personne ! Pourvu que l’on ne la trouve pas dans cette position : son honneur était en jeu.

— Laissez-moi partir, monsieur, vous me faites mal et je ne vous écoute pas. Ce que vous dites ne s’adresse pas à moi. Je ne vous connais pas.

— Mais si, tout le monde nous voit ensemble et mes amis me félicitent déjà : « Mademoiselle Rosa est très jolie, elle fera une parfaite épouse et une jolie mère pour vos enfants ». Vous voyez, tout le monde sait que nous formons un beau couple.

— Assez, sinon je crie, supplia-t-elle, ne voyant toujours aucun passant arriver.

Il s’approcha de plus près et elle eut vraiment peur, pensant qu’il allait essayer de l’embrasser. Le déshonneur assuré ! Son cri s’étrangla dans sa gorge. Tout en la maintenant contre le mur, il lui caressa la joue et sa main se mit autour de sa gorge comme posée par négligence. Elle n’avait jamais regardé ses yeux. Au coup d’œil qu’elle lança, elle faillit défaillir tellement le regard reflétait une sauvagerie inouïe. Rosa tremblait de tous ses membres. Elle prit son élan contre le mur. De toutes ses forces, elle repoussa l’homme qui fut surpris et s’écarta. Elle s’enfuit à toutes jambes, un cri étranglé dans la gorge. Heureusement à quelques dizaines de mètres, un groupe de femmes sortait d’une ruelle. Elle se jeta en pleurs au milieu d’elles. En hoquetant au milieu des sanglots, elle expliqua que l’homme là-bas lui voulait du mal. Le signer Di Mecco était resté à regarder.

— C’est un petit caprice, raconta-t-il, on va s’expliquer gentiment.

Mais l’une des femmes dit en sourdine : « Je pense savoir qui c’est : un homme du comte, on le trouve très louche ».

Elles prirent Rosa par le bras et rentrèrent dans leur ruelle en appelant leurs voisines et en expliquant la scène. Un petit groupe s’était formé avec plusieurs personnes. Di Mecco s’approcha :

— C’est juste un petit différent : je dois aller voir ses parents pour la demander en mariage, mais on n’est pas encore d’accord sur la date de la noce. Rosa, dis à ta famille que je viendrai dimanche après la messe et on décidera de la date du mariage tous ensemble.

Un peu interloqué, le groupe ne savait plus quoi penser et Rosa était muette. Aucun son ne sortait, une telle humiliation, elle n’avait jamais connu cela. De plus, elle n’avait jamais parlé de Di Mecco à sa famille, pensant que l’individu se lasserait à la longue. Et bien non ! Elle allait devoir faire son récit et être crédible auprès des siens. Bien sûr, ils la croiraient, mais peut-être auraient-ils des doutes sur sa sincérité. N’avait-elle pas fauté par hasard ? Son trouble était palpable. Quelqu’un lui dit : « on va vous raccompagner, cela fera une compagnie ». Elle sentait bien que les femmes ne la croyaient pas forcément et que la curiosité les gagnait. Les événements étaient si rares dans le village et si vite relayés. Aussi elles se mirent en chemin après que Di Mecco leur eut lancé un joyeux « À dimanche, Rosa, ma chère fiancée, mon aimée ». Aux questions des accompagnantes, elle ne put répondre que par des oui et des non tellement ses pensées étaient bouleversées. Puis elle leur affirma avec force qu’elle n’était pas fiancée avec cet homme qui l’importunait depuis plusieurs mois. Devant la maison de son oncle et de sa tante qui hébergeaient les deux sœurs depuis le départ de leurs parents, le groupe voulut encore quelques précisions, mais Rosa ne dit rien de plus. Elle rentra chez elle où par chance tout le monde était encore dans le potager à récolter les légumes pour le marché du lendemain à Trapani. Lorsque plus tard sa famille arriva pour le souper, ils trouvèrent Rosa prostrée en pleurs dans un coin de la pièce.

— Que t’arrive-t-il, qu’y a-t-il ma chérie ? déclarèrent-ils en l’entourant.

