Pollice Verso - Alexeï Lougovoï - E-Book

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Alexeï Lougovoï

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Beschreibung

« Vae victis ! », s'écrie le peuple romain devant le gladiateur vaincu au Colisée, en tournant le pouce vers le bas : le Pollice Verso. Cette suite de quatre nouvelles de l'auteur russe Lougovoï (pseudonyme d'Alexeï Tikhonov, 1853-1914) présente quatre destins en proie à la haine impitoyable de la foule, qui condamne sans pitié ses héros hier triomphants. « L’auteur a entrepris de démontrer, à l'aide d’exemples pris dans tous les temps, la pérennité de l’ingratitude humaine. Toujours prête à brûler ce qu'elle adorait hier, la foule étend sur ses héros les plus admirés la perpétuelle menace du Pollice Verso de la Rome antique. » (Préface de la Revue des Français dans laquelle parut, en 1913, cette traduction demeurée inédite en volume).

Traduction d'Ely Hapérine-Kaminsky, augmentée d'un article biographique d'Eugène Séménoff sur l'auteur.

EXTRAIT

Une nuit du Midi, chaude, noire.
Tout repose dans la nature ; les oiseaux se taisent, la vague ne se brise plus au rivage, les abeilles ne bourdonnent plus autour des fleurs. L’air de la nuit tient endormis sous sa caresse tiède ces splendides montagnes et ces vallées, ces forêts, ces jardins, ces fleuves, et s’abîme lui-même dans une voluptueuse lassitude.
Seule, Rome ne dort pas.
Une rumeur sourde monte des rues les plus reculées de la Ville éternelle, et, du côté de la Via Appia, il semblerait qu’un torrent impétueux a franchi les aqueducs et que les courants tombent, avec un fracas formidable, des hautes arcades sur le sol.
Plus on approche du cirque, plus grossit la rumeur. C’est celle d’une foule qui se presse.

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BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

— LITTÉRATURE RUSSE —

Alexeï Lougovoï

Тихонов-Луговой Алексей Алексеевич

1853 – 1914

POLLICE VERSO

SUITE EN QUATRE PANNEAUX

1891

Traduction d’Ely Halpérine-Kaminsky, 1913.

© La Bibliothèque russe et slave, 2015

© Ely Halpérine-Kaminsky, in Revue des Français, 1913

Couverture : Jean-Léon GÉRÔME, Pollice Verso (1872)

Chez le même éditeur — Littérature russe

1. GOGOLLes Âmes mortes. Traduction d’Henri Mongault

2. TOURGUENIEVMémoires d’un chasseur. Traduction d’Henri Mongault

3. TOLSTOÏLes Récits de Sébastopol. Traduction de Louis Jousserandot

4. DOSTOÏEVSKIUn joueur. Traduction d’Henri Mongault

5. TOLSTOÏAnna Karénine. Traduction d’Henri Mongault

6. MEREJKOVSKILa Mort des dieux. Julien l’Apostat. Traduction d’Henri Mongault

7. BABELCavalerie rouge. Traduction de Maurice Parijanine

8. KOROLENKOLe Musicien aveugle. Traduction de Zinovy Lvovsky

9. KOUPRINELe Duel. Traduction d’Henri Mongault

10. GOGOLLe Révizor — Le Mariage. Traduction de Marc Semenoff

11. DOSTOÏEVSKIStépantchikovo et ses habitants. Traduction d’Henri Mongault

12. Les Bylines russes — La Geste du Prince Igor. Traductions de Louis Jousserandot et d’Henri Grégoire

13. PISSEMSKIMille âmes. Traduction de Victor Derély

14. RECHETNIKOVCeux de Podlipnaïa. Traduction de Charles Neyroud

15. TOURGUENIEVPoèmes en prose. Traduction de Charles Salomon

16. GONTCHAROVOblomov. Traduction de Jean Leclère

17. GOGOLVeillées d’Ukraine. Traduction d’Eugénie Tchernosvitow

18. DOSTOÏEVSKIMémoires écrits dans un souterrain. Traduction d’Henri Mongault

19. KOUPRINELe Bracelet de grenats — Olessia. Traduction d’Henri Mongault

20. GOGOLTarass Boulba. Traduction de Marc Semenoff

21. LESKOVGens d’Église. Traduction d’Henri Mongault

22. POUCHKINELa Fille du capitaine. Traduction d’Eugène Séménoff

23. LOUGOVOÏPollice Verso. Traduction d’Ely Halpérine-Kaminsky

POLLICE VERSO

PANNEAU I.

