Fragrance Lila - Jean-Pierre Ribat - E-Book

Fragrance Lila E-Book

Jean-Pierre Ribat

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Beschreibung

La suite des aventures de Marcel Fortesse dans un polar décapant !

Les flics demandent à mon compatriote de traduire ce qu’ils vont me dire, afin d’être certains que j’aurai bien tout compris. Je devine que j’arbore depuis le matin une mine d’abruti qui doit les faire douter de mes capacités mentales. Ils m’informent que Waldemar Veloso a été étranglé à son domicile hier soir vers 23 heures et qu’on a retrouvé un livre dans sa main. Mon livre. Ils me le montrent dans une pochette plastique. Avec la dédicace : « Corne la page au fur et à mesure de ta lecture, que je sache à quel passage la mort t’aura surpris. » Oui, mais non, c’est pas au marchand d’art que j’ai dédicacé ce livre ! C’est à Jadar, le célèbre peintre, que je réponds.

Découvrez sans plus attendre ce quatrième opus des aventures de Marcel Fortesse et plongez-vous dans un univers suprenant aux côtés de personnages hauts en couleur !

EXTRAIT

J’engage le 4×4 de Jadar dans l’allée engazonnée qui conduit à la petite maison. Nous traversons un verger dont les fruits pourrissent au sol. Ça sent la gnôle… Puis une prairie d’herbes folles. Ça sent les fleurs… Nous passons devant trois carcasses de voitures qui tiennent lieu de sculptures d’agrément. Ça sent l’huile de vidange… Comme nous roulons au pas, j’ai le temps de songer à ces « œuvres d’art » rouillées de nos centres-villes, ressemblant à des bouts de fer oubliés. Et qui ont coûté aux contribuables certainement plus cher qu’une automobile en état de marche…
Lorsque je sors de ma rêverie, je n’ai que le temps de piler net, car nous sommes cernés par trois chiens, trente-trois chats, une armée de poules, quatre générations de lapins et un porcelet souriant. Ils sont sortis par tous les orifices d’une petite maison grise posée au bout du sentier pour nous accueillir avec les marques de la curiosité la plus vive. Dame, ce ne doit pas être tous les jours qu’on voit des gens de la ville par ici ! Ça sent les plumes et les poils…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Pierre Ribat est né en 1961 à Toulouse. D’abord médecin généraliste, il devient médecin urgentiste à l’hôpital de Mantes-la-Jolie, puis consultant au centre de dépistage anonyme des maladies sexuellement transmissibles. Il est par ailleurs médecin-capitaine des pompiers et fut ainsi missionné en Haïti après le tremblement de terre de janvier 2010. Jean-Pierre Ribat est aussi passionné de rugby, de course à pied et il est le chef de chœur des Copains d’abord, une chorale de quatre-vingts personnes… Fragrance Lila est le quatrième opus de Marcel Fortesse. Après les trois enquêtes Pas d’obstacle ?, Poussière d’anges et V.I.T.R.I.O.L, cette fois il part en quête de l’amour.

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Présentation de l'auteur

Jean-Pierre Ribat est né en 1961 à Toulouse. D’abord médecin généraliste, il devient médecin urgentiste à l’hôpital de Mantes-la-Jolie, puis consultant au centre de dépistage anonyme des maladies sexuellement transmissibles. Il est par ailleurs médecin-capitaine des pompiers et fut ainsi missionné en Haïti après le tremblement de terre de janvier 2010. Jean-Pierre Ribat est aussi passionné de rugby, de course à pied et il est le chef de chœur des Copains d’abord, une chorale de quatre-vingts personnes… Fragrance Lila est le quatrième opus de Marcel Fortesse. Après les trois enquêtes Pas d’obstacle ?, Poussière d’anges et V.I.T.R.I.O.L, cette fois il part en quête de l’amour.

Pour Alexandra, ma muse.

Merci à Manon Ribat, ma chère fille,

qui m’a éclairé sur la société brésilienne

et à Olga Gerasymenko qui a fait pareil pour la Russie.

Chapitre 1

Il y aura toujours des gens pour faire leurs courses au milieu des bombes, valser tandis que le Titanic s’enfonce, faire l’amour pendant que le Vésuve entre en éruption.

Michiel HEYNS – Le passager récalcitrant

— Ça va bien, docteur ? Vous semblez soucieux.

