Poussière d'anges - Jean-Pierre Ribat - E-Book

Poussière d'anges E-Book

Jean-Pierre Ribat

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Beschreibung

Une jeune fille est découverte assassinée, la peau du visage dévorée. 

Le docteur Marcel Fortesse, médecin urgentiste et généraliste, se met en quête du tueur pour disculper son fils accusé à tort. Et comme l’existence est rarement simple, il doit mener de front ses multiples activités professionnelles tout en accompagnant sa chère maman, atteinte d’un cancer, jusqu’à son dernier souffle. Avec l’aide de quelques amis, et seulement armé d’un sens de l’humour salvateur, Marcel Fortesse va devoir s’aventurer dans une valse équivoque avec la mort.

Après Pas d'obstacle ?, Jean-Pierre Ribat nous livre ici la deuxième enquête du docteur Fortesse, tout aussi passionnante que la première.

EXTRAIT

Je fais partie de la grande famille des acrobates de la médecine non programmée, des combattants du désordre des cœurs et des corps, des chapardeurs de cadavres pour les rendre à la vie, des inventeurs de réponses aux questions insolubles. Perpétuellement agités d’une activité frénétique, nous veillons, derrière les portes aux croix lumineuses de l’hôpital public, au service des gueux et des puissants – mais est-on encore puissant lorsqu’on souffre ? Et cette guerre permanente que nous livrons à la détresse humaine nous rapproche, comme dans la fraternité d’un corps d’armée. Alors quand l’un de nous a peur – c’est mon cas aujourd’hui –, tout le groupe se resserre autour de lui.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Pierre Ribat est né le 13 novembre 1961 à Toulouse. D’abord médecin généraliste, il devient médecin urgentiste à l’hôpital de Mantes-la-Jolie, puis consultant au centre de dépistage anonyme des maladies sexuellement transmissibles. Il est par ailleurs médecin capitaine des pompiers et fut ainsi missionné en Haïti après le tremblement de terre. Jean-Pierre Ribat est aussi passionné de rugby, de course à pied et est chef de chœur des Copains d’abord, une chorale de 80 personnes... Poussière d’anges est la deuxième enquête de Marcel Fortesse, après Pas d’obstacle ? paru en 2012 aux éditions ThoT.

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PRÉSENTATION DE L'AUTEUR

Jean-Pierre Ribat est né le 13 novembre 1961 à Toulouse. D’abord médecin généraliste, il devient médecin urgentiste à l’hôpital de Mantes-la-Jolie, puis consultant au centre de dépistage anonyme des maladies sexuellement transmissibles. Il est par ailleurs médecin capitaine des pompiers et fut ainsi missionné en Haïti après le tremblement de terre. Jean-Pierre Ribat est aussi passionné de rugby, de course à pied et est chef de chœur des Copains d’abord, une chorale de 80 personnes... Poussière d’anges est la deuxième enquête de Marcel Fortesse, après Pas d’obstacle ? paru en 2012 aux éditions ThoT.

RÉSUMÉ

Une jeune fille est découverte assassinée, la peau du visage dévorée. Le docteur Marcel Fortesse, médecin urgentiste et généraliste, se met en quête du tueur pour disculper son fils accusé à tort. Et comme l’existence est rarement simple, il doit mener de front ses multiples activités professionnelles tout en accompagnant sa chère maman, atteinte d’un cancer, jusqu’à son dernier souffle. Avec l’aide de quelques amis, et seulement armé d’un sens de l’humour salvateur, Marcel Fortesse va devoir s’aventurer dans une valse équivoque avec la mort.

Je fais partie de la grande famille des acrobates de la médecine non programmée, des combattants du désordre des cœurs et des corps, des chapardeurs de cadavres pour les rendre à la vie, des inventeurs de réponses aux questions insolubles. Perpétuellement agités d’une activité frénétique, nous veillons, derrière les portes aux croix lumineuses de l’hôpital public, au service des gueux et des puissants – mais est-on encore puissant lorsqu’on souffre ? Et cette guerre permanente que nous livrons à la détresse humaine nous rapproche, comme dans la fraternité d’un corps d’armée. Alors quand l’un de nous a peur – c’est mon cas aujourd’hui –, tout le groupe se resserre autour de lui.

À ma mère.

Elle me mit entre les mains les livres de Michel Tournier, lorsque j’étais adolescent. Le Roi des aulnes et Les Météores. Ils font partie des livres qui m’ont donné envie d’écrire, et je m’aperçois, en relisant mon roman, de tout ce que je leur dois. Je les contemple encore aujourd’hui comme la fourmi regarde la lune. C’est justement sur sa face obscure que s’est envolée ma chère maman...

CHAPITRE 1

Les délinquants font moins de mal qu’un mauvais juge.

Francisco DE QUEVEDO

— Non mais c’est ouf, ça ! Ce keum nous raconte tranquillement qu’il est un assassin et personne ne bouge ?

Le keum, c’est moi, et je ne sais pas quoi répondre tant l’attaque m’a pris au dépourvu.

