Paris, Covid - Jean-Philippe de Garate - E-Book

Paris, Covid E-Book

Jean-Philippe de Garate

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Beschreibung

Sans répit depuis l’aube, la neige était tombée sur Paris. Le jour se couchant, les flocons se firent plus minces, bientôt plus rares, et deux très jeunes amoureux, qui avaient affalé leurs masques anti-Covid pour s’embrasser longuement dans l’encoignure d’une entrée d’immeuble, quittèrent leur abri, peut-être leur repaire. Un de ces lieux que nombre d’entre nous ne peuvent revoir, des années, des décennies après, sans que remontent ces instants et l’idée même du bonheur, et que s’imposent, plongés en soi, au plus profond de notre cœur, le regard, le parfum adorés de l’autre, depuis lors perdue de vue.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Avocat, Magistrat, puis conférencier sur les bâtiments de plaisance, Jean-Philippe de Garate contribue à plusieurs médias, Opinion Internationale, la revue Histoire Magazine… Il est un chroniqueur de notre temps.

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Seitenzahl: 207

Veröffentlichungsjahr: 2021

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Jean-Philippe de Garate

Paris, Covid

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Philippe de Garate

ISBN : 979-10-377-4241-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Le bonheur, c’est quoi ? (avec Noëlle Bazalgette), essai, éditions du Grillon, Marseille, 1994.

Couve de Murville, un président impossible, biographie, éditions de l’Harmattan, Paris, 2007.

Manuel de survie en milieu judiciaire, abécédaire, éditions Fortuna, Tournai, 2016.

Bréviaire de la destruction, La justice politique à l’œuvre, récit, éditions Fortuna, Tournai, 2018.

Du côté de chez Céline, essai, éditions Portaparole, Arles, 2019.

Le juge des enfants, récits, éditions Portaparole, Arles, 2019.

Le conférencier, récits, éditions Portaparole, Arles, 2020.

L’avocat, récits, éditions du Lys bleu, Paris, 2021.

Sous le pseudonyme de John Rupert Glastod

Trouver la fin, roman, éditions Mélibée, Toulouse, 2013.

Le menteur, roman, éditions Amalthée, Nantes, 2015.

Le titre « Paris Covid » et le manuscrit de cet ouvrage ont été déposés à la Société des Gens de Lettres le 18 mars 2021 sous la référence 2021-03-0102.

***

Les personnages et les situations de ce roman étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.

Pour Alicia de Balenchana

Ce serait le meilleur des hommes s’il ne disait pas systématiquement la vérité.

Oscar Wilde, Le Sphynx sans secret.

Chronologie

la Covid en France

24 janvier 2020 : premiers cas recensés ;

17 mars – 11 mai 2020 : premier confinement ;

17 octobre 2020 : couvre-feu de 21 à 6 heures ;

23 octobre 2020 : un million de cas recensés ;

30 octobre – 15 décembre 2020 : deuxième confinement ;

15 décembre 2020 : couvre-feu de 18 à 6 heures.

10 février 2021 : 80 000 morts. Premiers vaccins annoncés.

Apparition des variants anglais, sud-africain, brésilien.

18 mars 2021 : troisième confinement pour – notamment – Paris.

***

L’action se déroule en février 2021, au nord de la rive droite de la Seine. On passe du boulevard Pereire, XVIIe arrondissement de Paris, à l’hôpital Saint-Louis, rue Claude-Vellefaux, Xe arrondissement.

Prologue

Sans répit depuis l’aube, la neige était tombée sur Paris. Le jour se couchant, les flocons se firent plus minces, bientôt plus rares, et deux très jeunes amoureux, qui avaient affalé leurs masques anti-Covid pour s’embrasser longuement dans l’encoignure d’une entrée d’immeuble, quittèrent leur abri, peut-être leur repaire. Un de ces lieux que nombre d’entre nous ne pouvons revoir, des années, des décennies après, sans que remontent ces instants et l’idée même du bonheur, et que s’imposent, plongés en soi, au plus profond de notre cœur, le regard, le parfum adorés de l’autre, depuis lors perdue de vue. Au même moment, une concierge peinait à fermer ses volets du rez-de-chaussée. Passa devant eux, puis devant elle, un trentenaire fatigué. Herbert avait pataugé la journée durant dans une boue glacée, mal sablée, et traînait la jambe le long du boulevard Pereire pour rejoindre son domicile. Il lui sembla que quelque chose avait changé : le ciel s’était dégagé, une forme de légèreté, plus encore, d’ampleur, élargissait l’horizon, succédant en peu de temps au lourd plafond cotonneux. Et une lumière rasante perçait, atteignait les gens, sculptait les choses… En revanche, le vent, sans puissance mais glacial, se levait avec la nuit.

