Pas de souci ! - Annik Mahaim - E-Book

Pas de souci ! E-Book

Annik Mahaim

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Beschreibung

Un recueil de nouvelles satiriques pour dénoncer les dérives du monde du travail.

Avez-vous déjà participé à une séance de travail censée renforcer l’esprit d’équipe, et qui, sous couvert de convivialité, annonce en « langue de bois » des mesures d’économies et une restructuration? Que feriez-vous si, lors d’une séance d’évaluation professionnelle, des questions perverses vous poussaient à vous déprécier? Dans un monde du travail toujours plus compétitif, un univers de surconsommation frénétique, de solitude et de délitement des relations, comment faire face? À travers les nouvelles de ce recueil, découvrez comment les personnages, plongés dans toutes sortes de situations, se résignent, se rebellent ou trouvent des alternatives. Que faire lorsque le quotidien nous laisse démunis? Pas de souci ! Il y a toujours un moyen de s’en sortir... ou pas.

D’une écriture acérée et souvent drôle, l’auteure dessine en finesse les tendances – actuelles ou parfois futuristes – d’un univers en pleine mutation.

EXTRAIT

Modulation, le mot le plus redouté dans la Division, après Restructuration, qui signifiait lui, fermeture de secteurs ou de filiales assortie de licenciements massifs. Les anciens de la cafétéria se faisaient un plaisir d’exposer les subtilités de la « Modulation » aux nouveaux. Sommers avait pour théorie qu’un cadre ayant exercé deux ou trois ans la même fonction s’amollit. Il “modulait” donc régulièrement, selon son vocabulaire, l’organigramme. On pouvait se retrouver avancé, rétrogradé, envoyé dans l’une des sept filiales de P&B dans le monde ou rappelé au siège. « Mais, demandaient invariablement les nouveaux, suscitant l’amusement renouvelé des anciens, on peut, disons, émettre... des vœux ? »
« Vœux, dans tes rêves. La boîte s’occupe de tout, tu as un mois pour faire tes paquets. »

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Un beau recueil de nouvelles résolument au goût du jour, cohérent et avec un message fort, un signal d’alarme lancé contre le côté sombre de la vie moderne, et qui saura trouver écho en chaque lecteur et lectrice... -  Marie, The French corner

À PROPOS DE L'AUTEUR

Annik Mahaim, romancière et nouvelliste, vit au Mont-sur-Lausanne. Elle a emprunté de multiples chemins d’écriture, chanson, textes pour la scène, journalisme, radio, publications historiques. Lauréate du prix Bibliomedia 1991, Sélection Lettres Frontières 1995.

Elle se consacre actuellement à l’animation d’ateliers d’écriture et au suivi d’auteur-e-s, tout en poursuivant son œuvre de fiction.

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Cet ouvrage paraît avec les précieux soutiens

du Service Bibliothèques et Archives

de la Ville de Lausanne et du Mont-sur-Lausanne.

ISBN : 978-2-940486-57-1

© Éditions Plaisir de Lire. Tous droits réservés.

CH – 1006 Lausanne

www.plaisirdelire.ch

Photographie de couverture : Matthieu Spohn

Couverture : Chris Gautschi

Version numérique : NexLibris – www.nexlibris.net

DU MÊME AUTEUR

Ce que racontent les cannes à sucre,

éd. Plaisir de Lire, coll. Aujourd’hui, 2011.

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS

La fabrique de bébés, roman, 2006, éditions de l’Aire.

Cong, roman policier, 2000, éditions de l’Aire.

Zhong, roman policier, 2002, éditions de l’Aire.

Volte-face, nouvelles, 1994, éditions de l’Aire. Sélection Lettres Frontières 1995.

Carte blanche, roman, 1991, éditions de l’Aire. Prix de La Bibliothèque pour tous 1992.

Essais

Retards de règles - attitudes devant le contrôle des naissances et l’avortement en Suisse du début du siècle aux années vingt, 1983, Ed. d’En bas, en collaboration avec Ursula Gaillard.

Les femmes dans les syndicats, in " Un siècle d’Union syndicale suisse ", 1980, Office du livre, en collaboration avec Ursula Gaillard.

ANNIK MAHAIM

PAS DE SOUCI !

