Plus rien ne pourra me blesser - David Goggins - E-Book

Plus rien ne pourra me blesser E-Book

David Goggins

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Beschreibung

Pour David Goggins, l'enfance a été un cauchemar – pauvreté, préjugés raciaux et violences familiales ont ponctué ses jours et hanté ses nuits. Jeune homme dépressif, en surpoids et sans aucun avenir à l'horizon, incapable de courir sur plus de 500 mètres, il va pourtant choisir de prendre son destin en main. Grâce à une force de caractère hors du commun, une discipline extrême et un travail acharné, il va se métamorphoser en une icône des forces armées américaines.

Seul homme de l'histoire à avoir été breveté Navy SEAL, Ranger de l'armée de terre et contrôleur aérien tactique, il a par la suite établi de nombreux records d'endurance dans le domaine des ultra-marathons, au point d'être proclamé « l'homme le plus en forme des États-Unis » par Outside Magazine.

En partageant son histoire, David Goggins partage également les échecs et les difficultés qui ont émaillé sa vie mais, surtout, il confie aux lecteurs les clés de sa résilience et les recettes qui lui ont permis d'affronter l'adversité pour s'épanouir malgré la souffrance et atteindre ce plein potentiel qui se trouve à la portée de chacun d'entre nous.

Un livre bouleversant et stupéfiant qui a changé la vie de dizaines de milliers de lecteurs.

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Couverture

Page de titre

À LA VOIX QUI RÉSONNE DANS MA TÊTE ET QUI N’A DE CESSE DE ME DIRE DE NE JAMAIS ABANDONNER

ORDRE DE MISSION

Disponibilité : 24/7

Mode d’action : mission solo

1. Situation

Vous courez le risque de mener une vie si confortable et si ramollie que vous allez mourir sans avoir jamais atteint votre plein potentiel.

2. Mission

Libérer votre esprit. Abandonner votre mentalité de victime pour toujours. Maîtriser tous les aspects de votre vie. Bâtir des fondations solides.

3. Exécution

a. Lisez cet ouvrage de la première à la dernière page. Étudiez les techniques présentées, réalisez les dix challenges. Recommencez. La répétition endurcira votre esprit.

b. Si vous œuvrez du mieux possible, cela vous fera souffrir. Cette mission ne vise pas à faire en sorte que vous vous sentiez mieux. Cette mission vise à ce que vous soyez meilleur et que vous ayez un plus grand impact sur le monde.

c. Ne vous arrêtez pas quand vous serez fatigué. Arrêtez-vous quand vous aurez fini.

4. Niveau de classification. Il s’agit de l’histoire d’un héros. Vous êtes le héros.

Par ordre de : David Goggins

Signature :

Grade et service : premier-maître, US Navy SEAL, retiré du service actif.

INTRODUCTION

Savez-vous réellement qui vous êtes et ce dont vous êtes capable ?

Je suis persuadé que vous le pensez, mais ce n’est pas parce que vous le pensez que cela rend la chose réelle. Le déni constitue l’ultime zone de confort.

Ne vous inquiétez pas, vous n’êtes pas le seul. Dans chaque ville, dans chaque pays, à travers le monde entier, des millions de personnes écument les rues, le regard vide tels des zombies, accros au confort, épousant une mentalité de victime et inconscients de leur véritable potentiel. Je le sais parce que j’en rencontre et j’entends des témoignages tout le temps, et parce que, tout comme vous, j’ai été l’un d’entre eux.

Moi aussi, j’avais une putain de bonne excuse.

La vie m’avait plutôt maltraité. Je suis né brisé, j’ai grandi en recevant des coups, j’ai été pris pour souffre-douleur à l’école, et je me suis fait traiter de sale nègre plus souvent que je ne saurais m’en rappeler.

Nous étions pauvres, dépendants des aides sociales pour survivre, logés dans des HLM alors même que mon état dépressif ne faisait qu’empirer. Je vivais au fond du gouffre et mon futur était aussi sombre qu’une pierre tombale.

Très peu de gens savent ce que signifie réellement être au fond du trou. Ce n’est pas mon cas. C’est comme être englouti par des sables mouvants. Ils vous font prisonnier, vous aspirent vers le bas et ne vous relâchent jamais. Quand la vie ressemble à cela, il est facile de se laisser aspirer et de continuer à faire des choix confortables qui nous mèneront à notre perte, encore et encore.

Mais la vérité, c’est que nous faisons tous les mêmes choix habituels, les mêmes choix bloquants. C’est une chose aussi naturelle que le lever du soleil, aussi fondamentale que la loi de la gravité. C’est ainsi que nos cerveaux fonctionnent, c’est la raison pour laquelle le concept de motivation n’est qu’une vaste blague.

Même les discours les plus galvanisants, les programmes les plus inspirants ne peuvent servir que de rustine temporaire. Ça ne reprogramme pas votre cerveau. Ça n’amplifie pas votre voix, pas plus que ça ne transforme votre vie. La motivation n’y change strictement rien. Les mauvaises cartes que j’avais reçues dans ma vie m’appartenaient, à moi seul, et c’était à moi seul de régler le problème.

Je suis donc allé à la rencontre de la douleur, je suis tombé amoureux de la souffrance et j’ai fini par me métamorphoser, passant de l’état d’étron le plus minable de toute cette planète à celui d’homme le plus résistant jamais créé par Dieu – en tout cas, c’est ce que je me disais à moi-même.

Il y a de fortes chances pour que vous ayez eu une enfance plus heureuse que la mienne et que vous disposiez même d’un train de vie plutôt confortable en ce moment, mais qui que vous puissiez être, quels que puissent être vos parents ou quels qu’ils furent, où que vous viviez, quoi que vous fassiez comme boulot, quoi que vous possédiez, vous ne vivez sans doute qu’à 40 % seulement de vos capacités.

Pas de quoi pavoiser.

Nous avons tous le potentiel d’être beaucoup plus que cela.

Il y a plusieurs années, j’ai été invité à participer à un colloque au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Je n’avais jamais mis les pieds dans un amphithéâtre d’université en tant qu’étudiant. J’avais à peine réussi à achever mon cursus de lycéen et voilà que j’étais reçu dans l’une des universités les plus prestigieuses du pays afin d’y débattre, avec quelques autres conférenciers, de la force mentale. À un moment au cours du débat, un éminent professeur du MIT déclara que nous avions tous des limites génétiques. Comme des plafonds de verre. Il y aurait certaines choses qu’il nous serait impossible d’accomplir quelle que puisse être la force mentale dont nous serions doté. Quand nous atteignons ce plafond génétique, affirma le professeur, la force mentale sort de l’équation.

Dans le public, tout le monde semblait accepter sa version de la réalité car ce professeur déjà âgé était réputé pour avoir fait de très longues recherches sur la force mentale. C’était l’œuvre de sa vie. Mais c’était surtout un gros ramassis de bêtises et, en ce qui me concernait, j’avais l’intime conviction qu’il enrobait son charabia d’un vernis scientifique afin de mieux nous baratiner.

J’étais demeuré silencieux jusque-là, mal à l’aise, parce que j’étais entouré de toutes ces personnes plus intelligentes que moi, mais quelqu’un dans le public remarqua la tête que je faisais et me demanda si j’étais d’accord avec ce qui venait d’être dit. Et moi, quand on me pose une question directe, je réponds sans détour.

« Il y a des précisions à apporter quand on connaît le sujet en le vivant plutôt qu’en l’étudiant, lançai-je avant de me tourner vers le professeur. Ce que vous affirmez est sans doute vrai pour la majorité des gens, mais certainement pas pour 100 % d’entre eux. Il y aura toujours ce 1 % d’entre nous prêt à accomplir tout ce qu’il faudra pour déjouer l’adversité. »

Je poursuivis en exposant les enseignements que j’avais tirés de mes propres expériences. En disant que n’importe qui pouvait devenir une tout autre personne et réussir à faire ce que des experts auraient qualifié d’impossible, mais que cela exigeait du cœur, de la volonté et un mental à toute épreuve.

