Lorenzaccio - Alfred de Musset - E-Book

Lorenzaccio E-Book

Alfred De Musset

0,0

Beschreibung

"Lorenzaccio" est un drame en cinq actes écrit par Alfred de Musset en 1834. Le livre est basé sur l'histoire vraie de Lorenzino de Médicis, qui a assassiné son cousin Alexandre de Médicis à Florence en 1537. Lorenzaccio est un jeune homme ambitieux qui veut libérer Florence de la tyrannie d'Alexandre de Médicis. Lorenzaccio se rapproche d'Alexandre en devenant son ami et confident, mais il planifie secrètement son assassinat. Le livre explore les thèmes de la corruption politique, de la trahison et de la lutte pour le pouvoir, présentant une critique de la société florentine du 16ème siècle. "Lorenzaccio" est une œuvre majeure du théâtre français, offrant un portrait complexe et nuancé de la nature humaine et de la politique. Le livre reste un classique de la littérature française.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Alfred de Musset (1810-1857) est un poète, dramaturge et romancier français célèbre pour ses œuvres romantiques. Né à Paris, il a commencé à écrire de la poésie dès son plus jeune âge. En 1832, il rencontre George Sand, une écrivaine française célèbre, avec qui il a une relation tumultueuse qui a inspiré certaines de ses œuvres les plus célèbres. Parmi ses pièces de théâtre les plus connues, on peut citer "Les Caprices de Marianne" (1833) et "On ne badine pas avec l'amour" (1834). Alfred de Musset a été élu à l'Académie française en 1852, mais sa santé mentale s'est détériorée à la fin de sa vie et il est décédé en 1857 à l'âge de 46 ans.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 187

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Lorenzaccio

Alfred de Musset

– 1834 –

 

 

ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE

Un jardin. – Clair de lune ;

un pavillon dans le fond, un autre sur le devant.

Entrent le Duc et Lorenzo, couverts de leurs manteaux ; Giomo

une lanterne à la main.

 

LE DUC

Qu’elle se fasse attendre encore un quart d’heure, et je m’en vais. Il fait un froid de tous les diables.

 

LORENZO

Patience, Altesse, patience.

 

LE DUC

Elle devait sortir de chez sa mère à minuit ; il est minuit, et elle ne vient pourtant pas.

 

LORENZO

Si elle ne vient pas, dites que je suis un sot, et que la vieille mère est une honnête femme.

 

LE DUC

Entrailles du pape ! Avec tout cela je suis volé d’un millier de ducats.

 

LORENZO

Nous n’avons avancé que moitié. Je réponds de la petite. Deux grands yeux languissants, cela ne trompe pas. Quoi de plus curieux pour le connaisseur que la débauche à la mamelle ? Voir dans un enfant de quinze ans la rouée à venir ; étudier, ensemencer, infiltrer paternellement le filon mystérieux du vice dans un conseil d’ami, dans une caresse au menton ; – tout dire et ne rien dire, selon le caractère des parents ; – habituer doucement l’imagination qui se développe à donner des corps à ses fantômes, à toucher ce qui l’effraie, à mépriser ce qui la protège ! Cela va plus vite qu’on ne pense ; le vrai mérite est de frapper juste. Et quel trésor que celle-ci ! Tout ce qui peut faire passer une nuit délicieuse à Votre Altesse ! Tant de pudeur ! Une jeune chatte qui veut bien des confitures, mais qui ne veut pas se salir la patte. Proprette comme une Flamande ! La médiocrité bourgeoise en personne. D’ailleurs, fille de bonnes gens, à qui leur peu de fortune n’a pas permis une éducation solide ; point de fond dans les principes, rien qu’un léger vernis ; mais quel flot violent d’un fleuve magnifique sous cette couche de glace fragile, qui craque à chaque pas ! Jamais arbuste en fleurs n’a promis de fruits plus rares, jamais je n’ai humé dans une atmosphère enfantine plus exquise odeur de courtisanerie.

 

LE DUC

Sacrebleu ! Je ne vois pas le signal. Il faut pourtant que j’aille au bal chez Nasi : c’est aujourd’hui qu’il marie sa fille.

 

GIOMO

Allons au pavillon, monseigneur. Puisqu’il ne s’agit que d’emporter une fille qui est à moitié payée, nous pouvons bien taper aux carreaux.

 

LE DUC

Viens par ici, le Hongrois a raison. (Ils s’éloignent.– Entre Maffio.)

 

MAFFIO

Il me semblait dans mon rêve voir ma sœur traverser notre jardin, tenant une lanterne sourde, et couverte de pierreries. Je me suis éveillé en sursaut. Dieu sait que ce n’est qu’une illusion, mais une illusion trop forte pour que le sommeil ne s’enfuie pas devant elle. Grâce au ciel, les fenêtres du pavillon où couche la petite sont fermées comme de coutume ; j’aperçois faiblement la lumière de sa lampe entre les feuilles de notre vieux figuier. Maintenant mes folles terreurs se dissipent ; les battements précipités de mon cœur font place à une douce tranquillité. Insensé ! Mes yeux se remplissent de larmes, comme si ma pauvre sœur avait couru un véritable danger. – Qu’entends-je ? Qui remue là entre les branches ? (La sœur de Maffio passe dans l’éloignement.) Suis-je éveillé ? C’est le fantôme de ma sœur. Il tient une lanterne sourde, et un collier brillant étincelle sur sa poitrine aux rayons de la lune. Gabrielle ! Gabrielle ! Où vas-tu ? (Rentrent Giomo et le duc.)

 

GIOMO

Ce sera le bonhomme de frère pris de somnambulisme. – Lorenzo conduira votre belle au palais par la petite porte ; et quant à nous, qu’avons-nous à craindre ?

