Premières Poésies - Alfred de Musset - E-Book

Premières Poésies E-Book

Alfred De Musset

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Beschreibung

Extrait : "Ni ce moine rêveur, ni ce vieux charlatan, N'ont deviné pourquoi Mariette est mourante. Elle est frappée au cœur, la belle indifférente ; Voilà son mal, — elle aime. — Il est cruel pourtant De voir entre les mains d'un cafard et d'un âne, Mourir cette superbe et jeune courtisane."

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EAN : 9782335012187

©Ligaran 2015

Au lecteur

DES DEUX VOLUMES DE VERS DE L’AUTEUR

Ce livre est toute ma jeunesse ;
Je l’ai fait sans presque y songer.
Il y paraît, je le confesse,
Et j’aurais pu le corriger.
Mais quand l’homme change sans cesse,
Au passé pourquoi rien changer ?
Va-t’en, pauvre oiseau passager ;
Que Dieu te mène à ton adresse !
Qui que tu sois, qui me liras,
Lis-en le plus que tu pourras,
Et ne me condamne qu’en somme.
Mes premiers vers sont d’un enfant,
Mes seconds d’un adolescent,
Mes derniers à peine d’un homme.
À Madame B ***
Quand je t’aimais, pour toi j’aurais donné ma vie.
Mais c’est toi, de t’aimer, toi qui m’ôtas l’envie.
Actes pièges d’un jour on ne me prendra plus ;
Tes ris sont maintenant et tes pleurs superflus.
Ainsi, lorsqu’à l’enfant la vieille salle obscure
Fait peur, il va tout nu décrocher quelque armure ;
Il s’enferme, il revient, tout palpitant d’effroi,
Dans sa chambre bien noire et dans son lit bien froid.
Et puis, lorsqu’au matin le jour vient à paraître,
Il trouve son fantôme aux plis de sa fenêtre,
Voit son arme inutile, il rit et, triomphant,
S’écrie ! « Oh ! que j’ai peur ! oh ! que je suis enfant ! »
Venise
Dans Venise la rouge,
Pas un bateau qui bouge,
Pas un pêcheur dans l’eau,
Pas un falot.
Seul, assis à la grève,
Le grand lion soulève,
Sur l’horizon serein,
Son pied d’airain.
Autour de lui, par groupes,
Navires et chaloupes,
Pareils à des hérons
Couchés en ronds,
Dorment sur l’eau qui fume
Et croisent dans la brume,
En légers tourbillons,
Leurs pavillons.
La lune qui s’efface
Couvre son front qui passe
D’un nuage étoilé
Demi-voilé.
Ainsi la dame abbesse
De Sainte-Croix rabaisse
Sa cape aux vastes plis
Sur son surplis ;
Et les palais antiques
Et les graves portiques,
Et les blancs escaliers
Des chevaliers,
Et les ponts, et les rues,
Et les mornes statues,
Et le golfe mouvant
Qui tremble au vent,
Tout se tait, fors les gardes
Aux longues hallebardes,
Qui veillent aux créneaux
Des arsenaux.
– Ah ! maintenant plus d’une
Attend, au clair de lune,
Quelque jeune muguet,
L’oreille au guet.
Pour le bal qu’on prépare
Plus d’une qui se pare
Met devant son miroir
Le masque noir.
Sur sa couche embaumée,
La Vanina pâmée
Presse encor son amant,
En s’endormant,
Et Narcisa, la folle,
Au fond de sa gondole,
S’oublie en un festin
Jusqu’au matin.
Et qui, dans l’Italie,
N’a son grain de folie ?
Qui ne garde aux amours
Ses plus beaux jours ?
Laissons la vieille horloge,
Au palais du vieux doge,
Lui compter de ses nuits
Les longs ennuis.
Comptons plutôt, ma belle,
Sur ta bouche rebelle
Tant de baisers donnés…
Ou pardonnés.
Comptons plutôt tes charmes,
Comptons les douces larmes
Qu’à nos yeux a coûté
La volupté !

1828.

Stances
Que j’aime à voir, dans la vallée
Désolée,
Se lever comme un mausolée
Les quatre ailes d’un noir moutier !
Que j’aime à voir, près de l’austère
Monastère,
Au seuil du baron feudataire,
La croix blanche et le bénitier !
Vous, des antiques Pyrénées
Les aînées,
Vieilles églises décharnées,
Maigres et tristes monuments,
Vous que le temps n’a pu dissoudre,
Ni la foudre,
De quelques grands monts mis en poudre
N’êtes-vous pas les ossements ?
J’aime vos tours à tête grise,
Où se brise
L’éclair qui passe avec la brise ;
J’aime vos profonds escaliers
Qui, tournoyant dans les entrailles
Des murailles,
À l’hymne éclatant des ouailles
Font répondre tous les piliers.
Oh ! lorsque l’ouragan qui gagne
La campagne
Prend par les cheveux la montagne,
Que le temps d’automne jaunit,
Que j’aime, dans le bois qui crie
Et se plie,
Les vieux clochers de l’abbaye,
Comme deux arbres de granit !
Que j’aime à voir, dans les vesprées
Empourprées,
Jaillir en veines diaprées
Les rosaces d’or des couvents !
Oh ! que j’aime aux voûtes gothiques
Des portiques
Les vieux saints de pierre athlétiques
Priant tout bas pour les vivants !

1828.

Don Paez

I had been happy, if the general camp,

Pioneers hand all, had tasted her sweet body.

So I had nothing known.

Othello.

