Physiologie du troupier - Ligaran - E-Book

Physiologie du troupier E-Book

Ligaran

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Extrait : "On qualifie de Jean-Jean, en France, le jeune indigène que la loi paternelle du recrutement, appelée jadis milice, aujourd'hui conscription, a arraché, à l'âge de 20 ans, d'un atelier du faubourg, de la queue d'une charrue, d'un métier à la Jacquart, ou de tout autre ustensile de notre civilisation, pour l'incorporer dans un régiment quelconque de l'armée."À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARANLes éditions Ligaran proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes. Ligaran propose des grands classiques dans les domaines suivants : • Livres rares• Livres libertins• Livres d'Histoire• Poésies• Première guerre mondiale• Jeunesse• Policier

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EAN : 9782335075861

©Ligaran 2015

Propos auparavant

L’illustre chantre des Martyrs a dit : – La France est un vaste nid de soldats !

Cette splendide métaphore explique parfaitement pourquoi l’armée française est composée d’une si prodigieuse multitude d’oiseaux de tout plumage, de tout langage et de tout corsage.

Un régiment qui serait formé d’Auvergnats, de Limousins, de Normands, de Gascons, de Picards, de Francs-Comtois, de Flamands, de Languedociens, de Corses et d’Alsaciens, serait en quelque sorte un abrégé de la tour de Babel ; mais au moyen du pantalon garance, du sac relié en veau non doré sur tranche, – de l’habit plus ou moins bleu-de-roi, ces hommes qui se rassemblent, ne se ressemblent pas le moins du monde.

La grande famille troupière se compose de trois espèces bien distinctes, savoir :

Le Jean-Jean.

Le Tourlourou.

Le Troupier.

Toutefois, entre le Jean-Jean et le Tourlourou, il y a un intermédiaire, qui est le Piou-Piou.

Militairement parlant, le Piou-Piou – comme l’euphonie de ce nom semble l’indiquer, – est au Jean-Jean et au Tourlourou ce que, musicalement parlant, le demi-ton est à deux tons naturels qui se suivent dans l’ordre de la gamme.

D’après ces trois touches de clavier, le Piou-Piou n’est autre que le dièse du Jean-Jean, ou le bémol du Tourlourou ; car si le Jean-Jean fait monter – en grade – le Piou-Piou, à son tour le Tourlourou le fait descendre – la garde. – C’est absolument comme dans la musique vocale et même instrumentale ; – celle des charivaris ministériels exceptée, parce que dans ce genre de mélodie, qui se termine assez ordinairement par une fugue, les règles de l’art sont horriblement négligées.

Il est encore une nuance assez délicate à saisir c’est la différence qui existe entre le Grognard d’aujourd’hui et le vieux Grognard d’autrefois, ces vieux de la vieille, comme on dit encore en parlant des nestors de la garde impériale. Ces derniers n’existent guère plus que dans les dessins de Charlet, les tableaux de Bellangé et les vignettes de Raffet.

Les vrais Grognards, les Grognards pur-sang ont disparu de la surface de l’Europe et sont allés retrouver les Mastodontes, les Leutrites et autres matières antédiluviennes qui ont élu leur domicile politique dans les entrailles de la terre et qui y resteront jusqu’à ce qu’un prochain cataclysme vienne leur donner congé, sans huissier. S’il existe encore de cette espèce de Grognards, – il n’en reste guère, – ce ne sont plus que des héros passés à l’état fossile. Aussi les ai-je décrits au chapitre XV de ce traité à la manière de feu M. de Buffon.

Chacun des individus précités ayant ses mœurs, ses habitudes, ses allures particulières et distinctes, si je parlais des uns en gardant le silence sur les autres, je ne créerais qu’une œuvre imparfaite, un informe embryon ; car de même que le Tourlourou dérive du Jean-Jean, le Troupier n’est que la conséquence des deux premiers, et ainsi de suite en raisonnant par amphigouri, – comme disent les troupiers. Ces êtres animés et plus ou moins intelligents, forment donc une mystérieuse trinité qu’il est impossible de séparer, mais qu’il est facile de scinder dans l’intérêt même de leur nature particulière. Mon système ainsi combiné et adopté, – sans difficulté, – Il ne me reste plus qu’à entrer en matière ; en conséquence… allez à l’autre page, s’il vous plaît.

CHAPITRE PREMIERDu Jean-Jean

« Le Jean-Jean est au Troupier ce que la chrysalide est au papillon. »

(Un commentateur de CUVIER.)

On qualifie de Jean-Jean, en France, le jeune indigène que la loi paternelle du recrutement, – appelée jadis milice, aujourd’hui conscription, – a arraché, à l’âge de 20 ans, d’un atelier du faubourg, de la queue d’une charrue, d’un métier à la Jacquart, ou de tout autre ustensile de notre civilisation, pour l’incorporer dans un régiment quelconque de l’année.

