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La disparition d’un enfant constitue une épreuve effroyable et l’absence est une véritable souffrance. Pour les parents, l’inquiétude qui ronge, les interrogations, les efforts infinis, les espoirs ténus, contrariés, renaissants, puis l’obsession des « victoires d’étapes », à défaut de ce miracle du retour de l’enfant toujours espéré, scandent les périodes d’une vie qui n’en est plus une. Ce monde perdu, c’est celui de Meaux et d’un village proche, Guermantes, où l’horreur s’est abattue en janvier 2003.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jean-Philippe de Garate, ancien avocat, a été magistrat à Meaux de 1995 à 2010. Désormais chroniqueur pour les revues Histoire Magazine et Opinion Internationale, il livre ici un roman qui nous plonge au cœur du rapt, nous en fait sentir tous les tressaillements et nous offre un chemin d’espoir.
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Seitenzahl: 264
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Jean-Philippe de Garate
Un monde perdu
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean-Philippe de Garate
ISBN : 979-10-377-9349-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Du même auteur
Je dédie ce livre à Mélodie Hérail.
Ce n’est pas un scoop : la vie est parsemée d’épreuves.
Certaines se lovent dans les anfractuosités mentales qui nous sont les plus secrètes. D’autres surviennent au détour d’événements que nous pensions heureux. Ce sont peut-être les pires. Car la joie, le bonheur, le succès, enfin tout ce que l’on définit par des vocables positifs, ouvrent sous nos pas la douceur des nuages… et leur vide. On plane ? Non, on chute ! Et c’est alors qu’on trouve en soi les réflexes, les ressorts, les ressources… les ailes ! Non plus pour planer, mais battre l’air, s’élever, se relever, et découvrir des horizons qu’on n’imaginait pas.
Un Monde Perdu ? Un Monde Nouveau !
Paris, 22 mars 2023
Avant-propos
De bons amis m’ont demandé pourquoi écrire un tel ouvrage. La cause est très simple. Entre autres, j’ai exercé les fonctions de juge correctionnel à Meaux, de 1995 à 2010.
Paris, 7 mars 2022
Prologue
Cette fois, le doute n’est plus permis. Il ne s’agit pas d’un simple écart. Je n’ai pas fait quelques pas de côté, et ne me sens pas davantage égaré… Je suis perdu ! Par un effet de la fatigue, qui incite à plisser les paupières et ainsi aiguiser la vue, je tente bien de lire d’hypothétiques indications sur les murs. Mais ne perçois encore qu’une nuance de bleudans l’ombre. Puis une autre, plutôt mauve, qui entoure la forme de l’avancée sur laquelle repose un énorme pot de fleurs aux longs pétales et feuillages noirs,dont les prolongements s’animent de lentes vibrations troublant jusqu’à leur base. Cet ensemble repose sur un muret de soutènement, enfin, j’imagine… je ne vois que l’arête de l’avancée, le reste de la masse étant noyé. Dans l’ombre, où je baigne depuis un moment. Pas l’espace d’un instant ! Quinze bonnes minutes, au moins ! J’ignorais que l’hôpital était si grand… si riche en recoins. Une telle étendue éclairée avec une telle parcimonie… un labyrinthe si obscur qui, à la longue, fait poindre l’inquiétude. J’en allonge la foulée. Et me démets le cou à me retourner, tâcher de me rappeler, scruter les passages que j’aurais empruntés à l’aller. Un exercice plutôt délicat auquel je me livre. Pas à une ou deux reprises… non ! Je l’ai dit, près de quinze-vingt minutes maintenant ! Je n’ai plus aucune idée de ma position… quel bâtiment, quelle aile ? J’erre dans un dédale. Et dehors, c’est pas mieux ! J’ai beau savoir que la nuit touche à sa fin… elle règne encore… un noir d’encre, une belle encre, violette, certes… mais qui tarde à se nuancer, se diluer. Je le vois bien, par une sorte de hublot, là… à droite… un hublot dont je trouve la poignée d’ouverture, et que je parviens à décoincer… Ouf !
J’allume une cigarette… Oui, je sais ! Fumer dans un hôpital, on peut trouver mieux. Et là, devant moi, une nuit sans lune ni étoiles, et les trop fines lueurs d’une aube qui peine décidément à percer.