I
Je n’ai jamais aimé, pour ma part, ces bégueules
Qui ne sauraient aller au Prado toutes seules,
Qu’une duègne toujours de quartier en quartier
Talonne, comme fait sa mule un muletier ;
Qui s’usent à prier les genoux et la lèvre,
Se courbant sur le grès, plus pâles, dans leur fièvre,
Qu’un homme qui, pieds nus, marche sur un serpent,
Ou qu’un faux monnayeur au moment qu’on le pend.
Certes ces femmes-là, pour mener cette vie,
Portent un cœur châtré de toute noble envie ;
Elles n’ont pas de sang et pas d’entrailles. – Mais,
Sur ma tête et mes os, frère, je vous promets
Qu’elles valent encor quatre fois mieux que colles
Dont le temps se dépense en intrigues nouvelles.
Celles-là vont au bal, courent les rendez-vous,
Savent dans un manchon cacher un billet doux,
Serrer un ruban noir sur un beau flanc qui ploie,
Jeter d’un balcon d’or une échelle de soie,
Suivre l’imbroglio de ces amours mignons,
Poussés en une nuit comme des champignons ;
Si charmantes, d’ailleurs ! aimant en enragées
Les moustaches, les chiens, la valse et les dragées.
Mais, oh ! la triste chose et l’étrange malheur,
Lorsque dans leurs filets tombe un homme de cœur !
Frère, mieux lui vaudrait, comme ce statuaire
Qui pressait dans ses bras son amante de pierre,
Réchauffer de baisers un marbre, mieux vaudrait
Une louve affamée en quelque âpre forêt.
Ce que je dis ici, je le prouve en exemple.
J’entre donc en matière, et sans discours plus ample
Écoutez une histoire :
Un mardi, cet été,
Vers deux heures de nuit, si vous aviez été
Place San Bernardo, contre la jalousie
D’une fenêtre en brique, à frange cramoisie,
Et que, le cerveau mû de quelque esprit follet,
Vous eussiez regardé par le trou du volet,
Vous auriez vu, d’abord, une chambre tigrée,
De candélabres d’or ardemment éclairée ;
Des marbres, des tapis montant jusqu’aux lambris ;
Çà et là les flacons d’un souper en débris ;
Des vins, mille parfums ; à terre une mandore
Qu’on venait de quitter et frémissant encore,
De même que le sein d’une femme frémit
Après qu’elle a dansé. – Tout était endormi ;
La lune se levait ; sa lueur souple et molle,
Glissant aux trèfles gris de l’ogive espagnole,
Sur les pâles velours et le marbre changeant
Mêlait aux flammes d’or ses longs rayons d’argent.
Si bien que, dans le coin le plus noir de la chambre,
Sur un lit incrusté de bois de rose et d’ambre,
En y regardant bien, frère, vous auriez pu,
Dans l’ombre transparente entrevoir un pied nu.
– Certes l’Espagne est grande, et les femmes d’Espagne
Sont belles ; mais il n’est château, ville ou campagne,
Qui contre ce pied-là n’eût en vain essayé
(Comme dans Cendrillon) de mesurer un pied.
Il était si petit qu’un enfant l’eût pu prendre
Dans sa main. – N’allez pas, frère, vous en surprendre,
La dame dont ici j’ai dessein de parler
Était de ces beautés qu’on ne peut égaler :
Sourcils noirs, blanches mains, et pour la petitesse
De ses pieds elle était Andalouse et comtesse.
Cependant les rideaux, autour d’elle tremblant,
La laissaient voir pâmée aux bras de son galant ;
Œil humide, bras morts, tout respirait en elle
Les langueurs de l’amour et la rendait plus belle.
Sa tête avec ses seins roulait dans ses cheveux ;
Pendant que sur son corps mille traces de feux,
Que sa joue empourprée, et ses lèvres arides,
Qui se pressaient encor, comme en des baisers vides,
Et son cœur gros d’amour, plus fatigué qu’éteint,
Tout d’une folle nuit vous eût rendu certain.
Près d’elle, son amant, d’un œil plein de caresse,
Cherchant l’œil de faucon de sa jeune maîtresse,
Se penchait sur sa bouche, ardent à l’apaiser,
Et pour chaque sanglot lui rendait un baiser.
Ainsi passait le temps. – Sur la place moins sombre
Déjà le blanc matin faisant grisonner l’ombre,
L’horloge d’un couvent s’ébranla lentement :
Sur quoi le jouvenceau courut en un moment,
D’abord à son habit, ensuite à son épée ;
Puis, voyant sa beauté de pleurs toute trempée :
« Allons, mon adorée, un baiser, et bonsoir !
– Déjà partir, méchant ! – Bah ! je viendrai vous voir
Demain, midi sonnant ; adieu, mon amoureuse !
– Don Paez ! don Paez ! Certes elle est bien heureuse,
La galante pour qui vous me laissez sitôt.
– Mauvaise ! vous savez qu’on m’attend au château,
Ma galante, ce soir, mort-Dieu, c’est ma guérite.
– Eh ! pourquoi donc alors l’aller trouver si vite ?
Par quel serment d’enfer êtes-vous donc lié !
– Il le faut. Laisse-moi baiser ton petit pied !
– Mais regardez un peu, qu’un lit de bois de rose,
Des fleurs, une maîtresse, une alcôve bien close,
Tout cela ne vaut pas, pour un fin cavalier,
Une vieille guérite au coin d’un vieux pilier !
– La belle épaule blanche, ô ma petite fée !
Voyons, un beau baiser. – Comme je suis coiffée !
Vous êtes un vilain ! – La paix ! Adieu, mon cœur ;
Là, là, ne faites pas ce petit air boudeur.
Demain,
C’est jour de fête, un tour de promenade,
Veux-tu ? – Non, ma jument anglaise est trop malade.
– Adieu donc ; que le diable emporte ta jument !
– Don Paez ! mon amour, reste encore un moment.
– Ma charmante, allez-vous me faire une querelle ?
Ah ! je m’en vais si bien vous décoiffer, ma belle,
Qu’à vous peigner, demain, vous passerez un jour !
– Allez-vous-en, vilain ! – Adieu, mon seul amour ! »
Il jeta son manteau sur sa moustache blonde,
Et sortit ; l’air était doux, et la nuit profonde ;
Il détourna la rue à grands pas, et le bruit
De ses éperons d’or se perdit dans la nuit.
Oh ! dans cette maison de verdeur et de force,
Où la chaude jeunesse, arbre à la rude écorce,
Couvre tout de son ombre, horizon et chemin,
Heureux, heureux celui qui frappe de la main
Le col d’un étalon rétif, ou qui caresse
Les seins étincelants d’une folle maîtresse !
II
Don Paez, l’arme au bras, est sur les arsenaux ;
Seul, en silence, il passe au revers des créneaux ;
On le voit comme un point ; il fume son cigare
En route, et d’heure en heure, au bruit de la fanfare,
Il mêle sa réponse au qui-vive effrayant
Que des lansquenets gris s’en vont partout criant.
Près de lui, çà et là, ses compagnons de guerre,
Les uns dans leurs manteaux s’endormant sur la terre,
D’autres jouant aux dés. – Propos, récits d’amours,
