Gameuse - Annik Mahaim - E-Book

Gameuse E-Book

Annik Mahaim

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Beschreibung

J'ai regardé trop de dessins animés. Ne parlons pas des séries. Des pubs. Des jeux vidéos.
Comme vous sans doute.
Maintenant, je trimballe toutes ces histoires…
Certaines franchement plombantes.
Et si on se rebellait ?
Sauvons la petite sirène,
Rendons espoir à la ménagère désespérée,
Libérons Barbarelline,
Ridiculisons les brutes androïdes,
Défonçons le plafond de verre, explosons nos tutoriels beauté…
Embarquez-vous avec Combattante dans un salutaire jeu vidéo en papier !


À PROPOS DE L'AUTEURE


Annik Mahaim élabore en Suisse une œuvre de fiction multiforme. Elle a participé au livre-évènement Tu es la sœur que je choisis, publié en 2019. Son premier roman, Carte blanche, a remporté en 1991 le Prix de la Bibliothèque pour tous. Son dernier roman, La femme en rouge, a été soutenu par la Bourse à l'écriture du Canton de Vaud 2016. Publication 2021 : Les dressings (éditions de l’Aire).

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De la même autrice

Aux éditions de l’Aire :

Carte blanche, roman, Prix Bibliomédia, 1991

Volte-Face, nouvelles, sélection Lettres Frontières, 1994

Zhong, roman policier, 2000

Cong, roman policier, 2002

La Fabrique de bébés, récit, 2006

Radieuse Matinée, récit autobiographique, 2016

Les dressings, 2021

Chez d’autres éditeurs :

Retards de règles, essai historique en collaboration avec Ursula Gaillard, En bas, 1984

Ce que racontent les cannes à sucre, roman, Plaisir de Lire, 2011

Pas de souci !, nouvelles, Plaisir de Lire, 2015

La femme en rouge, roman, Plaisir de lire, 2018

Tu es la sœur que je choisis, collectif, En Bas, 2019

Annik Mahaim

Gameuse

www.annikmahaim.ch

Illustration de couverture Léandre Ackermann,

dessinatrice et créatrice de bande dessinée.

Site web : https://leandrea.com.

© 2022, Annik Mahaim.

Reproduction et traduction, même partielles, interdites.Tous droits réservés pour tous les pays.

ISBN 9782940723355

Nuit de mercredi

Elle rêve en sachant qu’elle rêve. Elle sait qu’elle s’appelle Gabriella, comme dans la vie. Elle doit fabriquer un jeu vidéo, mais elle a perdu les histoires nécessaires. Une chemise en papier fort violette, qui devrait être sur sa table d’autrice, contient toutes ces histoires. Elle la cherche dans une maison qui est de moins en moins sa maison. Ce n’est plus une maison, c’est un espace pâle, brouillard ou neige. La chemise est cachée là-dedans, mais son regard se perd dans l’opacité. Il fait glacial comme dans un jour blanc, quand on s’est égarée à ski. Elle ramène le drap sur elle. Des pas crissent dans la neige, c’est le début du jeu vidéo. Il s’invente sans elle. Elle voit distinctement s’imprimer les traces sur l’écran, sans pour autant que les pieds, les jambes qui les exécutent apparaissent. Ça dessine une sorte de diagonale. D’abord on dirait les pattes d’un ours, puis – gracieux idéogrammes – celles d’une aigrette, enfin les plantes d’un pied fin et féminin.

Le jeu ne devrait pas s’animer en dehors d’elle. C’est dangereux. C’est elle qui en est chargée ! Elle aurait dû contrôler ça. Elle se sent extrêmement coupable. Elle crie au jeu qu’il arrête de se dérouler sans elle. L’espace pâle absorbe ses cris tel un buvard. Elle ne veut plus rester dans ce rêve.