J’écrase ma cigarette. Et reprends ma marche. L’immense couloir, déjà baigné d’une pénombre plus affadie que troublée par les veilleuses d’un bleu aqueux, laiteux, s’éteint encore dans ce coude, puis un autre, après l’entrecroisement de deux corridors, avec leurs portes coupe-feu que je laisse battre derrière moi. Et maintenant, un palier d’ascenseurs. Mais pas âme qui vive ! Ils dorment donc tous ! Pas une silhouette… un infirmier, un urgentiste, des brancardiers… Personne. Pas même un insomniaque ! Un autre fumeur… Décidément, personne. À les croire tous envoûtés… l’hôpital pétrifié… virant château de la belle au bois dormant ! Quant aux deux monte-charge, en principe réservés au service, ils ne mènent qu’au sous-sol où courent d’énormes tuyaux. Pas une seule porte. Mais c’est pas vrai ! Je remonte. Et découvre maintenant, sur ma gauche, un vaste vestibule, barré d’une batterie de brancards ! Quelle chaleur ! J’étouffe. Qui règle le chauffage dans cette serre ? Alors qu’il ne fait pas si froid dehors… Je retourne sur mes pas… Un petit hall, que je n’avais fait, me semble-t-il, que traverser à l’aller, m’offre, avec plusieurs issues, autant de possibilités. À droite ! Un couloir étroit et interminable, un vrai boyau et encore, à angle droit, un vestibule, puis une sorte de salle d’attente. Et des escaliers. Ah, les escaliers… je suis sauvé !
Quatrième étage. Un couloir. Des indications, enfin ! Pavillon B. C’est écrit en gros. Un B bombé comme de juste ! Avec une flèche qui mène à un corridor, prolongé en une rangée de locaux techniques, et les portes battantes peintes avec des motifs enfantins que je reconnais. M’y voilà ! Une sorte de rotonde maintenant, puis un autre couloir aboutissant à un palier d’ascenseurs. Et encore des portes battantes d’une couleur qui le jour, je me rappelle, vire selon la période d’ensoleillement d’un étonnant vert boréal vers le bleu clair. Avec des dessins figurant de petits crocodiles blancs. Et derrière ces portes, un dernier couloir. Je progresse le long des chambres vitrées qui, en cette pause nocturne, prennent des allures d’antiques bocaux pharmaceutiques… une sorte d’immense aquarium. Sixième et dernière porte à droite, juste avant la rotonde. Dans l’angle du bâtiment qui retient encore l’ombre. Cette fois, une nuance vert bouteille, puis vert olive… ou quelque chose d’approchant.
Je pousse doucement la porte entrouverte. Évoluant dans l’obscurité depuis un bon moment, je suis d’autant plus heurté par l’éclat de lumière que me renvoie une tige de métal, hissée sur un trépied à roulettes et se terminant par une forme arachnéenne qui supporte une poche de perfusion. Un éclat de lumière qui provient de la réverbération… du soleil. Je l’avais oublié, celui-là ! Pour autant, il n’a pas sa place en ces lieux ! Dans cette chambre, encore pleine de sommeil… Même si le jour commence cette fois à percer dehors… se taille une route… attaque l’angle du bâtiment… L’astre jaune de Naples arase la colline de Villenoy, qui est juste derrière nous, et un de ses plus aventureux rayons s’est ouvert une voie, droit dans la nuit pour mieux frapper le mur oriental de la maternité. Là où je me trouve… où je suis enfin. Mais en dépit de l’heure, six heures passées, le combat demeure indécis, et le soleil reste contenu au-dehors. D’autant que le bâtiment est bardé de rideaux mécaniques, maintenus par des rails, de vraies herses descendues avec la nuit, des panneaux de tissu roide qui obturent les fenêtres de cette aile, orientée plein est. Mais cette fois, dans cette chambre 426, la chambre d’angle du bâtiment, le soleil vient de trouver son chemin par un entrebâillement, une mince voie d’intrusion entre un rideau défectueux, relâché, désaxé, pour partie sorti de ses rails, et la fenêtre. Et les rayons frappent de plein fouet l’instrument d’inox, cette tige pour perfusion jusqu’à lui donner une présence sans égale. Une verticale de lumière. Dure et nette… Jaune, et désormais blanche. Éclatante ! Qui se dresse tel un très mince rectangle étiré de haut en bas, en tête du lit. Une lumière nette dont la présence m’interdit un instant. Un reflet qui pour le coup me fait mal aux yeux. Une présence encore soulignée par la poche de plastique suspendue en haut de la tige de métal, une perfusion pleine d’un liquide qui, touchée de biais par les reflets du soleil renvoyés par la tige, s’illumine maintenant en un petit vitrail de rubis. Je détourne la tête.