J’étais venu à l’Escale pour parler de sujets de santé avec des jeunes à la dérive. Comme on entre dans une cage aux lions. Avec la peur au ventre. Quels mots utiliser pour être entendu par ces adolescents en conflit avec la société de leurs aînés ? Quels sujets aborder ? Après un temps d’observation réciproque, la glace avait été rompue et la communication s’était instaurée. Peu à peu, j’avais senti mes craintes s’estomper. Et le coup de griffes m’avait surpris alors que je commençais à me détendre.

Cette institution – essentiellement financée par le conseil général des Yvelines en partenariat avec le ministère de la Justice – tâchait d’accompagner une poignée de jeunes entre huit et dix-sept ans sur le chemin de la réinsertion sociale. L’entrée des locaux était située dans une arrière-cour en marge du Val Fourré, la plus vaste cité HLM de Mantes-la-Jolie. Les pensionnaires étaient des enfants délinquants aux casiers judiciaires déjà chargés. Souvent victimes de dévoiements de la part de leurs parents ou de leurs grands frères violents et abusifs. Tous rejetés de l’école publique après de nombreuses tentatives. Dickens ou Hugo avaient déjà écrit sur le sujet, en leur temps. Les mêmes tragédies se répètent, éternellement…

Il y avait vingt mineurs ce mardi-là. Hébergés ici de neuf heures du matin jusqu’à dix-huit heures. Ensuite, ils devaient rentrer chez eux, c’est-à-dire souvent en enfer.

En me conduisant jusqu’à la salle de réunion, Jacques Brun, le directeur, m’avait recommandé :

— Surtout tu n’oublies pas d’évoquer la question de l’hygiène personnelle, ils ont du mal avec ça.

Il m’avait précédé dans une vaste salle éclairée de plusieurs baies vitrées opacifiées par des revêtements plastiques adhésifs blancs. Une lumière mate et stroboscopique éclairait le lieu, hachurée par le passage des nombreux véhicules et passants sur le boulevard. Une longue table recouverte d’une toile cirée aux motifs floraux occupait l’espace central. Des jeunes papillonnaient autour selon les lois de l’agitation maximale. Beaucoup portaient des écouteurs de baladeurs enfoncés dans les oreilles et s’adressaient par conséquent à leurs camarades en hurlant. Seuls deux enfants au regard éteint – un tout petit et une adolescente au beau visage très pâle – attendaient assis à la table, immobiles, silencieux, les doigts entrecroisés.

Un éducateur s’activait dans un coin-cuisine et avait satellisé plusieurs enfants intéressés par la confection des choux à la crème. Mais, impatients, certains mangeaient déjà les choux vides, sortant tout chauds du four, alors que d’autres plongeaient, avec des mines gourmandes, leurs doigts dans la crème au chocolat. La rencontre du contenant et du contenu devenait de plus en plus improbable au fil des minutes.

Plus loin, un jeune adulte dirigeait la réalisation d’un panneau cartonné posé sur le sol, sur lequel des petits collaient des photographies retraçant la sortie du groupe dans une ferme pédagogique. Avec un clin d’œil malicieux, il m’avait commenté les clichés comme une vaste farce :

— Depuis que Maelyss a compris que le lait vient des vaches, elle refuse d’en boire. Elle trouve que les vaches, c’est sale.

Dans un coin sombre, des adolescents avaient connecté un caméscope sur l’entrée vidéo d’un téléviseur accroché au mur et sécurisé par un épais câble d’acier pour éviter qu’il soit volé. Ils regardaient en boucle une scène qui les faisait hurler de rire. Ça se déroulait à Eurodisney. L’un deux était la vedette du film. On le voyait sur l’écran aux côtés d’un figurant déguisé en Mickey, prenant la pause lors de la traditionnelle photo-souvenir, et on l’entendait s’adresser à la star des dessins animés :

— Bâtard de souris de mes deux, je sais qu’ t’as pas l’droit d’causer. Tu sais quoi ? J’ t’emmerde et ta mère c’est une pute. Tu vois mes copains, là ? Y sont en train de nous filmer pendant que j’ te mets minable grave.

Et ce qui déclenchait immanquablement l’hilarité générale, c’était quand une voix courroucée sortait de sous la grosse tête aux oreilles rondes, malgré les consignes de silence, pour répondre :

— Salim, fils de Fatiha ! Que tu parles mal à la peluche de Mickey, j’en ai rien à foutre. T’y es pas le premier. Mais que tu dises des insultes même pas vraies sur ma mère, ça, j’admets pas. Pendant que la tienne, elle faisait des ménages, c’est moi qui t’ai gardé souvent quand t’y étais petit. Elle saura ce que t’y as dit.

Je n’avais pas pu m’empêcher de questionner l’offenseur de toons sur ce qui s’était passé ensuite. Il avait alors haussé les épaules comme si c’était évident, avant de me répondre :

— On a tous été demander pardon à monsieur Moussaoui. Moi, mes quatre frères et sœurs, et ma mère, avec un couscous. Ils ont tous mangé chez lui, et moi je les ai regardés, puni, le ventre vide. Normal. Mais j’ pouvais pas savoir, aussi !

Il avait fallu un quart d’heure pour regrouper tout le monde autour de la table, ou presque. Deux adolescents, incapables de tenir en place, déambulaient comme des boules de flipper en asticotant régulièrement les autres. Jacques m’avait présenté : médecin généraliste à Limay, sur l’autre berge de la Seine, médecin urgentiste à l’hôpital de Mantes-la-Jolie, médecin des pompiers des Yvelines.