NOUVELLES

SÉMINAIRE D’ENTREPRISE AUX BAINS THERMAUX

Chacun sa chambre. L’entreprise nous soignait. On posa les affaires et on descendit déjeuner. Sommers, le top manager de P&B Division Solutions, assit sa silhouette maigrelette au centre de la table, dos contre le mur. Son bras droit, le manager assistant Deshusses, et la directrice RH Mme Drew l’encadrèrent tout naturellement. Mme Drew, qu’on appelait entre nous La Casse, arborait un tailleur-pantalon marron glacé du meilleur effet. Talons aiguilles, bien sûr. Au premier abord, c’était une jolie femme blonde au visage arrondi, mais dès qu’on avait eu affaire à elle, on la voyait différemment. « Tu vas à la casse ? » demandaient les collègues d’un air compatissant quand ils voyaient quelqu’un dans l’ascenseur presser le bouton du 7e étage. C’est qu’en général, on en ressortait cassé.

Elle jeta un regard perçant sur les vingt-cinq cadres de P&B Division Solutions, occupés à attraper en désordre le dossier d’une chaise, certains d’une main hésitante et manifestement plongés dans d’ingénieuses supputations, d’autres tentant de masquer leur précipitation, oui, la main sur le dossier de la chaise comme si on était là par hasard, très détendu, très sûr de soi. Il y eut un peu de bousculade dans la région de la direction et Mertens eut un rictus agacé en se faisant éjecter par des collègues plus rapides vers le milieu de la tablée. Ainsi que la cafétéria l’avait découvert, Mertens, nouveau venu dans l’entreprise, était le beau-fils d’un membre du Conseil d’administration. On s’attendait à ce qu’il grimpe rapidement les échelons et on évitait de le contrarier, d’autant que, frôlant le mètre nonante-cinq à la toise, il avait le physique d’un jeune lutteur de sumo roux.

Les plus jeunes, c’est-à-dire les sous-cadres, occupèrent au final l’extrémité de la table, le dos contre le couloir, sauf Rackham le Rouge, qui avait, par une des manœuvres dont il avait le secret, réussi à s’asseoir à côté de La Casse. La cafétéria l’avait surnommé Rackham en raison du petit épi de cheveux dressés au gel, tigrés de rouge qu’il arborait au sommet du crâne. Ses jeans noirs soigneusement déchirés arpentaient continuellement les couloirs, sans que l’on sût quelles étaient ses fonctions. Il était hors hiérarchie et n’apparaissait pas dans l’organigramme. On disait que Sommers le tenait pour un génie. En tout cas, son look nous faisait tous passer pour des ringards. Pas l’exposé d’un nouveau projet ou d’une réorganisation, assorti d’une présentation Powerpoint, où il ne soit présent. Mais toujours silencieux. On s’interrogeait. Des paris couraient au sujet du montant de son salaire, mais ils n’aboutissaient pas, le cahier des charges de La Casse et de ses collaborateurs intégrant la pratique de la bouche cousue et du verrouillage biquotidien des dossiers suspendus.

Manquait Bessard, le responsable des Opérations. La cafétéria le disait en disgrâce et ce retard n’allait pas arranger ses affaires. Yolaine, l’assistante de direction, sortit sa tablette, mais Sommers lui intima d’un mouvement d’index de la rengainer. Rien, ni dans cet index malingre, ni dans sa frêle et terne silhouette, ne laissait deviner la toute-puissance dont il jouissait dans la Division. On se doutait bien sûr qu’il avait des comptes à rendre plus haut, au CEO sans doute et au Conseil d’administration, mais personne ne parvenait à l’imaginer recevoir des ordres, subir des reproches ou simplement se voir contredit. La cafétéria le surnommait « Dieu ».

Le brouhaha ayant diminué, Dieu déclara à la ronde : « Nous sommes encore dans la partie récréative. Il est bon pour l’entreprise que les collaborateurs entretiennent aussi des liens personnels et conviviaux. Conversation libre et bon appétit, Messieurs ! » Un silence de mort s’installa tandis que les garçons déposaient des corbeilles de pain sur la nappe.