À droite de la chambre, séparée d’elle par une simple baie vitrée, se trouve une pièce tout en longueur, que le soleil ne pénètre pas. Une annexe dans laquelle d’affreuses lumières blanches viennent pourtant d’être actionnées ! Des tubes de néons dont l’un se met à clignoter ! Mais c’est décidément pas vrai ! Ah mes pauvres yeux ! Autant la chambre principale, à l’exception de la tige de perfusion, demeure baignée d’ombres douces, de calme, et même d’une certaine volupté s’imprimant jusque dans les draps froissés en des volutes, par des mouvements de tissus accompagnant Elisabeth dans le retour lascif qu’elle opère maintenant, se replaçant sur le dos en enroulant son bras dans un geste gracieux et sensible, autant la pièce annexe est parcourue de bruits et d’agitation. Les deux femmes, que je rencontre maintenant depuis trois jours, infirmière et puéricultrice, mais dont j’ignorais la présence en cette heure si matinale, parlent maintenant à voix haute. Pour ne pas dire forte ! Et moi qui me préparais à me glisser avec discrétion, me rasseoir sans bruit, pénétrer dans la chambre avec mille précautions pour ne pas troubler le sommeil d’Elisabeth, je ne comprends pas la cause d’un pareil dérangement. Une maternité, lecteur au fait des us et coutumes, est sans doute un lieu paradoxal… nous le savons bien… La vie, la mort, la souffrance et la joie, le passé et l’avenir, l’amour qui voisine avec des sentiments moins entiers, voire contraires… Mais pour autant, à six heures du matin, après les périodes successives d’agitations, cris, objurgations, appels de détresse précédant et accompagnant les naissances, certaines terribles, de la veille au soir, après tant d’heures passées aux soins, l’épuisement des unes, mères et soignantes, sans parler des bébés rouge pivoine, le départ de l’équipe de jour et le sommeil de presque toutes avaient restauré le temps ordinaire. Vers le milieu de la nuit, cette banalité du temps qui passe semblait enfin avoir repris jusqu’à sa consistance. Une large pause pour toutes ! Et aussi les autres, les visiteurs comme moi. Les minutes s’égrenaient alors paisiblement et aux alentours de cinq heures, cinq heures et demie, j’étais allé fumer dehors. Dans l’aurore qui s’annonçait humblement sous un lourd manteau alors noir d’encre, la clarté indécise et brumeuse qui, minute après minute, scandait à coup de très minces rayons rasants ce qui serait le triomphe d’un jour ensoleillé, j’étais resté dehors, je ne sais exactement combien de temps, peut-être trente minutes à marcher comme ça, à regarder les fumées bleues de ma cigarette, et blanc et gris s’échappant des bâtiments de l’hôpital… admirer ces nuances de pâles lumières se jouant d’une nuit qui allait mourir. En retournant vers le pavillon B, enfin… ce que je croyais être le pavillon B, l’ombre pesante des couloirs et la touffeur du chauffage excessif de l’hôpital m’avaient presque saisi. Et réactivé ma fatigue. L’énorme bouilloire fumante… Jusqu’à l’odeur des cafés que se servaient les infirmières finissant leur service de nuit dans une petite pièce ouverte sur le dernier couloir, dans la rotonde d’angle, à côté de la chambre d’Elisabeth, dans le sens opposé à celui que je suivais… ce fumet se déportait selon les minces courants d’air, m’accueillait enfin après ces minutes de perdition, et je ne me déprenais pas du plaisir suave qu’installait en moi, par-delà ces effluves, cette pause dans ce qu’elle avait d’officiel, d’institué, d’évident. Un véritable confort. En poussant doucement la porte, j’étais un homme enfin apaisé, jouissant de la lente progression qui m’avait accompagné jusqu’à cette maternité éteinte. Et maintenant, cette quiétude, et jusqu’au glissement des deux chaussons d’une parturiente qui traversait le couloir pour regagner avec lenteur sa chambre voisine, se trouvaient violemment couverts par les cris, plus encore ! un claquement de porte ! Et cette porte était celle de la pièce jouxtant la chambre d’Elisabeth, dans laquelle, je t’ai dit, lecteur attentif, je me préparais à entrer. Il m’était décidément difficile de comprendre une telle éruption… Mais qu’est-ce qu’elles ont ces deux-là, pourtant infirmière et puéricultrice, à se livrer à un tel battage ! À cette heure ! Mais enfin, vont-elles se taire ! Pourquoi ce remue-ménage ? Un esclandre déplacé, dirait ma mère. Pour le coup, le vrai tapage nocturne !