— Whoa les pompiers c’est des bâtards ! Ils viennent plus nous chercher au Val Fourré quand on les appelle.

Une semaine auparavant, une balle de fusil, tirée d’une tour HLM, avait perforé le pare-brise d’un VSAB en passant entre le conducteur et le chef d’agrès. Elle avait fini sa course dix centimètres au-dessus de l’obus d’oxygénothérapie. Un peu plus bas et l’ambulance était pulvérisée… C’est vrai que ces jours-ci, même si les pompiers persistaient à porter assistance aux victimes dans le Val Fourré, ils roulaient moins vite. Le cœur n’y était pas… J’explique. On me répond.

— Z’ont pas de couilles, vos pompiers.

— Ben si justement. Et avec leurs couilles, ils ont fait des enfants. Et ils souhaitent les voir grandir…

Bon ben voilà, ça c’était fait. On avait remis une notion importante en place : les testicules servent à se reproduire et non pas à être courageux.

Il avait été impossible de mener une discussion linéaire en traitant d’un seul sujet à fond. Il fallait réagir rapidement aux questions et remarques qui fusaient de toutes parts, sans se formaliser des tournures agressives ou irrespectueuses. Et c’est comme ça, de fil en aiguille, en partant du brossage des dents, et en passant par le SIDA, que nous en étions arrivés à l’agonie du grand-père d’un des enfants.

— Le vieux, y gueule tout le temps. Et même la nuit. Y dit qu’y veut crever. Qu’il a mal partout et qu’il est foutu. Y nous empêche de dormir. Mon frère, y s’est vénere. Il a sorti son gun en disant au grand-père de la fermer sinon il le bute. Alors le vieux il a dit « vas-y, j’attends que ça ». Et le frangin est parti en donnant des coups de poing dans les murs et en gueulant qu’il allait pas refaire de la tôle pour un vieux qui va claquer tout seul dans quelques jours.

Il avait fallu immédiatement définir le sens du mot « euthanasie », que la plupart entendaient pour la première fois. Dans ce domaine semé d’incertitudes pour moi, je formulais plus de questions que de réponses :

— Dans quelles conditions estimez-vous qu’une vie vaut la peine d’être vécue ? Qui a le droit de décider de l’avenir d’un enfant mourant ? D’un adulte en fin de vie ?

Et puis la demande était tombée à l’improviste :

— Mais vous, vous avez déjà fait de l’euthanasie ?

J’avais pris mon temps pour expliquer que des patients que je connaissais depuis des années… qui étaient atteints de maladies évolutives et irréversibles… qui m’avaient fait promettre plusieurs fois de mettre fin à leur vie quand ils auraient sombré dans l’inconscience sans aucune chance d’en sortir… Bref oui, quelques rares fois, j’avais aidé des patients à mourir calmement.

Et là, je venais d’avoir droit à la grande scène du mec scandalisé. Mais au lieu que ce soit une grenouille de bénitier confite dans les patenôtres, c’était un grand adolescent noir avec un soleil écarlate tatoué entre les deux clavicules, juste sous la gorge, qui me dépassait de deux têtes. Ahuri, je bredouille :

— Mais enfin, c’est arrivé peu souvent… des personnes que je connaissais très bien… qui me l’avaient demandé plusieurs fois…

— Je m’en fous ! Tout ce que je vois, c’est que vous êtes un assassin ! Et que moi, j’ai fait de la prison pour beaucoup moins que ça ! Qui c’est qui a un portable ? Faut appeler les keufs !

Je cherche du soutien vers Jacques et les éducateurs… qui sont hilares. Je dois avoir l’air effrayé puisque l’un d’eux me dit, sans arrêter de rire :

— T’inquiète pas, ça va passer. Surtout, reste assis.

J’ai bien l’impression qu’ils se foutent un peu de ma gueule, alors que le grand énervé, vociférant et gesticulant, se rapproche dangereusement de moi en roulant des yeux exorbités. Je reçois une pluie de postillons.

— Allez Jibril, calme-toi maintenant et assieds-toi. On est là pour discuter, pas pour s’engueuler.

C’est Jacques qui vient de parler d’un ton posé et lent. Mais l’énergumène n’est pas d’accord :

— Non j’ me calme pas. Non j’ me calme pas ! J’ vais chercher les flics. Attendez-nous là. On revient. Vous venez les gars ?

Deux blacks se lèvent et sortent derrière lui. Un silence de plomb remplace les cris. Je suis effondré :

— Je suis vraiment désolé. J’ai été stupide. Je ne me suis pas méfié.

Jacques me rassure aussitôt :

— Mais t’excuse pas Marcel ! C’est très bien ce que tu as fait là ! On va pouvoir revenir sur le sujet plusieurs fois dans les mois qui viennent. Ça nous donne du grain à moudre.

— Mais il est parti chercher les flics…

— Certainement pas ! Je peux te garantir qu’il s’est arrêté au coin de la rue et qu’il est en train de se marrer comme une baleine à cause du bordel qu’il a foutu. Les flics, il les évite. Et il a raison.

— Alors c’était du cinoche, son esclandre ?