En larmes dans les bras de sa sœur Gina, elle tenta de résumer la rencontre avec Di Mecco. Gina et sa tante étaient sidérées. Elles se mirent à poser des tas de questions sur l’homme, sur les rencontres. Elles se sentirent coupables de n’avoir pas su ou deviné ces faits et laissé Rosa aux prises avec cet inconnu. Rosa avait bien fait de ne pas parler à cet homme quand il l’abordait, mais aujourd’hui c’était différent.

— On ne se comporte pas comme cela avec une jeune fille, dit sa tante.

À ce moment, Vittorio rentra du travail. Gina rapporta ce que lui avait exposé Rosa. Vittorio s’assit surpris et but un grand verre d’eau en écoutant.

— Ce n’est pas pensable, ce n’est pas possible, répétait-il. Qui est cet homme ? Depuis quand le fréquentes-tu ? Pourquoi ne nous avoir rien dit ?

Alors en larmes, Rosa essaya de se justifier à nouveau : elle ne parlait jamais à cet homme qui l’abordait au moins une fois par semaine, elle cherchait tous les moyens pour l’éviter. Il était tenace, il lui avait dit son nom, il racontait sa vie et elle continuait toujours son chemin sans y prêter attention.

— Je n’ai pas voulu vous inquiéter alors que les parents étaient déjà partis, ajouta-t-elle.

— Tu ne nous caches rien, au moins, ma chérie, demanda sa tante Pina inquiète.

— Mais non, je vous le jure sur ce que j’ai de plus cher, rétorqua Rosa avec vivacité.

Le dialogue dura et bientôt l’oncle Anselmo arriva lui aussi, ayant préparé son convoi pour le marché du lendemain.

Très vite, les femmes firent le récit à la place de Rosa sachant bien qu’il fallait absolument la croire. La surprise fut aussi grande pour Anselmo.

— Mais qui est donc cet homme ? dit-il.

— Bon, je vais aller me renseigner auprès de Guido, mon copain carabinier. Il est au courant de beaucoup de choses dans la région, dit Vittorio.

— Oui, Vittorio a raison, on va se renseigner. De mon côté, je connais quelqu’un qui travaille depuis longtemps chez le comte, puisque c’est là que cet homme est employé, d’après ce qu’il a déclaré à Rosa.

Les deux hommes partirent chacun de leurs côtés, laissant les femmes questionner encore Rosa, la calmer et la rassurer. Ils rentrèrent tard dans la soirée et Anselmo fut le premier à s’exprimer.

— Cet individu est l’homme de confiance du comte Sarrono. Il n’est pas aimé des ouvriers, car il est méprisant, hautain et cruel. Pas question d’avoir de congés, d’avance de salaire et surtout on dit des choses bizarres sur lui. Il y a eu deux disparitions ces dernières années dans un village proche où il a des parents et son nom a été cité par les carabiniers sans rien de plus.

Vittorio arrivé sur ces entrefaites confirma.

— Oui, tout est exact et le comte couvre cet homme et tout ce qu’il fait. Il y a eu deux meurtres à San Gregorio. On l’a interrogé, mais à chaque fois le comte a dit qu’ils faisaient ensemble la comptabilité. On ne peut rien prouver, c’est très louche ; en tout cas, on sait à qui on a affaire. Ce n’est pas quelqu’un pour toi, Rosa, dit-il en se tournant vers sa belle-sœur.

— Mais je ne veux rien de cet homme. En plus, il me fait une peur bleue.

— Si j’ai bien compris, il va venir dimanche. Que faisons-nous d’ici là ? Est-ce que l’on va le rencontrer à son travail pour lui demander de s’expliquer ? demanda Vittorio.

— Ce ne serait pas judicieux, répondit Anselmo, s’il est si imbu de sa personne, il va se sentir en position de force. On le recevra chez nous, cela sera à notre avantage, et on lui dira que l’on n’a rien à faire avec lui. Rosa ne veut pas de lui et nous tous non plus. Est-ce que l’on fait comme cela ?