Et le vin (comme on pense), et les mauvais discours
N’y manquent pas. – Pendant que l’un fait, après boire,
Sur quelque brave fille une méchante histoire,
L’autre chante à demi, sur la table accoudé.
Celui-ci, de travers examinant son dé,
À chaque coup douteux grince dans sa moustache.
Celui-là, relevant le coin de son panache,
Fait le beau parleur, jure ; un autre, retroussant
Sa barbe à moitié rouge, aiguisée en croissant,
Se verse d’un poignet chancelant, et se grise
À la santé du roi, comme un chantre d’église.
Pourtant un maigre suif, allumé dans un coin,
Chancelle sur la nappe à chaque coup de poing.
Voici donc qu’au milieu des rixes, des injures,
Des bravos, des éclats qu’allument les gageures,
L’un d’eux : « Messieurs, dit-il, vous êtes gens du roi,
Braves gens, cavaliers volontaires. – Bon. – Moi,
Je vous déclare ici trois fois gredin et traître,
Celui qui ne va pas proclamer, reconnaître,
Que les plus belles mains qu’en ce chien de pays
On puisse voir encor de Burgos à Cadix,
Sont celles de dona Cazales de Séville,
Laquelle est ma maîtresse, au dire de la ville ! »
Ces mots, à peine dits, causèrent un haro
Qui du prochain couvent ébranla le carreau.
Il n’en fut pas un seul qui de bonne fortune
Ne se dît passé maître, et n’en vantât quelqu’une :
Celle-ci pour ses pieds, celle-là pour ses yeux ;
L’autre c’était la taille, et l’autre les cheveux.
Don Paez, cependant, debout et sans parole,
Souriait ; car, le sein plein d’une ivresse folle,
Il ne pouvait fermer ses paupières sans voir
Sa maîtresse passer, blanche avec un œil noir !
« Messieurs, cria d’abord notre moustache rousse.
La petite Inésille est la peau la plus douce
Où j’aie encor frotté ma barbe jusqu’ici.
– Monsieur, dit un voisin rabaissant son sourcil,
Vous ne connaissez pas l’Arabelle ; elle est brune
Comme un jais. – Quant à moi, je n’en puis citer une,
Dit quelqu’un, j’en ai trois. – Frères, cria de loin
Un dragon jaune et bleu qui dormait dans du foin,
Vous m’avez éveillé ; je rêvais à ma belle.
– Vrai, mon petit ribaud ! dirent-ils, quelle est-elle ? »
Lui, bâillant à moitié : « Par Dieu ! c’est l’Orvado,
Dit-il, la Juana, place San-Bernardo. »
Dieu fit que don Paez l’entendit ; et la fièvre
Le prenant aux cheveux, il se mordit la lèvre :
« Tu viens là de lâcher quatre mots imprudents,
Mon cavalier, dit-il, car tu mens par tes dents !
La comtesse Juana d’Orvado n’a qu’un maître,
Tu peux le regarder, si tu veux le connaître.
– Vrai ? reprit le dragon ; lequel de nous ici
Se trompe ? Elle est à moi, cette comtesse aussi.
– Toi ? s’écria Paez ; mousqueton d’écurie,
Prendras-tu ton épée, ou s’il faut qu’on t’en prie ?
Elle est à toi, dis-tu ? Don Étur ! sais-tu bien
Que j’ai suivi quatre ans son ombre comme un chien ?
Ce que j’ai fait ainsi, penses-tu que le fasse
Ce peu de hardiesse empreinte sur ta face,
Lorsque j’en saigne encore et qu’à cette douleur
J’ai pris ce que mon front a gardé de pâleur ?
– Non, mais je sais qu’en tout, bouquets et sérénades,
Elle m’a bien coûté deux ou trois cents cruzades.
– Frère, ta langue est jeune et facile à mentir.
– Ma main est jeune aussi, frère, et rude à sentir.
– Que je la sente donc, et garde que ta bouche
Ne se rouvre une fois, sinon je te la bouche
Avec ce poignard, traître, afin d’y renfoncer
Les faussetés d’enfer qui voudraient y passer.
– Oui-da ! celui qui parle avec tant d’arrogance,
À défaut de son droit, prouve sa confiance ;
Et quand avons-nous vu la belle ? Justement
Cette nuit ?
– Ce matin.
– Ta lèvre sûrement
N’a pas de ses baisers sitôt perdu la trace ?
– Je vais te les cracher, si tu veux à la face.
– Et ceci, dit Étur, ne t’est pas inconnu ? »
Comme, à cette parole, il montrait son sein nu,
Don Paez, sur son cœur, vit une mèche noire
Que gardait sous du verre un médaillon d’ivoire.
Mais, dès que son regard, plus terrible et plus prompt
Qu’une flèche, eut atteint le redoutable don,
Il recula soudain de douleur et de haine,
Comme un taureau qu’un fer a piqué dans l’arène :
« Jeune homme, cria-t-il, as-tu dans quelque lieu
Une mère, une femme ? ou crois-tu pas en Dieu ?
Jure-moi par ton Dieu, par ta mère et ta femme,
Par tout ce que tu crains, par tout ce que ton âme
Peut avoir de candeur, de franchise et de foi,
Jure que ces cheveux sont à toi, rien qu’à toi !
Que tu ne les as pas volés à ma maîtresse,
Ni trouvés, ni coupés par derrière à la messe !
– J’en jure, dit l’enfant, ma pipe et mon poignard.
– Bien ! reprit don Paez, le traînant à l’écart ;
Viens ici, je te crois quelque vigueur à l’âme.
En as-tu ce qu’il faut pour tuer une femme ?
– Frère, dit don Étur, j’en ai trois fois assez
Pour donner leur paiement à tous serments faussés.
– Tu vois, prit don Paez, qu’il faut qu’un de nous meure.
Jurons donc que celui qui sera dans une heure
Debout, et qui verra le soleil de demain,
Tuera la Juana d’Orvado de sa main.
– Tope, dit le dragon, et qu’elle meure, comme
Il est vrai qu’elle va causer la mort d’un homme. »
Et sans vouloir pousser son discours plus avant,
Comme il disait ce mot, il mit la dague au vent.
Comme on voit dans l’été, sur les herbes fauchées,
Deux louves, remuant les feuilles desséchées,
S’arrêter face à face et se montrer la dent ;
La rage les excite au combat ; cependant
Elles tournent en rond lentement et s’attendent,
Leurs mufles amaigris l’un vers l’autre se tendent.
Tels, et se renvoyant de plus sombres regards,
Les deux rivaux, penchés sur le bord des remparts,
S’observent, – par instants entre leur main rapide
S’allume sous l’acier un éclair homicide.
Tandis qu’à la lueur des flambeaux incertains
Tous viennent à voix basse agiter leurs destins,
Eux, muets, haletants vers une mort hâtive,
Pareils à des pêcheurs courbés sur une rive,
Se poussent à l’attaque, et, prompts à riposter,
Par l’injure et le fer, tâchent de s’exciter.
Étur est plus ardent, mais don Paez plus ferme.
Ainsi que sous son aile un cormoran s’enferme,
Tel il s’est enfermé sous sa dague ; – le mur
Le soutient ; à le voir, on dirait à coup sûr
Une pierre de plus dans les pierres gothiques
Qu’agitent les falots en spectres fantastiques.