 

À son arrivée au corps, le Jean-Jean est immédiatement dépouillé de sa veste solitaire, de son pantalon écourté, de son chapeau artistique et de ses escarpins de bois de châtaignier, pour être revêtu aussitôt du classique bonnet de police, du pantalon garance, d’une veste bleue et d’une paire de guêtres cirées à l’anglaise. La patrie daigne joindre à ces premiers éléments de l’honneur, une giberne en cuir brut et un fusil orné de sa baïonnette, le tout avec la manière de s’en servir, sans préjudice de la salle de police en espérance, et du cachot en perspective.

 

Une fois le Jean-Jean toisé, numéroté et travesti de pied en cap, on le prendrait – de loin – pour un héros, tandis que – de près – c’est autre chose : il a l’air d’appartenir à ses habits plutôt que ses habits n’ont l’air de lui appartenir. Sa tournure est tourmentée, il voudrait pouvoir se débarrasser de ses jambes ; il ne sait que faire de ses bras ; aussi, à la promenade, tient-il toujours une petite badine d’une main et un camarade de l’autre pour avoir une contenance.

D’ordinaire, le Jean-Jean revêt d’assez bonne grâce le harnais martial ; il éprouve même un secret sentiment d’orgueil si, pour ses débuts, le caporal de la chambrée le désigne d’office pour participer à la corvée du bois et des pommes de terre, c’est-à-dire pour aller, chargé d’un sac, à l’imitation du chat botté, à la provision des légumes et des combustibles : mais le triomphe du Jean-Jean dans l’exercice de ses fonctions philanthropiques est complet, s’il s’est trouvé porté par le sort, sa feuille de route et ses jambes, au centre de la civilisation européenne, c’est-à-dire à Paris, ou tout au moins au sein d’une civilisation qui, pour n’être pas à la hauteur de celle de la métropole de la littérature et des beaux-arts, n’en est pas moins d’une foule de degrés au-dessus de celle de Carpentras ou de Quimper-Corentin, – thermomètre de Réaumur.

Le Jean-Jean est reconnaissable par-dessus tous les autres défenseurs patentés de la patrie, à sa tournure indécise, à son allure modeste, à sa physionomie placide.

Ballard, du théâtre du Vaudeville, était un délicieux Tourlourou dans la pièce de ce nom.

En thèse générale, le Jean-Jean joint, comme la plupart des êtres plus ou moins organisés, à un nez obligé, des yeux exactement ronds, une bouche énorme, des oreilles idem et des joues tricolores. La nuance de ses cheveux est ordinairement d’un blond tirant sur la filasse, à moins qu’il ne tire totalement sur la garance ; – du reste, c’est une nuance qui est bien portée dans l’armée, c’est d’uniforme, le rouge ; mais en revanche, la nature l’a doué d’un torse aussi flexible que celui de l’Hercule Farnèse, aux proportions près, et de jambes aussi déliées que celles de la biche de Geneviève de Brabant, sauf les sabots.

En arrivant au régiment, le Jean-Jean possède invariablement, dans une bourse de cuir dont l’origine remonte quelquefois à la défection des reîtres, sous Henri IV, une somme ronde de 17 à 23 francs en pièces de 75 centimes, de 30 sous et de 6 liards. Cet argent qu’il tient, tant de la munificence d’un parrain que de la tendre sollicitude d’une grand-mère, est scandaleusement dissipé, par lui, en quelques jours, afin de se concilier l’amitié du tambour de la compagnie, la protection de son caporal de chambrée, et l’estime du sergent instructeur de son peloton.

Le Jean-Jean est naturellement candide et inoffensif. Dans les troubles, dans les émeutes, on le voit, l’arme au bras, recevoir sans sourciller des milliers de projectiles dérobés aux parterres fleuris des halles et marchés. Les gamins impudents l’insultent, le coudoient sans lui rien faire perdre de sa placidité native.

Le Jean-Jean est, sans s’en douter le moins du monde, l’âme des fêtes publiques, ou plutôt il en est l’unique objet. C’est pour lui que, sur les tréteaux du carré de Marigny, les danseurs de corde du théâtre Dorsay se métamorphosent en tirailleurs de Vincennes, pour attaquer les allumeurs de lampions déguisés en Bédouins de la Tafnah.

C’est à son intention que se dressent ces mâts de Cocagne, emblèmes touchants des pals gigantesques de l’Orient au temps de la persécution des premiers chrétiens, avec leurs couronnes de martyrs en haut, leurs sergents de ville en bas et leur savon noir du bas en haut.

C’est pour lui réjouir la vue qu’une myriade de verres de couleur sont échelonnés en portiques le long de la grande allée des Champs-Élysées. C’est pour l’électriser qu’on tire un feu d’artifice, orné de plusieurs bouquets qui rappellent toujours une victoire ou une apothéose. Les jours de fêtes nationales, le Jean-Jean peut à bon droit se considérer comme moralement investi de l’admiration publique. Et si l’auréole de flammes qui scintille du chapiteau de l’arc de triomphe de l’Étoile ne vient pas se refléter sur la plaque de son schako, astiquée ce jour-là plus soigneusement encore que de coutume, c’est que depuis la veille tous les Jeans-Jeans, Pious-Pious, Tourlourous, Troupiers, Grognards valides ou invalides, sont hermétiquement consignés dans leurs quartiers respectifs, par mesure unitaire et pour cause d’utilité politique.