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De bons apôtres s’étonneront qu’un Africain grandi au pays maîtrise à peu près la langue française. Ils sont comme ces coiffeurs qui s’intéressent à la laque et pas au cheveu, encore moins à la racine de la tignasse crépue : ça chauffe là-haut, il ne faut pas croire. Et au bout de dix, vingt ans, une sorte de fil interne s’est tendu du crâne à la main. Les esprits descendent par le fil devenu un filtre, de la tête jusqu’aux doigts. Mais je concède, il faut du temps.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Avocat, magistrat, puis conférencier sur les bâtiments de plaisance,
Jean-Philippe de Garate contribue à plusieurs médias tels que Opinion Internationale, la revue Histoire Magazine. Auteur de nombreux ouvrages, il propose
Trois petits tours, un récit d’Émile Ba.
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Seitenzahl: 153
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Jean-Philippe de Garate
Trois petits tours
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean-Philippe de Garate
ISBN : 979-10-377-5845-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Du même auteur
Sous le pseudonyme de John Rupert Glastod :
Présentation
À Marseille, à l’occasion d’un déplacement professionnel, j’ai eu l’honneur de rencontrer puis sympathiser avec Émile Ba, quelques mois avant que cet homme ne succombe en mai dernier à diverses affections que des soins insuffisants avaient contribué à aggraver. Lors de notre dernière rencontre, il m’a remis un manuscrit, écrit au crayon, titré « Trois petits tours » qui, à l’analyse, s’avère un manifeste autant qu’un récit. Si j’ai osé toucher ici ou là – en réalité fort peu – à la forme pour prétendre en améliorer la lisibilité, c’est dans le seul but de rendre cet artiste plus proche au cœur de mes compatriotes. Mais ces lignes de présentation suffisent : je lui rends la parole.
Paris, 11 juillet 2021
Jean-Philippe de Garate
Avant-propos
De bons apôtres s’étonneront qu’un Africain grandi au pays maîtrise à peu près la langue française. Ils sont comme ces coiffeurs qui s’intéressent à la laque et pas au cheveu, encore moins à la racine de la tignasse crépue : ça chauffe là-haut, il ne faut pas croire et au bout de dix, vingt ans, une sorte de fil interne s’est tendu du crâne à la main. Les esprits descendent par le fil devenu un filtre, de la tête jusqu’aux doigts. Mais je concède, il faut du temps. Et rien n’aurait été possible sans mon professeur et Bescherelle, d’autres encore, qui sans relâche m’ont redressé la plume.
D’autres diront que ces lignes empestent l’imposture parce qu’un peintre parle de peinture, uniquement de peinture et qu’on n’en a vraiment rien à faire de ses pérégrinations, de ses placards ou des enduits. Que ceux-là soient gentils ! Qu’ils ferment l’ouvrage et retournent à leur Paul Morand. Pour eux : Fermé la nuit… comme le jour ! Et qu’ils s’endorment rassurés, nous ne sommes pour le coup pas du même monde. L’ambassadeur nazi Morand, ses bouquins constituent depuis belle lurette mon meilleur somnifère : je n’ai jamais pu dépasser onze pages. De l’enfer où il est, l’immortel Paul me rend la pareille. Nous sommes quittes. Il suffira alors de ranger les feuillets qui suivent dans l’armoire à pharmacie. Pour vos sommeils difficiles… Je précise tout de même la différence : ce qui suit est vrai. De A à Z.
Prologue
On aimerait connaître la fin de l’histoire dès son commencement parce qu’on sait bien que les deux forment un tout et qu’en vérité, l’une n’existe que par l’autre. De l’envol à la chute s’enroulent mille entrelacs dont chacun concourt à l’unité de l’ensemble. C’est une sorte de pelote. Mais ici, vous aimez les histoires construites comme les escaliers de vos bureaux, vos casernes, avec la première, puis la seconde marche, droite, bien dégagée, chacune égale. Et ainsi de suite. C’est peut-être la procédure certifiée, les stations obligées avec crescendo qui mènent au premier prix, mariage conforme et brillante progéniture avec pour apothéose la tour La Défense-Manhattan-Shanghai, baie vitrée et panorama du big boss, mais ça ne se passe pas ainsi dans la vie. Tout est imbriqué d’une façon bizarre, telle la colline tarabiscotée de mon enfance. Quoi que nous fassions, nous évoluons en crabe : nos tentatives les plus énergiques se ploient en courbes, virages tordus telles des épingles à cheveux, avec montées descentes grand-huit et double révolution… croisements à cinq branches. Si vous choisissez de suivre une lueur, un passage à découvert fissurant la roche à en traverser la montagne tel le laser, peut-être révélera-t-elle un nouvel horizon, ou plus souvent, un chemin muletier sans issue, hormis le vide. Bon… et alors ?