Sans doute une maternité est-elle le temple du silence et du bruit. Car, tu le sais bien, lecteur au fait des us et coutumes contemporains, comme dans tout lieu institutionnel, entreprise, temple ou tribunal, les sons sont hiérarchisés ! Certains bruits sont en quelque sorte inscrits, programmés, autorisés, et les autres proscrits… Avise-toi de faire tomber une chaise dans une salle de travail obstétrical, comme lors d’un entretien d’embauche, d’obsèques religieuses ou l’audience d’une Cour d’assises… ou comme ici durant le sommeil des parturientes… même si au même moment, des cris d’enfant te déchirent les tympans ! Certains bruits sont admis, d’autres détonnent… Les cris d’enfant, ça passe, pas ceux de ces deux soignantes ! Qu’est-ce qui leur prend ? Décidément, elles délirent, elles ne vont pas bien ! Pourtant, ne s’en prennent pas l’une à l’autre ! Je ne comprends pas… Elles se démènent telles des souris dans un bocal… pas n’importe lequel pourtant ! La nurserie ! Bougent en tous sens, gigotent comme des possédées ! Une monte sur un tabouret, regarde fixement Elisabeth à travers la vitre. Elle détaille la chambre, encore soumise aux rythmes de la nuit. Immobile. Et de cette annexe me parviennent maintenant les mots criés, les interjections, mais surtout les questions que s’échangent et multiplient l’infirmière et la puéricultrice. Ah ! le choc.
Je les percevais tout à fait clairement ! Elles cherchaient quelque chose, se baissant jusque dans la panière de couches usagées pour vérifier je ne savais quoi. Comme diraient mes chers élèves, il y avait un petit ennui… ce que tu traduirais, attentif lecteur, par un vrai problème ! L’une est sortie, l’autre est restée, figée, roide, puis une troisième, la surveillante-chef, que je n’avais jusqu’alors fait que croiser, est arrivée, manifestement énervée. Enfin, l’expression que reflétait son visage n’était pas à proprement parler celle de l’énervement. Elle semblait s’être réveillée d’un coup, s’ébrouait, et ses yeux exprimaient d’abord une intense tension nerveuse. Tout a ensuite été très vite. Les trois, groupées en légation, ayant décelé ma présence derrière la vitre, sont arrivées vers moi avec un sourire et un calme, bien artificiels :
— Bonjour ! Votre bébé est avec vous ?
L’enfant avait disparu. Mon fils, notre fils, celui qu’Elisabeth venait de mettre au monde. L’avant-veille au soir. Tu imagines bien, lecteur familier des couloirs de nos hôpitaux, à quelle procédure de vérification s’est livré le service. Ah ça, la matinée, elle a été occupée. Et plus qu’occupée ! Appels sur les interphones, bips professionnels et téléphones de service, visite des autres chambres, nurseries… De la salle des couveuses jusqu’au bloc obstétrical ! Pharmacie et soins ! Sur les tables, sous les tables, lits et autres armoires blanches… Certains locaux annexes. Tout ! Et maintenant le défilé : les internes, les sages-femmes, les infirmières, les aides-soignantes, la diététicienne, deux puéricultrices, une stagiaire, une patiente qui disait n’avoir pas dormi… n’avait rien entendu… ni vu. Tout a été retourné… l’interne de garde, puis deux accoucheurs, l’un encore ganté de vert avec une longue enveloppe de forceps ondulant dans sa poche, puis un peu plus tard l’élégante et belle femme chef de service… tous ont rappliqué ! On a même eu droit à un pompier arrivé en bras de chemise, mais botté… deux trois ambulanciers au pas de gymnastique… Puis un grand maigre qui devait être une sorte de chef de la sécurité… Moi, éternel mauvais sujet, je n’ai aucune confiance dans les organisations, hiérarchies, institutions… Aucune ! Ce n’est pas d’aujourd’hui… une longue histoire… Et je me rappelais être passé regarder mon bébé dans son tout petit lit de la nurserie, juste avant d’être sorti fumer. Et comme la puéricultrice répétait être passée environ quarante minutes avant la disparition, et avoir prodigué des soins à mon bébé dans cette même nurserie jouxtant la chambre dans laquelle je ne parvenais plus à dormir, le dos endolori d’un fauteuil de skaï bon pour la réforme et réveillé par trop d’excitations, j’en ai déduit que la disparition était toute récente. Je ne me souvenais pas avoir croisé la puéricultrice, sans doute passée juste après mon départ… mais ce n’était plus le moment d’épiloguer, discuter, disserter !