C’est dans ce silence que Bessard fit son entrée, découvrant que la seule chaise encore libre se trouvait parmi les petits jeunes. On nota que Dieu, le regard fixé sur l’horizon, ne l’incluait pas dans son champ de vision. « Désolé, un petit souci familial », fit Bessard, empochant son téléphone et balayant l’air de la main pour indiquer qu’il s’était agi d’une bricole. On remarqua que son poignet était bandé. Alors qu’il ponctuait ses propos d’un petit rire forcé, il s’attira des regards de pitié. On le savait affligé d’une fille de quatorze ans violente et fugueuse. Comment donc s’était-il foulé le poignet ? La cafétéria était formelle, la direction ne continuerait pas longtemps à juger sa situation familiale compatible avec la responsabilité d’un secteur aussi pointu que celui les Opérations.

« L’endroit est vraiment charmant ! À votre santé, Messieurs ! » fit La Casse, levant son verre d’eau gazeuse à la ronde avec l’expression benoîte qu’elle arborait habituellement aux séances. Ce mouvement général de congratulation opportunément lancé mit fin au silence et la conversation libre démarra, Brown donnant le ton : « Je crois énormément à notre projet brésilien ».

On avala une soupe chinoise où nageaient une crevette et une rondelle de pousse de bambou en écoutant Mertens-Sumo et Brown, bientôt rejoints par Dieu, faire assaut de savoir au sujet de moeurs d’affaires au Brésil.

Suivit un méli-mélo de nouilles au poulet parfumé aux cinq épices, égayé par des échanges sur l’attitude des autorités sud-africaines vis-à-vis des entreprises étrangères. Sumo, qu’on savait à peine sorti d’une école de gestion et qui n’avait jamais mis les pieds en Afrique du Sud, énonça quelques sottises, mais au final, ses péroraisons tissaient l’image d’un type passionné par la question et prêt à mouiller sa chemise. On remarqua en outre son habileté dans le maniement du langage interne de l’entreprise, ce savant mélange d’expressions managériales onctueuses et de sous-entendus que chacun était censé saisir, sauf peut-être les plus naïfs, tant pis pour eux, ou les tout nouveaux. La cafétéria appelait ça le Langage tabou. Aux pauses-café, l’essentiel des échanges consistait à tenter d’en formuler les sous-titres. Dehusses, qui connaissait pourtant l’Afrique du Sud mieux que personne pour avoir dirigé la filiale de Springfield, se taisait. Il avait l’air fatigué. On jugea plus tard qu’il avait commis là une erreur notable, une de trop, et, ainsi que cela devait se vérifier, qu’elle lui serait fatale : ça faisait désimpliqué.

Au stade du sorbet à l’ananas, Dieu discourut sur la crise, une opportunité inespérée selon lui pour une entreprise aérodynamique comme la nôtre de ravir des marchés à la concurrence, par aérodynamique, retenez bien cet adjectif Messieurs, il entendait une entreprise sans le moindre poids mort, parfaitement profilée et pilotée, et dont toutes les pièces – même les plus petites ont leur importance – concourent conjointement à assurer la progression. « Enfoncer le mur du son, en quelque sorte », renchérit Sumo d’un ton pénétré. « Rendez-vous à 14 heures en tenue de sport à la salle Volubilis, rappela La Casse en se levant de table, vous verrez, nous avons préparé un programme d’exception », ajouta-t-elle avec un sourire doucereux qui angoissa tout le monde. La conversation libre prit fin et on s’égaya dans les couloirs.

En pénétrant dans la salle Volubilis, on tomba sur Bessard en cuissettes et T-shirt. Il avait manifestement fait l’effort d’arriver le premier, mais personne n’envisagea que cela suffirait à faire remonter sa cote auprès de Dieu. À l’autre bout de la salle vide – un plancher, une baie vitrée et trois murs blancs – un homme brun au crâne rasé, vêtu d’un soyeux kimono noir, se tenait les bras croisés. « Appelez-moi simplement Maître. Je suis 3e Dan en kinseng. Répartissez-vous dans la salle et calquez vos gestes sur les miens. Il n’y aura pas d’explication. »