Munero nunc edunt, et vero pollice vulgi

    Quemlibet occidunt populariter.

JUVÉNAL

Une nuit du Midi, chaude, noire.

Tout repose dans la nature ; les oiseaux se taisent, la vague ne se brise plus au rivage, les abeilles ne bourdonnent plus autour des fleurs. L’air de la nuit tient endormis sous sa caresse tiède ces splendides montagnes et ces vallées, ces forêts, ces jardins, ces fleuves, et s’abîme lui-même dans une voluptueuse lassitude.

Seule, Rome ne dort pas.

Une rumeur sourde monte des rues les plus reculées de la Ville éternelle, et, du côté de la Via Appia, il semblerait qu’un torrent impétueux a franchi les aqueducs et que les courants tombent, avec un fracas formidable, des hautes arcades sur le sol.

Plus on approche du cirque, plus grossit la rumeur. C’est celle d’une foule qui se presse.

Dans le bruit, on distingue des claquements, des ordres d’édiles et de triumvirs, parfois des ricanements. C’est la plèbe venue des environs de Rome et qui se hâte de prendre d’assaut les places gratuites. Dans une bousculade sauvage, elle s’engouffre sous les portes cochères du cirque ; elle se disperse et s’éparpille comme une noire fumée sur les bancs de l’amphithéâtre.

On voit, mêlés à la plèbe, des dames patriciennes et leurs cavaliers. Ils craignent, en venant trop tard, de perdre de bonnes places ; ils passeront la nuit dans le cirque pour arriver à être tout près de l’arène. Et la foule augmente encore, la poussée devient plus violente. Tout à coup on entend un cri déchirant. On s’arrête, on se retourne ; du regard ou de la voix, on questionne son voisin : « Rien, ce n’est rien ; on a cassé le bras à quelqu’un. » Et l’on recommence à se pousser et à se bousculer. Les gardes fendent la foule pour livrer passage au blessé dont les cris continuent. Comme en réponse à ses gémissements, on entend rugir les lions sous les arcades du cirque. La foule s’égare, et de la porte cochère aux gradins élevés de l'amphithéâtre les ricanements de l’homme font chorus avec les fauves. Toute la nuit, la foule bourdonne ; elle grossit à chaque instant, elle déborde, et le soleil éclaire maintenant le cirque bondé du haut en bas.

Seules, les places des sénateurs entre deux gradins, la loge impériale et le coin (cuneus) réservé aux amis du héros de la fête, sont encore vides. Ce héros, Spurius Gallo, vient d’être nommé questeur ; c’est à cette occasion que, suivant la coutume, il donne aux Romains la fête favorite, les jeux du cirque. Mais, à leur tour, les places réservées se remplissent. Voici les sénateurs qui, dans leurs prétextes, blanches tuniques bordées de pourpre, se laissent tomber sur les coussins de soie. Voici les vierges de Vesta, gardiennes du feu sacré.

On n’attend plus que César. Claude est en retard, contre son habitude.

En attendant, la foule se divertit. Les petits porteurs de gâteaux et de breuvages crient leurs friandises en circulant entre les spectateurs. Un gros homme à mine rude discute avec une jeune marchande, et ne veut pas lui payer ce qu’elle demande pour une coupe d’eau. Dans les rangs des patriciens, le rusé Grec qui se donne pour un astrologue hébreux, s’est faufilé, et pour un peu de menue monnaie il fait rire de ses prédictions burlesques. Quelques jolies plébéiennes écoutent, un sourire moqueur sur les lèvres, les fadaises d’un beau jeune homme. Les grandes dames cherchent sur les bancs du cirque des amis, des connaissances, et échangent des signes d’amitié. Les voisines se racontent l’une à l’autre leurs conquêtes, potinent, bavardent, calomnient.

Voilà Calpurnia Terentila, femme d’un riche patricien. Ses lèvres sont serrées, ses sourcils se contractent, pendant qu’elle louche du côté d’une voisine d’amphithéâtre. Elle est hors d’elle. Ces maudits loueurs lui ont fait donner un prix fou, et cependant, comme pour se moquer d’elle, ils l’ont placée avec sa fille Cintie à deux pas de ce chenapan de Cicinius et de son hétaïre Sylvie. Ce Cicinius a ingratement trompé son espérance ; il a préféré à sa chère Cintie, fleur à peine épanouie, cette honteuse créature ; il a refusé un séduisant hyménée pour partager le lit de Sylvie avec trois amants, sans compter le mari : « Grand Dieu, et les voilà près de nous ? N’y a-t-il plus de place à Rome pour les honorables matrones ? »