Le silence qui régnait dans ce vaste salon aux murs en pierres de taille est brutalement déchiré par la voix rocailleuse de Jadar. En visite à son domicile, je m’étais laissé gagner par l’apathie depuis plusieurs minutes, anéanti par tous les mauvais augures que révélait son bilan biologique. Je le dévisage avec surprise, touché par sa sollicitude : c’est si rare qu’on me demande des nouvelles de ma santé. Je suis d’autant plus étonné que mon interlocuteur est un presque agonisant. D’habitude, mes patients ne pensent qu’à leurs souffrances… J’en oublie de poursuivre l’étude de ses résultats sanguins qui me parlent de sa mort prochaine.

Je croise le faisceau de ses yeux gris. Gris comme un nuage chargé de neige. Il m’observe avec ironie. Je réalise alors que je viens de commettre une erreur d’appréciation. Ce n’était pas de la gentillesse qu’il fallait entendre dans sa question, mais de la moquerie. Alors, réflexe de la pirouette :

— Soucieux, moi ? Pas du tout ! Pourquoi m’inquiéterais-je ? Vos analyses sont tellement catastrophiques que j’ai dû rappeler le labo pour demander si leur ordinateur n’était pas vérolé ! Vos métastases se multiplient comme des lapins frappés de priapisme ! Votre foie ressemble à celui d’un vieil alcoolique…

— Mais je suis un vieil alcoolique, toubib ! Vous le savez aussi bien que moi.

— Oui, c’est vrai. J’avais oublié ce tout « petit » détail pendant quelques minutes. Vous voyez, je me sens un peu comme le capitaine du Titanic, la nuit du naufrage. À l’instant de la collision, il a considéré l’iceberg qui croisait sa route comme le responsable de ses soucis. Forcément, sous le choc, si j’ose dire… Et puis, peu à peu, à mesure que la situation tournait au drame, il s’est souvenu que son navire était en métal, donc tôt ou tard voué à couler, malgré l’arrogance des ingénieurs qui l’avaient décrété « insubmersible ». Votre cancer du foie, c’est l’iceberg que vous venez de rencontrer. Vous auriez pu en heurter d’autres, nommés accident de voiture, cirrhose ou hémorragie digestive. Mais à l’origine de votre mal, il y a ce désir de sombrer, contre lequel je ne peux rien.

Il semble chercher une réponse au fond de son verre de whisky. Il l’élève devant ses yeux pour que la lumière du jour le traverse :

— Nous sommes tous voués à disparaître. Je n’ai fait qu’accélérer un peu le processus inéluctable en remplissant mes godets de petits glaçons baignant dans du Jack Daniel’s. Les uns flottant à côté des autres, tous ceux qui ont mouillé mes bourbons depuis que j’ai commencé à picoler doivent représenter une sacrée montagne de glace, croyez-moi ! Ma coque a dû rouiller un peu plus vite, voilà tout. Ne vous alarmez pas, mon cher Marcel. Je suis conscient de ma mort prochaine. Je suis même résolu à décider moi-même de l’instant de ma fin lorsque le moment sera venu. Pensez-vous qu’il me reste un mois à vivre ?

Je ne compte plus le nombre de fois où l’on m’a posé cette question. Ne me sentant ni Dieu ni voyant extralucide, et craignant que certains soient assez naïfs pour me croire si je me mettais à parier sur l’avenir, j’ai pris l’habitude de botter en touche :

— Je ne veux pas jouer aux pronostics, je perds toujours. Je suis naturellement pessimiste. Mes patients ont la mauvaise grâce de survivre en général deux fois plus longtemps que mes prédictions. C’est vexant !

Il me regarde comme un enfant qui demande une confiserie :

— Nous sommes le 24 juillet. Je tiendrai quatre ou cinq mois ?

— À votre âge, il n’est pas raisonnable de croire au père Noël…

Il m’adresse un signe de la tête pour signifier qu’il a compris :

— Donc, si je veux pouvoir accomplir une dernière action sur cette Terre, c’est maintenant ou jamais, pas vrai ?

— … oui. Votre ultime tableau ?

— Non ! Un voyage… avant le dernier.

— Ah oui ? Alors, ne traînez pas. Et faites-vous accompagner.

— Ben justement, je voulais vous en parler.