— Non, c’est trop simple de voir les choses comme ça. Je pense qu’il était vraiment en colère. Mais faut le comprendre. Il a pris quinze jours fermes pour le vol d’une moto. Bon d’accord, c’était le dixième… Mais toi, tu viens lui raconter que tu es l’auteur de plusieurs meurtres sans avoir été inquiété.

— Pas meurtres ! Un meurtre, c’est fait sous l’emprise d’une passion, d’une peur, de la panique. Mais quand le crime est préparé à l’avance, qu’il est prémédité, c’est un assassinat !

— Oui, t’as raison. C’est pire.

— Je m’en veux. Je suis con. J’aurais dû réfléchir avant de parler. Je comprends sa fureur.

— T’inquiète. Depuis qu’il est sorti de la prison pour mineurs de Porcheville, on travaille sur sa colère. Tout est bon pour transformer ce gamin révolté en adulte citoyen. En partant d’un constat qu’il connaît déjà trop bien : la justice des hommes est imparfaite, à l’image de la société dans laquelle nous vivons. Mais pour l’améliorer, il faut en passer par le législateur, qu’il va bientôt pouvoir élire puisqu’il a dix-sept ans. Et pourquoi pas un jour, le voir devenir député ? On peut rêver. Son énergie est prometteuse. Je suis sûr qu’on en fera un gars bien. Je te tiendrai au courant.

Tous les enfants ont peu à peu quitté la table, sauf les deux momies qui se tenaient là à mon arrivée. De fait, la réunion est donc terminée. Jacques revient avec deux tasses de café. Je désigne les jeunes anormalement calmes.

— Ces deux-là ne semblent pas très turbulents…

— Ah ça, c’est sûr ! Les services sociaux nous les ont confiés en attendant une décision de placement à long terme. On pense qu’ils sont autistes. Mais leur milieu familial est très perturbé. Peut-être qu’un éloignement prolongé pourrait les restructurer. Tiens, tu vois la jeune fille, Ariane, là ? Ça fait un mois qu’elle est chez nous. Elle a jamais dit un seul mot, ni manifesté le moindre intérêt pour quelque chose ou quelqu’un. On connaît pas le son de sa voix. Une vraie zombie. Elle mange, elle boit, elle est propre. On la ramène chez elle le soir, on la récupère le matin, c’est tout. Ses parents sont alcoolos au dernier degré. On les voit jamais. Les psychiatres disent qu’elle peut s’en sortir avec le temps. Moi, j’en doute, mais bon… Et toi ? tu vas faire quoi maintenant ?

— Des visites. J’ai une mamie à voir, pas loin d’ici.

Une main vient de s’insérer dans la mienne. Blanche et fine. Je tourne la tête, surpris. Je découvre le visage tout aussi blanc et fin d’Ariane, la peut-être-autiste. Son regard est d’un vert intense. J’ai l’impression qu’une forêt me regarde. J’ai déjà vécu cette sensation avec quelqu’un d’autre. Mais qui, déjà ? Je ne me souviens pas. Elle plonge ses yeux droit dans les miens. Subjugué, je détaille à peine son corps d’adolescente vêtu d’un t-shirt et d’un pantalon de jogging informes. Jacques siffle avec étonnement :

— Merde alors, tu nous l’as réveillée, dis donc ! Elle n’a jamais fait ça. Ariane, tu connais ce monsieur ?

Elle fait non de la tête. Je suis embarrassé. Sa main est douce et fraîche. Son visage, encadré de longs et soyeux cheveux noirs, est grave. Elle m’observe avec acuité. Jacques enchaîne :

— Ariane, il va falloir le lâcher, maintenant. Il doit partir.

Sans obéir, elle se dirige vers la sortie. Je résiste à peine. En fait, je me laisse entraîner comme un enfant méfiant qui rechigne parce qu’il ne connaît pas le but de la promenade. Jacques hausse le ton :

— Ariane, attends, là, ho ! Tu fais quoi ? Tu veux partir avec lui ?

Elle hoche un oui.

— Il ne peut pas t’emmener. Il est médecin, il va soigner des gens. C’est pas la place d’une enf… d’une adolescente. Hein Marcel ?

Ah tiens ! Quelqu’un me demande mon avis, enfin ? Ben à vrai dire, je crève d’envie d’emmener cette belle réveillée s’aérer un peu. Il y a suffisamment d’étrangeté dans cette scène pour que je me prenne pour le prince charmant… Marcel Ier, prince de Mantes-la-Jolie… Prince des abrutis, oui ! Allez, réveille-toi ! Pense raisonnablement, ton Altesse ! Il faut laisser la petite dans son jardin d’enfants. L’humanité souffrante t’attend au loin.

Je m’arrête et la fais pivoter comme dans une passe de rock pour qu’elle se retrouve face à moi :

— Ben oui, c’est vrai. Un, je ne te connais pas. Deux, tu es sous la responsabilité de Jacques et trois, mes visites sont soumises au secret médical.

Oh le regard de désespoir qu’elle me lance ! J’en suis glacé jusqu’aux os. Je me sens piteux. Je viens seulement de démontrer que je savais compter jusqu’à trois… Elle libère ma main et j’ai l’impression de tomber dans le vide. Vite un parachute !