Sur ce, Dieu revêtu d’un élégant training anthracite fit son apparition, flanqué de la silhouette potelée et souriante de La Casse, moulée dans un survêtement rose piqueté de petits brillants. « HaH ! » cria le Maître en s’abaissant en fente avant, les genoux pliés bas, une main en avant et l’autre en retrait, semblant vouloir saisir et soulever quelque chose devant lui. Il s’immobilisa. On tenta maladroitement d’imiter la position. Et on ne bougea plus. Sur l’horloge au-dessus du Maître, des secondes, puis des minutes interminablement s’égrenèrent. Des veines saillaient sous la peau fine des tempes de Dehusses et de la sueur y perla. (Impressionnant comme il avait blanchi cette année, chuchotait depuis quelques mois la cafétéria. Ça la foutait mal ces cheveux blancs, il paraissait fini). Hurtenschwitzer, esquissant un discret mouvement vers le haut, commença à se masser les reins, aussitôt foudroyé par le regard du Maître. Dieu et La Casse semblaient tenir le choc. (La cafétéria estimera, la semaine suivante, qu’avertis, ils s’entraînaient depuis plusieurs semaines.) On recommença sur l’autre jambe. À la quatrième minute, de faibles soupirs vite réprimés fusèrent dans la salle. On n’était pas loin de humer un fumet de roussi s’exhalant des muscles. « Repos ! intima le Maître en parcourant la salle d’un regard perçant. Messieurs, vous avez tenu cinq misérables minutes, et bien péniblement, encore. Méditez sur vos aptitudes à l’endurance. » « Tenir les positions », crut bon d’ajouter Sumo. « On sort », annonça le Maître.

La baie vitrée s’ouvrit dans un ronronnement, donnant accès à une vaste terrasse bétonnée prolongée par une pelouse. « Je veux quatre volontaires », ordonna le Maître en fixant un groupe de quatre jeunes costauds, qui semblaient avoir été prévenus et qui s’avancèrent. « Formez un carré et prenez les mains de votre vis-à-vis... non, pas comme ça... croisez les bras... Un cinquième volontaire maintenant. » Dieu, qui s’était placé aux côtés du Maître, cingla dans leur direction. « Monsieur va vous tourner le dos et se lancer en arrière dans la corbeille que vous formez avec vos bras. Rappelez-vous que nous sommes sur du béton. Vous, comptez jusqu’à trois. »  Dieu compta et lança sa fluette personne dans la « corbeille ». Son groupe, à vrai dire on s’y attendait, parvint à lui éviter une fracture du crâne. « Et maintenant, on aide Monsieur à se redresser ». Les sous-chefs déposèrent délicatement Dieu sur ses pieds, comme s’il avait été en paille. « Je veux cinq groupes de cinq et que tout le monde y passe ! » ordonna le Maître.

Bessard, Sumo, Hurtenschwitzer, Zamora et Dehusses formèrent un groupe. La Casse supervisait. « J’ai un lumbago depuis trois jours », indiqua Hurtenschwitzer en faisant une grimace d’excuse qui se voulait comique. Zamora, qui était de notoriété publique son amant, jeta un regard interrogatif à La Casse, qui ne broncha pas. L’année dernière, la cafétéria avait commencé à chuchoter l’incroyable : tu es bien assis, Zamora et Hurtenschwitzer se sont mis en ménage. En janvier, ils avaient opéré un coming out en arrivant ensemble le matin.