— De quoi ?

— Je souhaite que vous soyez mon chaperon. Quoi de mieux que de voyager avec son médecin quand on est mourant ?

L’absence de compréhension des basses réalités quotidiennes chez les grands artistes peut facilement être pris pour du foutage de gueule :

— Ça a dû échapper à votre célébrité internationale, mais je suis en charge de la santé d’environ deux mille patients. Lorsque vous m’avez fait l’honneur de me demander d’être votre médecin traitant, nous avons signé un document qui n’était pas un contrat d’exclusivité. J’aurais dû vous le préciser.

— Du calme, toubib ! Ne montez pas sur vos grands chevaux. Je vous respecte d’autant plus que vous n’êtes pas impressionné par ma notoriété. Je vous propose seulement une escapade qui pourrait nous conduire très loin d’ici afin de m’aider à réaliser mon vœu le plus cher : dire adieu à la femme de ma vie.

Aïe ! Il a touché mon point faible. Je suis un sentimental romantique, même si je fais tout ce que je peux pour dissimuler cette… tare. Par ailleurs, je suis curieux de l’existence de mes congénères. C’est une tournure d’esprit qui a fortement contribué à me guider vers la médecine. Donc, puisque je désire maintenant connaître la suite de son histoire, je me calme :

— Je vous prie de m’excuser. Vous avez raison, je me suis emporté. Vous me racontez ?

— Elle était mon élève en peinture, mais très vite, elle est devenue ma maîtresse en amour. J’avais entrepris de l’aider à regarder le monde et les gens, à ouvrir grand ses yeux et à montrer aux autres ce qu’elle voyait. C’est bien ça, un artiste, avant tout, non ? Naturellement, nous passions de nombreuses heures ensemble quotidiennement. Elle était douée. La meilleure de mes élèves. Elle avait vingt ans, moi quarante-cinq. Je regardais cette femme avec fierté et jalousie.

— La fierté du maître, je suppose. Mais pourquoi la jalousie ? Vous étiez en pleine gloire et elle n’était rien !

Il éclate de rire :

— Mais jaloux qu’elle ait trouvé en moi un si bon professeur, voyons ! Si vous saviez combien j’ai galéré durant ma jeunesse pour apprendre les techniques de notre art auprès de maîtres qui n’étaient que des tocards !

— Vous n’avez que plus de mérite d’être arrivé au sommet.

— Je me fous du mérite ! J’aurais préféré éviter les errances de mon début de carrière. J’ai dû passer par tous les métiers graphiques – de la BD à la réalisation de panneaux publicitaires – avant de trouver mon style et mon public. Mais Lila semblait d’emblée savoir où son art devait la conduire. Sa peinture était faite de jaillissements énergiques et de recherches d’harmonies au sein du chaos. Je n’avais jamais rencontré une telle maturité chez une gamine. Je ne lui ai appris qu’une chose : avoir confiance dans son trait à main levée, sans appui ni modèle. C’est mon seul mérite…

— Vous me donnez envie de voir ses œuvres…

Je perçois de l’amertume dans son sourire lorsqu’il me promet :

— Vous en verrez… si vous acceptez de me suivre dans mon périple.

— Vous l’avez aimée et elle vous a quitté lorsqu’elle n’a plus rien trouvé à apprendre de vous, c’est ça ?

— Mais pas du tout ! Sortez de vos poncifs misogynes, docteur ! Notre histoire a commencé après des heures et des jours de travaux communs sans arrière-pensées. Vous savez ? Ce fut comme quand on porte son attention sur un objet familier et qu’on l’observe avec le sentiment d’une première fois. Pourquoi ce jour-là l’ai-je regardée autrement ? Une lumière propice qui m’a révélé sa beauté pourtant évidente ? Le fugace désir de combler le vide de mon existence avec une vie fraîche et joyeuse ? Tout ça à la fois certainement, et bien d’autres raisons encore, plus obscures… En percevant mon changement d’attitude à son égard, elle s’est sentie autorisée à me faire comprendre qu’elle me désirait aussi. Il ne lui a fallu qu’un battement de cils pour cela.