Elle se réveille. L’oreiller est moite de sueur. Elle se recale contre l’autre oreiller resté sec, celui pour lire. Ce soulagement, avoir fui, se retrouver dans son lit réel ! Elle pourrait lire pour se rendormir. Les empreintes de pieds fins et féminins continuent de s’imprimer dans la neige. Il en surgit la silhouette d’une lutine portant du rouge à lèvres. Elle lui intime quelque chose d’important, d’essentiel même. Gabriella doit le noter, mais les mots se perdent dans la ouate alentour. Il est impossible d’entendre ce que dit la lutine. Il y a des a, a, a, a, a. Elle est obligée de tendre l’oreille, un effort épuisant, tendre l’oreille, tendre l’oreille. Ne capter que des syllabes, éo, éo, éo. Ce rêve est affreusement fatigant.

Une lumière grise éclaire la chambre. Gabriella s’ébroue. Ce matin le ciel est cotonneux comme dans le rêve. Maintenant, elle se rappelle ce que lui a dit la lutine : Tu dois retrouver ces histoires. Celles que tu voudrais jouer.

Il lui semble que ce n’était pas tout. D’autres ordres lui ont été intimés. Si elle ne repêche pas ces mots maintenant, sombreront-ils dans le gouffre où gisent les paroles prononcées dans les rêves oubliés ?

En fin d’après-midi, elle descend près de l’Université dîner avec ses grands enfants. Elle ne les a pas revus depuis leurs vacances à la montagne. Charlotte et Paul avaient emmené leurs ordinateurs portables au chalet, a priori pour travailler, peut-être avaient-ils un peu travaillé d’ailleurs, mais surtout, beaucoup de leurs après-ski s’étaient écoulés à jouer. Leurs soirées avaient été peuplées d’empires à bâtir malgré d’innombrables ennemis, de robots-mygales tueuses à exploser dans des paysages d’apocalypse, de tortueuses énigmes à résoudre. Elle y avait pris plaisir. Ça lui rappelait les tendres dimanches après-midi d’hiver passés avec eux petits, quand elle découvrait en même temps qu’eux de joyeux défis à l’écran, ces nouveaux univers qui apparaissaient dans les magasins et semblaient sans limites, colorés, inventifs, drôles, touchants, ces voix, ces personnages, ces insectes étourdis, ces arbres parlant, ces monstres difficiles à contrôler, obéissant plus ou moins aux clics de souris, ces trésors enfouis, ces fées dotées de superpouvoirs. Fausses catastrophes, maison en feu, fourmilière envahie, gâteau dévoré par un dragon, avatar trucidé, retour au menu, on recommence la partie, quels rires, quelle liberté !

Il n’avait pas fait très beau, à la montagne. Elle se dit que son rêve cotonneux a mimé ces parties retrouvées, ces cieux crayeux. Au dessert, elle le leur raconte. Paul, intéressé, demande : alors c’est quoi, ces histoires ? Justement, elle ne sait pas. Charlotte : tu dois les retrouver. Tu n’as pas rêvé ça pour rien, maman. Elle : oui bon, mais c’est le déroulement d’un jeu vidéo que je devais inventer. Charlotte : c’est quoi le problème ?

Le lendemain à sa table de travail, Gabriella se demande : oui au fond, c’est quoi le problème ? Pourquoi s’intimiderait-elle ? Elle peut très bien s’occuper de tout : du scénario, des cinématiques, des personnages, des boîtes de dialogue, des choix et des non-choix, des moments d’énervement quand le jeu désobéit, des victoires et donc des vociférations, gloussements, hurlements, soupirs de la joueuse, tout autant que de la bande-son, du graphisme, des algorithmes et même des bugs.

Tiens, à titre d’essai, fabriquer un bug. Un truc vraiment merdique. La mère de tous les bugs. Peut-être une de ces bactéries informatiques tueuses qui s’infiltrent dans les réseaux. Par exemple une exécution automatique qui démarrerait sans qu’elle trouve à l’empêcher. Les sourcils froncés, elle verrait un brouillard pointilliste s’étaler sur son écran, telle la neige des vieilles télévisions cathodiques. Ça ondule, puis se cisaille. Des zigzags noirs se multiplient sur un fond gris scintillant. Ça se fige en mire. Une jauge d’installation surnage en superposition, accompagnée d’un rire moqueur. Elle clique comme une malade, rien à faire. Son ordi est hors de contrôle. Il lui apparaît sous la forme d’un bonhomme-écran qui gémit, lui fait des yeux terrifiés, se met à pleurnicher et enfin, atteint d’un flou gaussien de plus en plus prononcé, meurt. Les mots bye bye flottent là-dessus. Pour conclure, l’écran bleuit uniformément, en diffusant une teinte morbide sur sa table.