— Mais… si tu me promets de te tenir bien tranquille et si tes éducateurs acceptent que tu m’accompagnes, nous pouvons aller visiter la personne que j’ai prévu de voir dans le quartier.

Elle me reprend la main et le soleil se lève sur la frondaison sombre de ses yeux. Je me tourne vers le directeur :

— Jacques ?

Il nous observe avec autant d’ironie que de surprise.

— Écoute, c’est pas très cadré comme truc, mais on a l’habitude des situations un peu limites, ici. Tu sais que c’est la première fois qu’Ariane s’exprime ? Bon, elle cause pas mais elle comprend bien, c’est une super info. Alors si tu veux, je te la confie, mais tu nous la ramènes au plus tard pour dix-huit heures. En cas de problème, tu m’appelles sur mon portable. Et toi, Ariane, tu restes avec lui, compris ?

Deux « oui » silencieux. Elle me tire par le bras. Ça va, bon, j’arrive ! Dans la rue, j’explique :

— La patiente que nous allons voir est une dame très âgée qui a demandé une visite ce matin. Elle est un peu bizarre. Elle habite à deux rues d’ici. Je prends mon sac de visites dans ma voiture qui est là et on y va à pied, d’accord ?

Elle me laisse charger sur mes épaules le sac à dos rose d’écolier qui me tient lieu de trousse médicale. À mon âge, on ménage ses vertèbres. Quarante-trois ans quand même… Oui, rose le sac à dos, et alors ? Ça fait pas docteur ? Eh ben, c’est justement pour ça que je l’ai choisi. Ça n’autorise en rien à douter de mes compétences de thérapeute, le rose, ni de mes goûts sexuels, d’ailleurs. L’habit ne fait pas le médecin. C’est ce que j’ai répondu à ma mère le jour où elle m’a conseillé de m’acheter un costume pour le démarrage de ma vie professionnelle. Je ne porterai jamais de cravate. Trop l’impression d’avoir la corde au cou. D’abord je ne sais pas faire le nœud, d’abord j’ai le cou trop large, d’abord ça tient chaud, d’abord s’ils veulent un médecin cravaté, y’en a plein ailleurs, na !

La petite m’a repris la main et aussitôt, je ressens un grand calme intérieur, comme une eau fraîche quand il fait trop chaud. Elle me tire. Ma parole, elle est pressée ! Il n’est qu’onze heures du matin. On a le temps ! Elle avance dans la bonne direction… comme si elle connaissait la destination… alors que je ne me souviens pas lui avoir donné l’adresse… Voyons ça. Je me laisse guider. Cinq minutes plus tard nous arrivons devant l’immeuble exact. Je pose mon sac à terre et fouille à l’intérieur pour en sortir le dossier médical de Tamara Dupuis, que nous allons visiter. J’y ai noté les quatre chiffres à taper sur le digicode qui verrouille la porte d’entrée. Mais Ariane effleure une seconde le clavier chiffré et la porte s’ouvre !

— Tu connais le code ? T’es déjà venue ici ?

Elle secoue la tête dans un « non » un peu las, en haussant les épaules comme si je venais de dire une grosse bêtise et elle pénètre dans le hall d’entrée. Bon allez, c’est certainement que la porte n’était pas verrouillée. Ça arrive… N’empêche… Un sentiment de bizarrerie m’envahit. Rien ne paraît normal ce matin… L’immeuble de ma patiente se trouve au fond d’un parc arboré que nous traversons sous une pluie de pétales roses tombant des marronniers en fleurs. Nous sommes au mois de mars… C’est un peu tôt pour le réveil des marronniers, non ? Même s’il n’y a plus d’hiver, ma bonne dame…

Conformément à ce que je recommande à mes patients en surcharge pondérale, je m’engage dans l’escalier en ignorant l’ascenseur. Ariane m’y a précédé d’un pas léger. Arrivé, un peu essoufflé, sur le palier du troisième, je croise le regard impatient de la petite qui m’attend. Évidemment, ses quarante ridicules petits kilos ne sont pas lourds à porter. Tu verras après ta troisième grossesse…

Pas le temps de frapper que Tamara croasse déjà « entrez » derrière la porte. C’est une sorcière un peu voyante. On ne la surprend jamais. Ça ne m’impressionne plus. Elle me fait le coup à chaque fois. Je me souviens de notre conversation, il y a quelques mois :

— Je vous plains. À deviner les évènements comme vous le faites, les romans policiers doivent manquer d’intérêt pour vous. Le suspense est tué dans l’œuf.

— En effet, rien de surprenant dans cette littérature. Mais par contre, je devine des drames et des aventures inouïes en croisant les regards de gens tout à fait insignifiants dans la rue.