Ma parole d’honneur, en me livrant ses sentiments, il irradie de tendresse, comme éclairé d’une lumière intérieure. Je le trouve presque beau ! Mais la grâce le quitte dès qu’il poursuit :

— Or à mesure que cette jeune femme se transformait en amoureuse, j’aurais dû changer moi aussi. Renoncer à l’alcool avant tout, puisqu’auprès d’elle je recommençais à croire au bonheur. Mais j’ai continué à crier, à casser des chaises et des verres, à ricaner de tout. Je jouais le blasé, le cynique. Pourquoi ? Parce que je ne me suis jamais aimé. Alors comment l’aurait-elle pu, elle ? Je pensais que je ne méritais pas un tel cadeau de la vie. Sachez-le : je n’ai pas fait que des choses propres dans mon existence. J’ai piqué des idées à des artistes qui sont restés obscurs alors que moi, grande gueule et provocateur, je suis monté au sommet. La célébrité, ça ne tient pas qu’au talent. C’est avant tout un art de se vendre. C’est de la com’. Et pour ça au moins, j’étais doué !

Son visage s’assombrit de plus en plus alors qu’il déroule l’histoire de sa vie :

— Alors, de fanfaronnades en beuveries, insidieusement, puis de plus en plus souvent, j’ai vu apparaître sur le visage de ma belle les grimaces de l’ennui et du dégoût. J’ai continué à déconner jusqu’à ce que je découvre un matin, au retour d’une bordée, notre appartement vide. Elle n’a plus jamais donné signe de vie. Et je pense à elle tous les jours. Arrivé au terme de ma route, je désire lui demander pardon, pour la première et la dernière fois.

Il pleure. Le grand artiste mondialement connu, mal fagoté dans une robe de chambre élimée laissant déborder un ventre distendu par la cirrhose et péniblement soutenu par des jambes de serin anorexique, redevient un être humain.

Vite ! Afin de ne pas me laisser aspirer dans le trou sombre de sa tristesse, je dois inventer une idée-parachute. J’ai appris avec le temps à me maintenir à courte distance de l’émotion. Pas trop loin pour la ressentir quand même. Je me nourris de ce genre de vibration. Mais je ne veux pas chialer ! Je finirais déshydraté chaque fin de journée ! Alors dans l’urgence, il me faut trouver une question incongrue. Tiens par exemple : est-ce que les larmes d’un buveur de whisky ont un goût de malt ? Allez, creuse le sujet, mon Marcel, jusqu’à ce que l’autre essuie ses yeux. N’empêche que je sens un nœud dans ma gorge. C’est tellement désarmant, un homme qui montre son chagrin…

Il a plongé son visage dans ses mains ouvertes et reste un bon moment ainsi, dans une attitude de recueillement. Je n’ose l’interrompre. Enfin il se redresse, tournant vers moi un regard de chien battu :

— Vous croyez en un dieu ?

Surpris, je hausse les épaules :

— Certainement pas ! J’aurais trop de reproches à faire au créateur de ce monde !

Il sourit avec compréhension :

— Dieu n’est pour rien dans les malheurs sur Terre. Ce sont les hommes comme moi qui font le mal, librement.

Je l’écoute avec surprise. Le personnage public, hyper médiatisé qu’il est ne concorde pas avec l’image d’un croyant. Il continue :

— J’ai le désir de croire que je pourrais être meilleur que je ne le suis. Que le rachat serait possible. Toute proportion gardée – je ne me prends pas pour le Christ, rassurez-vous –, je suis en route vers mon Golgotha. Ma fin est proche. Je vais vous faire une confidence qui devrait vous plaire : j’ai toujours été marqué par cet homme, Simon, qui vivait à Cyrène. Les soldats romains le forcèrent à aider à porter la croix de Jésus parce que celui-ci ne cessait de tomber sur le chemin de son martyre. C’est comme ça que je vois le corps médical : l’Homme qui aide l’Homme. Alors pour tenir encore un peu debout, pour me rassurer sur ma peur de souffrir et si nécessaire pour me gratifier d’une dernière étincelle d’énergie lorsque j’aurai décidé de mourir, j’ai besoin de vous, docteur.

Je suis un mécréant, mais pas insensible aux histoires qui sont devenues des mythes. J’aime celle de Simon de Cyrène, anonyme contraint de sortir de la foule pour atténuer les souffrances d’un supplicié :

— Je vous prescrirai de la morphine pour votre voyage.

— Si je vous montre Lila, peut-être accepterez-vous de me suivre ?