Ces mots s’affichent :

Salut gameuse. C’est juste pour te montrer ma force de frappe.

Je ne te veux pas de mal. Mais j’attends que tu retrouves ces histoires. Celles qui sont dans la chemise en papier fort violette.

Le rêve semble avoir infusé.

La lutine du rêve s’assied sur le coin de la table de Gabriella, légère, balançant insolemment les jambes.

– Alors ?

– Je ne sais plus où je les ai mises.

– Mais si.

Gabriella sonde sa mémoire. Rien ne lui vient.

– Remonte le temps. Crée une route qui remonte le temps. Définis une avatare. Laisse-la choisir où s’arrêter. Elle saura les retrouver, ces histoires.

Gabriella réfléchit. Que risque-t-elle ? L’intérêt avec les histoires, c’est que si on ne les aime pas ou plus, il est possible de les changer. Les histoires par définition bougent. Particulièrement quand elles sont interactives. Pourquoi ne pas jouer le jeu ?

Première Route du temps

L’icône du jeu serait bien évidemment une lutine portant du rouge à lèvres, qui sourirait en haut de la page d’accueil. Un ordre accompagné d’un thème choral vaporeux s’afficherait :

Définis ton avatare et son acolyte animal. Tu devras combattre pour accéder au menu des missions.

Une silhouette indéfinie apparaîtrait sur l’écran. Pour la personnaliser, trois mots-clés à choix :

Mannequin

Naturelle

Junkfoodée

Entre le mannequin haute couture, femme-cintre se déhanchant sur ses tibias squelettiques, et la jeune fille bouffie assise au fond du bus, en train de se ruiner la santé avec un paquet de MaxiMarsupiSnupersChocoFudgeFraise, c’est vite vu. Je clique à tout hasard sur la version naturelle. Ronde sans excès, les cuisses un chouïa cellulitées, trois petits bourrelets confortables à la taille, des nibards sans prétention, mais l’allure énergique, l’avatare me fixe d’un air moqueur. Elle semble me dire : c’est moi, faudra faire avec.

Ma souris fouineuse finit par faire apparaître une penderie translucide en superposition. Trimballant des icônes à travers l’écran, je l’habille pour l’action : boots, jeans multipoches noir, T-shirt, sweat, tout ça presque entièrement en anglais. La voilà à l’aise pour l’aventure !

Elle respire, frissonne d’une myriade de micromouvements donnant l’illusion quasi parfaite de la vie, prête à s’élancer. Je l’appelle simplement Combattante.

Bon et puis ?

Un menu propose un acolyte animal à choix :

Harpie

Molosse

Diplodocus

Je choisis Molosse. Il me rappelle le doudou-chien que j’avais à cinq ans, en énormément plus costaud. Reste à définir la destination temporelle, puisqu’il s’agit de remonter la route du temps. Qu’à cela ne tienne. Une avenue bordée de gratte-ciel se présente. Des dizaines de véhicules historiques attendent des passagers. Je dirige Combattante et Molosse vers une calèche tirée par deux chevaux d’un noir brillant, surmontée d’une capote plissée, pourquoi pas un peu de romantisme ?

Les chevaux caracolent sur place, impatients, la crinière ondoyante. Je glisse Combattante sur la banquette recouverte de cuir de la calèche, essaie le fouet numérique. Dressé en biais Marche, couché Arrêt, bon. Holà, j’ai failli oublier Molosse.

La gueule suppliante du chien s’affiche au-dessus du marchepied, la langue pendante. Je le pose sur la banquette, son poids fait dangereusement basculer la calèche, Combattante se trouve coincée contre la portière (heureusement que je n’ai pas choisi le diplodocus.) Molosse fait des yeux misérables, il semble mourir de soif, sa langue s’allonge, s’allonge en dehors de sa gueule. Quant à Combattante, elle se renverse sur la banquette en se tenant le ventre, l’air pas du tout en forme. Déjà un problème ?