Il attend. – Pour Étur, tantôt d’un pied hardi,
Comme un jeune jaguar, en criant, il bondit ;
Tantôt, calme à loisir, il le touche et le raille,
Comme pour l’exciter à quitter la muraille.
Le manège fut long. – Pour plus d’un coup perdu,
Plus d’un bien adressé fut aussi bien rendu,
Et déjà leurs cuissards, où dégouttaient des larmes,
Laissaient voir clairement qu’ils saignaient sous leurs armes.
Don Paez le premier, parmi tous ces débats,
Voyant qu’à ce métier ils n’en finissaient pas :
« À toi, dit-il, mon brave ! et que Dieu te pardonne ! »
Le coup fut mal porté, mais la botte était bonne ;
Car c’était une botte à lui rompre du coup,
S’il l’avait attrapé, la tête avec le cou.
Étur l’évita donc, non sans peine, et l’épée
Se brisa sur le sol, dans son effort trompée.
Alors chacun saisit au corps son ennemi,
Comme après un voyage on embrasse un ami.
– Heur et malheur ! On vit ces deux hommes s’étreindre
Si fort que l’un et l’autre ils faillirent s’éteindre,
Et qu’à peine leur cœur eut pour un battement
Ce qu’il fallait de place en cet embrassement.
– Effroyable baiser ! – où nul n’avait d’envie
Que de vivre assez long pour prendre une autre vie ;
Où chacun, en mourant, regardait l’autre, et si,
En le faisant râler, il râlait bien aussi ;
Où, pour trouver au cœur les routes les plus sûres,
Les mains avaient du fer, les bouches des morsures.
– Effroyable baiser ! – Le plus jeune en mourut.
Il blêmit tout à coup comme un mort, et l’on crut,
Quand on voulut après le tirer à la porte,
Qu’on ne pourrait jamais, tant l’étreinte était forte !
Des bras de l’homicide ôter le trépassé.
– C’est ainsi que mourut Étur de Guadassé.
Amour, fléau du monde, exécrable folie,
Toi qu’un lien si frêle à la volupté lie,
Quand par tant d’autres nœuds tu tiens à la douleur,
Si jamais, par les jeux d’une femme sans cœur,
Tu peux m’entrer au ventre et m’empoisonner l’âme,
Ainsi que d’une plaie on arrache une lame,
Plutôt que comme un lâche on me voie en souffrir,
Je t’en arracherai, quand j’en devrais mourir.
III
Connaîtriez-vous point, frère, dans une rue
Déserte, une maison sans porte, à moitié nue,
Près des barrières, triste ; – on n’y voit jamais rien,
Sinon un pauvre enfant fouettant un maigre chien ;
Des lucarnes sans vitre, et par le vent cognées,
Qui pendent comme font des toiles d’araignées ;
Des pignons délabrés, où glisse par moment
Un lézard au soleil ; – d’ailleurs nul mouvement.
Ainsi qu’on voit souvent, sur le bord des marnières,
S’accroupir vers le soir de vieilles filandières,
Qui, d’une main calleuse agitant leur coton,
Faibles, sur leur genou laissent choir leur menton ;
De même l’on dirait que, par l’âge lassée,
Cette pauvre maison, honteuse et fracassée,
S’est accroupie un soir au bord de ce chemin.
C’est là que don Paez, le lendemain matin,
Se rendait. – Il monta les marches inégales,
Dont la mousse et le temps avaient rompu les dalles.
– Dans une chambre basse, après qu’il fut entré,
Il regarda d’abord d’un air mal assuré.
Point de lit au-dedans. – Une fumée étrange
Seule dans ce taudis atteste qu’on y mange.
Ici, deux grands bahuts, des tabourets boiteux,
Cassant à tout propos quand on s’assoit sur eux ;
– Des pots ; – mille haillons ; et sur la cheminée,
Où chantent les grillons la nuit et la journée,
Quatre méchants portraits pendus, représentant
Des faces qui feraient fuir en enfer Satan.
« Femme, dit don Paez, es-tu là ? » Sur la porte
Pendait un vieux tapis de laine rousse, en sorte
Que le jour en tout point trouait le canevas ;
Pour l’écarter du mur, Paez leva le bras.
« Entre, » répond alors une voix éraillée.
Sur un mauvais grabat, de lambeaux habillée,
Une femme, pieds nus, découverte à moitié,
Gisait. – C’était horreur de la voir, – et pitié.
Peut-être qu’à vingt ans elle avait été belle ;
Mais un précoce automne avait passé sur elle ;
Et noire comme elle est, on dirait, à son teint,
Que sur son front hâlé ses cheveux ont déteint.
À dire vrai, c’était une fille de joie.
Vous l’eussiez vue un temps en basquine de soie,
Et l’on se retournait quand, avec son grelot,
La Belisa passait sur sa mule au galop.
C’étaient des boléros, des fleurs, des mascarades.
La misère aujourd’hui l’a prise. – Les alcades,
Connaissant le taudis pour triste et mal hanté,
La laissent sous son toit mourir par charité.
Là, depuis quelques ans, elle traîne une vie
Que soutient à grand-peine une sale industrie :
Elle passe à Madrid pour sorcière, et les gens
Du peuple vont la voir à l’insu des sergents.
Don Paez cependant hésitant à sa vue,
Elle lui tend les bras, et sur sa gorge nue,
Qui se levait encor pour un embrassement,
Elle veut l’attirer.
DON PAEZ
Quatre mots seulement,
Vieille. – Me connais-tu ? Prends cette bourse, et songe
Que je ne veux de toi ni conte ni mensonge.
BELISA
De l’or, beau cavalier ! Je sais ce que tu veux ;
Quelque fille de France, avec de beaux cheveux
Bien blonds ! – J’en connais une.
DON PAEZ
Elle perdrait sa peine,
Je n’ai plus maintenant d’amour que pour ma haine.
BELISA
Ta haine ? Ah ! je comprends. – C’est quelque trahison,
Ta belle t’a fait faute, et tu veux du poison.
DON PAEZ
Du poison, j’en voulais d’abord. – Mais la blessure
D’un poignard est, je crois, plus profonde et plus sûre.
BELISA
Mon fils, ta main est faible encor ; – tu manqueras
Ton coup, et mon poison ne le manquera pas.
Regarde comme il est vermeil, il donne envie
D’y goûter ; – on dirait que c’est de l’eau-de-vie.
DON PAEZ
Non. – Je ne voudrais pas, vois-tu, la voir mourir
Empoisonnée, – on a trop longtemps à souffrir.
Il faudrait rester là deux heures, et peut-être
L’achever. – Ton poison, c’est une arme de traître ;
C’est un chat qui mutile et qui tue à plaisir
Un misérable rat dont il a le loisir ;
Et puis cet attirail, cette mort si cruelle,
Ces sanglots, ces hoquets. – Non, non ; elle est trop belle !
Elle mourra d’un coup.
BELISA
Alors, que me veux-tu ?
DON PAEZ
Écoute. – A-t-on raison de croire à la vertu
Des philtres ? Dis-moi vrai.
BELISA
Vois-tu sur cette planche
Ce flacon de couleur brune, où trempe une branche ?
Approches-en ta lèvre, et tu sauras après