Héraclite, le philosophe né dans l’empire perse au Ve siècle avant J.-C., ne s’était pas trompé quand il avait écrit au sujet des hommes sur le champ de bataille : « Sur n’importe quel groupe de cent hommes, écrit-il, dix ne devraient même pas être là, quatre-vingts autres ne serviront que de cibles, neuf autres seront de véritables combattants, et nous aurons de la chance de les avoir avec nous car ce sont eux qui décideront du sort de la bataille. Ah, et le dernier, l’unique, c’est un guerrier… »

Dès votre premier souffle, la mort devient une possibilité. De même qu’il vous est possible de puiser en vous-même pour devenir ce guerrier unique. Mais il vous revient de vous équiper pour les batailles qui vous attendent. Vous êtes le seul à pouvoir contrôler votre esprit, une chose nécessaire pour connaître une vie ponctuée d’accomplissements dont la plupart des gens pensent qu’ils sont hors de leur portée.

Je ne suis pas un génie comme ces professeurs du MIT, mais je suis ce guerrier unique. Et ce récit que vous allez découvrir, l’histoire de ma vie chaotique, vous dévoilera un parcours déjà éprouvé vers la maîtrise de soi. Il vous permettra de vous confronter à la réalité, de vous considérer comme responsable de vos actes, d’apprendre à surmonter la douleur et à aimer ce que vous redoutez, d’apprécier vos échecs à leur juste valeur, de vivre votre plein potentiel et de découvrir qui vous êtes réellement.

Les êtres humains évoluent à travers la connaissance, les habitudes et les récits. À travers mon histoire, vous apprendrez ce dont peuvent être capables le corps et l’esprit quand ils sont poussés au maximum de leurs capacités, et comment y arriver. Car, quand vous en avez la volonté, quel que soit ce qui se profile devant vous, que ce soit le racisme, le sexisme, des injures, un divorce, une dépression, l’obésité, une tragédie ou la pauvreté, tout cela peut devenir le moteur de votre métamorphose.

Les étapes qui suivent représentent une sorte d’algorithme évolutionnaire, un algorithme qui permet de surmonter les obstacles, de scintiller de gloire et de trouver la sérénité.

J’espère que vous êtes prêt. Il est temps de partir en guerre contre vous-même.

CHAPITRE 1J’AURAIS DÛ ÊTRE UNE STATISTIQUE

Nous nous étions retrouvés en enfer au cœur d’un quartier magnifique. En 1981, Williamsville offrait ce qu’il y avait de mieux en termes de propriété foncière à Buffalo, dans l’État de New York. Les rues arborées et paisibles étaient bordées de chaque côté par de belles demeures abritant des citoyens modèles. Des médecins, des avocats, des cadres supérieurs travaillant dans des aciéries, des dentistes ou des joueurs de football professionnels vivaient là avec leur épouse et leurs adorables 2,2 enfants. Les voitures étaient neuves, les rues balayées, les possibilités offertes infinies. Nous parlons bien là de vivre et de respirer le rêve américain. L’enfer se trouvait sur une parcelle d’angle, au coin de Paradise Road.

C’est là que nous vivions, dans une maison à un étage et quatre chambres ; une maison de bois blanche avec ses quatre piliers encadrant un porche qui donnait sur la plus grande et la plus belle des pelouses de Williamsville. Nous avions un véritable potager à l’arrière ainsi qu’un garage deux places, l’une pour une Rolls Royce Silver Cloud de 1962, l’autre pour une Mercedes 450 SLC, mais nous possédions aussi une Corvette noire de 1981 garée dans l’allée. Tous ceux qui habitaient sur Paradise Road vivaient en haut de la chaîne alimentaire et, à en juger par les apparences, la plupart de nos voisins pensaient que nous, la famille Goggins, qualifiée d’heureuse, se trouvait en première ligne de cette opulence. Mais les surfaces vernies réfléchissent bien plus les choses qu’elles ne les révèlent.

Ils nous voyaient surtout les matins de la semaine, tous rassemblés dans l’allée à 7 heures. Mon père, Trunnis Goggins, n’était pas très grand, mais il était séduisant et bâti comme un boxeur. Il portait des costumes coupés sur mesure, affichait un sourire chaleureux et jovial. Il avait l’allure de l’homme d’affaires qui a réussi et se rend à son travail. Ma mère, Jackie, une femme svelte et magnifique, avait dix-sept ans de moins que lui, tandis que mon frère et moi étions bien propres sur nous, vêtus d’un jean et d’un polo pastel monogrammé Izod, le cartable sur le dos comme tous les autres écoliers. Les écoliers blancs. Dans notre version d’une Amérique opulente, chaque allée menant à un garage était une scène de théâtre à partir de laquelle signes de têtes, embrassades et gestes de la main étaient échangés tandis que les parents et les enfants partaient les uns après les autres pour le bureau ou pour l’école. Les voisins voyaient ce qu’ils voulaient bien voir. Personne ne cherchait à creuser trop profondément.

Ce qui était une bonne chose. La vérité, c’est que la famille Goggins venait de passer une nouvelle nuit entière dans le ghetto, et que si Paradise Road était l’équivalent de l’enfer, je vivais avec le Diable en personne. Dès que nos voisins refermaient leur porte ou tournaient à l’angle de la rue, le sourire de mon père se transformait en un rictus. Il aboyait ses ordres avant d’aller se rendormir pour une heure, mais nous, nous n’en avions pas fini. Mon frère, Trunnis Jr, et moi devions aller à l’école et il revenait à notre mère, qui n’avait pas dormi de la nuit, de nous y conduire.

J’étais au CP en 1981 et je nageais en plein brouillard, littéralement. Non pas parce que les matières étaient difficiles – du moins, pas encore –, mais parce qu’il m’était impossible de rester éveillé. La voix chantante de ma professeure était comme une berceuse à mes oreilles, mes bras croisés sur le bureau comme un oreiller, et ses remarques sèches – elle me surprit une fois en train de rêver – comme une sonnerie de réveil malvenue et impossible à arrêter. Les enfants à cet âge-là sont de véritables éponges. Ils intègrent le langage et les idées à une vitesse étonnante afin d’établir des fondations sur lesquelles la plupart d’entre eux développeront des compétences de toute une vie comme la lecture, l’orthographe, les mathématiques élémentaires, mais comme je travaillais la nuit, il m’était impossible de me concentrer sur quoi que ce fût la plupart des matins. Je ne pouvais qu’essayer de lutter contre l’endormissement.

Les récréations et les séances de sport constituaient d’autres terrains minés. Rester lucide dans la cour de récréation était ce qu’il y avait de plus facile. Le plus compliqué, c’était de rester invisible. Je ne pouvais pas me permettre que ma chemise s’envole. Je ne pouvais pas porter de short. Mes bleus auraient donné l’alerte. Je n’avais pas le droit de les montrer parce que, si je le faisais, je savais que je me prendrais d’autres roustes. Pourtant, dans cette cour de récréation comme en salle de cours, je me savais en sécurité, pour un certain temps en tout cas. C’était le seul endroit où je me trouvais hors de son atteinte, du moins sur le plan physique. Mon frère connut un trajet similaire à partir de la sixième, sa première année de secondaire. Il avait ses propres blessures à dissimuler et son propre sommeil à trouver car, dès que la fin des cours sonnait, la vraie vie commençait.

Le trajet de Williamsville jusqu’au quartier de Masten, à l’est de Buffalo, prenait environ une demi-heure, mais il aurait tout aussi bien pu vous conduire à l’autre bout du monde. Comme la plupart des quartiers est de Buffalo, celui de Masten était un quartier peuplé pour l’essentiel d’ouvriers noirs, au cœur d’une ville qui n’avait rien d’une sinécure. Pourtant, au début des années 1980, ce n’était pas encore un vrai ghetto délabré. À cette époque, l’aciérie de la Bethlehem Steel crachait encore de la fumée et Buffalo demeurait la dernière grande ville de l’acier. La plupart des hommes de la ville, qu’ils fussent blancs ou noirs, travaillaient sous la protection de puissantes organisations syndicales et recevaient un bon salaire, ce qui veut dire que les affaires allaient bon train à Masten. Les affaires avaient toujours été bonnes pour mon père.