Je cherche, je cherche, je finis par trouver dans un coffre une bouteille remplie d’un liquide rouge ainsi qu’une écuelle. Il me faut plusieurs agaçantes minutes pour parvenir à leur faire avaler le breuvage. Mais ça vaut la peine. Aussitôt, leurs jauges de points de vie grimpent de zéro à vingt-cinq.

– On est rechargé du feu de dieu, chien-chien, on y va ! annonce Combattante.

Elle est dotée d’une agréable voix basse, rehaussée d’un léger accent italien. L’habillage visuel est bien foutu, immersif au possible. Oui, je vais jouer ce jeu.

On y va où ça ? Marche. Changement de décor. La calèche progresse sur une vertigineuse route de montagne taillée dans une paroi de rocher. À droite, un lac d’altitude d’un turquoise laiteux. Un disque pâle révèle la présence du soleil derrière la brume. Mais l’asphalte a un aspect inhabituel. Tous les cent mètres, il est barré par une chicane de pavés, sur lesquels les sabots de chevaux claquent plus fort. Clidiclop, clidiclop, clidiclop. Les mois s’affichent en bordure de route quand une chicane est franchie : à aujourd’hui succède mai 2019, avril 2017, mars 2016… On remonte le temps, la banquette est durement secouée, les roues grincent, les croupes des chevaux tressautent à l’avant.

En septembre 1994, je prête attention à la paroi qui borde la route sur la gauche, dont la roche me paraissait curieusement bosselée, noyée qu’elle était dans une fine couche de brume. Je remarque maintenant qu’elle est couverte de pendules de toutes sortes, horloges de gare anciennes, cadrans solaires, coucous, comtoises, morbiers, pendules neuchâteloises, réveils digitaux, swatches colorées, et tout ce monde s’agite, bat, pendule, sonne, stridule. Les chiffres claquent en défilant à rebours, les cadrans clignotent, de majestueux battants en laiton aux disques polis oscillent dans leurs cages en bois. Toutes les aiguilles tournent frénétiquement en sens inverse de la marche du temps. J’horizontalise le fouet en mode arrêt ; aussitôt les horloges s’immobilisent. Dès que je remets les chevaux en marche, l’affairement et le tintamarre reprennent. Alors que la calèche passe devant une formation de coucous coucoutant, Molosse aboie furieusement en leur direction, faisant mine de descendre de la calèche, à coup sûr dans l’intention d’en croquer quelques-uns, mais je ne trouve pas le moyen de jouer cette scène.

Quelques années plus tôt, la calèche est dépassée par une belle DS aux formes fuselées, suspension feutrée, sièges moelleux. Elle est occupée par un couple habillé façon sixties, qui fume en buvant un whisky estampillé de deux petits terriers, Blacky & Whity. L’ambiance là-dedans me plaît beaucoup, mais je n’arrive pas à les rattraper. Peut-être une histoire pour plus tard ?

Il me semble n’avoir aucun pouvoir sur le trajet. La calèche croque les années à belle vitesse, déjà novembre 1953. Les décennies suivantes sont avalées de plus en plus vite. On s’arrête définitivement en 1837. La paroi horlogère se fige.

Lundi

Gabriella se rappelle la voix d’un conte audio de son enfance. Il était une fois le château du Roi de la Mer. Les murs étaient en corail, le toit en perles brillantes et coquillages… Le Roi de la mer était veuf ; sa vieille maman tenait la maison. Elle aimait infiniment ses six petites filles, princesses à queue de poisson. La plus jeune était la plus belle de toutes. C’était une singulière enfant, silencieuse et réfléchie. À quinze ans, elle eut le droit de monter à la surface de la mer contempler le monde terrestre…

La petite sirène ? Une drôle de tristesse enveloppe Gabriella, elle ne sait à quoi l’attribuer, elle laisse la suite se dérouler.