Mon geste a bien sûr été interprété comme tu imagines, ou plutôt que tu n’imagines pas… Sans un mot, je me suis précipité dans les escaliers, vers les issues. Cette fois, je savais où j’étais ! Où j’allais ! Il m’avait servi, mon petit exercice dans le noir, ma course d’orientation le long des couloirs obscurs ! Et celle ou celui qui avait emprunté l’enfant – car tu imagines à quel point le mot et jusqu’à la notion d’enlèvement m’étaient déjà insupportables – pouvait l’avoir fait certes trente minutes auparavant. J’avais pour ma part consacré dix, non, plutôt vingt à trente minutes à fumer dehors, marcher, me délasser. Et environ vingt autres avaient été perdues dans les couloirs à retrouver le pavillon B et la chambre d’Elisabeth. La puéricultrice était la dernière à avoir vu mon bébé, l’ayant quitté une demi-heure auparavant. Le rapt pouvait s’être produit juste après son passage. Mais le ravisseur avait pu aussi bien procéder à la soustraction ces quinze dernières minutes, tandis que la puéricultrice affirmait, répétait encore n’avoir pas consacré plus de dix minutes aux soins. Il demeurait donc cette marge, cette chance statistique de surprendre le kidnappeur avant que sa voiture démarre. Car on n’imagine pas l’enlèvement d’un nourrisson autrement qu’en voiture… Dans ces moments-là, ils travaillent, les petits neurones ! Réveillé, ça, je l’étais ! Et maintenant, les jambes ! Départ au pas de gymnastique, et le cœur pour rythmer ! Galère, cadence de combat !
Je courais sur le parking et relevais tous les mouvements. Ici une vieille femme cassée en deux qu’un quinquagénaire chauve extrayait avec peine d’une Audi ; là, une chaise roulante que deux ambulanciers pliaient pour la ranger… non, ils la dépliaient… Sans doute était-elle destinée à la vieille dame… enfin, je n’avais pas le temps de m’attarder. Je marchais, sautillais par-dessus les petites haies bordant les pelouses et courais par séquences, regardais, tâtais mes poches pour déceler la présence d’un crayon, un stylo, quelque chose pour noter… mon téléphone mobile était resté dans la poche de ma veste… dans la chambre. Mais à l’exception d’une camionnette blanche dont les vitres arrière étaient aveuglées, rien n’attira mon regard. Tout au plus pourrai-je affirmer par la suite que le visage de la conductrice de la camionnette était enveloppé d’une abondante chevelure rousse et frisée. Mais tu parles de l’utilité d’une telle description ! Le premier ravisseur venu, ou la femme en manque d’enfant qui aura emporté mon bébé, se sera procuré une perruque rouge dans le plus proche Monoprix, rayon extensions de mèches… le premier magasin de surplus, jouets, déguisements… plus simplement encore, le coiffeur du coin ! La nuit encore présente, l’éclairage insuffisant du parking et l’ombre régnant dans la cabine de la camionnette étaient tels que, hormis le regard, que je n’ai jamais trouvé d’autre mot que lourd pour décrire, je n’avais rien à dire… Tu parles d’une piste ! Était-ce une femme ou un homme ? Je te l’ai dit, l’ombre était telle, ma hâte si grande… ma tension croissait avec les secondes, et surtout l’accélération du véhicule devenait trop ostensible pour que je sois formel quant à la barbe naissante qui pouvait n’être que l’ombre portée d’un visage féminin sur le cou, la base du cou, dans une cabine à peine éclairée du dehors… J’essayais bien de relever les lettres et nombres de la plaque d’immatriculation, mais non, c’était trop tard, je n’avais vu et mémorisé que les deux derniers chiffres, neuf et quatre. Ce sont ceux du département voisin. Nous sommes à Meaux, Seine-et-Marne, département