« Regarde donc, regarde la stola1 de cette hétaïre, disait Calpurnia à Cintie. Est-ce fait pour une matrone, la femme d’un patricien ? Est-ce convenable de porter en public une étoffe transparente qui met à jour la peau ? Il est vrai que lorsqu’on n’a pas de honte, on n’a rien à couvrir. »

Avec une indignation mêlée de jalousie et de curiosité, la jeune fille regarde sa rivale et chuchote :

« Oh ! l’odieuse ! l’odieuse ! » Mais entraînée par l’amour des chiffons, elle reste frappée de la toilette de Sylvie :

« Regarde, dit-elle à sa mère, avec quelle adresse elle a jeté les plis de la polla2 brodée d’or !

— Il lui faudrait une toge noire d’hétaïre, murmure amèrement Calpurnia. Mais que faire, ma chère, quand les édiles eux-mêmes manquent du souci des mœurs et que d’en haut Messaline donne un si triste exemple ? Oh ! si j’étais censeur ! Si je pouvais la traiter comme elle le mérite.

Cintie écoute, et tout ensemble observe le soccus blanc brodé d’or qui chausse si bien le joli pied de Sylvie. Ce n’est pas pour rien que Sylvie exhibe ce petit pied !

« Je ne lui permettrais pas, continue de gronder Calpurnia, d’exhaler de son corps honteux les arômes du fard d’Assyrie... Vois, cette vieille mégère n’a que quelques années de moins que moi ! Si Cicinius la voyait la nuit se frotter le visage avec du lait d’ânesse, il se détournerait de sa beauté... Mais elle est toute peinte ! »

Et Cintie, jalouse, contemple la coiffure de Sylvie peinte en nuance rouge et or. Elle a une féroce envie d’arracher de cette coiffure l'épingle précieuse qui retient les touffes de cheveux et de l’enfoncer dans le cou de sa rivale.

« Et où prend-elle tous ces bijoux ? continue la philippique de Calpurnia. Où a-t-elle pris ces perles qui valent celles de Cléopâtre ? Les autres matrones s’entendent reprocher des parures qui viennent des dépouilles des provinces ; mais elles les tiennent de leurs maris et de leurs pères ! et celle-ci tient tout de ses amants ! Ô temps ! ô mœurs ! »

Et, non contente d’injurier Sylvie pour ses vices, Calpurnia en invente d’autres possibles ou impossibles :

« Je suis sûre, chuchote-t-elle, que si l’on pouvait poursuivre Sylvie pour la débauche, elle n’y renoncerait pas malgré tout ! Suivant l’exemple de Vistilie, elle se débarrasserait de la dignité de matrone romaine, de patricienne, et elle s’inscrirait chez les édiles comme entrepreneuse de lupanar. C’est là son lot ! Et Cicinius serait le serviteur... »

Mais comprenant qu’elle va trop loin devant sa toute jeune fille,

Calpurnia s’arrête. Elle ne peut toutefois se calmer sans avoir achevé sa pensée, et elle grogne en désignant Cicinius.

« Vois donc de quel geste ridicule il évente sa maîtresse ! Regarde-le tourner sa main en faisant voir ses bagues précieuses ! L’éventail lui va mieux que l’épée. »

Mais le fiancé d’autrefois plaît toujours à Cintie, et elle songe tristement à ses espérances brisées :

« Et tout cela s'est fait à Baïes3, au Baïes débauché, murmure la jeune fille. C’est là qu’il m’a abandonnée et que Sylvie l’a conquis ! »

Sylvie et Cicinius jasent de leur côté et rendent à Calpurnia et Cintie la monnaie de leur pièce.

Sur d’autres bancs de l’amphithéâtre, d’autres groupes règlent leurs comptes de ménage et répètent les potins de la ville. Tout cela les occupe, en attendant la représentation favorite. Cependant, peu à peu l’arène captive l’attention. Les jeux vont commencer.

Claude et Messaline, salués par les acclamations du peuple, ont pris place dans la loge impériale. Il y a longtemps que la procession des gladiateurs a défilé ! Le prélude est fixé. Voici la joute d'adresse.