Pour autant se perpétuait une forme d’immobilité. Les rares voitures circulaient avec lenteur, et le silence apportait une quiétude inhabituelle. Elle convenait à Herbert. Il n’aspirait qu’au repos, en se félicitant presque du couvre-feu imminent. Ou peut-être n’y avait-il pas pris garde ? L’heure fatidique se trouvait-elle déjà dépassée ? Non, pas encore. Cinq heures et demie sonnèrent, pas loin, à l’église Saint François-de-Sales.

Alors que le soleil couchant dardait ses rayons latéraux, Herbert achevait son périple. Au coin de la place Eugène Flachat, un type très grand, à la tignasse grise et hirsute, pissait sur un arbre – comme, en cette période, bien d’autres, confrontés à la fermeture des cafés et de nombre de toilettes publiques. En ayant fini avec ses petites affaires, il se retourna pour évoluer sur la place, suivant un itinéraire sinueux et selon les pas d’une danse pas répertoriée, mais non sans élégance. Ses ombres portées s’allongeaient selon la lumière crépusculaire, et par moments, s’avéraient somptueuses… comme des portées de musique. Le large imperméable bleu gris clair du danseur s’ouvrait sur un t-shirt et un jean, blanchâtres, qui avaient fait leur temps. Avec un accoutrement si sommaire, l’homme devait se geler, mais il n’en paraissait rien. Arrivé à sa hauteur, Herbert l’observa à la dérobée : pas si vieux, à peine la quarantaine en dépit de ses cheveux mi-longs gris blanc, un être longiligne, mince, très mince… le danseur évoluait selon un rythme si souple, avec des sauts vraiment fastueux, qu’il en vint, après deux trois entrechats, à se poser tout près du marcheur. À le toucher. Pour, l’index pointé, lui asséner d’un timbre sombre, éraillé, mais aux inflexions musicales :

— Y a un truc que j’adore chez toi.

Ensuite, lentement, il se frotta le front et continua moins fort, alors que Herbert forçait cette fois sa marche pour ignorer l’importun :

— Si je pouvais me rappeler lequel…

L’homme demeura sur place, son masque anti-Covid tiré sur la tête. Herbert eut la nette impression en le dépassant d’entendre des rires. Ou des sanglots. Puis des pas étouffés, comme ceux des ballerines atteignant, après des sauts aériens, un sol adouci de neige.

Le marcheur était arrivé et, une fois le code composé, poussa la lourde porte d’entrée de l’immeuble. Puis, selon son habitude, et grâce à ses doigts fins et longs, il glissa la main dans sa boîte aux lettres, sans l’ouvrir, et en retira le courrier du jour, une enveloppe à l’en-tête de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris. Détectant « à l’odeur » – comme le disait son copain Georges – la facture à régler sous quinzaine, il la fourra dans sa poche en se dispensant de la décacheter. D’autant que dès les premières marches, il ne put s’empêcher de penser à pire : l’accueil qui allait lui être réservé. Herbert était fatigué de la vanité de ses démarches entreprises depuis des mois pour trouver un travail à plein temps, un emploi solide. Et surtout, il n’avait aucun réconfort à attendre de Nadine, sa compagne, d’une perpétuelle mauvaise humeur.

Elle avait égaré sa carte Vitale depuis une vingtaine de jours. C’était la plus récente nouvelle la concernant, nouvelle qu’elle avait répétée encore, la veille ou l’avant-veille au matin, alors qu’il refermait la porte de l’appartement derrière lui. Lève-tard, veule, fataliste, elle ne se préoccuperait pas d’en récupérer une autre. En arrivant, la première chose que Herbert vit sur la table fut la clef de leur logis et, en dessous, un mot, illisible pour toute personne non accoutumée à l’écriture vautrée de sa compagne. Il déchiffra, écrit au feutre beige : « suis a (v) ec BB. » Suivaient des mots non articulés, mangés par la hâte, le peu d’application, la plupart se réduisant à des sortes de grosses virgules écrasées avec, ici ou là, des pâtés, des accents ou des tirets injustifiés. Seuls se distinguaient quelques passages : « hop...l B (ou L’) r…to…n… ». Mais, selon une graphie cette fois soignée, avec des creux et même un trou dans la feuille trahissant la pression de la pointe du feutre et l’insistance de la scriptrice, la conclusion s’avérait claire, écrite en lettres capitales : « Apporte argent. Vite ! »