soixante-dix-sept, et nombre d’habitants et d’entreprises du Val-de-Marne, quatre-vingt-quatorze, se rendent ici sous mille raisons valables. La camionnette pouvait s’avérer celle d’un familier visitant un patient aussi bien que celle parmi les dizaines de véhicules d’entreprises apportant tout ce qui s’avère nécessaire ici, des compresses stériles aux bouteilles d’oxygène, une large gamme de produits, à commencer par l’alimentation livrée à l’hôpital. Tout cela est si évident… si connu… je ne t’apprends rien ! Aucun poste de contrôle à l’entrée principale, et plusieurs sorties ouvertes à tous rendaient de toutes les façons ma recherche illusoire. Mais à ce moment-là, je ne réalisais pas…
Et quand bien même je l’aurais su ! J’ai couru comme un dératé à la recherche de mon fils ! Je dis mon fils, car il n’avait pas encore de prénom. Nous étions convenus avec Elisabeth que je me déplacerai à la mairie, précisément ce matin-là pour, selon l’expression consacrée, déclarer sa naissance avant la fin du troisième jour. L’idée de laisser, comme de nombreux parents s’en accommodent, la naissance de leur enfant rendue publique, actée par un tiers, fût-ce un honorable membre du personnel hospitalier ou un agent administratif, ne me convenait pas. Je t’ai dit, les institutions, si je peux éviter… L’enfant était né l’avant-veille à dix-sept heures cinquante-cinq, et je m’étais encore donné cette deuxième nuit avant de me rapprocher de l’état civil. Outre la fatigue, il y avait une deuxième raison à ce délai… et cette raison mérite une courte digression. Le prénom qu’Elisabeth et moi projetions de donner à notre fils était Henri. Notre délai de réflexion s’expliquait par l’orthographe choisie pour Henry ou Henri, puisque, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, je préfère Henry avec un y et Elisabeth, qui est anglaise, l’orthographe française avec un i… Pris par vingt autres détails qui déboulent d’un trait avec la naissance d’un petit homme, Elisabeth et moi nous étions donnés encore un peu de temps pour décider. En revenant vers six heures vingt de mon périple dans les couloirs de l’hôpital, mon paquet de cigarettes en main, j’étais disposé à céder et à apporter ce petit cadeau en guise d’accueil au réveil d’Elisabeth… Ce serait Henri. Avec un i. Mais la police qui investissait maintenant les lieux allait résoudre notre dilemme par le choix, totalement arbitraire, de l’annonce publique qu’elle allait faire. Par le truchement de son système d’urgence Ambert alert, francisé en Alerte enlèvement, destiné aux rapts d’enfants, elle évoquerait sur les ondes radiotéléphoniques et à la télévision l’enlèvement de Harold… Pourquoi Harold ? Était-ce l’état civil anglais d’Elisabeth qui avait suggéré ce choix d’un prénom qui pour moi, prof d’histoire, demeure inséparable de la bataille d’Hastings ? Tu parles d’une référence ! Le roi Harold taillé en pièces par Guillaume le Conquérant ! 1066 ! Mais tu t’en doutes, c’était plus la question, le point d’actualité ! J’avais un autre martel en tête ! Assez peu préoccupé de chronologie médiévale ce matin-là, il y a un temps pour tout ! Et finalement cet Harold m’arrangeait, mettait à distance l’horreur… ne suralimentait pas l’état de confusion qui sera le mien lorsque je me rendrai tout de même à la mairie vers dix heures pour déclarer la naissance de mon fils. Henri ! Un fils né, mais déjà absent ! En pénétrant dans la mairie, tandis que mon cœur battait comme un tambour d’état-major, je me suis dit que les portes d’entrée de l’enfer, ces battants qui claquaient maintenant derrière moi, ce doit être quelque chose comme ça.