Le pire ! On ne le sait pas, car on ne voit pas l’ensemble. Ces enchevêtrements et complications en tous sens, ces concentrations se libérant en dix quinze déroulements, ce n’est pas le bazar. Il y a un ordre. Ce que vous croyez emberlificoté, tordu ou répétitif, ces routes qui se croisent et semblent s’opposer en tous sens, c’est juste un condensé, cela créée une certaine intensité… Oui, l’intensité de l’ensemble : la somme compressée des lieux, des moments, celle des gens comme des choses. Pedro le maçon, mon copain de chantier, il m’a regardé comme un monstre quand je lui ai dit, comme ça, que ma couverture écossaise était plus importante que ma mère. Il faut dire qu’il m’avait embrouillé le neurone avec ses jérémiades sur sa famille perdue, sa femme, sa fille envolées. Je lui ai asséné ça pour assécher ses lacrymales et lui redresser la colonne. Mais pas seulement : ma mère m’a donné une fois la vie, mon plaid m’a permis de survivre des années entières, me tenant chaudement enroulé dans les plis de l’existence. Je fais la différence. On comprend l’intensité si on sait la différence. Mille nuits créent, par la compression de la mémoire, une intensité : c’est en condensé bien davantage qu’une seule épreuve. Même celle de l’accouchement.
Mais une fois qu’on a commencé, on est happé par le mouvement et il faut bien que je me lance et vous dise toutes ces choses, moi qui écris pour moins parler. Mon premier maître Seydou, le plus grand peintre en bâtiments de Bamako, me le dira plus tard, m’enjoignant de retenir la seule formule importante à ses yeux : « la pâte dicte la forme ». Ce n’est pas un propos pour palabre et vous allez comprendre tout de suite où je vous conduis. Au Mali comme ici en France, j’ai toujours exercé le même métier, celui de peintre. Lorsque le chantier fermait, qu’il n’y avait plus de boulot, je devais me rabattre sur d’autres gagne-pain. C’était plutôt rare mais c’est arrivé quelquefois. Par exemple, maître-nageur d’une piscine d’hôtel de notre capitale. Je sais nager et même, en cette occasion, jouer les profs de natation. Mais je ne suis vraiment dans mon élément que lorsque je peins. Dans le fond, je ne sais et n’aime rien faire d’autre. L’odeur de la peinture, elle m’a enivré dès le début. Un condensé de bonheur né de son intensité. L’intensité d’une combinaison de senteurs, plus que cela, un parfum fait pâte.
Le temps passe, on utilise aujourd’hui d’autres matières qui ne sentent rien. Et on évite nombre de solvants qui ont empoisonné pas mal de monde. Au dépôt des Chinois, de l’autre côté du fleuve Niger, je chargeais, avec le chef sur la benne de sa camionnette, de lourds pots de quinze kilos. Des seaux d’une peinture inodore. Je l’ai admis le temps passant, l’odeur de la peinture, ce n’est pas essentiel. Ce qui compte, c’est la pâte. Bien plus tard, quand j’ai eu le dictionnaire, j’ai trouvé le mot juste : « la plastique ». La plastique de la pâte. Au début, je comparai la peinture avec ce que je connaissais, l’argile de mon village natal.
Mon village surplombait la route de Ségou, au nord-est de la capitale. Une colline haute, rude et sèche, couverte de roches raides, elles-mêmes striées de couches beiges et grises, certaines dures comme le fer, avec l’aspect du fer. Pourtant, on y trouve aussi des vallonnements, avec des arbres, une forêt et surtout, à mi-pente de la colline elle-même, un cratère d’argile. Mais il ne faut pas exagérer avec les évocations. Dès que j’aurai parlé un peu plus de ce cratère, on comprendra que ça suffit. C’est aussi ça l’intensité. On ne la supporte qu’à doses mesurées. Il ne faut pas en abuser. Par chance, la vie au quotidien demeure morne, diluée de mille incidents sans portée. Avec, quoi qu’on fasse, la tristesse toujours associée aux joies les plus fortes, l’horreur qui surgit dans les spasmes du bonheur, ma première peinture liée à la mort. Le cratère d’argile, c’est toute ma jeunesse. Et c’est aussi la fin de ma jeunesse.