« Hop... l » : elle affirmait se trouver à l’hôpital. Quel hôpital ? Était-ce un B ou un L ? Il opta pour le B. « Br… ton… » pouvait signifier Bretonneau – il n’en voyait pas d’autre, en tout cas pas d’autre dans les environs. Certes, celui-ci ne se trouvait pas au pied de l’immeuble, mais pas non plus à l’autre bout de Paris. Mais cette première réponse ne réglait rien : pourquoi Nadine se serait-elle dirigée avec leur bébé vers Bretonneau, établissement spécialisé en gériatrie davantage qu’en gynécologie ou médecine néo-natale ? Travaillant à la pige pour une revue médicale, Herbert commençait à connaître comme sa poche la géographie hospitalière parisienne.

Il fallait téléphoner, et vite. Son réflexe avait consisté, en plein déchiffrage de ces hiéroglyphes, à porter la main à sa poche. Où était son portable ? Il retira sa veste, la retourna, mais en vain. Il ne parvint pas à mettre la main sur le précieux appareil. Demeurait une deuxième question : pourquoi Nadine avait-elle oublié la clef de l’appartement ? Comment pourrait-elle rentrer si lui-même devait s’absenter, pour se rendre à l’hôpital avec l’argent nécessaire, et payer l’établissement ?

La Covid régnait depuis un an. On était sous le régime de l’état d’urgence sanitaire, en période de couvre-feu et, à lire les aiguilles de la lourde et antique horloge de bronze posée sur la cheminée du salon, un legs du père d’Herbert, on s’approchait des dix-huit heures fatidiques. Même si la neige était tombée le jour durant, le trottoir qu’il apercevait dehors était désormais gris anthracite, luisant, avec dans les angles des amas de boue, relevée ici et là par un liseré orange, les toutes dernières lueurs du jour. Seule la statue du buste de l’ingénieur Eugène Flachat, 1802-1873, trônant sur la place était couverte d’un comique béret blanc, immaculé.

Il retira ses chaussures mangées par la neige, puis ses chaussettes humides, et entra plus avant dans l’appartement. Nadine lui avait ménagé une autre surprise. Elle se trouvait peut-être à l’hôpital mais avait trouvé le temps de déménager toutes ses affaires et celles de Jordan, leur fils unique de huit mois. La petite chambre de Babinou comportait encore ses meubles, ses mobiles de fées et d’étoiles qui se mirent à tourner, lentement, lorsqu’il poussa la porte, mais plus un seul vêtement. Madame, qu’il avait appelée dix fois dans la journée, était demeurée sur répondeur. L’urgence consistait à la localiser pour filer retrouver leur bébé. Que lui était-il arrivé ? Quelle était l’urgence ? Sa mère avait oublié le doudou, un petit pingouin. Herbert le porta à ses lèvres comme une relique puis le fourra dans sa poche.

Son stress montait : il se redéshabilla, vida à nouveau ses vêtements, parka, veste, pantalon et même sa chemise canadienne, recherchant encore son portable, en vain. Puis il vérifia encore ses poches et visita tous les lieux possibles. Il lui faudrait ressortir. Ce vendredi, il le savait pour avoir dû tant marcher, le métro ne fonctionnait pas sur la plupart des lignes, dont celles desservant le nord de Paris : 2, 3, 12, 13. Et donc l’hôpital Bretonneau. Il se jeta sur l’ordinateur. Aucun taxi ni Uber disponible… rien d’inhabituel un vendredi soir. Restait bien son vélo, mais trop occupé par ailleurs, il avait négligé depuis des semaines de changer la roue avant, faussée après une chute.

C’était entendu. La soirée s’annonçait sous de tristes augures… Il envoya des mails à deux trois amis, expliquant en quelques mots le cas d’urgence et sollicitant des réponses immédiates. Sans succès. Il fouilla à nouveau ses vêtements, observa le contenu de son portefeuille puis scruta la boîte à cigares dans laquelle il rangeait ses minces réserves. La boîte avait été vidée et sur lui, il n’y avait pas lourd, trois billets, de surcroît des petites coupures. Il vérifia la présence de sa carte bancaire. Puis il remplit une « attestation de sortie dérogatoire » en cochant le motif médical urgent et empocha le mot de Nadine. Il allait courir jusqu’à la première baby-sitter, pas si loin d’ici, mais tout de même au-delà de la place de Wagram. Peut-être saurait-elle quelque chose ? Son espoir reposait sur elle : que Babinou lui ait été confié avant que sa mère file à l’hôpital pour on ne sait quel problème de santé la concernant. Mais peut-être avait-elle filé avec Bébé pour une urgence le concernant.