Si les discours qu’on tient sur les philtres sont vrais.
DON PAEZ
Donne. – Je vais t’ouvrir ici toute mon âme :
Après tout, vois-tu bien, je l’aime, cette femme.
Un cep depuis cinq ans planté dans un rocher
Tient encore assez ferme à qui veut l’arracher.
C’est ainsi, Belisa, qu’au cœur de ma pensée
Tient et résiste encor cette amour insensée :
Quoi qu’il en soit, il faut que je frappe. – Et j’ai peur
De trembler devant elle.
BELISA
As-tu si peu de cœur ?
DON PAEZ
Elle mourra, sorcière, en m’embrassant.
BELISA
Écoute.
Es-tu bien sûr de toi ? Sais-tu ce qu’il en coûte
Pour boire ce breuvage ?
DON PAEZ
En meurt-on ?
BELISA
Tu seras
Tout d’abord comme pris de vin. – Tu sentiras
Tous tes esprits flottants, comme une langueur sourde
Jusqu’au fond de tes os, et ta tête si lourde
Que tu la croirais prête à choir à chaque pas. –
Tes yeux se lasseront, et tu t’endormiras : –
Mais d’un sommeil de plomb, sans mouvement, sans rêve ;
C’est pendant ce moment que le charme s’achève.
Dès qu’il aura cessé, mon fils, quand tu serais
Plus cassé qu’un vieillard, ou que dans les forêts
Sont ces vieux sapins morts qu’en marchant le pied brise
Et que par les fossés s’en va poussant la bise,
Tu sentiras ton cœur bondir de volupté,
Et les anges du ciel marcher à ton côté !
DON PAEZ
Et souffre-t-on beaucoup pour en mourir ensuite ?
BELISA
Oui, mon fils.
DON PAEZ
Donne-moi ce flacon. – Meurt-on vite ?
BELISA
Non. – Lentement.
DON PAEZ
Adieu, ma mère !
Le flacon
Vide, il le reposa sur le bord du balcon. –
Puis tout à coup, stupide, il tomba sur la dalle,
Comme un soldat blessé que renverse une balle.
« Viens, dit la Belisa, l’attirant, viens dormir
Dans mes bras, et demain tu viendras y mourir. »
IV
Comme elle est belle au soir, aux rayons de la lune,
Peignant sur son col blanc sa chevelure brune !
Sous la tresse d’ébène on dirait, à la voir,
Une jeune guerrière avec un casque noir !
Son voile déroulé plie et s’affaisse à terre.
Comme elle est belle et noble ! et comme, avec mystère,
L’attente du plaisir et le moment venu
Font sous son collier d’or frissonner son sein nu !
Elle écoute. – Déjà, dressant mille fantômes,
La nuit comme un serpent se roule autour des dômes ;
Madrid, de ses mulets écoutant les grelots,
Sur son fleuve endormi promène ses falots.
– On croirait que, féconde en rumeurs étouffées,
La ville s’est changée en un palais de fées,
Et que tous ces granits dentelant les clochers
Sont aux cimes des toits des follets accrochés.
La señora, pourtant, contre sa jalousie,
Collant son front rêveur à sa vitre noircie,
Tressaille chaque fois que l’écho d’un pilier
Répète derrière elle un pas dans l’escalier.
– Oh ! comme à cet instant bondit un cœur de femme,
Quand l’unique pensée où s’abîme son âme
Fuit et grandit sans cesse, et devant son désir
Recule comme une onde impossible à saisir !
Alors, le souvenir excitant l’espérance,
L’attente d’être heureux devient une souffrance ;
Et l’œil ne sonde plus qu’un gouffre éblouissant,
Pareil à ceux qu’en songe Alighieri descend.
Silence ! – Voyez-vous, le long de cette rampe,
Jusqu’au faite en grimpant tournoyer une lampe !
On s’arrête ; on l’éteint. – Un pas précipité
Retentit sur la dalle et vient de ce côté.
– Ouvre la porte, Inès, et vois-tu pas, de grâce,
Au bas de la poterne un manteau gris qui passe ?
Vois-tu sous le portail marcher un homme armé ?
C’est lui, c’est don Paez ! – Salut, mon bien-aimé !
DON PAEZ
Salut ; – que le Seigneur vous tienne sous son aide !
JUANA
Êtes-vous donc si las, Paez, ou suis-je laide,
Que vous ne venez pas m’embrasser aujourd’hui ?
DON PAEZ
J’ai bu de l’eau-de-vie à dîner, je ne puis.
JUANA
Qu’avez-vous mon amour ? pourquoi fermer la porte
Au verrou ? Don Paez a-t-il peur que je sorte ?
DON PAEZ
C’est plus aisé d’entrer que de sortir d’ici.
JUANA
Vous êtes pâle, ô ciel ! Pourquoi sourire ainsi ?
DON PAEZ
Tout à l’heure, en venant, je songeais qu’une femme
Qui trahit son amour, Juana, doit avoir l’âme
Faite de ce métal faux dont sont fabriqués
La mauvaise monnaie et les écus marqués.
JUANA
Vous avez fait un rêve aujourd’hui, je suppose ?
DON PAEZ
Un rêve singulier. – Donc, pour suivre la chose,
Cette femme-là doit, disais-je, assurément
Quelquefois se méprendre et se tromper d’amant.
JUANA
M’oubliez-vous, Paez, et l’endroit où nous sommes ?
DON PAEZ
C’est un péché mortel, Juana, d’aimer deux hommes.
JUANA
Hélas ! rappelez-vous que vous parlez à moi.
DON PAEZ
Oui, je me le rappelle ; oui, par la sainte foi,
Comtesse !
JUANA
Dieu ! vrai Dieu ! quelle folie étrange
Vous a frappé l’esprit, mon bien-aimé ! mon ange !
C’est moi, c’est ta Juana. – Tu ne le connais pas,
Ce nom qu’hier encor tu disais dans mes bras ?
Et nos serments, Paez, nos amours infinies !
Nos nuits, nos belles nuits ! nos belles insomnies !
Et nos larmes, nos cris dans nos fureurs perdus !
Ah ! mille fois malheur, il ne s’en souvient plus !
Et comme elle parlait ainsi, sa main ardente
Du jeune homme au hasard saisit la main pendante.
Vous l’eussiez vu soudain pâlir et reculer,
Comme un enfant transi qui vient de se brûler.
« Juana, murmura-t-il, tu l’as voulu ! » Sa bouche
N’en put dire plus long, car déjà sur la couche
Ils se tordaient tous deux, et sous les baisers nus
Se brisaient les sanglots du fond du cœur venus.
Oh ! comme, ensevelis dans leur amour profonde,
Ils oubliaient le jour, et la vie, et le monde !
C’est ainsi qu’un nocher, sur les flots écumeux,
Prend l’oubli de la terre à regarder les cieux !
Mais, silence ! écoutez. – Sur leur sein qui se froisse
Pourquoi ce sombre éclair, avec ces cris d’angoisse ?
Tout se tait. – Qui les trouble, ou qui les a surpris ?
– Pourquoi donc cet éclair, et pourquoi donc ces cris ?
– Qui le saura jamais ? – Sous une nue obscure
La lune a dérobé sa clarté faible et pure. –
Nul flambeau, nul témoin que la profonde nuit
Qui ne raconte pas les secrets qu’on lui dit.
– Qui le saura ? – Pour moi, j’estime qu’une tombe
Est un asile sûr où l’espérance tombe,
Où pour l’éternité l’on croise les deux bras,
Et dont les endormis ne se réveillent pas.
Les Marrons du feu
Personnages