— Oui, répondit en cœur la famille.

Anselmo poursuivit.

— On m’a dit qu’il était très dangereux. Je resterai dans la pièce à côté avec mon fusil, on ne sait jamais. De toute façon, on ne va pas s’éterniser, la réponse sera brève et il ne faut pas que Rosa soit présente. Elle écoutera de la pièce à côté avec moi. Recevez-le, Gina, Vittorio et Pina qui remplace sa mère. Il faut le lui dire.

Le conseil de famille se termina.

Le dimanche suivant, tout le monde alla à la messe. Puis au lieu de parler longuement avec les cousins comme à l’accoutumée, ils leur confièrent les enfants, prétextant une obligation et rentrèrent vivement chez eux. Peu avant midi, on frappa et Rosa et Anselmo se retirèrent dans la pièce à côté. Vittorio alla ouvrir.

— Bonjour ! je suis Amporio Di Mecco, je viens vous voir pour vous parler de Rosa.

— Oui, entrez, je vous prie.

Vittorio, Gina et leur tante Pina étaient debout. Vittorio expliqua rapidement qu’en l’absence des parents de Rosa c’étaient sa tante, sa sœur et lui-même, le beau-frère qui en étaient responsables. Tout le monde resta debout.

— Oui, comme je l’ai dit à Rosa qui m’apprécie beaucoup, je viens vous demander sa main puisque c’est votre famille. Je suis employé chez le comte depuis longtemps, le comte me fait confiance. Je possède une belle maison sur la propriété, mes biens et mon salaire sont importants et je peux rendre Rosa heureuse, car je l’aime et c’est réciproque.

— Ce n’est pas ce qu’elle nous a dit, répliqua Gina, prenant la parole vivement, et vous lui faites peur. Surtout après la dernière rencontre dont je voudrais que vous vous excusiez tout de suite : on ne se comporte pas comme cela…

— Holà, madame, de quoi parlez-vous ? J’ai rencontré Rosa comme d’habitude, elle aurait dû me donner un petit baiser, car on est presque fiancés.

— Mais c’est faux, dirent en cœur Vittorio, Pina et Gina avec force.

Gina poursuivit.

— Elle vous fuit et elle ne vous a jamais permis de lui faire la moindre cour, surtout aussi brusque. Car vous l’avez brusquée, agressée, collée contre un mur. Il est inenvisageable que vous pensiez épouser Rosa, reprit Gina.

— Demandez-le-lui. Pourquoi n’est-elle pas présente ? Qu’elle écoute tout ce que je peux lui apporter et vous verrez qu’elle sera d’accord pour m’épouser.

— Certainement pas, et puisque vous y tenez, je vais vous la chercher.

Et Gina fit sortir Rosa toute pâle et les yeux baissés de la pièce d’à côté. Elle poursuivit.

— Rosa, cet homme, qui se dit ton fiancé, veut t’épouser. Qu’en penses-tu ?

— Jamais je ne l’épouserai, dit-elle dans un souffle, puis criant, je ne vous veux pas pour mari et elle se sauva.

Le silence fut lourd dans la pièce pendant un instant.

— Et bien, voilà qui clôt notre discussion, réagit Vittorio, en s’avançant pour ouvrir la porte.

— Ah ! C’est comme ça que vous me recevez. Moi, un honorable ami du comte Sarrono. Pour qui vous prenez-vous ? Bande de misérables. On vous fait une proposition mirobolante et voilà comment vous me recevez !

— C’est vous qui nous traitez de misérables ? Nous sommes d’honnêtes travailleurs et nous n’avons rien de louche à cacher, dit Vittorio.

— Qu’est-ce que vous avez à insinuer ?

Le ton était monté et à présent les deux hommes étaient face à face. Vittorio était plus petit que Di Mecco, mais plus râblé. Ils se regardaient les yeux dans les yeux.

— Vous me paierez cela, bande de misérables, dit l’homme.

— Partez vite avant que je me fâche, répliqua Vittorio.