À vingt ans, il possédait déjà une concession Coca-Cola et quatre camions qui en assuraient la distribution dans la région de Buffalo. Cela rapportait déjà beaucoup pour un gamin, mais il avait de plus grands rêves et visait le futur. Ce futur était équipé de quatre petites roues avec en toile de fond une sono disco-funk. Quand une boulangerie industrielle du quartier mit la clé sous la porte, il loua le bâtiment et fit construire l’une des premières patinoires d’intérieur de Buffalo.

Accélération rapide sur dix ans, et voilà qu’entre-temps Skateland a été relocalisé dans un bâtiment sur Ferry Street, lequel s’étend quasiment sur tout un pâté de maisons au cœur du quartier de Masten. Trunnis a ouvert un bar au-dessus de la piste, qu’il a surnommé l’espace Vermillon. C’était l’endroit où il fallait se montrer à Buffalo Est dans les années 1970, et c’est là qu’il avait fait la rencontre de ma mère alors qu’elle n’avait que dix-neuf ans et qu’il en avait trente-six. C’était la première fois qu’elle se retrouvait loin de chez elle. Jackie avait été élevée dans la religion catholique. Trunnis étant le fils d’un pasteur, et il connaissait suffisamment bien les éléments de langage pour se faire passer pour un croyant, ce qu’elle avait trouvé séduisant. Mais soyons honnête. Elle l’avait aussi trouvé séduisant parce qu’elle était complètement ivre.

Mon frère Trunnis Jr vit le jour en 1971. Je naquis moi-même en 1975 et, quand j’avais six ans, la folie du roller-disco était à son apogée. Skateland faisait le plein tous les soirs. Nous arrivions sur place généralement vers 17 heures et, tandis que ma mère s’affairait au stand de popcorn, à griller des hot-dogs ou cuire des pizzas tout en alimentant le frigo, je devais pour ma part ranger les rollers par taille et par genre. Toutes les fins d’après-midi, je me juchais sur un tabouret pour asperger de déodorant mon stock de rollers et remplacer les tampons de caoutchouc leur servant de freins. Le parfum de l’aérosol me tournait la tête en permanence et me tapissait les narines. J’avais les yeux injectés de sang. C’était la seule chose que je respirais pendant plusieurs heures. Mais c’était là un désagrément qu’il me fallait ignorer si je voulais rester concentré et efficace. Car mon père, qui préparait l’espace DJ, ne cessait jamais de nous observer, et si jamais une de ces paires de rollers venait à manquer à l’appel, ce serait pour mon cul. Avant que les portes ne s’ouvrent pour accueillir le public, il me fallait encore nettoyer et cirer les pistes avec un balai qui faisait deux fois ma taille.

À Skateland, à l’âge de six ans.

Vers 18 heures, ma mère nous appelait pour que nous puissions aller dîner dans un bureau au fond. Cette femme vivait dans un déni permanent, mais elle était animée d’un véritable instinct maternel qui n’était pas dénué de ressources, tant elle s’accrochait à tout ce qui pouvait avoir un semblant de normalité. Tous les soirs, dans ce bureau, elle posait par terre deux plaques électriques, s’asseyait en repliant les jambes sous elle et préparait un véritable dîner – de la viande rôtie, des pommes de terre, des haricots verts et des petits pains – pendant que mon père faisait les comptes et passait des coups de fil.

La nourriture était bonne, mais même à six ou sept ans j’avais conscience que ce « dîner de famille » était une mascarade par rapport à ce qui se passait dans les autres familles. En plus, il fallait se dépêcher d’avaler. Nous n’avions pas le temps d’apprécier notre dîner car à 19 heures, quand les portes s’ouvraient, le spectacle devait commencer. Nous devions tous être à notre poste, avec tout notre matériel prêt. Mon père était comme un shérif, et dès qu’il mettait les pieds dans l’espace DJ, il continuait à nous garder dans sa ligne de mire. Si vous faisiez une connerie, vous étiez sûr d’en entendre parler. À moins que vous ne sentiez d’abord les coups.

Le lieu n’avait rien de spécial sous une lumière blanche et crue, mais quand celle-ci était éteinte, des projecteurs balayaient la piste et la coloraient de rayons rouges qui venaient se refléter sur les boules à facettes pour créer l’univers fantasmé du roller-disco. Les soirs de semaine ou le week-end, des centaines de patineurs faisaient la queue à l’entrée. Ils venaient la plupart du temps en famille, payant les 3 dollars de frais d’entrée et les 50 cents pour la location de rollers avant d’accéder à la piste.

Je m’occupais de la location des rollers et assumais seul ce rôle. Je transportais mon tabouret partout avec moi, comme une béquille. Si je ne m’en servais pas, les clients ne pouvaient même pas me voir derrière mon comptoir. Les rollers de grande taille étaient rangés en bas, sous le comptoir, mais les plus petites pointures étaient rangées si haut sur les étagères qu’il me fallait une échelle pour y accéder, ce qui faisait toujours rire les clients. Maman était la seule et unique caissière. Elle s’assurait que tout le monde payait bien son dû, et elle collectait cet argent qui représentait tout aux yeux de Trunnis. Il comptait les clients à mesure qu’ils entraient, estimant à vue de nez ce qui lui reviendrait dans la poche en temps réel, de sorte qu’il avait toujours une bonne idée de ce que révélerait la recette une fois les portes refermées. Et il valait mieux que chaque cent soit à sa place.

Tout cet argent était pour lui. Nous autres, nous ne recevions jamais la moindre pièce pour notre sueur. En fait, ma mère ne recevait jamais rien de sa part. Elle n’avait pas de compte en banque, ni aucune carte de crédit à son nom. Il contrôlait tout et nous savions tous ce qui arrivait quand ses réserves de cash venaient à s’épuiser.

Aucun des clients franchissant la porte de Skateland n’avait bien sûr connaissance de tout ça. Pour eux, il s’agissait d’une affaire familiale et d’un lieu de rêve. Mon père faisait virevolter ses vinyles au son du disco et du funk qu’il mêlait aux voix plus ténébreuses du hip-hop. La sonorité des cuivres rebondissait parfois sur les murs vermillon quand l’enfant prodige de Buffalo, Rick James1, ou les Funkadelic2de George Clinton3, venaient jouer sur scène. Entre ces murs résonnèrent même les tout premiers morceaux enregistrés par Run-DMC, les pionniers du hip-hop. Certains gamins aimaient se lancer dans des courses de vitesse sur rollers. J’aimais moi aussi aller vite, mais nous avions déjà notre lot de clients à gérer et, pour nous, ça swinguait d’une autre manière.

Au cours de la première ou des deux premières heures, les parents faisaient du roller en bas ou regardaient leurs enfants patiner, mais ils finissaient inévitablement par gagner l’étage supérieur, où leur propre espace les attendait. Quand ils étaient suffisamment nombreux à avoir décidé de s’y rendre, Trunnis sortait de son espace DJ et allait se mêler à eux. Mon père était considéré comme une sorte de maire bis de Masten, mais ce n’était qu’un affichage. À ses yeux, les clients n’étaient que des proies. Quel que soit le nombre de tournées qu’il leur offrait, les accolades qu’il leur faisait, tout cela ne signifiait rien pour lui, hormis des dollars en perspective. S’il vous payait un verre, c’était parce que vous alliez lui en commander deux ou trois autres.