« Quant à moi... hé hé, n’est-ce pas ? ce n’est pas tout à fait le bon jour... », enchaîna Bessard en exhibant son poignet bandé avec un enjouement excessif. Sumo toisa le groupe avec impatience : « On pêchera des renforts dans le groupe de monsieur Sommers ». La Casse s’avança en direction de Hurtenschwitzer et de Bessard. « Ce serait très dommage pour vous, précisa-t-elle d’un ton engageant, un tout petit effort quand même, Messieurs ? » Ils reculèrent d’un air gêné. Les brillants du survêtement de La Casse scintillèrent tandis qu’elle se tournait vers deux jeunes sous-chefs du groupe voisin, qu’elle réquisitionna. La « corbeille » serra les dents, les mains, les rangs et écouta anxieusement le compte : un, deux, trois... Sumo se laissa tomber de tout son poids. Les bras s’abaissèrent dangereusement, on entendit des articulations craquer, Sumo frôla le sol et, tel un énorme hanneton tombé sur le dos, tenta en vain de se redresser. Les autres groupes, interrompant l’exercice, regardaient avec curiosité. « Attention, on te pose », décida finalement Dehusses. Sumo, déchargé sur le cul au milieu de son groupe, dut se mettre à quatre pattes pour se relever. Il s’épousseta en jetant des regards noirs à la « corbeille » penaude. Dehusses se frottait l’épaule avec une expression de souffrance. « Ça va ? » lui demanda Hurtenschwitzer, manifestement content de participer à quelque chose. « Une petite élongation sans doute. Demain vous ne sentirez plus rien, trancha le Maître, empêchant Dehusses de répondre. Recommencez. Messieurs, c’est votre volonté qui va retenir votre partenaire. Pas vos muscles. Faites partir votre énergie de votre hara (il se tapait le ventre avec le poing en dessous du nombril) pour la faire circuler dans vos bras. Concentrez-vous. Recommencez ». Sans tenir compte de l’expression exaspérée de Sumo, il l’invita à reprendre sa position initiale tandis que le groupe se reformait en corbeille. Cette fois, les bras ne succombèrent que légèrement et Sumo n’eut pas besoin de battre des pieds et des mains pour se redresser. Mais au moment où il s’était laissé tomber, Dehusses avait poussé un cri de douleur. Le Maître lui jeta un regard aigu : « Tant que vous n’y mettrez pas l’attention requise, vous vous ferez mal. Massez-vous l’épaule ce soir avec un peu de baume du tigre. Bon, quinze heures déjà, suivez-moi. »

Il se dirigea en silence vers la pelouse, la cafétéria chuchotant dans son dos : « Paraît que ça s’appelle du teambuilding... t’as vu la gueule de Sumo, hihi... Dieu sait ce qu’on va devoir faire, encore... c’est vache pour Dehusses, à son âge, il a dû se déchirer quelque chose... le dernier chef à peu près humain qu’on avait, tu crois qu’il va tenir ?... dis donc, la séance c’est tout de suite après ? »

On se trouva devant une paroi de planches épaisses, retenues entre deux montants de fer, d’une largeur d’environ deux mètres. Il faisait cru et les adeptes du short échancré, du petit marcel et de l’exhibition, cuisses bronzées et triceps avantageux, lancèrent des regards envieux aux douillets et aux prudes. On découvrit un tronc, long d’une dizaine de mètres peut-être, laqué de rouge et coiffé d’une pointe conique en métal, posé dans l’herbe. « Ceci est un bélier et en vous y mettant tous ensemble, vous devez trouer cette paroi. Réfléchissez à la manière dont vous allez vous y prendre. » Les regards se tournèrent vers Dieu qui arbora son regard horizon No 2. Il s’était mis de côté avec La Casse pour observer l’exercice. On se disposa au hasard de part et d’autre du bélier. Le soulever et le maintenir horizontalement ne fut pas simple. Les mains glissaient, le bélier s’inclinait vers l’avant ou vers l’arrière. Hurtenschwitzer avait disparu. Dehusses, son fin visage rougi par le froid, hésitait. « Mets-toi au bout, proposèrent les collègues, ménage ton bras. » « Il faudrait des poignées », risqua Zamora, mais le Maître demeura impassible. Un cri général s’éleva : « Uuuun... deeeuuux... trois ! » Le choc fut violent. On tomba pêle-mêle dans l’herbe. Gigon se tenait le pied en jurant et la paroi ne semblait pas le moins du monde enfoncée. « On n’a peut-être pas assez pris d’élan », suggéra Bessard en jetant un coup d’œil furtif du côté de Dieu pour s’assurer qu’il avait été entendu. « Enfonçons le mur du son ! » cria Sumo.

De multiples cloques aux paumes, trois pieds meurtris et quinze élans entrecoupés de conciliabules plus tard, on trouait la paroi. Dieu et La Casse s’étaient éclipsés. « Une heure trente-cinq. Vous avez mis quarante-deux minutes de plus que la moyenne », diagnostiqua sobrement le Maître. Et maintenant, on vide le mental ». Il s’assit en lotus et ferma les yeux sous le frais soleil d’avril, qui commençait à décliner. On s’assit tant bien que mal en tailleur, sauf Scherrer qui faisait du yoga et qui crut utile de se dresser sur la tête. Cette fois, c’étaient les rotules qui exhalaient un fumet de roussi. Au bout de vingt minutes, on obtint l’autorisation de se relever, frigorifiés, les genoux ankylosés, les cuisses rouges et sculptées par l’herbe. « Rompez ! cria sur un ton de plaisanterie Dieu ressurgi au bord du gazon, déclenchant quelques rires complaisants. Je remercie monsieur Vargassian et vous donne rendez-vous dans dix minutes à la salle Coquelicot. Oui, en tenue normale. » Le Maître salua de deux mains jointes sur la poitrine et disparut noblement. (Dans les jours qui suivirent, la cafétéria se demanda en vain combien l’entreprise l’avait payé. L’évaluation unanime était : un saladier.)