L’homme sortit en marmonnant des injures.

Vittorio le suivit et lui lança.

— Ne vous approchez plus de Rosa sinon vous aurez affaire à moi.

Et il rentra en claquant la porte.

La pièce était silencieuse à présent. Anselmo et Rosa en pleurs les rejoignirent. Rosa se jeta dans les bras de Pina et de Gina.

— C’est fini, dirent les deux hommes.

Anselmo regarda Vittorio qui avait affronté le plus Di Mecco.

— Il va falloir se méfier de cet individu. Il peut nous vouloir du mal, mais j’ai toujours un fusil prêt, au cas où.

Vittorio acquiesça.

— Oui, il va falloir être prudents, dit-il aux femmes. C’est un sournois. Fais aussi attention à toi, Gina, tu lui as dit ses vérités.

Le mercredi soir suivant, lorsque Gina rentra du travail, elle trouva sa tante avec de nombreuses personnes, dont les voisines dans la pièce principale. Gina sentit son sang se glacer.

— Anselmo ? dit-elle.

— Non, c’est Vittorio, souffla Pina en sanglotant.

Gina chuta comme une pierre. Et les cris des voisines, si longtemps retenus, se firent entendre. On l’allongea, on lui fit respirer des plantes, rien n’y fit. Alors Pina la serra contre elle et lui tapota longtemps les joues. Gina revint à elle.

— Ton mari a été tué au cours de sa sieste, lui dit une voisine, on l’a retrouvé percé de coups de couteau. Les carabiniers viennent de partir. Ils ont été prévenus par les collègues de Vittorio et apparemment ils ont des témoins.

— C’est Di Mecco, dirent Gina et Pina.

Gina était hagarde.

— Où sont mes enfants et Rosa ? demanda-t-elle.

— Les enfants ont été amenés chez notre cousine, dit sa tante. Ils ne savent rien pour l’instant.

— Mon Dieu, c’est lui ! Où est Rosa ? s’inquiéta Gina.

— Elle n’est pas encore rentrée, mes voisines sont allées la chercher au travail, elles vont s’occuper d’elle et la mettre au courant doucement. Ce sera terrible. Elle va se sentir coupable et je crains un drame, dit sa tante.

— Je veux ma sœur à mes côtés, il faut que je le lui dise moi-même. Elle a croisé pour notre malheur un monstre. Il ne faut pas qu’elle se croie coupable. Il faut que toutes les deux nous nous battions pour punir ce criminel, cette ordure. Je vengerai Vittorio, je le jure devant Dieu et devant vous. Elle s’affaissa en larmes qui ne tarissaient pas. Où est Vittorio ? Je veux le voir.

— Les carabiniers nous préviendront. Guido, l’ami carabinier de Vittorio, était en pleurs, il n’a pu cacher son chagrin. Il nous tiendra au courant.

Rosa arriva soutenue par des cousines. Les deux sœurs se jetèrent dans les bras l’une de l’autre. Rosa criait : « c’est ma faute, je suis coupable de tout ça, je veux mourir ».

Elles se réfugièrent dans la chambre et demandèrent à rester seules. Plus tard, Pina entra dans la chambre et trouva ses deux nièces en prière. Elles avaient avec elles les deux enfants qui se jetèrent sur leur mère ne comprenant pas ses pleurs. Gina prit ses enfants dans ses bras, réalisant que c’était à elle seule le devoir de leur expliquer la disparition de leur père. Aussi s’enferma-t-elle avec eux et Rosa. Bien plus tard ce fut Vita qui sortit la première et parla.

— Papa est parti très loin et très longtemps au ciel. On peut lui parler tous les jours, maman l’a promis, mais il ne nous répondra pas, il nous fera de petits signes si on est sage et gentil.

— Vito, plus âgé, était dans le mutisme. Il avait compris la disparition définitive de son père et finit par se manifester avec fierté.

— Maman m’a dit que j’étais maintenant l’homme de la famille.

Tous les présents étaient en pleurs devant ces innocents devenus orphelins après un tel drame.