Bien que nous ayons connu notre lot de nuits blanches ou de journées de vingt-quatre heures lors de marathons du roller, les portes de Skateland fermaient généralement à 22 heures. C’est alors que ma mère, mon frère et moi devions redoubler d’ardeur au travail pour repêcher des tampons ensanglantés dans des toilettes bouchées, aérer les sanitaires pour évacuer les odeurs de cannabis, gratter la piste pour en détacher les chewing-gums collés, récurer les cuisines et faire l’inventaire. Juste avant minuit, nous pouvions enfin aller nous écrouler, à moitié morts de fatigue, dans le bureau. Notre mère nous glissait, mon frère et moi, sous une couverture, sur le canapé, nos têtes à l’opposé l’une de l’autre, les yeux fixés sur le plafond qui vibrait toujours au rythme des basses du funk.

Notre mère, elle, n’avait pas encore terminé sa journée.

Sitôt qu’elle mettait un pied dans le bar, Trunnis lui faisait nettoyer le sol ou l’envoyait à la cave telle une mule chercher des caisses de bouteilles d’alcool. Mon père avait toujours des menues tâches à lui confier et elle ne cessait jamais de s’activer tandis qu’il l’observait du coin de son comptoir, à partir duquel il surveillait toute la scène. Durant cette période, Rick James, un natif de Buffalo et l’un des plus proches amis de mon père, avait pris l’habitude de passer nous voir chaque fois qu’il descendait en ville, garant son Excalibur sur le trottoir d’en face. Sa voiture était comme un panneau d’affichage annonçant qu’un mec super-blindé se trouvait à l’espace Vermillon. Ce n’était pas la seule célébrité à nous faire l’honneur de sa présence. O. J. Simpson était à l’époque l’une des plus grandes vedettes de la National Football League et lui et ses camarades de l’équipe des Buffalo Bills étaient des clients réguliers, de même que Teddy Pendergrass et Sister Sledge. Si ces noms ne vous disent rien, renseignez-vous.

Peut-être que si j’avais été plus âgé, ou si mon père avait été quelqu’un de bien, j’aurais éprouvé une certaine fierté à vivre de tels moments, mais les gamins se moquent bien de cette vie-là. C’est comme si nous étions tous nés avec une boussole morale parfaitement réglée, quels que puissent être nos parents et quoi qu’ils puissent faire. Quand vous avez six, sept ou huit ans, vous avez déjà conscience de ce qui est bien et de ce qui ne l’est pas vraiment. Et quand vous êtes né au milieu d’un ouragan de terreur et de douleur, vous savez que les choses ne devraient pas se passer comme ça. C’est une vérité implacable qui vous tourmente en permanence, comme une écharde qui serait plantée dans votre esprit. Vous pouvez choisir de l’ignorer, mais ça n’empêchera pas cette sensation désagréable de perdurer alors que vos jours et vos nuits finiront par se mélanger dans le flou de votre mémoire.

Certains moments resteront cependant gravés, et l’un d’eux auquel je pense à cet instant me hante toujours. Une nuit, ma mère arriva au bar de Skateland avant d’y être attendue et découvrit mon père occupé à draguer une femme qui devait avoir dix ans de moins qu’elle. Trunnis, voyant que ma mère le regardait, lui répondit par un haussement d’épaules tandis qu’elle-même s’enquillait deux shots de Johnnie Walker Red pour se calmer les nerfs, mais sans cesser de le fixer droit dans les yeux. Mon père nota sa réaction et ne l’apprécia pas le moins du monde.

Ma mère savait comment les choses se passaient. Elle savait que Trunnis dirigeait un réseau de prostitution de l’autre côté de la frontière, à Fort Erie, au Canada. Une résidence d’été appartenant au président de l’une des plus grosses banques de Buffalo lui servait de bordel éphémère. Il présentait les banquiers de Buffalo à ses filles chaque fois qu’il avait besoin d’une nouvelle ligne de crédit, et ces prêts ne tardaient jamais à lui être accordés. Ma mère savait que la jeune femme qu’elle observait était l’une des pouliches de son écurie. Elle l’avait déjà vue auparavant. Un jour, elle était entrée dans le bureau pour les découvrir en train de baiser sur le canapé, celui-là même où elle faisait dormir ses enfants tous les soirs. Quand elle les avait découverts, la femme lui avait souri. Mon père avait haussé les épaules. Non, ma mère n’ignorait pas ce qui se passait, mais le voir de ses propres yeux est toujours plus douloureux.

Aux alentours de minuit, ma mère s’en alla, escortée par l’un des gardes du service de sécurité, pour faire un dépôt à la banque. L’homme l’implora de quitter mon père. Il lui recommanda de partir la nuit même. Peut-être savait-il ce qui allait se produire ? Elle aussi le savait, mais il lui était impossible de s’enfuir car elle ne disposait d’aucune ressource lui permettant d’être indépendante et elle n’allait pas nous abandonner entre les mains de mon père. En outre, elle ne disposait d’aucun droit sur le patrimoine commun puisque Trunnis avait toujours refusé de l’épouser, ce qui avait toujours représenté une énigme qu’elle commençait tout juste à résoudre. Ma mère était issue d’une famille de la classe moyenne, avec la tête sur les épaules, et elle avait toujours été vertueuse. Mon père, qui lui en voulait pour cela, traitait mieux ses putes que la mère de ses enfants et, au final, il avait réussi à la piéger. Elle était à 100 % dépendante de lui. Si elle voulait partir, il lui faudrait s’en aller à pied, avec juste ses vêtements sur le dos.

Mon frère et moi ne dormions jamais très bien à Skateland. Le plafond oscillait beaucoup trop car il était situé juste sous la piste de danse. Quand ma mère nous rejoignit cette nuit-là, j’étais réveillé. Elle me sourit, mais je remarquai ses yeux pleins de larmes et je me rappelle avoir senti l’odeur d’alcool dans son haleine quand elle me prit dans ses bras pour un câlin aussi tendre que possible. Mon père arriva peu après, vêtu de manière négligée et l’air irrité. Il retira un pistolet de sous le coussin sur lequel ma tête reposait (oui, vous avez bien lu, il y avait une arme chargée sous le coussin contre lequel je dormais) et il me le braqua dessus en souriant avant de le glisser dans un holster de cheville, sous son bas de pantalon. Il tenait dans l’autre main deux sacs en papier kraft contenant près de 10 000 dollars en espèces. Jusque-là, c’était une nuit comme les autres.

Mes parents n’échangèrent pas un mot sur la route du retour, mais on sentait la tension monter entre eux deux. Ma mère se gara dans l’allée de notre maison sur Paradise Road juste avant 6 heures du matin, soit relativement tôt d’après nos standards. Trunnis sortit de la voiture en trébuchant, entra dans la maison, coupa l’alarme, puis posa les sacs de billets sur la table de la cuisine et monta à l’étage. Nous le suivîmes, puis ma mère nous glissa dans nos lits, m’embrassa sur le front et éteignit la lumière avant de disparaître dans la chambre parentale, où elle le trouva en train de l’attendre, faisant claquer sa ceinture de cuir. Trunnis n’appréciait pas trop que ma mère lui fasse les gros yeux, surtout en public.

« Cette ceinture est venue tout droit du Texas juste pour te fouetter », dit-il d’une voix calme. Puis il commença à la faire claquer, la boucle en premier. Parfois, ma mère se défendait, et c’est ce qu’elle fit cette nuit-là. Elle lui lança un bougeoir en marbre à la figure. Il se baissa pour l’éviter et celui-ci alla s’écraser dans le mur. Elle courut dans la salle de bains, ferma la porte à clé et se réfugia sur le siège des toilettes. Il défonça la porte et la gifla du revers de la main. Sa tête percuta le mur. Elle était à peine consciente quand il l’empoigna par les cheveux et la traîna au bas de l’escalier.

Mon frère et moi avions entendu ce déchaînement de violence et nous le regardâmes l’entraîner dans les escaliers jusqu’au rez-de-chaussée, puis s’accroupir sur elle, sa ceinture à la main. Elle saignait alors à la tempe et à la lèvre et la vue de ce sang déclencha quelque chose en moi. À ce moment précis, ma rage surpassa ma peur. Je courus en bas et bondis sur son dos, le martelant de mes petits poings et cherchant à lui griffer les yeux. Je lui étais tombé dessus par surprise et il bascula sur un genou tandis que je continuais à hurler.