— Vous avez des photos d’elle ? Ah oui, je veux bien voir à quoi ressemble cette petite merveille !

— J’ai mieux que ça… des tableaux. Suivez-moi.

Il me précède à pas lents vers les hauteurs de sa vaste maison. C’est une belle demeure ancienne, haute de trois étages, située dans un petit village tranquille du Vexin, Fontenay-Saint-Père, près de Mantes-la-Jolie.

Trois fois, il manque de tomber dans les escaliers et je dois le rattraper. Malgré les tremblements de ses mains, il parvient à ouvrir une porte sous les combles avec une clé pendue à son cou par un cordon rouge noirci de crasse. Il pénètre dans une salle sombre et enclenche un interrupteur. Une lumière blanche inonde la pièce qui révèle des dimensions importantes. Sur au moins quarante mètres, les murs sont couverts de tableaux de toutes tailles représentant un sujet unique : une femme. Portraits en pied ou de son seul visage, isolée sur un fond neutre ou entourée d’objets ou de personnages hétéroclites, nue ou habillée. Tous les styles ont été exploités, depuis la peinture naïve jusqu’au modernisme le plus déstructuré. Trois kakémonos fixés à la poutre maîtresse cloisonnent l’espace de longs pans de papier verticaux, la représentant en geisha. Son image se reflète à l’infini, créant un effet hypnotique : des cheveux châtains aux reflets roux tombant en torsades sur un petit visage aux traits fins, des yeux vert-brun – le gauche plus vert que le droit –, un regard énergique, un sourire franc et charmeur, des seins pommelés aux tétons dardant vers le spectateur, un petit cul d’adolescente qui aurait su ne pas tomber sous la dépendance des drogues dures (Coca-Cola et Nutella), des jambes longues et fines, je ne sais où donner du regard pour me repaître de tant de grâce et de sensualité.

Jadar m’observe, narquois, alors que je tourne sur moi-même comme une boussole affolée. Mais en croisant son coup d’œil, je comprends ce qui bride mon enthousiasme : cette ironie grinçante, caractéristique du personnage, qui le pousse à peindre un détail altérant l’harmonie de ses toiles, comme s’il combattait l’idée d’une beauté parfaite. Un nez busqué, une bouche de travers, un regard divergeant. Il sème des cailloux dans les chaussures de ses spectateurs. La perfection n’existe donc pas en ce bas monde pour mon hôte.

Influencé par cette idée qui règne sur sa peinture, je me dis que cette fille est sans doute le modèle rêvé : belle, mais la tête vide, capable de rester des heures immobile sans qu’une pensée n’altère ses traits réguliers. Mon patient, probablement lassé de mon silence, reprend la parole. Il me raconte, le regard perdu dans ses souvenirs, un sourire aux lèvres :

— Elle m’observait sans cesse lorsque je peignais. Je n’avais qu’à lui montrer une seule fois une nouvelle technique pour qu’elle la retienne et l’améliore. Je ne sais pas lequel de nous deux a le plus appris à l’autre.

Puis, soupçonneux :

— Vous ne la prenez pas pour une cruche, j’espère ?

Je prends un air offusqué pour mentir :

— Mais pas du tout, voyons !

Pour détendre l’atmosphère et oublier mes stupides préjugés, je lui montre un portrait dans le style cubiste où le nez, les yeux et sa queue de cheval s’entremêlent :

— Dîtes donc, elle a besoin d’une chirurgie esthétique, votre copine…

Il pouffe de rire et répond sur le même ton :

— D’ailleurs, aux dernières nouvelles, elle serait au Brésil, le paradis des plasticiens…

Puis :

— Je suis devenu célèbre à cause de séries qui montraient mes peurs et mes haines. Témoigner de l’angoisse et de la colère, je trouve ça facile. Il faut du noir et des couleurs qui rappellent la merde. Je sais faire. Mais j’ai tenté toute ma vie de représenter le sentiment amoureux, et le seul moyen que j’ai trouvé, ce fut de peindre celle que j’aimais. Je n’ai jamais exposé les tableaux que vous voyez là. C’est la partie cachée de l’iceberg contre lequel je me suis fracassé. Allez, avouez qu’elle est fascinante, non ?