— Hum… le rêve de la plupart des écrivains…

Après avoir poussé la porte, je guide la petite par les épaules à travers le capharnaüm indescriptible qui règne partout dans l’appartement. L’étroitesse des couloirs encombrés d’un bric-à-brac de marché aux puces nous interdit d’avancer tous deux de front. La vieille dame nous attend dans la pièce principale plongée dans la pénombre par des persiennes. L’espace est surchargé de vieux livres et d’objets étranges. Une odeur de poussière et d’encens flotte dans l’air. Notre hôtesse est vêtue d’une chemise blanche d’homme et d’une jupe mauve en velours. Trois lourds colliers décorés de motifs symboliques obscurs font ployer vers l’avant son corps frêle. Ses bras maigres sont embarrassés de bracelets. Un chapeau melon, pour le moins excentrique dans un appartement de Mantes-la-Jolie, rabat ses cheveux blancs en une couronne de neige. À notre arrivée, elle se rend d’un pas alerte jusqu’aux volets qu’elle ouvre en grand. La lumière du printemps précoce s’engouffre à flots dans ces lieux que le soleil illumine rarement. Dès qu’elle se tourne vers nous, j’ai l’impression de m’immerger dans un bain de verdure. Six mois que je n’avais pas plongé dans ce regard mentholé… Mais oui, ces yeux ! Exactement de la même couleur que ceux de la petite… Toutes les phrases que j’avais préparées me restent dans la gorge. J’arrive à bredouiller en désignant Ariane :

— Je vous amène votre fille.

— Pas encore, docteur, pas encore. Mais elle va le devenir bientôt. Bonjour Arachnée.

— Non, elle s’appelle Ariane.

— Bonjour madame.

Non mais tout le monde se moque de moi, ce matin ! La muette-peut-être-pas-si-autiste-que-ça se met à parler maintenant ? Devant mon air interloqué, Tamara hausse les épaules en souriant :

— Oh vous savez, Arachnée l’araignée et Ariane de la mythologie grecque ont quelque chose en commun : le fil.

La colère est en train de monter en moi.

— Bon alors maintenant, vous arrêtez de vous payer ma tête, toutes les deux, hein ! La petite vient directement chez vous sans que je lui donne l’adresse, elle connaît le code d’entrée, l’étage. Expliquez-moi la pièce, là. J’ai dû manquer le premier acte !

Ar...-machin-chose répond aussitôt :

— Je savais que je devais venir ici aujourd’hui et que ce serait grâce à vous. C’est pour ça que je vous ai pris par la main.

Et Tamara enchaîne avec un sourire d’excuse :

— Et c’est pour me l’amener que je vous ai demandé de passer me voir. Depuis le temps que je l’attends…

Je me tourne à nouveau vers la jeunette comme une boussole affolée :

— Mais Ariane, pourquoi t’as rien dit à Jacques depuis un mois ?

— J’avais rien d’intéressant à dire.

Ça y est. Je viens de comprendre. Elles m’ont monté un plan, ces deux-là, chapeau !... melon, bien sûr.

— Tamara, chère vieille sorcière, vous connaissez cette fille depuis longtemps ?

— Cher jeune médecin, je n’ai jamais vu physiquement cette demoiselle auparavant. Mais je sentais qu’elle existait, et qu’elle me cherchait.

— Vous voulez en faire quoi ?

— Je dois lui apprendre ce que je sais avant qu’il ne soit trop tard. Je vais bientôt mourir.

— Ah bon, ça va pas ?

— Si ! Très bien, ne vous inquiétez pas. Je ne mourrai pas avant d’avoir fini mon enseignement. Ça prendra un peu de temps.

— Vous voulez lui enseigner quoi ?

Elle me toise en souriant aimablement :

— Ce que vous appelez avec ironie ma sorcellerie. Mais d’abord, il lui faudra savoir lire et compter.

Je dois reconnaître que ses tours de passe-passe m’ont sauvé une fois la vie1.

— Bah, je suis moins sceptique qu’avant, vous savez ? J’aurais mauvaise grâce à ne pas me souvenir de votre copine, la coccinelle, qui m’a rendu un fier service. Une autre de vos élèves, je suppose. Mais, dites-moi, « sorcière », c’est pas une profession reconnue par l’URSSAF je crois, si ?

Elle m’adresse un sourire malicieux :

— Pas vraiment. Les métiers d’autrefois se perdent. C’est désolant !

— Alors, concrètement, vous avez déjà une idée de ce qu’elle va devenir, Ariane, quand elle sera adulte ?

— Je ne vois pas nettement son futur. C’est d’elle qu’il dépend en grande partie. Mais je puis vous assurer qu’elle travaillera à chercher les vérités cachées.

— Journaliste, comme vous ?

— Ou médecin, comme vous… ou artiste…

— Ah oui, artiste ! Ce sont des êtres précieux…

Je réalise que ma raison perd peu à peu le contrôle de la conversation sous l’effet du charme étrange de la vieille dame. Je me ressaisis :

— Bon, soyons sérieux maintenant, cette jeune fille m’a été confiée jusqu’à dix-huit heures ce soir. Et je n’ai pas l’intention de la conduire ici tous les jours.

Je me tourne vers l’intéressée :

— Dis-moi sincèrement Aria…chnée, tu souhaites rester avec cette sympathique mais bizarre personne qui se propose de t’aider à améliorer tes connaissances ?

— Oui je le veux.

— Hum… Tu as quel âge ?

— Seize ans.

Je me souviens que j’étais beaucoup plus convaincu de savoir comment organiser mon avenir à seize ans qu’aujourd’hui…

Tamara s’approche de celle qui désire devenir son élève et lui prend la main de ses doigts déformés par les rhumatismes.

— Arachnée, tu dois parler à ce monsieur Jacques. Je devine que c’est ton responsable et tu dois le convaincre. Écoute-moi bien. Les mots sont secondaires. Parle avec ton cœur. Et mets toute ta volonté dans ton regard.