À peine avait-on franchi le seuil de la salle Coquelicot qu’on y remarqua Rackham, qui avait manifestement été dispensé des exercices. Il attendait avec l’assistante de direction Yolaine et un ordinateur portable. Un écran se déroulait au fond de la salle en train de s’obscurcir. On prit place. Une quantité inhabituelle de sparadraps couvrait les mains. D’ordinaire, seul Gigon, dont le hobby consistait à participer à des concours de cuisine, en portait. Une partie de la cafétéria l’avait même vu à la télévision au cours de la très regardée émission « Les fines lames de la gastronomie », sponsorisée par la coutellerie Le Manoir, où il était parvenu en demi-finale avec un poulet de Bresse soufflé sur un lit de scorsonères confites au Meursault. Depuis, ses subordonnés l’appelaient Scorsonère confit. Aujourd’hui, Scorso, déchaussé à gauche, boitait, mais ce n’était pas parce qu’il avait posé par inadvertance un pied dans le four.

Dieu arborait une cravate barrée d’une fine agrafe d’or, signe d’une communication particulièrement importante. La Casse s’assit dans une bourrasque de parfum et décocha un sourire radieux à l’assemblée. « Modulation », annonça Dieu, et l’agrafe de sa cravate jeta un éclat impérieux. Les masséters se mirent en boule, les glottes prirent l’ascenseur et les majeurs époussetèrent des miettes imaginaires sur la surface immaculée de la table. Modulation, le mot le plus redouté dans la Division, après Restructuration qui signifiait, lui, fermeture de secteurs ou de filiales assortie de licenciements massifs. Les anciens de la cafétéria se faisaient un plaisir d’exposer les subtilités de la « Modulation » aux nouveaux. Sommers avait pour théorie qu’un cadre ayant exercé deux ou trois ans la même fonction s’amollit. Il « modulait » donc régulièrement, selon son vocabulaire, l’organigramme. On pouvait se trouver avancé, rétrogradé, envoyé dans l’une des sept filiales de P&B dans le monde ou rappelé au siège. « Mais, demandaient invariablement les nouveaux, suscitant l’amusement renouvelé des anciens, on peut, disons, émettre... des vœux ? » « Vœux, dans tes rêves. La boîte s’occupe de tout, tu as un mois pour faire tes paquets. »

Yolaine tentait en vain de faire fonctionner le beamer. L’écran affichait une boîte de dialogue : Fatal error. Impatienté, Dieu débita : « Mertens devient mon manager assistant. Dehusses seconde Wanger. Zamora responsable en second au Fujian. Hurtenschwitzer prend la tête des Relations extérieures au siège. Fukujiro responsable des Opérations. Bessard en disponibilité. Remarques, objections ? »

Rackam s’empara du beamer récalcitrant, sans plus de succès que Yolaine. Personne n’osait se regarder. On tentait d’intégrer les infos. « Putain, Sumo prend la place de Dehusses. Putain, Sumo bras droit de Dieu ! On va en baver. » Les plus âgés, meilleurs connaisseurs des mœurs de l’entreprise, se sentaient touchés par le sort réservé à Dehusses, auquel ils s’identifiaient. « Dehusses, viré de son poste de manager assistant et se retrouvant à brasser des dossiers jaunes sous les ordres de ce grand dadais de Wanger ? Sommers lui confiait la gestion du parking que c’était moins humiliant. » Il faut dire que les « dossiers jaunes » désignaient, dans le langage P&B, les affaires non rentables et les contrats pourris. Un bureau de trois personnes subordonnées à Wanger, installées à l’entresol de l’arrogante tour de P&B et surnommées Les Intouchables, avait pour tâche de les liquider.