Anselmo arriva sur ces entrefaites. Il avait accompagné les carabiniers à leur caserne après leur visite pour étayer leur enquête. Il fut tout de suite entouré et pressé de questions. « D’après le capitaine des carabiniers, plusieurs témoins avaient vu trois hommes dont un avait le signalement que j’ai donné de l’agresseur de Rosa. Avec mes renseignements, ils sont partis tout de suite pour l’arrêter et pour l’interroger à la caserne. Prévenu aussitôt, le comte s’était emporté contre le capitaine et lui avait promis sa dégradation. Le capitaine a alors indiqué qu’une dizaine de personnes étaient témoins et qu’il fallait entendre tout le monde. Il ne dévoila pas qu’un ouvrier avait tout vu. Comme toujours après le repas de demi-journée, toute l’équipe d’ouvriers faisait une courte sieste en s’allongeant à l’ombre. Ce fut le cas de Vittorio derrière un mur, mais le témoin était aussi à côté derrière un autre arbre. Il avait entendu des murmures, ouvert les yeux, vu un homme assez grand porter plusieurs coups de couteau à Vittorio avant de s’enfuir avec deux individus. Les carabiniers devaient lui faire identifier formellement Di Mecco avec beaucoup de précautions, car le témoin risquait sa vie vu les liens supposés que cet individu devait avoir avec la mafia. »

Cette annonce d’une action rapide des carabiniers créa tout de suite un soulagement, la justice étant régulièrement bafouée en Sicile avec de nombreux meurtres non punis. Le corps de Vittorio ne fut rendu qu’une semaine plus tard. Puis ce fut l’engrenage de la douleur : à l’arrivée du corps de Vittorio, les cris des pleureuses comme le voulait la coutume, l’habillage du corps. Le curé vint apporter un peu de réconfort moral en indiquant que les obsèques seraient encore plus solennelles et qu’il allait préparer un sermon spécial, dénonçant cet acte de barbarie d’un autre temps. À la messe d’enterrement, tout le village était venu l’accompagner. C’était pour lui et pour ce que représentaient le comte et ses sbires. Les carabiniers avaient demandé du renfort. À la fin de la cérémonie, hors du cimetière, un groupe d’hommes entonna, le poing levé, une chanson subversive contre le gouvernement. Prudemment, les carabiniers s’étaient éloignés et patientaient avant de disperser ces hommes révoltés avec des paroles de compassion. Tous se connaissaient dans le village et il fallait éviter une réaction brutale de Palerme.

Le désespoir de Gina avait été remplacé par une activité accrue. Sa soif de vengeance était immense. Elle avait pu trouver un jeune avocat à Trapani, sensible à sa détresse et assez courageux pour contrecarrer les manœuvres du comte. Le dossier avec tous les témoignages arriva sur le bureau d’un jeune juge venant de Rome qui maintint le meurtrier en prison malgré les pressions.

Six mois plus tard, l’instruction ayant été rapide, le tribunal de Palerme jugea Di Mecco et ses complices. Gina et Rosa avaient fait le déplacement avec Anselmo. Lorsqu’elles furent appelées à la barre, interrogées et confrontées avec le meurtrier, elles soutinrent les yeux dans les yeux l’arrogance du meurtrier et l’accablèrent. Le lendemain, à l’instant du jugement, Di Mecco se tourna vers la veuve pour lui demander son pardon.

— Seul Dieu peut vous entendre pour cette infamie que vous allez, je l’espère payer toute votre vie, répondit-elle.

Le jugement tomba : « Prison à perpétuité ». Le monstre avait la vie sauve, mais était banni à jamais de la société. Le comte Sarrono n’était pas présent, il avait payé deux avocats de renom qui n’avaient rien pu faire devant le nombre de témoins et malgré les pressions exercées sur les juges. Gina et Rosa repartirent avec un profond dégoût d’avoir dû croiser le regard du meurtrier.

— Pour une fois, ce sera la victoire de la justice dans une île où tout s’achète, même les juges, dit Anselmo avec amertume.