Avant cette nouvelle équipée, il se passa les pieds sous l’eau tiède, puis chaude, et s’équipa de grosses chaussettes, d’un épais pantalon de velours puis de chaussures montantes. Alors que la clef était déjà engagée dans la serrure extérieure, mais qu’un courant d’air venu du rez-de-chaussée lui rappelait le vent glacial, il rentra un instant : il lui fallait se couvrir davantage. Il partit chercher la doublure fourrée de la parka, un col roulé, des gants et un épais bonnet de laine. Sans oublier un nouveau masque anti-Covid. Avec un deuxième dans la poche. Deux paquets de cigarettes et un autre briquet jetable. Et pour finir, le doudou de Bébé serré dans une poche intérieure, à hauteur de son cœur.

En fermant la porte, il revoyait dans l’entrebâillement, la clef de Nadine posée sur la table, et ne pouvait se le cacher : une partie de sa vie s’achevait. Avec sa compagne, les choses s’étaient lentement abîmées. Après une période de flirt puis une longue liaison, deux ans, elle était tombée enceinte et l’avait rejoint dans son appartement. Trois petites pièces dans un immeuble à côté de l’hôtel Flachat. Juste à l’angle du boulevard Pereire et de la place Loulou Gasté. Il y avait vécu une période heureuse, et elle aussi, semblait-il. À l’occasion d’une fête à la maison, son pote Georges, un grand chauve, amoureux des vieux textes, des vieilles musiques, leur avait révélé un fait, qui constituait une vraie surprise pour Herbert : le Loulou était l’auteur de l’increvable tube Feelings, que comme beaucoup, il croyait une création anglo-saxonne. Un des slows, vrai fétiche amoureux, dansés avec Nadine : Feelings, nothing more than feelings. Il tenta de ne plus y penser. Mais s’imposaient d’autres paroles, plus loin dans la chanson, qu’il connaissait par cœur : Trying to forget my feelings of love. Finalement, se dit-il, Georges avait raison. Dans le style guimauve, mieux vaut encore Europa, de Carlos Santana. Sans paroles.

Il quitta l’immeuble, la tête pleine de réminiscences se rapportant à Nadine. Georges, l’imprimeur, constituait un premier sujet. Par son humour caustique, pour ne pas dire limite, il avait déplu à sa compagne. Dès le premier jour. Pour autant, la faute lui en revenait. Alors qu’il aurait dû présenter Georges à sa femme et non l’inverse, Herbert avait utilisé sans y penser la formule passe-partout :

— Permets-moi de te présenter ma femme.
— Non, merci, avait sifflé Georges, la mienne me suffit.

Pour partir ensuite d’un grand éclat de rire, d’autant plus

prononcé que Georges demeurait célibataire, certes proche d’une belle pharmacienne, mais coureur patenté. Son pote avait beau avoir ensuite déposé un chaste baiser sur sa joue en la serrant gentiment dans ses bras, Nadine n’avait, ni compris, encore moins apprécié. Ce n’était qu’un début. Et Herbert avait fini par ne voir Georges qu’à l’extérieur. Bien d’autres contrariétés s’étaient accumulées : depuis deux, non ! trois mois, Nadine affichait une mine renfrognée. Ils ne partageaient plus le même lit depuis l’accouchement, lui-même dormant sur le canapé du salon. Rien que de très habituel pour une post-parturiente, plaidaient certains. Herbert n’en croyait rien. Bébé était né il y avait plus de huit mois. Que s’était-il passé ?

Notre amour a fait long feu, et aujourd’hui Nadine est partie avec notre bébé. Elle est sortie de ma vie, elle a laissé sa clef de l’appartement. Mais l’essentiel demeure Babinou, transbahuté dans la nuit. Où est partie cette abrutie, avec le risque du couvre-feu ? Aller dans un hôpital en pleine période de Covid ? Qu’est-il arrivé d’urgent pour qu’elle l’emmène… peut-être ce matin mais qui sait ? Plus tard, dans la froidure de l’hiver ? Si elle a déménagé ses affaires, c’était donc prémédité.