Les lutteurs ont combattu à l’arme tranchante contre les bêtes féroces, et cette lutte est également terminée. Le lorarius a traîné dans le spoliarum4 quelques gladiateurs morts et a jeté dans la rue plusieurs fauves éventrés, deux lions, un ours et un chacal. Et la plèbe qui n’a pu entrer dans le cirque s’arrache la proie par lambeaux et l’emporte au logis pour s’en repaître. L’arène, bouleversée par la lutte, est remise en ordre, et les mares de sang disparaissent sous le sable de mica brillant.

La foule s’anime. Mais peu de spectateurs se sont délectés à la lutte entre hommes et fauves. La plupart attendent autre chose : la lutte de l’homme contre l’homme.

La trompette annonce l’ouverture des combats humains. Voici un mirmillon5 et un rétiaire.

Légèrement armé, le mirmillon prend position et attend le moment favorable pour se jeter sur le rétiaire. Mais celui-ci, armé d’un trident et d’un filet, a déjà fendu l’air de son arme, et le mirmillon peut à peine échapper. Le rétiaire poursuit son adversaire, lequel esquive encore le long filet qui vole jusqu’à sa tête.

C’est au tour du mirmillon de s’approcher du rétiaire et de le combattre. Mais ce dernier est aussi adroit que son adversaire. Il échappe, lui aussi, prend position et lance son filet.

Le combat dure plus longtemps, aiguisé par la peur réciproque, car malheur à qui succombe ! Et chacun des combattants veut être vainqueur.

Mais les spectateurs se fatiguent, et par des cris menaçants réclament la fin de la lutte. Il faut que l’un tombe et meure ! Il faut que le programme suive son cours et que l’on fasse place aux autres combattants.

Plusieurs spectateurs ont parié sur l’issue de la lutte quelques dizaines de mille sesterces. Chacun veut s’enrichir et l’on est avide d’une mort.

Les combattants sont au paroxysme de l’excitation. Voilà le mirmillon, le poisson, qui à l’improviste se jette sur le rétiaire, espérant l’enlacer de son propre filet. Mais le pêcheur esquive le coup, et le filet au même instant enveloppe la tête et les épaules du mirmillon. Le rétiaire terrasse son ennemi, et avant que le mirmillon ait pu crier grâce à cette foule qui hurle : « Sus ! sus ! » l’horrible trident s’enfonce dans la poitrine du vaincu. Sans crier, sans même soupirer, le mirmillon se tord dans les affres de l'agonie.

Le rétiaire a combattu contre les règles, mais l’auditoire énervé ne lui fait pas de reproche. La foule approuve que, sans attendre sa permission de tuer, le pêcheur ait transpercé le poisson. Le spectacle a été plus naturel, plus vivant, et la foule applaudit le vainqueur.

Tous suivent avec curiosité les mouvements du mirmillon mourant. Pendant qu’on le perçait, il ne devait, suivant les règles, ni se plier, ni se baisser. Il devait recevoir, immobile, le coup fatal. Mais les convulsions de la mort intéressent la foule et lui sont agréables. Les spectateurs rient, soulignent les mouvements des mains et des pieds : « On dirait qu’il nage. Un vrai mirmillon ! un vrai poisson ! Il n’en sortira plus : voici le lorarius. »

Le lorarius s’approche du moribond et de son lourd marteau lui brise le crâne. Puis il harponne le mort avec son crochet et le traîne dans le spoliarum. Le sillon laissé par le mort sur l'arène est recouvert de sable frais.

Les trompettes à nouveau retentissent ; les portes s’ouvrent. Des deux côtés opposés de l’arène, paraissent, sur des chevaux blancs, quatre paires d’andabates6 ! Leur apparition est saluée par des cris. Des centaines d’habits sont jetés en l’air et retombent sur la foule enthousiasmée.

Le soleil levant a déjà franchi les hauts murs du cirque et fait miroiter les casques dorés et les armes des andabates. Mais ils ne voient pas le soleil ; des masques leur couvrent le visage et les yeux ; leur combat de mort est le jeu de cache-cache. Les lorarii prennent les chevaux par la bride et les portent à divers points de l’arène, puis ils se retirent. À un signal donné, les adversaires se meuvent et se recherchent les uns les autres. Les adversaires !... Mais tout à l'heure, avant de fouler l’arène, ils se parlaient amicalement, ils buvaient ensemble le vin offert avant le combat ! Et les voilà soudain ennemis mortels. Ils ont le devoir de s’exterminer.

Seulement, les chevaux s’approchent, conduits par les cavaliers aveugles, au hasard du hennissement, des piétinements des autres coursiers.