Puisque la leçon a commencé, je vais peut-être prendre congé… à moins qu’on ait besoin d’un médecin, ici. Vas-y mon Marcel, ne sois pas timide, demande pour savoir…

— Bon ben je vous laisse, alors ? Parce que, si j’ai bien compris, je suis venu pour rien, moi ? Enfin, je veux dire, vous n’êtes pas malade ?

— Pas le moins du monde. Mais vous n’êtes pas venu pour rien. Un jour prochain, le sens obscur de tout cela sera révélé.

— Je suppose que je comprendrai plus tard ce que vous entendez par là, hein ?

— Cherchez, et vous trouverez, docteur. Vous pouvez passer la récupérer vers dix-sept heures ?

— Ben voyons…

Une fois redescendu, je téléphone à Jacques pour l’informer que sa protégée est tombée en amitié profonde avec ma vieille patiente. Qu’elle en a retrouvé la parole. Qu’elle souhaite retourner tous les jours chez cette dame, qui se sent capable de lui faire rattraper son retard scolaire. Il me répond qu’il est d’accord pour tenter le coup. Qu’il va passer voir Tamara cet après-midi. Et que si la sociabilité d’Ariane Pottier s’améliore significativement, il pourra la garder à l’Escale et l’envoyer quotidiennement à l’école de la vieille dame. Ariane Pottier à l’école des sorcières, trop drôle…

J’en viens à penser que si chaque médecin généraliste pouvait former son successeur, on ne verrait pas se creuser ce manque abyssal des vocations qui dépeuple la France de ses médecins de famille…

1. Voir le premier épisode des aventures de Marcel Fortesse, Pas d’obstacle ?

CHAPITRE 2

Le cancer, au prix que ça coûte, on n’est même pas sûr de mourir guéri.

COLUCHE

Ce mardi pluvieux d’avril, pas bousculé par les visites, j’ai le temps d’aller câliner ma maman, qui ne va pas bien. Elle m’a envoyé un texto alors que le jour ne s’était pas encore levé : J’en ai marre. Il est temps que je referme mon parapluie. J’ai envie de rejoindre les oiseaux. Ça fait trois ans qu’elle se bat contre un cancer de l’œsophage. Avec courage, malgré les métastases et les rechutes qui se succèdent. Même sans les visions prémonitoires de Tamara, elle a conscience que sa fin est proche.

Elle habite à Maurepas, une des nombreuses villes-nouvelles pavillonnaires des Yvelines. Avant de m’engager sur l’A13, je lui envoie un message écrit. Je serai chez elle dans une demi-heure. C’est plus qu’il ne lui en faut pour enfiler sa perruque. Après sa première chimiothérapie, il m’a fallu admettre à ma grande honte, que je supportais mal de la voir chauve. Sans ses cheveux, ce n’était pas tout à fait ma mère. J’ai fini par le lui avouer d’un air contrit. Elle m’a dédouané en riant : elle-même avait l’impression de contempler une inconnue dans la glace de la salle de bain. Une tête de chanteuse de rock alternatif décavée. Elle s’était amusée à glisser l’anneau d’une boucle d’oreille dans sa narine pour compléter le tableau d’un faux piercing… Peu après, elle achetait une prothèse capillaire qui imitait à merveille ses anciens cheveux gris. Mais, à cause de la chaleur et des démangeaisons occasionnées, elle ne la portait que pour recevoir.

À peine nos deux bises ont-elles claqué qu’elle me demande si je vais bien. Même à l’article de la mort, une femme s’inquiète de la santé de ses enfants.

— Je suis en pleine forme. Et Blandine et les enfants aussi. Papa n’est pas là ?

— Non, tu sais bien qu’il donne des cours de bridge aux enfants, le mardi.

— Ah oui ! À l’école, je me souviens. Ils ont une dizaine d’années, les gamins ?

— Oui. Il paraît qu’ils sont très assidus et attentifs. C’est un peu étonnant mais l’éducation nationale est très favorable à cette expérience. Eh bé crois-moi, au contact des petitous, ton père, lui, il rajeunit. Ça lui fera une bonne occupation quand je ne serai plus là.

Elle habite en région parisienne depuis plus de trente ans, mais l’accent toulousain est toujours là.

— Oui, en attendant, tu es encore en vie. Prends ton temps, pour partir. Tu ne déranges pas, tu sais…Tu vas bien ?

— Ça va, ça va.

C’est dit sur deux tons différents. Le premier « ça va » aigu et le second, grave. Ça se veut rassurant. Je décrypte : ça va, ça vient.

— Le texto de cette nuit n’était pas folichon. Tu te sens mieux aujourd’hui, à la lumière du soleil ?

Avant de répondre, elle prend le temps de retourner au salon et de s’installer confortablement dans son fauteuil médical électrique. Elle recouvre ses jambes d’un plaid quadrillé marron et beige clair hideux.

— Mais oui ! C’est une belle journée, puisque tu es venu me voir, mon pitchoun ! Tiens, je me suis fait une réflexion positive tout à l’heure. Tu sais les sept ou huit kilos que j’avais en trop depuis vingt ans ? Eh bé, ça y est ! Grâce à la chimio et aux nausées, je les ai perdus. J’ai même arrêté le médicament contre le cholestérol. Pour ce que je mange…

— Je dois reconnaître que les cancérologues réussissent bien mieux à faire maigrir mes patients que les diététiciens.