Dès l’enfance, je l’avais pratiqué de mes mains, l’argile souple, avec les formes en S que mes cousins et moi lui donnions en la roulant. Pour concurrencer les vrais serpents, inoffensifs pour la plupart. Nos amis reptiles ne s’y laissaient pas prendre, eux. D’une balayette de la queue, ils dégageaient le terrain et ne laissaient que poussière derrière eux. Assez vite, je suis passé à autre chose. Mes premiers souvenirs de peintre se résument à ça : je suis seul, j’ai en main une branche de karité et je prends l’argile avec le bout de la branche, où il reste deux trois feuilles. Avec le poids de l’argile, les feuilles ploient, s’appesantissent. Au bout d’un moment, elles se déchireront net et je devrais chercher un autre pinceau d’occasion. Avec ces branches, j’ai d’abord badigeonné tout le tronc d’un arbre, un manguier, je crois. Mais le père m’a dit avec douceur que les esprits n’aimaient pas qu’on touche aux arbres. Si je voulais me rendre utile, il existait un moyen simple : couvrir d’argile la case des femmes. Avec des mimiques, le père mimait nos poules. Mama et les tantes caquetaient sans arrêt, c’est vrai, en se plaignant toujours de ceci cela, des insectes ou de la chaleur, du vent qui rabat l’odeur des bestiaux comme des hommes qui ne pensent qu’à ça. Si j’enduisais d’argile la case des femmes, elles auraient un nouveau sujet de conversation et lui, il aurait la paix pour un petit moment. Il m’a caressé la tête, en ajoutant qu’il me raserait le crâne au crépuscule. Mes cheveux crépus, a-t-il souri, me faisaient une tête en pelote de laine. J’ai fait ce que le père a dit. Les femmes étaient très contentes avec leur case peinte. Pour mes dix ans, elles m’ont offert un gros pinceau tout neuf acheté au marché. J’avais déjà badigeonné la case des hommes, la première. J’ai fini la seconde au pinceau. Et après ce qui s’est passé au village, j’ai continué à peindre, à Ségou puis à Bamako.
Mais j’en reviens à l’histoire, c’est-à-dire son début comme sa fin : on n’a jamais compris les peintres. Observez ce qui se passe. On les regarde faire, on va vers eux en commençant par deux trois mots, on les interroge sur des détails et eux, qui ne vous voient pas, après avoir deviné votre présence par vos interpellations, se retournent et répliquent du haut de leur échafaudage. Mais n’insistez pas… Ils ne peuvent quitter le mur des yeux. La vérité est qu’ils voient autre chose que la pâte qu’ils poussent. Pousser, c’est le verbe juste. Là encore, j’ai mis du temps pour le trouver… ça s’est passé à l’adolescence, juste avant les événements. Quand je pousse la peinture, la remonte désormais avec mon rouleau ou la lisse au pinceau le long du mur, c’est un peu comme si je caressais les jambes d’une femme, le granulé de ses cuisses, ou encore parcourais les pétales de cette fleur en forme de clochette mauve, d’un velouté exquis dont je cueillerais un exemplaire vers le fleuve. Une merveille conservée un temps dans mon portefeuille. Pour ne pas la perdre, j’avais appris par cœur son nom scientifique, « ipomoea pes-caprae », mais je ne le citerai qu’une fois. La beauté exige d’être unique. Seul l’essentiel m’est resté : la couleur mauve, qui se décline jusqu’à rendre lumineux un gris. La peinture, ça se fait en silence. Je vais même vous confier autre chose : il n’y a rien de plus agréable que de peindre au tout début du jour, parce que le soleil change la couleur de la peinture, la moire selon les épaisseurs. Comme les vagues de l’océan, plus ou moins lourdes, déferlant dans les rayons de l’astre montant. Puisque, bien sûr, même un professionnel n’étale jamais exactement la même couche. Surtout, ne me croyez pas ! Il ne faut croire personne. Mais essayez et vous verrez.
Les confidences de peintre ne se disent pas. Elles s’écrivent. Pour être lues en silence. Il y a bien sûr les secrets de fabrique, glissés du maître à l’apprenti, mais finalement, ça se réduit à quelques évidences. Un plan plat ou le déliement de la pâte dans les courbes, les coulées et les retenues, et encore mille mots qui s’empilent les uns sur les autres. Il faut juste du temps.