Deux combattants se rencontrent. Mais les chevaux ne sont pas tournés l’un vers l’autre ; les cavaliers s’agitent en vain ; ils donnent des coups dans le vide. La foule ricane, et les plus impatients des spectateurs crient aux andabates : « Pas là ! à droite ! à droite !

— Et toi, à gauche ! Pas là ! Quel âne ! »

Les andabates sont effarés. Celui qui doit aller à droite va bien à droite ; mais l’autre prend la même direction. La foule mécontente le couvre d'injures.

Tout à coup, l’attention des spectateurs est captivée par deux andabates qui viennent de se rencontrer dans les règles.

« Droit ! droit ! » leur crie-t-on de toutes parts, et les deux combattants aveugles sont face contre face, pied contre pied. Les chevaux se mettent côte à côte. Les cavaliers se sont palpés, se sont penchés, et des deux côtés les couteaux, au tranchant affilé, s’enfoncent dans leurs corps. Les adversaires tombent en laissant choir de leurs mains l’arme et la bride. L’un a le cœur traversé, il s’affaisse sans un soupir. L'autre a eu le temps de jeter un cri. Il prend de la main gauche le couteau enfoncé dans ses entrailles, et de la main droite, étreignant l’épaule de son rival, il l’entraîne dans ses convulsions de mort. Le sang des ennemis se mêle. Les blancs chevaux, libres de cavaliers et couverts d’écume, bondissent en arrière et galopent dans l’arène. Les spectateurs hurlants applaudissent les gladiateurs morts.

La foule, un instant satisfaite, a détourné son attention des deux cadavres et suit les mouvements des andabates qui se cherchent.

Plusieurs chevaux sont blessés ; des cavaliers sont précipités. Les combattants circulent à pied ou à cheval à la recherche de la mort, faisant rire les spectateurs des mouvements maladroits de leurs mains qui tâtonnent.

Tantôt ici, tantôt là, un groupe réussit à se joindre. Un coup de couteau, sur la main, sur le pied, arrache un lambeau de chair. On blesse un cheval ou c’est lui qui d’un coup de sabot jette à bas le cavalier. Puis les combattants perdent leur direction et involontairement à nouveau se disjoignent.

Chaque lutteur est sur ses gardes pour ne point être frappé par derrière. Il prête l’oreille au bruit des pas, au bruit des chevaux. Il se trompe, agacé par les cris de la foule, et recommence en continuant d’exciter le rire des spectateurs par ses maladresses. Les soupirs, les ricanements, les conversations, les cris, les hennissements, se confondent en un seul écho.

Mais le soleil brille de son plein éclat. La foule s’agace et les andabates l’ennuient. Les spectateurs veulent le dénouement. Les valets se montrent sur l’arène, appliquent des piques incandescentes sur les parties nues des corps des andabates et les orientent l’un contre l’autre. La rencontre est inévitable. Tous les combattants se sont trouvés ; les uns sont terrassés ; les autres se lardent, se charcutent ; les troisièmes, pour éviter les coups de poignards, se sont pris par les mains, se balancent, se font tomber et cherchent à s’étouffer. Ils ne lâchent l’étreinte que lorsque l’un d’eux a rendu son dernier soupir en un hoquet enroué. Tout en combattant l’adversaire direct, l’andabate a le souci de l’ennemi voisin, il le cherche, et les spectateurs suivent avec des yeux brillants le drame et stimulent les mourants à mourir plus vite pour ne point retarder le spectacle.

Tous sont tombés. Le lorarius touche de son fer rouge les gladiateurs étendus, et si l’un d’eux montre un signe de vie, il le perce de sa pointe ardente et le traîne avec le crochet sur le spoliarum.

On recouvre l’arène de sable frais. Mais à travers le sable, l’odeur du sang, chauffé par le soleil, monte vers les spectateurs et s’élève jusqu’au ciel bleu et sans nuages.

Avec une ardeur intense, les spectateurs attendent la suite du spectacle. Ils sont contents, ils sont heureux, à part la minorité. Celle-là est indifférente ou montre du mécontentement.

L’empereur lui-même, grand amateur de jeux, ne s’amuse pas beaucoup aujourd’hui. Quoiqu’on ait étendu un large parasol sur sa tête, il étouffe. De plus les andabates ne l’émeuvent point, car ces masques empêchent de voir, sur les visages, les crispations de l’agonie. Ce sont les rétiaires qui donnent la suprême jouissance. Claude regarde apathiquement, pensant à autre chose, et cligne de l’œil à son favori Narcisse. Ils ont une idée commune. Ils ont la pensée d’étonner Rome par un spectacle de naumachie7