« Ne frappe pas Maman ! », criai-je. Il me repoussa facilement, s’approcha de moi avec sa ceinture à la main, puis se retourna vers ma mère.

« On dirait que t’as élevé un voyou », fit-il en souriant à moitié.

Je me recroquevillai en position fœtale quand il commença à m’asséner des coups de ceinture. Je pouvais sentir la lanière m’éclater la chair du dos alors que ma mère rampait vers le système d’alarme situé près de la porte d’entrée. Elle réussit à appuyer sur le bouton « panique » et, tout à coup, une sonnerie stridente retentit dans toute la maison. Mon père se figea, regarda en direction du plafond, s’essuya le front d’un revers de manche, inspira profondément, passa la ceinture autour de sa taille et referma la boucle puis regagna l’étage pour se purger de toute sa monstruosité et de sa haine. La police était en route et il le savait.

Le répit de ma mère fut de courte durée. Quand les flics arrivèrent, Trunnis alla les accueillir sur le seuil. Ils jetèrent un coup d’œil par-dessus son épaule en direction de ma mère, qui se tenait à quelques pas derrière lui, le visage tuméfié et la peau marbrée de traces de sang coagulé. Mais c’était une autre époque. Il n’existait pas alors de mouvement #MeToo. Cette connerie n’existait pas et ils ignorèrent ma mère. Trunnis leur dit que c’était beaucoup de bruit pour rien. Juste quelques règles de discipline à rappeler au sein du couple.

« Regardez-moi cette maison ! Est-ce que j’ai l’air de maltraiter ma femme ? demanda-t-il. Je lui offre des manteaux de fourrure, des bagues en diamant, je me casse le cul pour lui offrir tout ce qu’elle veut et elle me balance un bougeoir en marbre à la figure ? Elle est trop gâtée. »

Les policiers ricanèrent avec lui quand il les reconduisit à leur voiture. Ils partirent sans poser la moindre question à ma mère. Il ne recommença pas à la frapper, ce matin-là. Il n’en avait plus besoin. Les dégâts psychologiques avaient fait leur œuvre. À partir de ce moment-là, il nous parut évident que pour Trunnis et la police la chasse était ouverte et que nous étions le gibier.

Au cours de l’année suivante, notre programme ne changea guère et les coups continuèrent à pleuvoir tandis que ma mère faisait de son mieux pour survivre dans ces ténèbres, éclairées parfois de rares rais de lumière. Elle savait que je voulais devenir scout, alors elle m’inscrivit dans la meute locale. Je me revois enfilant la chemise bleue à boutons de louveteau un samedi matin. J’étais fier de porter un uniforme et de savoir que, pendant quelques heures, j’allais pouvoir faire semblant d’être un gamin comme les autres. Ma mère souriait tandis que nous nous dirigions vers la porte. Ma fierté et son sourire n’étaient pas motivés par le seul fait de rejoindre ce club de scouts. Ils provenaient d’une source plus profonde. Nous faisions enfin quelque chose pour nous dans cet univers morbide. C’était la preuve que nous comptions et que nous n’étions pas complètement impuissants.

C’est alors que mon père revint de l’espace Vermillon.

« Vous allez où, tous les deux ? » demanda-t-il en me fixant.

Je baissai les yeux vers le sol. Ma mère se racla la gorge.

« J’emmène David à sa première réunion de scouts, répondit-elle d’une voix douce.

– C’est ce que tu crois ! »

Je relevai les yeux et il éclata de rire quand il vit que je pleurais.

« On va au champ de courses. »

Moins d’une heure plus tard, nous arrivions à Batavia Down, une piste de trot attelé, le genre d’hippodrome où les jockeys conduisent leurs chevaux depuis une sorte de carriole tractée dans leur dos. Mon père attrapa le bulletin des courses dès que nous passâmes le portail d’entrée. Pendant des heures, nous le regardâmes tous les trois placer pari sur pari, fumer comme un pompier, boire du whisky et enchaîner les scandales tandis que tous les chevaux sur lesquels il avait parié étaient incapables de finir classés. Avec mon père qui hurlait contre les dieux du hasard et qui se comportait comme un imbécile, j’essayais de me faire le plus petit possible chaque fois que des gens passaient à côté de nous, mais je n’en restais pas moins visible comme un poil au milieu de la main. J’étais sans doute le seul scout noir qu’ils aient jamais vu et ma tenue de louveteau avait tout d’un déguisement pour imposteur.

Ce jour-là, Trunnis perdit des milliers de dollars et il fut incapable de se taire sur le trajet du retour, la voix cassée par les nuages de nicotine engloutis toute la journée. Mon frère et moi étions serrés l’un contre l’autre sur la banquette arrière et, chaque fois qu’il crachait par la fenêtre, son mollard atterrissait sur ma figure. Chaque goutte de son écœurante salive me brûlait la peau comme un venin et accroissait ma haine. J’avais cependant appris depuis longtemps que le meilleur moyen d’éviter une raclée consistait à se faire le plus invisible possible, à détourner le regard, à s’échapper de son corps et à espérer passer inaperçu. C’était une méthode que j’avais affinée au cours des années, mais je commençais à en avoir marre de toute cette merde. Je ne voulais plus me cacher devant le Diable. Cet après-midi-là, alors qu’il conduisait en zigzaguant sur l’autoroute pour rentrer à la maison, il continua à pérorer et je pris la décision de le toiser depuis ma banquette arrière. Avez-vous déjà entendu l’expression « l’espoir plutôt que la peur » ? Pour moi, c’était la haine plutôt que la peur.

Il surprit mon regard dans le rétroviseur central.

« Tu as quelque chose à dire ?

– De toute façon, on n’aurait jamais dû aller à l’hippodrome », répondis-je.

Mon frère se tourna vers moi comme si j’avais perdu l’esprit. Ma mère se tortilla, mal à l’aise, sur son siège.

« Répète ça encore une fois. » Il s’était exprimé d’une voix calme, enrobée de menaces. Je ne répondis rien, alors il chercha à me donner une claque depuis le siège conducteur, mais j’étais si petit qu’il m’était facile de me dérober. La voiture commença à se déporter sur la droite, puis sur la gauche, tandis que, à moitié retourné vers moi, il frappait dans le vide. Il arrivait à peine à me toucher, ce qui ne faisait qu’attiser sa colère. Il se remit à conduire en silence jusqu’à ce qu’il ait repris son souffle.

« Quand nous arriverons à la maison, tu enlèveras tous tes habits », se contenta-t-il de dire.

C’est ce qu’il ordonnait quand il s’apprêtait à administrer une sérieuse branlée, et il n’y avait aucun moyen d’y couper. Je fis ce qu’on m’avait demandé. Je me rendis dans ma chambre et me déshabillai, traversai le couloir pour me rendre dans sa chambre, fermai la porte derrière moi, éteignis la lumière, puis m’allongeai dans l’angle de son lit avec mes jambes pendant dans le vide, mon torse à plat et les fesses à l’air. C’était le protocole, et il avait été conçu de manière à générer une douleur psychologique et physique maximale.

Les coups étaient souvent brutaux, mais le pire c’était l’anticipation de ces coups. Je ne pouvais pas voir la porte dans mon dos et il aimait prendre son temps, afin que la peur me submerge. Quand je l’entendais ouvrir la porte, mon état de panique était à son comble. Même avec la porte ouverte, la pièce était encore si sombre que je ne pouvais pas voir grand-chose dans ma vision périphérique et que je ne pouvais pas me préparer au premier coup avant que sa ceinture ne vienne s’abattre sur mon corps. Il ne se contentait pas de deux ou trois coups. Il n’y avait d’ailleurs aucune unité de mesure, de sorte que je ne savais jamais quand la punition allait cesser.