Parvenu au rez-de-chaussée, il remonta dans l’appartement pour lire les éventuels mails de Georges et autres potentiels secouristes. Aucun n’avait répondu à ses demandes. Il referma la porte et prit l’ascenseur pour descendre. Puisqu’il était parti pour à nouveau marcher un bon moment, ce serait son dernier luxe.

Première partie

1

Il sortit de l’immeuble et la première créature qu’il vit était un éléphant. L’animal portait un épais tapis de selle, finement ouvragé, mais qui ne couvrait que pour partie son dos. La grisaille claire de sa peau tranchait sur la nuit brutalement tombée. Pas vraiment les meilleures conditions pour sortir un pachyderme africain, se dit Herbert, mais surtout, pour quelle raison l’amener ici, place Flachat ? Un cirque ? Évidemment pas ! finis, les spectacles… Au chômage depuis mars 2020, les dresseurs ! vidées, les caisses de Medrano ! Si Georges avait été là, Georges le sardonique, il aurait déliré à voix haute sur les ballets d’éléphants roses et aurait invité son pote à partager une ou deux bouteilles de Cahors, son vin de prédilection, pour colorer et rosir encore sa vision des choses. En l’occurrence, celle du gros animal. Se dirigeant vers la rue Alphonse de Neuville, Herbert aperçut à une trentaine de mètres un camion dont l’arrière était ouvert, le haillon rétractable posé sur le sol pour, on pouvait l’imaginer, une fois l’herbivore poussé à l’intérieur, le ramener jusqu’à son enclos, bien au chaud.

Comment Herbert avait-il pu, en rentrant chez lui, ignorer l’énorme animal et la foule qu’il découvrait maintenant ? Sur l’un des écrans qu’il avait consultés à l’agence de presse ce matin-là figurait la « journée de protestation contre la disparition des éléphants », avec les intervenants habituels, animalistes, écolos et message de soutien de Brigitte Bardot, outre une flopée de textes qu’il avait négligé de lire. Seul un chiffre l’avait frappé : trente mille abattus par an. À ce rythme, c’était sûr, il n’en resterait pas lourd d’ici peu. Une banderole, maintenue à bout de bras, était brandie à gauche, dans l’axe de la façade de l’ambassade du Togo, située à quelques mètres de la place Flachat. On pouvait y lire : « Halte au braconnage ! » et une autre, que Herbert aperçut en tournant davantage la tête : « Sauvons les derniers éléphants ! » Puis retentit le battement d’un tambour, qui rythmait les slogans d’un groupe, compact, massé dans la rue Alfred Roll. Sur le passage d’Herbert s’agitait une petite foule dont les membres tapaient du pied, loin en retrait de la statue d’Eugène Flachat. Pour manifester, ou plutôt – cela n’aurait rien eu de surprenant – se réchauffer. Un type, un vieil et grand Africain, le cornac qui tenait les deux sangles du harnais de l’animal, s’approcha de Herbert et lui demanda très poliment, presque avec cérémonie, où il pouvait trouver un point d’eau. Il portait dans l’autre main, par une anse, un grand baquet en plastique. De l’eau ici ? La fontaine Wallace de la place Pereire ? Trop loin. Il y aurait bien la solution de récupérer la neige fondue, mais non ! mêlée aux immondices, elle serait toxique… Ah ! Herbert n’avait vraiment pas la tête à s’intéresser à l’hydratation des pachydermes mais, en dépit de sa hâte, il s’arrêta quelques brefs instants et se mit à réfléchir à voix haute :

— Je ne vois pas… Non, vraiment. Surtout à cette heure…

Peut-être la fleuriste qui ferme tard… En bas, sur le boulevard. Là, boulevard Berthier. À vingt trente mètres en contrebas.

Herbert imaginait la scène. La tête de la fleuriste. Et l’herbivore s’empiffrant tous les bégonias… Mais il avait décidément plus important à résoudre. Il tourna le dos, ignora les remerciements du cornac et s’engagea d’un bon pas à droite, vers la rue Alphonse de Neuville, en direction de la rue des chasseurs. Rue des chasseurs, alors qu’il se trouvait entouré de manifestants pour la protection du gros gibier : c’était décidément la soirée des mauvais gags ! Rue des chasseurs, là où vivait et travaillait la baby-sitter, Coralie.