Je ne me rendrai pas à l’évidence sans combattre :

— Vous avez voulu me tendre un piège, c’est ça ? Vous croyez que je vais tomber amoureux de votre égérie pour partir à sa recherche avec vous, hein ? Mais d’abord, je devine que par rapport à l’époque de ces tableaux, elle doit avoir…

— Vingt-trois ans de plus. Elle aura quarante-trois ans à la fin de l’année. C’est beau, une femme de quarante-trois ans, vous savez… Entre-temps, elle a acquis la notoriété comme restauratrice de tableaux. Elle est demandée dans le monde entier. Les journaux spécialisés montrent régulièrement ses travaux et quelques photos d’elle. Croyez-moi, Lila n’a rien perdu de son charme.

— Je n’en doute pas. Je vous souhaite un bon voyage. Ne tardez pas à vous mettre en route.

— Je vous propose deux mille euros par jour pour m’accom­pagner. Le jeune médecin qui vous remplace d’habitude à votre cabinet quand vous partez en vacances sera sûrement ravi de travailler à votre place pendant une ou deux semaines.

— C’est indécent ! Si vous ne savez pas quoi faire de votre fric, donnez-le à des pauvres.

— Mais je déteste l’humanité entière ! Pas question de lui venir en aide. Vous ferez ce que bon vous semble de l’argent que je vous propose. Je vous en prie, dites oui !

« Marcel, n’oublie pas que la prestation compensatoire que tu as dû verser à ton ex-épouse t’a ruiné… Et que ton jeune collègue remplaçant ne demande qu’à te remplacer précisément… » Alors :

— … oui.

— Super ! Le contrat de travail est déjà prêt. Il nous attend au salon. Vous n’avez plus qu’à le signer. On part demain pour le Loir-et-Cher, à Monthou.

— Vous parliez de voyages lointains. Bonjour l’aventure ! On va faire quoi au pays des rillons et de la tarte Tatin ?

— Rendre visite à la mère de Lila.

Chapitre 2

Le cochon offre de nombreux points de comparaison avec un autre mammifère sans poils passé expert dans l’art de semer la merde et de se vautrer dedans.

Pierre DESPROGES

J’engage le 4×4 de Jadar dans l’allée engazonnée qui conduit à la petite maison. Nous traversons un verger dont les fruits pourrissent au sol. Ça sent la gnôle… Puis une prairie d’herbes folles. Ça sent les fleurs… Nous passons devant trois carcasses de voitures qui tiennent lieu de sculptures d’agrément. Ça sent l’huile de vidange… Comme nous roulons au pas, j’ai le temps de songer à ces « œuvres d’art » rouillées de nos centres-villes, ressemblant à des bouts de fer oubliés. Et qui ont coûté aux contribuables certainement plus cher qu’une automobile en état de marche…

Lorsque je sors de ma rêverie, je n’ai que le temps de piler net, car nous sommes cernés par trois chiens, trente-trois chats, une armée de poules, quatre générations de lapins et un porcelet souriant. Ils sont sortis par tous les orifices d’une petite maison grise posée au bout du sentier pour nous accueillir avec les marques de la curiosité la plus vive. Dame, ce ne doit pas être tous les jours qu’on voit des gens de la ville par ici ! Ça sent les plumes et les poils…

Par la fenêtre ouverte du véhicule, je m’adresse au cochon qui semble jouer le rôle de concierge puisqu’il s’est dressé sur les pattes arrière, en appui sur la portière qu’il est en train de souiller de boue :

— Ta patronne est là ?

Jadar, qui sommeillait près de moi, exprime son étonnement avec distinction :

— T’es con ou quoi ?

Oui parce que nous avons décidé de nous tutoyer. Ce que je regrette, finalement. Les insultes sont atténuées par le vouvoiement. « Très cher, vous déconnez », c’est autrement plus classe. Il va falloir qu’il comprenne que la fantaisie est aussi vitale pour moi que l’air que je respire.

D’ailleurs, pour lui prouver que le porc est un homme comme les autres et qu’il comprend notre langue aussi bien qu’un sauvageon de banlieue, Justin Bridou part en courant vers la maison pour prévenir qu’y a du monde. Je le vois disparaître avec difficulté à travers la porte d’entrée par une chatière un peu étroite pour son embonpoint… donc une cochonnière… mot naturellement inconnu du logiciel de correction d’orthographe de Word Office qui n’est jamais venu passer ses vacances dans le Loir-et-Cher.