Cette raclée-là dura de longues minutes. Il commença par me fouetter les fesses, mais la douleur était si intense que j’interposai mes mains pour bloquer les coups, aussi il passa à mes cuisses. Quand j’abaissai mes mains pour protéger mes cuisses, il choisit de s’en prendre au bas de mon dos. Il me fouetta avec sa ceinture plusieurs dizaines de fois, jusqu’à se retrouver à la fin le souffle court, crachant ses poumons et dégoulinant de sueur. Je respirais laborieusement moi aussi, mais je ne pleurais pas. Il était vraiment trop diabolique et ma haine me donnait du courage. Je refusais de donner à cet enfoiré la moindre satisfaction. Je me contentai de me lever, de le regarder droit dans les yeux, puis de repartir vers ma chambre en boitant, avant de m’observer dans un miroir. J’étais couvert de marques depuis le cou jusqu’à la pliure des genoux. Je ne parus pas à l’école pendant plusieurs jours.

Quand vous vous faites brutaliser de manière continue, l’espoir finit par s’envoler. Vous réprimez vos émotions, mais votre trauma s’exprime de manière inconsciente. Après avoir subi elle-même ou été témoin de nombreuses raclées, cette séance en particulier plongea ma mère dans une sorte de brouillard permanent. En l’espace de quelques années, cette femme était devenue l’ombre d’elle-même. Elle était distraite et oisive la plupart du temps, sauf quand il l’appelait. Elle se mettait alors à sa disposition comme si elle était son esclave. J’appris, des années plus tard, qu’à cette époque elle avait envisagé de se suicider.

Mon frère et moi, nous nous défoulions l’un sur l’autre. Nous prenions place, assis ou debout, l’un en face de l’autre et il me balançait des coups de poing aussi fort qu’il le pouvait. Ça commençait généralement comme un jeu, mais il avait quatre ans de plus que moi, il était beaucoup plus fort et il n’hésitait jamais à faire usage de toute sa force. Chaque fois que je tombais par terre, je devais me relever pour qu’il me frappe encore, de toutes ses forces, hurlant à la manière d’un pratiquant d’arts martiaux, les traits déformés par la rage.

« Tu ne m’as pas fait mal ! C’est tout ce que t’es capable de faire ? », hurlais-je en retour. Je voulais qu’il sache que je pouvais encaisser plus de souffrance qu’il serait jamais capable de m’en infliger, mais quand venait l’heure de s’endormir et qu’il n’y avait plus de combat à mener, plus d’endroit où se cacher, je mouillais mon lit. Presque tous les soirs.

Le quotidien de ma mère était comme une leçon de survie. Elle avait toujours entendu dire qu’elle était nulle, elle commença donc à en être persuadée. Tout ce qu’elle faisait avait pour seul objectif d’apaiser la colère de mon père afin qu’il ne tabasse pas ses enfants ou qu’il ne la fouette pas, mais il y avait comme des pièges invisibles dans son monde et il lui arrivait de ne pas savoir quand ou comment elle avait pu les déclencher avant qu’il ne se mette à la frapper. À d’autres moments, elle savait à l’avance qu’elle allait recevoir des coups.

Un jour, je revins en avance de l’école en raison d’une douleur insupportable à l’oreille et j’allai m’allonger sur le lit de mes parents, à l’emplacement de ma mère, mon oreille gauche me faisant incroyablement souffrir. À chaque élancement, ma haine ne faisait que croître. Je savais que je n’irais pas chez le médecin puisque mon père ne voyait pas l’intérêt de dépenser de l’argent chez un docteur ou un dentiste. Nous n’avions pas d’assurance santé, pas de pédiatre ni de dentiste. Si nous tombions malades ou si nous nous blessions, on nous disait de serrer les dents car il était hors de question que mon père paye pour quelque chose qui ne lui profiterait pas directement. Notre santé n’entrait pas dans ce cadre-là et ça me mettait hors de moi.

Au bout d’une demi-heure environ, ma mère monta à l’étage pour voir si j’allais mieux et, quand je me retournai sur le dos, elle vit du sang couler le long de mon cou et venir tacher l’oreiller.

« OK, ça suffit comme ça, dit-elle, tu viens avec moi. »

Elle me fit sortir du lit, m’habilla et m’aida à marcher jusqu’à sa voiture, mais avant même qu’elle ait pu démarrer le moteur, mon père nous tomba dessus.

« Vous comptez aller où, comme ça ?

– Aux urgences », répondit-elle en tournant la clé de contact. Il voulut se pencher pour l’arracher, mais elle écrasa l’accélérateur et l’abandonna dans un nuage de poussière. Furieux, il retourna dans la maison d’un pas lourd, claqua la porte derrière lui et aboya après mon frère :

« Fils, va me chercher un Johnnie Walker ! »

Trunnis Jr lui apporta aussitôt une bouteille de Red Label et un verre du minibar. Il le remplit et le remplit encore, regardant mon père écluser verre après verre. Chacun nourrissant son brasier intérieur. « David et toi, vous devez être forts », affirma-t-il. « Je n’ai pas envie d’élever des fiottes ! Et c’est ce que vous deviendrez si vous allez chez le toubib chaque fois que vous avez un petit bobo. Tu comprends ? »

Mon frère ne put qu’acquiescer, pétrifié par la peur. « Ton nom de famille, c’est Goggins ! Et on se fout de tout ! »

À en croire le médecin que nous vîmes cette nuit-là, ma mère m’avait amené aux urgences juste à temps. Mon infection était si avancée que j’aurais perdu l’ouïe de mon oreille gauche si nous avions attendu plus longtemps. Elle avait risqué sa vie pour la mienne, mais nous savions tous deux qu’elle ne manquerait pas d’en payer le prix fort. Nous reprîmes la route de la maison dans un silence de mort.

Quand nous débouchâmes sur Paradise Road, mon père était toujours en train de fulminer à la table de la cuisine, et mon frère toujours en train de lui servir à boire. Trunnis Jr avait peur de notre père, mais en même temps il vénérait cet homme et était comme ensorcelé par lui. En tant qu’aîné des garçons, il avait droit à un meilleur traitement. Ça n’empêchait pas Trunnis de se déchaîner contre lui, mais quelque part dans son esprit tordu, il n’en considérait pas moins Trunnis Jr comme son prince. « Quand tu seras grand, je voudrais te voir te comporter comme l’homme de la maison, déclara Trunnis. Et ce soir, tu vas voir comment un homme se comporte. »

Quelques instants après notre retour, Trunnis se déchaîna sur notre mère, mais mon frère fut incapable de regarder. Chaque fois que les raclées dégénéraient en ouragans de violence, il partait se réfugier dans sa chambre. Il préférait ne pas contempler les ténèbres car la vérité était trop difficile à supporter. Moi, je ne la quittais pas des yeux.

Au cours de l’été, nous ne bénéficiâmes d’aucun répit de la part de Trunnis, mais mon frère et moi apprîmes à faire du vélo et à rester éloignés le plus longtemps possible de la maison. Un jour, je revins pour le déjeuner et entrai à l’intérieur comme à mon habitude, en passant par le garage. Mon père dormait généralement comme un sonneur l’après-midi et j’avais donc imaginé que la voie serait libre. J’avais tort. Mon père était paranoïaque. Il trempait dans tellement d’affaires louches qu’il se faisait forcément des ennemis. Il avait rebranché l’alarme après notre départ.

Quand j’ouvris la porte, les alarmes se mirent à retentir et mon estomac s’affaissa. Je me figeai, reculai contre le mur et guettai les bruits de pas. J’entendis les marches grincer et je sus que j’étais foutu. Il descendit l’escalier dans sa robe de chambre marron, le pistolet à la main, et traversa la salle à manger avant d’arriver dans le salon, son arme braquée devant lui. Je vis le canon du pistolet apparaître lentement dans l’angle de la pièce.