— Ah ! Puisqu’on parle de mon cancérologue, tu as reçu le courrier du docteur Tostas après mon dernier scanner ?

— Non pas encore, c’est trop tôt. Tu l’as vu vendredi dernier. Il t’a dit quoi ?

Elle hausse les épaules :

— Pas grand-chose, comme d’habitude. Il cause pas, il compte.

— Il compte quoi ?

— Le nombre de boules que j’ai dans le foie. Ça augmente. C’est comme un boulier inversé : plus j’ai de boules, et moins il me reste de temps à vivre. J’ai bien compris le problème, va ! Je suis lucide. Je sais que je n’en ai plus pour longtemps. Mais le pauvre, je ne veux pas l’embêter avec des questions dont je connais déjà les réponses. Il ne sait pas comment me dire que je vais mourir.

J’ironise :

— Quand le malade commence à plaindre son médecin, c’est que l’un des deux va mal finir…

— Boudu ! J’espère qu’il n’aura pas un cancer, lui. Ce serait un comble !

— C’est sûr, mais heureusement pour lui, la plupart des cancers ne sont pas contagieux. On ne va pas lui souhaiter cette expérience pourtant enrichissante. Tu sais ? Je me dis souvent qu’une sage-femme qui n’a pas encore eu d’enfant n’a pas tout à fait fini sa formation. Moi-même, avant ma première crise hémorroïdaire, je ne savais pas que ça faisait si mal. Et je peux te dire que j’ai cruellement ressenti l’inefficacité des traitements médicamenteux que je prescrivais jusque-là avec confiance. Mais bon, il y a trop de maladies pour les expérimenter toutes. En plus, certaines sont trop dangereuses.

— Oui, ça je sais…

— Ça me rappelle ce que nous disait notre prof de sexologie à la fac : « Je ne peux pas vous demander de pratiquer personnellement toutes les déviances et les perversions sexuelles avant l’examen de fin d’année. Donc il vous faudra lire quelques revues pornographiques et voir quelques films de cul. »

— Oui je me souviens. Tu rangeais ces documents « médicaux » sous ton lit.

Je lui adresse un clin d’œil complice :

— J’ai eu une très bonne note à cet examen, tu sais ?

— Je n’en doute pas. Je connais tes préférences pour certaines disciplines médicales : l’anatomie, la sexologie, la gynécologie, la médecine du sport…

— Ça me fait plaisir de te voir taquine. Quand il y a de la plaisanterie, il y a de l’espoir.

Pas de chance, j’aurais mieux fait de me taire. Ses traits se tendent et son regard s’assombrit.

— Ouais ouais : la vie est une plaisanterie. Je connais ta philosophie. Moi, je commence à trouver que la plaisanterie a assez duré. Alors, lorsque mes nausées me laissent un peu tranquille, je réfléchis à mes funérailles. J’ai écrit mes souhaits. Tu veux les lire ?

Elle tend la main vers une pile de documents posés sur un bureau près d’elle, sans pouvoir l’atteindre. J’y aperçois, bien en évidence, une feuille d’écolier à petits carreaux couverte de son écriture ronde et parfaite d’ancienne institutrice. Au stylo rouge, elle a écrit « Exemplaire Marcel ».

— J’ai fait le même pour ton père, pour ton frère et pour ma sœur. Celui-ci est pour toi.

— Lis-le moi plutôt, je préfère.

Elle n’a pas besoin de regarder la note. Elle répond aussitôt :

— Je ne veux pas d’office religieux.

— Quand je pense que tu nous as raconté plusieurs fois que tu désirais entrer au carmel quand tu étais adolescente ! Dieu n’a pas voulu de toi, tant pis pour lui. Comme ça, moi, j’ai eu une maman.

— Pas de fleurs. Plutôt des chèques à l’ordre de la Ligue contre le cancer.

— Ah c’est bien, ça ! Faut qu’ils bossent, les gars. Je me sens menacé par le crabe depuis que tu as chopé le tien. L’hérédité, ça joue, dans les cancers.

— Je veux être incinérée.

Je grimace. Elle s’inquiète :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est pas écolo. Tu te rends compte la quantité d’énergie que ça consomme, de cramer un corps ?

— Non. Je n’avais pas vu les choses comme ça…

— Et puis en plus, imagine : si tu es enterrée, les petits vers du cimetière vont dévorer tranquillement ton cadavre jusqu’à ce que tu sois réduite en poussière. Après avoir bien mangé, ils vont remonter à la surface pour faire la sieste en se chauffant au soleil. Ils seront ensuite boulottés par un merle gourmand. Qui va plus tard lâcher un pet bien gras en plein vol après les avoir digérés. Et les molécules de carbone de ce pet, qui proviennent de ta chair, vont être finalement récupérées par les feuilles d’un arbre pour fabriquer du bois et des fruits. Moi, j’aime l’idée de retrouver un peu de toi éparpillé partout dans le cycle de la nature.

Elle sourit, les yeux dans le vague, perdue dans ses pensées.