Peu après, l’huis grince sinistrement et un troll apparaît, plus large que l’embrasure. Hirsute, voûté comme un gorille, il a dû dévorer la propriétaire des lieux et ça va être notre tour. Je m’adresse à mon passager :

— Tu veux bien descendre et te laisser massacrer par le monstre pendant que je tente de m’échapper. Vu que tu vas mourir bientôt, c’est normal que tu te sacrifies. Et merci beaucoup, hein, c’était un beau voyage…

— Oui, t’es vraiment con ! C’est la mère de Lila.

Ah bon… ?

Une voix flûtée s’échappe de ce corps massif, venant infirmer ma première impression :

— Jadar, fils de pute, que viens-tu faire dans les parages ? Si c’est ma fille que tu cherches, elle n’est pas là !

Voix flûtée peut-être, mais propos d’ogresse. Nous n’avons pas encore osé descendre de voiture, vu l’accueil… Je prends un ton désolé :

— C’est pas très gentil pour ta maman…

Jadar me regarde d’un œil morne et lâche un commentaire d’une voix murmurée :

— Ma mère se prostituait.

Là oui, je me sens con. Je bredouille :

— Aaaaah bon… ? Ben, respect. Ce n’est pas un métier facile.

Mon voisin ne prête aucune attention à ma remarque, mais il répond à la dame :

— Je sais que ta fille n’est pas là, mais toi, tu sais où elle est. Et je suis venu pour l’apprendre.

Les poings sur les hanches, elle le toise avec défi :

— Elle ne veut plus te voir. T’as pas compris ça depuis le temps ?

— Si ! Mais maintenant, je veux lui demander pardon. Je vais mourir.

Sans se démonter, elle hausse les épaules :

— Tu crois que tu m’apprends quelque chose ? Y’a qu’à te regarder pour le deviner. Je lui dirai que tu es un mort en sursis. Elle sera enchantée de l’apprendre.

Jadar garde son flegme. Avec nonchalance, il lâche son arme fatale :

— Je veux en faire mon héritière.

Silence… puis :

— Entre !

Moi, je veux bien descendre du véhicule, mais je risque d’écraser quelques boules de poils et de plumes, tant nous sommes cernés… Ah non ! Ils s’écartent, maintenant que nous sommes les bienvenus.

Quelques longs os (mammouths, antilopes ou humains ?) jonchent l’espace qui nous sépare de la bicoque. Je persiste dans l’idée que nous nous rendons certainement chez quelque descendante de Gilles de Rais. Pour gravir les cinq marches qui conduisent à la maison, il existe un étroit chenal qui serpente entre les gamelles emplies de maïs ou de pâtée pour chat. La patronne a déjà posé trois verres sur la toile cirée de la table. Elle est en train de les remplir d’une eau limpide. Enfin, ça ressemble à de l’eau… Elle nous invite à boire d’un mouvement du menton :

— Eau-de-vie de mirabelle.

À 10 heures du matin, ça va me mettre en forme… J’ai le sentiment que refuser risquerait de nuire à la difficile négociation qui s’annonce. Jadar, lui, ne fait pas de manières et tend déjà son godet pour une seconde tournée. Pourtant, le breuvage est brûlant !

Entre deux lampées incendiaires, je fais l’état des lieux : à partir d’un mur d’étagères ployant sous des livres, une coulée de volumes en vrac descend comme un glacier jusqu’à la table centrale, engloutissant presque totalement au passage un canapé qui a perdu de facto toute utilité. Je lis les titres : La vie des martyrs (je corrige mentalement : c’est surtout leur mort qui fait d’eux des martyrs), les biographies des papes, les actes et paroles du Christ jusqu’à son envol…

Toutes les devantures de meubles (télévision, vaisselier, cheminée) sont encombrées de figurines de saints, de Jésus et de sa mère en plâtre coloré. Oh, comme moi quand j’organisais des batailles de soldats en plastique dans ma chambre ! Bon, j’avais cinq ans… Quel âge peut bien avoir la patronne ? Difficile à évaluer : entre soixante et soixante-dix ans ? Les gros tirent sur leurs rides et par conséquent ils atténuent leur aspect fripé malgré le vieillissement. Sur la volumineuse poitrine de notre hôtesse, une large croix de fer tintant comme un battant de cloche paraît en parfaite harmonie avec l’ensemble du décor religieux de la pièce.