Dès qu’il eut fini de découper son angle, il me découvrit à près de 6 mètres de distance, mais il n’abaissa pas son arme pour autant. Il me visa droit entre les deux yeux. Je ne cessai de le fixer, le regard aussi neutre que possible, les pieds solidement ancrés dans le sol. Il n’y avait personne d’autre dans la maison et une partie de moi aurait aimé qu’il presse la détente. À cette époque de ma vie, je ne me souciais plus de savoir si j’allais vivre ou mourir. Je n’étais qu’un gosse de huit ans à bout de forces, qui en avait marre d’être terrifié par son père, et qui en avait aussi sa claque de Skateland. Au bout d’une minute ou deux, il abaissa son canon et fit demi-tour pour regagner sa chambre.

Il était désormais évident que quelqu’un allait laisser sa peau à Paradise Road. Ma mère savait où Trunnis rangeait son calibre .38. Parfois, elle chronométrait ses déplacements et le suivait, imaginant alors comment les choses pourraient se dérouler. Ils prendraient chacun leur voiture pour se rendre à Skateland, elle récupérerait son arme sous le coussin du canapé avant qu’il n’arrive lui-même au bureau, elle nous ramènerait tôt à la maison, nous mettrait au lit et l’attendrait près de la porte d’entrée avec le pistolet à la main. Quand elle entendrait sa voiture arriver, elle franchirait la porte et le tuerait dans l’allée – en laissant son corps dehors, jusqu’à ce que le livreur de lait le découvre. Mes oncles, ses frères, parvinrent à l’en dissuader, mais ils s’accordaient à dire qu’elle devait faire quelque chose de radical, sinon ce serait son cadavre à elle que l’on retrouverait dehors.

Ce fut une vieille voisine qui lui offrit un moyen de s’en sortir. Betty avait vécu de l’autre côté de la rue et était restée en contact avec ma mère après avoir déménagé. Elle avait vingt ans de plus qu’elle et la sagesse qui va avec cet âge. Elle encouragea ma mère à préparer un plan d’évasion plusieurs semaines à l’avance. La première étape consistait à obtenir une carte de crédit à son nom. Cela nécessitait qu’elle regagne la confiance de Trunnis car elle allait avoir besoin de sa signature. Betty rappela aussi à ma mère qu’il fallait garder leur amitié secrète.

Pendant plusieurs semaines, Jackie fit son numéro de charme à Trunnis, le traitant comme elle l’avait fait quand elle avait été une beauté de dix-neuf ans avec des étoiles dans les yeux. Elle parvint à lui faire croire qu’elle l’admirait toujours, et quand elle glissa sous ses yeux un formulaire de demande de carte de crédit, il déclara qu’il serait heureux d’augmenter un peu son pouvoir d’achat. Quand la carte arriva au courrier, ma mère en caressa les angles à travers l’enveloppe de papier tandis qu’un immense soulagement la gagnait. Elle ouvrit l’enveloppe et tint la carte à bout de bras pour l’admirer. La carte brillait tel un ticket gagnant.

Quelques jours plus tard, elle entendit mon père parler d’elle en de très mauvais termes au téléphone avec l’un de ses amis, alors qu’il était en train de prendre son petit déjeuner avec mon frère et moi à la table de la cuisine. Ce fut le déclic. Elle s’approcha de la table et lâcha : « Je quitte votre père. Vous deux, vous pouvez rester ou choisir de partir avec moi. »

Mon père resta bouche bée, mon frère aussi, mais pour ma part je bondis de ma chaise comme si elle venait de prendre feu. J’attrapai quelques sacs poubelle noirs et grimpai dans ma chambre pour faire mes bagages. Mon frère finit lui aussi par empaqueter quelques affaires. Avant que nous ne partions, nous tînmes tous les quatre une dernière réunion de famille autour de la table de la cuisine. Trunnis posa sur ma mère un regard aussi choqué que méprisant.

« Sans moi, tu n’as rien et tu n’es rien, dit-il. Tu n’as aucune éducation, tu n’as pas d’argent et pas d’avenir. D’ici un an tu feras le trottoir. » Il fit une pause, puis se retourna vers mon frère et moi. « Vous deux, vous allez devenir des fiottes. Et surtout, Jackie, ne pense pas que tu pourras revenir ici. Il ne me faudra pas plus de cinq minutes après ton départ pour trouver une femme qui te remplacera. »

Elle acquiesça et se leva. Elle lui avait sacrifié sa jeunesse, son âme, désormais c’était fini. Elle empaqueta le minimum d’affaires. Elle lui laissa les manteaux de fourrure et les bagues de diamants. Pour ce qu’elle en avait à faire, il pourrait toujours les offrir à sa prochaine pétasse.

Trunnis nous regarda charger nos affaires dans la Volvo de ma mère (le seul véhicule qu’il possédait et ne conduisait jamais), nos bicyclettes étant déjà accrochées à l’arrière. Ma mère démarra lentement et il resta tout d’abord imperturbable, mais avant que nous ne tournions au coin de la rue, je pus le voir rentrer dans le garage. Ma mère écrasa alors la pédale d’accélérateur.

Rendons-lui hommage, elle avait envisagé toutes sortes d’éventualités. Elle avait imaginé qu’il pourrait la suivre, aussi elle ne prit pas la direction de l’autoroute qui nous aurait conduits jusque chez ses parents, dans l’Indiana. Au lieu de cela, elle se dirigea vers la maison de Betty, au bout d’une route en cours de construction dont mon père ignorait jusqu’à l’existence. Le garage de Betty était ouvert quand nous arrivâmes. Nous nous garâmes à l’intérieur. Betty referma aussitôt la porte et, tandis que mon père passait en trombe sur l’autoroute à bord de sa Corvette afin de nous prendre en chasse, nous attendîmes juste sous son nez que la nuit finisse par tomber. Nous savions qu’à cette heure-là il serait de retour à Skateland pour l’ouverture. Il n’allait pas prendre le risque de passer à côté de quelques dollars, quels que puissent être les enjeux.

Les choses se gâtèrent à environ 150 kilomètres de Buffalo, quand la vieille Volvo se mit à perdre de l’huile. Le pot d’échappement commença à cracher de gros nuages de fumée noire, ce qui fit paniquer ma mère. Jusque-là elle avait réussi à tenir le coup, à enfouir sa peur au plus profond d’elle-même, à la dissimuler derrière un masque lui permettant de faire bonne figure, jusqu’à ce que ce nouvel obstacle apparaisse et qu’elle perde absolument tous ses moyens. Des larmes inondèrent son visage.

« Qu’est-ce que je dois faire ? » interrogea ma mère, en ouvrant des yeux comme des soucoupes. Mon frère, qui n’avait jamais vraiment voulu partir, lui conseilla de faire demi-tour. J’étais assis sur le siège passager. Elle me regarda avec espoir. « Qu’est-ce que je dois faire ?

– Il faut continuer, Maman, répondis-je. Il faut continuer. »

Elle s’arrêta dans une station-service perdue au milieu de nulle part. Hystérique, elle se précipita vers une cabine téléphonique et appela Betty.

« Je n’y arriverai pas, Betty, lui dit-elle. La voiture est tombée en panne. Il faut que j’y retourne.

– Où te trouves-tu ? demanda Betty d’une voix calme.

– Je n’en sais rien, répondit ma mère. Je n’ai aucune idée de l’endroit où je me trouve. »

Betty lui demanda de trouver un pompiste – il y en avait un dans toutes les stations-service à l’époque – et de le lui passer au téléphone. Celui-ci expliqua à Betty que nous nous trouvions dans la banlieue d’Erie, en Pennsylvanie, et après que Betty lui eut donné quelques instructions, il tendit le combiné à ma mère.

« Jackie, il y a un garage Volvo à Erie. Trouve un hôtel pour cette nuit et amène-leur ta voiture demain. » Ma mère écoutait, mais elle ne répondait pas. « Jackie, tu m’as entendue ? Fais ce que je te demande et tout ira bien.