J’avais couru, je t’ai dit, après un ravisseur que je ne trouvais pas. Je me demande d’ailleurs ce que j’aurai fait en le trouvant. Lui reprendre mon fils bien sûr, mais quel visage avait cet homme ? Lui casser la gueule ! Et si c’était une femme… une jeune fille ? Une handicapée mentale ? Ou une professionnelle de l’hôpital ? Tu parles si la puéricultrice a été cuisinée par les enquêteurs ! Pas qu’un peu, et pas qu’elle. Tout le service, bien sûr ! Les parturientes itou ! Plus tard, les patrons et employés des salons de coiffure susceptibles d’avoir vendu une perruque rousse, coiffé une rousse. En Seine-et-Marne comme dans le 9-4 ! La liste ne faisait que commencer ! Mais en revenant de cette course inutile de long en large, cette traversée du parking, rentrant de mes marches et contremarches autour des nombreux saules, je regardais encore ce parc. Il dégoûtait de rosée, ponctuée de nombre de toiles d’araignée sur lesquelles malgré moi, je m’attardais plusieurs minutes… À ce moment-là, en cet instant précis, je sombrais sous le choc. On m’a souvent reproché sans trop insister, mais tout de même, on m’a reproché cette station immobile, et j’ai été aperçu ainsi, observant la beauté de diamant des gouttes d’eau épandues sur les toiles d’araignée, dessinant selon une sorte de perfection l’architecture octogonale de la toile… Mais la vérité est qu’une fois de plus, le temps allait trop vite pour moi ! Là, devant ces saules et la rangée de frênes qui scandent l’entrée du parc hospitalier, face au travail incessant d’un arachnide et d’autres insectes allant et venant, je haletais après la course. Et remontaient en moi les heures qui avaient séparé cette aube d’un autre matin, deux jours auparavant… J’avais décidément besoin de freiner la course endiablée du temps ! Ce rythme que je ne parvenais pas à suivre, et qui me baladait, me faisait tourner comme une feuille. M’écrasait maintenant sur l’asphalte.
Deux jours auparavant… une matinée de bonheur ! De toutes les sensations qui vous habitent pour voleter et se transporter, le plus souvent en direction de l’être aimé, l’une des plus délicieuses demeure celle de l’étonnement. On ne s’attend à rien et on découvre dans les yeux de l’autre le plaisir qu’il éprouve de vous avoir ainsi enlevé au quotidien, heureux de la bonne surprise qu’il vous offre… Soi-même, on se sent soudain plus léger, gratifié et plein de gratitude, gonflé de l’envie d’exprimer cette sensation d’allègement ou, mieux dit… mais j’aurai désormais du mal à répéter ce mot… cet enlèvement du quotidien. Et partager cette joie avec celle ou celui qui l’a causée… Cythère, Watteau.
Enfin, les choses n’étaient pas si simples, ne se réduisaient pas à la bonne surprise du moment… Deux jours plus tôt… j’étais chez moi… un matin froid, un des premiers jours d’avril, tandis que la pluie, battante depuis l’aube, s’était collée aux vitres de mon salon. Devant un feu de cheminée que, déjà sur le départ, je laissais mourir, j’achevais la lecture d’un ouvrage de Mémoires relatifs au Second Empire, une relation légère des dernières séries de Compiègne avant que l’orage se déchaîne. Il y avait sur mon répondeur téléphonique un message, sans doute depuis la veille au soir. Elisabeth annonçait son arrivée à Roissy, à onze heures dix. Terminal un. Que venait-elle faire en France ou plutôt, à quel titre m’appelait-elle ? N’avions-nous pas rompu des mois auparavant ? Cela me semblait si loin… Bien sûr, j’avais eu le loisir de me remémorer notre aventure, les quelques semaines et surtout les occurrences de nos rencontres dans cette sorte de maelstrom qui en avait animé les séquences… Avais-je bien envie de la revoir ? Moi, j’apprécie avant tout le calme ! Les heures maîtrisées, les emplois du temps programmés ! Un bon livre devant ma cheminée ! Se coucher très tôt pour se lever le plus tôt possible et lire, avant de retrouver le bazar de l’existence et les bruits du lycée… Sans doute avais-je ressenti pour Elisabeth ce qu’avec la grâce d’une époque révolue, ma gentille tante Pauline aurait nommé une douce inclinaison. Mais on