L’abbé ANNIBAL DESIDERIO.

RAFAEL GARUCI.

PALFORIO : hôtelier.

LA CAMARGO : danseuse.

LÆTITIA : sa camériste.

ROSE.

CYDALISE.

MATELOTS, VALETS, MUSICIENS, PORTEURS, ETC.

Prologue
Mesdames et messieurs, c’est une comédie,
Laquelle, en vérité, ne dure pas longtemps,
Seulement que nul bruit, nulle dame étourdie
Ne fasse aux beaux endroits tourner les assistants.
La pièce, à parler franc, est digne de Molière ;
Qui le pourrait nier ? Mon groom et ma portière,
Qui l’ont lue en entier, en ont été contents.
Le sujet vous plaira, seigneurs, si Dieu nous aide.
Deux beaux fils sont rivaux d’amour. La signora
Doit être jeune et belle, et si l’actrice est laide,
Veuillez bien l’excuser. – Or il arrivera
Que les deux cavaliers, grands teneurs de rancune,
Vont ferrailler d’abord. – N’en ayez peur aucune ;
Nous savons nous tuer, personne n’en mourra.
Mais ce que cette affaire amènera de suites,
C’est ce que vous saurez, si vous ne sifflez pas.
N’allez pas nous jeter surtout de pommes cuites
Pour mettre nos rideaux et nos quinquets à bas.
Nous avons pour le mieux repeint les galeries. –
Surtout, considérez, illustres seigneuries,
Comme l’auteur est jeune, et c’est son premier pas.

L’amour est la seule chose ici-bas qui ne veuille d’autre acheteur que lui-même. – C’est le trésor que je veux donner ou enfouir à jamais, tel que ce marchand qui, dédaignant tout l’or du Rialto et se raillant des rois, jeta sa perle dans la mer, plutôt que de la vendre moins qu’elle ne valait.