– Ouais, d’accord, murmura-t-elle, épuisée émotionnellement. Un hôtel. Un garage Volvo. J’ai compris. »

Je ne saurais dire à quoi ressemble Erie aujourd’hui, mais à cette époque, il n’y avait qu’un seul hôtel décent en ville, un Holiday Inn, situé non loin du garage Volvo. Mon frère et moi suivîmes ma mère jusqu’à la réception de l’hôtel, où une autre mauvaise nouvelle nous attendait. Il n’y avait aucune chambre de libre. Les épaules de ma mère s’affaissèrent. Mon frère et moi étions plantés à côté d’elle, nos sacs poubelle pleins d’affaires à la main. Nous étions l’image même du désespoir et le réceptionniste s’en aperçut.

« Écoutez, nous avons quelques lits d’appoint que nous pourrions mettre dans la salle de conférence, dit-il. Il y a des toilettes à côté que vous pourrez utiliser, mais il faudra partir tôt car nous accueillons une conférence à 9 heures. »

C’est avec reconnaissance que nous allâmes nous coucher dans cette salle de conférence avec sa moquette industrielle et ses lumières fluorescentes au plafond, notre purgatoire personnel. Nous étions en fuite et dans une situation très difficile, mais ma mère n’avait pas flanché. Elle s’allongea sur son lit et contempla les dalles du plafond jusqu’à ce que nous nous endormions. Elle se glissa ensuite dans l’espace restauration adjacent afin de surveiller d’un œil anxieux nos bicyclettes et la route pendant le reste de la nuit.

Nous attendions depuis un moment dehors quand le garage Volvo ouvrit enfin ses portes, ce qui donna juste assez de temps aux mécaniciens pour identifier le problème et obtenir la pièce dont nous avions besoin avant que leur journée de travail ne s’achève. Nous quittâmes Erie au coucher du soleil et roulâmes toute la nuit, pour finalement arriver chez mes grands-parents à Brazil, dans l’Indiana, huit heures plus tard. Ma mère était en larmes quand elle gara sa voiture devant leur vieille maison de bois à l’aube, et je pouvais comprendre pourquoi.

Notre arrivée marqua une étape importante, à ce moment-là mais aujourd’hui encore. Je n’avais que huit ans, mais j’entamais déjà le deuxième volet de mon existence. Je ne savais pas ce qui m’attendait – ce qui nous attendait – dans cette petite ville rurale du sud-est de l’Indiana et je m’en fichais pas mal. Tout ce que je savais, c’est que nous venions d’échapper à l’enfer et que, pour la première fois de toute ma vie, nous étions enfin libérés du Diable en personne.

* * *

Nous passâmes les six mois suivants chez mes grands-parents et, pour la seconde fois, je fus inscrit en CE1 dans une école catholique locale du nom de l’Annonciation. J’étais le seul gamin de huit ans dans cette classe. Aucun des autres enfants ne savait que je redoublais mon année, mais il ne faisait aucun doute que j’en avais bien besoin. Je savais à peine lire, mais j’eus la chance d’avoir Sœur Katherine pour professeure. La soixantaine, petite et menue, Sœur Katherine arborait une dent en or. C’était une religieuse, mais elle ne portait pas la tenue de son sacerdoce. Elle était également revêche comme pas possible et ne s’en laissait pas conter. Pour ne rien gâcher, j’adorais son petit cul rebondi.

En classe de CE1, à Brazil.

L’école de l’Annonciation n’était pas grande. Sœur Katherine enseignait aux CP et aux CE1 dans une seule et même classe, et avec seulement 18 élèves, elle n’était pas du genre à fuir ses responsabilités en mettant en cause mes difficultés d’apprentissage, pas plus qu’elle n’acceptait que des mauvais comportements ou des troubles émotionnels déteignent sur notre compréhension des leçons. Tout ce qui comptait à ses yeux, c’était que je puisse bénéficier de l’enseignement du primaire. Son job consistait à m’ouvrir l’esprit. Elle n’aurait pas manqué d’excuses pour m’envoyer consulter un quelconque spécialiste ou m’identifier comme un enfant à problèmes, mais ce n’était pas son genre. Elle avait commencé à enseigner avant que l’on ne se mette à coller des étiquettes aux gamins et elle personnifiait la mentalité « pas d’excuses » dont j’avais tant besoin si je voulais rattraper mon retard.

Sœur Katherine est la raison pour laquelle je ne ferai jamais confiance à un sourire et je ne jugerai jamais un air renfrogné. Mon père souriait souvent, pourtant il n’en avait rien à foutre de moi. En revanche, Sœur Katherine la bougonne se souciait de nous, se souciait de moi. Elle voulait que nous devenions le meilleur de nous-mêmes. Je le sais car elle n’hésita jamais à faire des heures supplémentaires avec moi, aussi longtemps que nécessaire, afin que je puisse retenir mes leçons. Avant la fin de l’année, j’avais presque rattrapé mon retard en matière de lecture. Trunnis Jr ne s’était pas aussi bien adapté. Au bout de quelques mois, il avait exprimé le désir de retourner à Buffalo, où il était redevenu l’ombre de mon père et s’était remis à travailler à Skateland comme s’il ne l’avait jamais quitté.

Nous avions entre-temps emménagé dans un endroit à nous : un appartement de 55 mètres carrés avec deux chambres à Lamplight Manor, un HLM, pour un loyer de 7 dollars par mois. Mon père, qui chaque nuit gagnait plusieurs milliers de dollars, nous envoyait 25 dollars toutes les trois ou quatre semaines en guise de pension alimentaire, tandis que ma mère gagnait quelques centaines de dollars par mois en travaillant dans un grand magasin. Elle suivait aussi des cours du soir à l’Indiana State University, ce qui coûtait également de l’argent. Afin de combler les trous, il fallut donc s’inscrire auprès d’un organisme d’aide sociale, ce qui permit de recevoir 123 dollars par mois ainsi que des bons d’achat alimentaires. Ils lui firent un chèque le premier mois, mais la rayèrent de leurs listes quand ils découvrirent qu’elle avait une voiture, ce qui la rendait inéligible au programme d’aide. Ils affirmèrent néanmoins qu’ils seraient heureux de l’aider pour peu qu’elle se débarrasse de son véhicule.

Le problème, c’est que nous vivions à la campagne, dans une ville de 8 000 habitants dépourvue du moindre système de transport public. Nous avions besoin de cette voiture pour aller à l’école, au travail ou aux cours du soir. Ma mère était cependant déterminée à changer de vie et elle parvint à contourner le système en passant par le Programme d’aide aux enfants à charge. Elle se débrouilla pour que le chèque soit libellé au nom de ma grand-mère, qui déposait ensuite l’argent sur son compte, mais cela ne nous rendit pas pour autant la vie plus facile. Ce n’étaient pas 123 dollars qui pouvaient réellement changer les choses.

Je me souviens d’une nuit où nous étions tellement fauchés qu’il nous fallut rentrer à l’appartement avec un réservoir quasiment vide, pour nous retrouver devant un frigo complètement vide, une facture d’électricité impayée et un compte en banque à sec. Je me souvins alors de nos deux bocaux remplis de pièces jaunes. J’allai les chercher sur l’étagère où ils se trouvaient.

« Maman, on va compter nos pièces ! »

Elle sourit. Quand elle était jeune, son père lui avait appris à ramasser les petites pièces qu’elle pouvait trouver par terre. Il avait été marqué par la Grande Dépression et savait ce que c’était que de traverser des moments difficiles. « Tu ne sais jamais quand tu pourras en avoir besoin », lui disait-il. Quand nous vivions en enfer, rapportant des milliers de dollars chaque soir, l’idée même que nous puissions manquer d’argent semblait ridicule, mais ma mère n’en avait pas moins conservé ses habitudes d’enfant. Trunnis aimait la dénigrer à ce sujet, mais le moment était désormais venu de savoir combien d’argent toute cette ferraille pouvait représenter.