n’en était plus là ! Notre aventure me semblait remonter à des lustres… plusieurs années… et surtout, pour moi, elle était achevée ! Terminée ! The end ! Dossier archivé ! Avec déjà trente grammes de poussière grise par-dessus ! Je suis parti pour Roissy avec cette sorte de fatigue qui s’attache aux corvées… Amoral comme ne cesse de me le seriner ma mère, je demeure pour autant un pathétique conformiste, un anglomane qui ne supporte qu’avec difficulté l’idée de ne pas être convenable. De quoi en faire sourire plus d’un ! N’est-ce pas, ironique et moderne lecteur ! Fini le temps des gentlemen, je sais bien ! Mais je ne parviens pas à me déprendre d’une éducation qui, comme me l’a balancé un jour mon frère en pleine poire, est à peu près tout ce qui me reste d’humanité… Bon… et après ? L’éducation, c’est un début… non ? Ah ça, pour un début, ça allait se révéler un début ! Et pas seulement, dans le style recommencement, on doit difficilement trouver mieux ! Pour autant, pas le méchant remake… Je suis arrivé à Roissy pour me planter devant les baies vitrées du terminal aéroportuaire… Là, dans le hall d’arrivée, l’esprit libre après avoir renoncé à participer à ma réunion matinale de profs, je déambulais… sortais pour fumer… Je pensais à tout sauf à Elisabeth ! Encore moins à un avenir commun… De toutes les façons, hormis la saluer de quelques amabilités aussi froides que cette semaine de printemps et lui tenir la porte d’un taxi pour Paris, je ne ferai rien ! Je n’avais plus envie de rien ! Avec elle, l’aventure était finie ! Mais tu le sais bien, attentif lecteur ! Et toi encore mieux, lectrice avertie des faits et des choses ! Par-delà les apparences de modernité, libération et tout le blabla, les femmes demeurent des fées, certaines des sorcières… Mais si ! Ce n’était pour autant pas un chaudron, des ongles crochus, un chapeau pointu ou son balai magique qui ont retenu mon attention ! Immédiatement tout de suite. Avant même le premier mot ! C’est son ventre de landlord qui sautait aux yeux ! Une vraie propriétaire le jour du marché ! Avec la taille qui va avec ! Une bedaine soutenue par un épais cordon façon Henri VIII ! L’embonpoint Rubens, soutenu par des pieds étrangement écartés ! arpentant Roissy comme les fermes de son domaine ! Et ses belles et longues mains blanches qui enserraient cette large, très large ceinture ouvragée ! Dorée sur tranche, la baronne ! Enceinte de huit mois et demi, miss Mac ! Avec quelques questions auxquelles elle avait dû répondre, j’imagine, avant d’embarquer ! Peu pressées, les hôtesses de la compagnie aérienne, de jouer les sages-femmes entre Heathrow et Roissy ! C’est vrai, elles ont vu pire ! Une longue mémoire de l’air ! Un hôpital flottant, les nacelles de nos temps modernes ! Alors, Heathrow-Roissy, une heure de vol, des conditions météorologiques, tout ce qu’il y a d’habituel, bien que médiocres et pluvieuses, une femme convenable et souriante, heureuse de retrouver le père pour le grand jour, la plaidoirie avait dû être courte ! Assortie peut-être de cette complicité bien britannique… trois quatre demi-mensonges. Et des vrais aussi… La place de maternité réservée, une belle-mère attentionnée… Comme elle a ri, la belle sorcière, en voyant mon étonnement face à ses rondeurs ! Une bonne surprise, je t’ai dit ! J’étais derrière la longue baie vitrée… une baie qui, légèrement déformante, accentuait encore son embonpoint. Les glaces grossissantes des parcs d’attractions, version « terminal un » ! Grand format ! Largeur éléphantesque ! Angle mammouth ! Ah ça ! vue imprenable ! Et, d’autre part de la vitre, l’effet optique n’était, m’indiquera Elisabeth, pas véritablement meilleur ! Bien que différent… Vert bleuté, la vitre, côté passagers ! J’avais l’air d’un poisson, me soufflera-t-elle… Toujours aimable, ma belle Anglaise ! En précisant même, une sorte de mérou… la bouche entrouverte… L’air d’un con, quoi ! Parlons français ! Sans accent cette fois ! Elle a bien ri, à peine les portes passées. Moi, pas tout de suite ! Des sensations contraires… Et pour l’heure, no comment