Schiller.

Scène I

Le bord de la mer. – Un orage.

UN MATELOT
Au secours ! il se noie ! au secours, monsieur l’hôte !
PALFORIO
Qu’est-ce ? qu’est-ce ?
LE MATELOT
Un bateau d’échoué sur la côte.
PALFORIO
Un bateau, juste ciel ! Dieu l’ait en sa merci !
C’est celui du seigneur Rafael Garuci. (En dehors.)
Au secours !
LE MATELOT
Ils sont trois ; on les voit se débattre.
PALFORIO
Trois ! Jésus ! Courons vite, on nous paiera pour quatre
Si nous en tirons un. – Le seigneur Rafael !
Nul n’est plus magnifique ! et plus grand sous le ciel !
(Exeunt.)(Rafael est apporté, une guitare cassée à la main.)
RAFAEL
Ouf ! – A-t-on pas trouvé là-bas une ou deux femmes
Dans la mer ?
DEUXIÈME MATELOT
Oui, seigneur.
RAFAEL
Ce sont deux bonnes âmes.
LA CAMARGO

D’APRÈS LANORET (XVII SIÈCLE)

Si vous les retirez, vous me ferez plaisir.
Ouf ! (Il s’évanouit.)
TROISIÈME MATELOT
Sa main se raidit. – Il tremble. – Il va mourir.
Entrons-le là-dedans. (Ils le portent dans une maison.)
TROISIÈME MATELOT
Jean, sais-tu qui demeure
Là ?
JEAN
C’est la Camargo, par ma barbe ! ou je meure.
TROISIÈME MATELOT
La danseuse ?
JEAN
Oui, vraiment, la même qui jouait
Dans le Palais d’amour.
PALFORIO, rentrant.
Messeigneurs, s’il vous plaît,
Le seigneur Rafael est-il hors, je vous prie ?
TROISIÈME MATELOT
Oui, monsieur.
PALFORIO
L’a-t-on mis dans mon hôtellerie,
Ce glorieux seigneur ?
TROISIÈME MATELOT
Non ; on l’a mis ici.
UN VALET, sortant de la maison.
De la part du seigneur Rafael Garuci,
Remerciements à tous, et voilà de quoi boire.
MATELOTS
Vive le Garuci !
PALFORIO
Que Dieu serve sa gloire !
Cet excellent seigneur a-t-il rouvert les yeux,
S’il vous plaît ?
UN VALET
Grand merci, mon brave homme, il va mieux.
Holà ! retirez-vous ! Ma maîtresse vous prie
De laisser en repos dormir Sa Seigneurie.
Scène II

Chez la Camargo.

Rafael, couché sur une chaise longue. La Camargo, assise.