Il se sentait si fatigué. Après avoir passé sa journée à arpenter les agences et rendre visite aux collègues des rédactions, à la recherche d’une nouvelle pige, un petit job un peu fixe, il n’avait pas la tête à s’intéresser à quoi que ce soit, hormis son bébé disparu ce soir. À cette pensée, il ressentit une brusque et violente douleur : l’absence de Babinou, son brutal enlèvement, l’image de sa chambre, sans lui, les tiroirs ouverts et vides, lui cisaillaient le ventre. D’un pas décidé, presque agressif, il traversa un des derniers paquets de manifestants. Ils fumaient. Deux bus de policiers attendaient, l’un dans la montée de la rue Verniquet, l’autre à gauche du boulevard Pereire. Avec déjà, ici et là, des uniformes qui s’approchaient. Un gradé se détacha et intima un ordre aux manifestants, d’une voix puissante :

— Couvre-feu imminent ! Allez, dernier avertissement ! on se disperse ! et fissa, maintenant ! Je répète : État d’urgence ! toute manifestation est in-ter-di-te !

Herbert imagina malgré lui le cornac chargeant les flics avec son éléphant… L’Hannibal du dix-septième arrondissement ! aurait proclamé Georges. Et d’ailleurs, les choses dégénérèrent sans délai, et il entendit des cris, puis très vite le chahut des bousculades, avec une voix suraiguë de femme, sans doute empoignée :

— Me touche pas, gamin ! j’suis allergique au bleu…
— Mais on va vous les soigner, mamie, vos petites allergies !

Allez… rentrez donc vous tricoter une laine, vous avez les mains gelées.

Un autre policier criait, avec un fort accent du Sud-Ouest :

— Allez, là, on se bouge ! on rentre chez soi sans cassoulet !

Un de ses collègues, qui avait dû s’approcher du pachyderme, ajoutait, presque joyeusement :

— C’est l’heure pour la soupe, Bimbo !

Un quidam entre deux âges, extérieur à la manif, arrivant derrière Herbert, s’écria, rageur :

— Elle en pense quoi, la SPA, de ce pauvre animal exposé en plein hiver ? J’irais bien l’alerter, moi, la SPA ! C’est une honte !

Arrivant à la droite de Herbert, une jeune punk, la crête verte, la mine provocante, répliqua, ce qui déclencha le rire de ses copines, qui ne participaient pas à la manif, mais suivaient une trajectoire coupante :

— Moi, mon animal préféré, c’est le steak.

Et le groupe des filles punks poursuivit sa route, avec des

bruits de raclement de bottines. Mais c’était le cornac qui, jusqu’alors bien poli, s’en prenait maintenant avec un coffre étonnant, une vraie voix de stentor, au policier trop proche de l’éléphant :

— Touche pas à Sucre !

Et comme le policier ne devait pas déférer à son injonction, il

reprit, encore plus fort :

— Le touche pas, je te dis ! Face de neige ! Il va te piétiner !
— Toi, lui répliqua le flic, continue comme ça et on va te la faire goûter, la neige… Allez, remballe ton caniche ! C’est fini, le cirque !

Herbert avait dépassé les uns les autres, et traversé le boulevard Pereire pour filer chez Coralie. Cet étonnant attroupement ce soir avait eu beau provoquer un semblant d’animation, tout retombait. Et les cris eux-mêmes se raréfiaient et sonnaient lugubrement comme les derniers craquements d’un feu qui s’éteint, juste avant le bien nommé couvre-feu. Six heures sonnaient.

2

L’avenue des chasseurs compte à Paris parmi les rares voies bombées. Sa courbe en U inversé qui relie chaque immeuble à celui d’en face semble obéir aux lois d’un soufflé au fromage. Et comme en outre, cette rue en coude, particulièrement venteuse, où les voitures circulent à sens unique, suit une pente irrégulière, la neige fondue ruisselait en abondance ce soir-là, selon un chemin étrange, en une série de « s », ou plutôt de « z ». Quand Herbert y arriva, un véritable torrent s’y était formé. Il devait, en certains endroits, le franchir en sautant. Avec plus ou moins de bonheur. Quand l’eau glacée gicla pour ensuite ruisseler à l’intérieur d’un de ses godillots, il parvenait juste à hauteur du numéro 38. Là où résidait la nounou.

Coralie, une blonde, petite et lente, la trentaine opulente, était la baby-sitter « principale ». Herbert et Nadine faisaient appel à une deuxième, Viviane, quand la première n’était pas disponible. Ce qui arrivait plus souvent que prévu, car la trentenaire multipliait les absences et en plusieurs occasions, les lapins. Elle sortait d’un divorce « très difficile », plaidait Nadine. Elle avait conservé l’appartement du couple, mais l’ombre de son ancien conjoint s’y était – avait-elle confié en une occasion – « incrustée jusque dans les murs » :

—