Souvent, les vieux maîtres crient, parce qu’en fait ils n’ont plus rien à dire. Ou ils savent bien que telle corniche est impossible à réussir vraiment. Quand le revêtement, la pierre mangée de salpêtre, le torchis torturé, les moellons lardés de failles, la vieille couche gonflée de cloques, l’enduit défectueux, ou encore les formes impossibles, et encore ceci cela, bref, quand tout devient trop compliqué, on fait ce qu’on peut, on joue mais pas trop, on ponce même ici et là, on tente de préserver l’ensemble mais il existe un truc que peu admettent, hormis les vrais peintres : faire le contraire de ce qu’on croit devoir faire… ça peut paraître bizarre, mais c’est logique. La peinture, c’est une sorte d’écriture en creux. Laissez s’exprimer ce qu’on peint, pas la peinture. C’est pourquoi les peintres évitent de parler. La parole, c’est du relief. C’est en trop. Il faut juste regarder le résultat. Et on saisit alors le sens. Parfois, les parties peintes semblent même amincir l’ensemble. Mais pas toujours.
À Ségou, il y avait une boutique bâtie avec une surélévation, un magasin de grossiste en électricité qui avait farci sa devanture et son premier étage faisant saillie de toutes sortes de fils, d’ampoules, de luminaires. Avec cette explosion de lumières, il alléchait le promeneur et illuminait son coin de rue, dès la nuit tombée. Ses meilleures affaires, il l’avait dit au chef, il les faisait après six heures. On était quatre jeunes à s’escrimer pour peindre le jour durant entre les câbles électriques tout en évitant d’y toucher. Chacun avait peur de se prendre une décharge. D’autant que l’échafaudage n’était pas adapté ni même stable, avec cette surélévation qui faisait saillie. Il ne fallait pas compter sur le chef pour nous aider dans ces moments-là. Démerdez-vous les artistes ! c’était son refrain. La probabilité de toucher un fil dénudé ou une ampoule électrique sans isolation nous sciait le ventre. J’en avais le vertige, par moments.
Personne ne se demande pourquoi nombre de peintres en bâtiment, quasiment tous mes copains chantent en travaillant. La plupart commencent par brailler ensemble des canzones, mais finalement, quand tu peins dix douze heures, debout sur l’échafaudage, tu ne sens plus tes bras, tes jambes se bloquent, et si tu as encore la force, tu finis seul avec des mélopées. Moi, je ne chante pas. Je n’ai jamais chanté. J’arrête deux minutes de temps à autre, le chef ne dit rien quand il est là. Il voit bien que je n’exagère pas. Je descends fumer ma cigarette, bois deux trois gorgées de thé. Et je remonte. Avec la peur au ventre. Sur le magasin d’électricité, haut de quinze mètres, je le voyais bien : Mo et les autres copains n’en menaient pas large, surtout Mo. L’histoire a vraiment commencé par là.
Lorsqu’il a glissé le troisième jour, j’ai tout de suite su qu’il était mort. Le copain Mo avait de graves problèmes de cœur et travailler en plein soleil sur un échafaudage de fortune, avec cette oscillation permanente, cette corniche en longue saillie et des fils électriques qui pendouillaient un peu partout, lui causait un stress pas soutenable. Alors, quand le chef est arrivé, je lui ai rappelé ce que mon oncle lui avait dit lorsque les autres s’étaient plaints au début. J’arrêterais s’il y avait un accident. Les esprits du cratère, je ne les oubliais pas. Le boss a commencé par me faire la leçon : j’abandonnais le chantier, le travail n’était pas fini, ce n’est pas comme ça que j’allais progresser dans le métier… Mais j’ai bien compris qu’il parlait pour la forme et il m’a même remis le peu de ce qu’il me devait sans ajouter d’autres commentaires. Trouver un peintre à Ségou pour enduire une façade, c’est aussi facile que prendre une roue sur un vélo. Alors, dans le fond, que je reste ou pas, le chef, il n’en avait rien à faire.
Le reste du jour, en attendant le bus du soir, je traînais un peu autour du fleuve avant de rentrer au village. Le Niger est un cours d’eau capricieux, presque maniéré dans ses courants, un fleuve lourd d’alluvions, visqueux, qui me remplit le cœur, je ne sais pas bien pourquoi, d’une grande tristesse. La Seine plus tard me fera un bien au-delà de ce que je saurais dire. La Seine, la beauté même, est fluide et légère. C’est une question d’intensité.
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On est maître de ses paroles mais on devient leur esclave une fois qu’on les a dites.
Proverbe malien