CAMARGO
Rafael, avouez que vous ne m’aimez plus.
RAFAEL
Pourquoi ! – d’où vient cela ? – Vous me voyez perclus,
Salé comme un hareng ! – Suis-je, de grâce, un homme
À vous faire ma cour ? – Quand nous étions à Rome,
L’an passé. –
CAMARGO
Rafael, avouez, avouez
Que vous ne m’aimez plus.
RAFAEL
Bon ! comme vous avez L’esprit fait ! – Pensez-vous, madame, que j’oublie
Vos bontés ?
CAMARGO
C’est le vrai défaut de l’Italie,
Que ses soleils de juin font l’amour passager.
– Quel était près de vous ce visage étranger
Dans ce yacht ?
RAFAEL
Dans ce yacht ?
CAMARGO
Oui.
RAFAEL
C’était, je suppose,
Laure. –
CAMARGO
Non. –
RAFAEL
C’était donc la Cydalise, – ou Rose –
Cela vous déplaît-il ?
CAMARGO
Nullement. – La moitié
D’un violent amour, c’est presque une amitié,
N’est-ce pas ?
RAFAEL
Je ne sais D’où vous vient cette idée ? Philosopherons-nous ?
CAMARGO
Je ne suis pas fâchée
De vous voir. – À propos, je voulais vous prier
De me permettre –
RAFAEL
À vous ? – Quoi ?
CAMARGO
De me marier.
RAFAEL
De vous marier ?
CAMARGO
Oui.
RAFAEL
Tout de bon ? – Sur mon âme,
Vous m’en voyez ravi. – Mariez-vous, madame !
CAMARGO
Vous n’en aurez nulle ombre, et nul déplaisir ?
RAFAEL
Non. –
Et du nouvel époux peut-on dire le nom ?
Foscoli, je suppose ?
CAMARGO
Oui, Foscoli lui-même.
RAFAEL
Parbleu ! j’en suis charmé ; c’est un garçon que j’aime,
Bonne lignée, et qui vous aime fort aussi.
CAMARGO
Et vous me pardonnez de vous quitter ainsi ?
RAFAEL
De grand cœur ! Écoutez, votre amitié m’est chère ;
Mais parlons franc. Deux ans ! c’est un peu long. Qu’y faire ?
C’est l’histoire du cœur. – Tout va si vite en lui !
Tout y meurt comme un son, tout, excepté l’ennui !
Moi qui vous dis ceci, que suis-je ? une cervelle
Sans fond. – La tête court, et les pieds après elle ;
Et quand viennent les pieds, la tête au plus souvent
Est déjà lasse et tourne où la pousse le vent !
Tenez, soyons amis, et plus de jalousie.
Mariez-vous. – Qui sait s’il nous vient fantaisie
De nous reprendre, eh bien ! nous nous reprendrons, – hein ?
CAMARGO
Très bien.
RAFAEL
Par saint Joseph ! je vous donne la main
Pour aller à l’église et monter en carrosse !
Vive l’hymen ! – Ceci, c’est mon présent de noce, (Il l’embrasse.)
Et j’y joindrai ceci, pour souvenir de moi
CAMARGO
Quoi ! votre éventail ?
RAFAEL
Oui. N’est-il pas beau, ma foi !
Il est large à peu près comme un quartier de lune, –
Cousu d’or comme un paon, – frais et joyeux comme une
Aile de papillon, – incertain et changeant
Comme une femme. Il a des paillettes d’argent
Comme Arlequin. – Gardez-le, il vous fera peut-être
Penser à moi ; c’est tout le portrait de son maître.
CAMARGO
Le portrait, en effet ! – Ô malédiction !
Misère ! – Oh ! par le ciel, honte et dérision !…
Homme stupide, as-tu pu te prendre à ce piège
Que je t’avais tendu ? – Dis ! – Qui suis-je ? – Que fais-je ?
Va, tu parles avec un front mal essuyé
De nos baisers d’hier. – Oh ! c’est honte et pitié !
Va, tu n’es qu’une brute, et tu n’as qu’une joie
Insensée, en pensant que je lâche ma proie !
Quand je devrais aller, nu-pieds, t’attendre au coin
Des bornes, si caché que tu sois et si loin,
J’irai. – Crains mon amour, Garuc’, il est immense
Comme la mer ! – Ma fosse est ouverte, mais pense
Que je viendrai d’abord par le dos t’y pousser.
Qui peut lécher peut mordre, et qui peut embrasser
Peut étouffer. – Le front des taureaux en furie,
Dans un cirque, n’a pas la cinquième partie
De la force que Dieu met aux mains des mourants.
Oh ! je te montrerai si c’est après deux ans,
Deux ans de grincements de dents et d’insomnie,
Qu’une femme pour vous s’est tachée et honnie,
Qu’elle n’a plus au monde, et pour n’en mourir pas,
Que vous, que votre col où pendre ses deux bras,
Qu’elle porte un amour à fond, comme une lame
Torse, qu’on n’ôte plus du cœur sans briser l’âme ;
Si c’est alors qu’on peut la laisser, comme un vieux
Soulier qui n’est plus bon à rien.
RAFAEL
Ah ! les beaux yeux !
Quand vous vous échauffez ainsi, comme vous êtes Jolie !
CAMARGO
Oh ! laissez-moi, monsieur, ou je me jette
Le front contre ce mur !
RAFAEL, l’attirant.
Là, là, modérez-vous.
Ce mur vous ferait mal ; ce fauteuil est plus doux.
Ne pleurez donc pas tant. – Ce que j’ai dit, mon ange,
Après votre demande, était-il donc étrange ?
Je croyais vous complaire, en vous parlant ainsi ;
Mais – je n’en pensais pas une parole.
CAMARGO
Oh ! si !
Si, vous parliez franc.
RAFAEL
Non. L’avez-vous bien pu croire !
Vous me faisiez un conte, et j’ai fait une histoire.
Calmez-vous. – Je vous aime autant qu’au premier jour,
Ma belle ! – mon bijou ! – mon seul bien ! – mon amour !
CAMARGO
Mon Dieu ! pardonnez-lui s’il me trompe !
RAFAEL
Cruelle !
Doutez-vous de ma flamme en vous voyant si belle ?
(Il tourne la glace.)
Dis, l’amour, qui t’a fait l’œil si noir, ayant fait
Le reste de ton corps d’une goutte de lait ?
Parbleu ! quand ce corps-là de sa prison s’échappe,
Gageons qu’il passerait par l’anneau d’or du pape !
CAMARGO
Allez voir s’il ne vient personne.
RAFAEL, à part.
Ah ! quel ennui !
CAMARGO, seule un moment, le regardant s’éloigner.
– Cela ne se peut pas. – Je suis trompée ! Et lui
Se rit de moi. Son pas, son regard, sa parole,
Tout me le dit. Malheur ! Oh ! je suis une folle !
RAFAEL, revenant.
Tout se tait au-dedans comme au-dehors. – Ma foi,
Vous avez un jardin superbe.
CAMARGO
Écoutez-moi ;
J’attends de votre amour une marque certaine.
RAFAEL
On vous la donnera.
CAMARGO
Ce soir je pars pour Vienne ;
M’y suivrez-vous ?
RAFAEL
Ce soir ! – Était-ce pour cela
Qu’il fallait regarder si l’on venait ?
CAMARGO
Holà !
Lætitia ! Lafleur ! Pascariel !
LÆTITIA, entrant.
Madame ?
CAMARGO
Demandez des chevaux pour ce soir. (Exit Lætitia.)
RAFAEL
Sur mon âme,
Vous avez des vapeurs, madame, assurément.
CAMARGO
Me suivrez-vous ?
RAFAEL
Ce soir ! à Vienne ? – Non vraiment.
Je ne puis
CAMARGO
Adieu donc, Garuci. Je vous laisse.
– Je pars seule. – Soyez plus heureux en maîtresse.
RAFAEL
En maîtresse ? heureux ? moi ? Ma parole d’honneur,
Je n’en ai jamais eu.
CAMARGO, hors d’elle.
Qu’étais-je donc ?
RAFAEL
Mon cœur,
Ne recommencez pas à vous fâcher.
CAMARGO
Et celle
De tantôt ? Quels étaient ces gens ? – Que faisait-elle,
Cette femme ? – J’ai vu ! – Voudrais-tu t’en cacher ?
Quelque fille, à coup sûr. – J’irai lui cravacher
La figure !
RAFAEL
Ah ! tout beau, ma belle Bradamante.
Tout à l’heure, voyez, vous étiez si charmante.
CAMARGO
Tout à l’heure j’étais insensée, – à présent
Je suis sage !
RAFAEL
Eh ! mon Dieu ! l’on vous fâche en faisant
Vos plaisirs ! – J’étais là, près de vous. – Vous me dites
D’aller là regarder si l’on vient. – Je vous quitte,
Je reviens. – Vous partez pour Vienne ! Par la croix
De Jésus, qui saurait comment faire ?
CAMARGO
Autrefois,
Quand je te disais : « Va ! » c’était à cette place !
(Montrant son lit.)
Tu t’y couchais – sans moi. – Tu m’appelais par grâce ;
Moi, je ne venais pas. – Toi, tu priais. – Alors
J’approchais lentement, – et tes bras étaient forts
Pour me faire tomber sur ton cœur ! – Mes caprices
Étaient suivis alors, – et tous étaient justices.
Tu ne te plaignais pas ; – c’était toi qui pleurais !