Je regarde avec fascination ce capharnaüm qui témoigne, forcément, d’une douce folie de la propriétaire. Ça a un nom, cette tendance à l’accumulation des objets jusqu’à l’engorgement total de l’espace vital. Je l’ai lu dans un manuel de psychiatrie : la syllogomanie. Ma grand-mère était comme ça aussi : elle gardait les tubes d’aspirine vides, les boîtes de conserve vides, les bouteilles d’huile vides… « au cas où on en aurait besoin un jour ». Lors de son inhumation, mon père et moi avions difficilement résisté à l’envie de remplir le trou de sa tombe avec tous ces bidules inutiles, histoire de faire un peu de place à la maison. J’en viens à penser que ces sépultures anciennes qu’on découvre régulièrement, en Égypte ou ailleurs, remplies d’objets de la vie quotidienne, devaient appartenir à des syllogomanes. Leurs familles, soulagées de se débarrasser des bricoles encombrantes des défunts, ont fait le bonheur des archéologues…

Oups ! Emporté par ma rêverie, j’ai raté le démarrage de la conversation. Je regarde la mère de Lila : elle a des traits réguliers qui témoignent d’une splendeur passée. De longs cheveux blancs tombent sur ses épaules voûtées. Elle est vêtue d’informes vêtements de laine noire. Ses yeux noisette, très mobiles, semblent tout observer au sein d’un visage impassible mimant l’indifférence. Néanmoins, le sourcil gauche est froncé, car Jadar est en train de se prendre une soufflante :

— Ma collègue Marie, qui m’a appris le métier et qui a accouché ta mère, m’a dit qu’elle a beaucoup hésité à te réanimer quand tu es sorti tout bleu. Elle n’aurait pas dû. Si elle t’avait jeté à la poubelle, tu n’aurais pas fait tout ce mal à mon propre bébé.

Tiens, quelqu’un de la profession !

— Ah parce que vous êtes sage-femme ? Je suis médecin !

Elle me regarde comme on observe avec dégoût une diarrhée de pigeon. « Ta gueule, Marcel ! Elle n’en a rien à foutre de toi, la dame ». Jadar enchaîne après m’avoir jeté un regard courroucé :

— Mais je l’aimais, ta Lila, moi ! Je ne voulais que son bien ! Bon je sais que j’ai déconné grave pendant les deux ans que nous avons vécu ensemble, mais tu vois Jocelyne, je n’ai toujours pas compris ce qui a déclenché son départ. Encore la veille au soir nous avons fait l’amour. Tout s’était bien passé. Nous n’avions pas eu de dispute.

La maîtresse des lieux opine du chef longuement avant de répondre :

— Elle me disait depuis longtemps qu’elle voulait te quitter. Mais il y a eu une goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Tu n’as pas été violent au moins ?

— Non… pas vraiment.

— Ça veut dire quoi « pas vraiment » ?

Il a l’air gêné tout d’un coup. Son regard erre sur le sol comme s’il avait perdu une pièce de monnaie entre les dalles. Il murmure dans un souffle :

— J’ai tenté de l’attacher. Je voulais l’initier au bondage.

Ma collègue écarquille les yeux dans un signe d’ignorance. J’explique :

— C’est une pratique érotique qui est centrée sur une personne ligotée par des cordes. Les Japonais…

Là, elle a compris et ça ne lui plaît pas du tout :

— Tu as essayé d’attacher Lila pour lui faire l’amour, c’est ça ? Mais t’es un grand malade ! Cherche pas, c’est là que tu as eu faux !

Elle roule des yeux exorbités comme si elle voyait le diable. Alors, le diable prend un visage d’ange pour répondre :

— Mais c’était juste pour rire ! J’aurais pas serré fort…

Elle marmonne, la mâchoire crispée :

— Ils disent tous ça !

Je remarque des larmes au bord de ses yeux. Pour un troll, elle est bourrée de sentiments humains…

Jadar, qui n’a pas entendu sa dernière remarque, continue de défendre l’idée de l’innocence de ses jeux sexuels déviants. Je m’étonne de l’entendre parler de pureté, alors qu’il incarne à lui seul l’encyclopédie complète des vices et perversions…