 

MAFFIO

Qui êtes-vous ? Holà ! Arrêtez ! (Il tire son épée.)

 

GIOMO

Honnête rustre, nous sommes tes amis.

 

MAFFIO

Où est ma sœur ? Que cherchez-vous ici ?

 

GIOMO

Ta sœur est dénichée, brave canaille. Ouvre la grille de ton jardin.

 

MAFFIO

Tire ton épée et défends-toi, assassin que tu es !

 

GIOMO saute sur lui et le désarme.

Halte-là ! Maître sot, pas si vite !

 

MAFFIO

Ô honte ! Ô excès de misère ! S’il y a des lois à Florence, si quelque justice vit encore sur la terre, par ce qu’il y a de vrai et de sacré au monde, je me jetterai aux pieds du duc, et il vous fera pendre tous les deux.

 

GIOMO

Aux pieds du duc ?

 

MAFFIO

Oui, oui, je sais que les gredins de votre espèce égorgent impunément les familles. Mais que je meure, entendez-vous, je ne mourrai pas silencieux comme tant d’autres. Si le duc ne sait pas que sa ville est une forêt pleine de bandits, pleine d’empoisonneurs et de filles déshonorées, en voilà un qui le lui dira. Ah ! Massacre ! Ah ! Fer et sang ! J’obtiendrai justice de vous.

 

GIOMO, l’épée à la main

Faut-il frapper, Altesse ?

 

LE DUC

Allons donc ! Frapper ce pauvre homme ! Va te recoucher, mon ami ; nous t’enverrons demain quelque 90 ducats. (Il sort.)

 

MAFFIO

C’est Alexandre de Médicis !

 

GIOMO

Lui-même, mon brave rustre. Ne te vante pas de sa visite si tu tiens à tes oreilles. (II sort.)

SCÈNE 2

Une rue.– Le point du jour.– Plusieurs masques sortent d’une maison illuminée.

Un marchand de soieries et un orfèvre ouvrent leurs boutiques.

 

LE MARCHAND DE SOIERIES

Hé, hé, père Mondella, voilà bien du vent pour mes étoffes. (Il étale ses pièces de soie.)

 

L’ORFÈVRE, bâillant.

C’est à se casser la tête ! Au diable leur noce ! Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

 

LE MARCHAND

Ni ma femme non plus, voisin ; la chère âme s’est tournée et retournée comme une anguille. Ah ! Dame ! Quand on est jeune, on ne s’endort pas au bruit des violons.

 

L’ORFÈVRE

Jeune ! Jeune ! Cela vous plaît à dire. On n’est pas jeune avec une barbe comme celle-là ; et cependant Dieu sait si leur damnée musique me donne envie de danser. (Deux écoliers passent)

 

PREMIER ÉCOLIER

Rien n’est plus amusant. On se glisse contre la porte au milieu des soldats, et on les voit descendre avec leurs habits de toutes les couleurs.Tiens ! Voilà la maison des Nasi. (Il souffle dans ses doigts.) Mon portefeuille me glace les mains.

 

DEUXIÈME ÉCOLIER

Et on nous laissera approcher ?

 

PREMIER ÉCOLIER

En vertu de quoi est-ce qu’on nous en empêcherait ? Nous sommes citoyens de Florence. Regarde tout ce monde autour de la porte ; en voilà des chevaux, des pages et des livrées ! Tout cela va et vient, il n’y a qu’à s’y connaître un peu ; je suis capable de nommer toutes les personnes d’importance ; on observe bien tous les costumes, et le soir on dit à l’atelier : j’ai une terrible envie de dormir, j’ai passé la nuit au bal chez le prince Aldobrandini, chez le comte Salviati ; le prince était habillé de telle ou telle façon, la princesse de telle autre, et on ne ment pas. Viens, prends ma cape par-derrière. (Ils se placent contre la porte de la maison.)

 

L’ORFÈVRE

Entendez-vous les petits badauds ? Je voudrais qu’un de mes apprentis fît un pareil métier !

 

LE MARCHAND

Bon, bon, père Mondella, où le plaisir ne coûte rien, la jeunesse n’a rien à perdre. Tous ces grands yeux étonnés de ces petits polissons me réjouissent le cœur. – Voilà comme j’étais, humant l’air et cherchant les nouvelles. Il paraît que la Nasi est une belle gaillarde, et que le Martelli est un heureux garçon. C’est une famille bien florentine celle-là ! Quelle tournure ont tous ces grands seigneurs ! J’avoue que ces fêtes-là me font plaisir, à moi. On est dans son lit bien tranquille, avec un coin de ses rideaux retroussé ; on regarde de temps en temps les lumières qui vont et viennent dans le palais ; on attrape un petit air de danse sans rien payer, et on se dit : Hé, hé, ce sont mes étoffes qui dansent, mes belles étoffes du bon Dieu, sur le cher corps de tous ces braves et loyaux seigneurs.

 

L’ORFÈVRE

Il en danse plus d’une qui n’est pas payée, voisin ; ce sont celles-là qu’on arrose de vin et qu’on frotte sur les murailles avec le moins de regret. Que les grands seigneurs s’amusent, c’est tout simple, – ils sont nés pour cela. Mais il y a des amusements de plusieurs sortes, entendez-vous ?

 

LE MARCHAND

Oui, oui, comme la danse, le cheval, le jeu de paume et tant d’autres. Qu’entendez-vous vous-même, père Mondella ?

 

L’ORFÈVRE

Cela suffit ; – je me comprends – c’est-à-dire que les murailles de tous ces palais-là n’ont jamais mieux prouvé leur solidité. Il leur fallait moins de force pour défendre les aïeux de l’eau du ciel, qu’il ne leur en faut pour soutenir les fils quand ils sont trop pris de leur vin.

 

LE MARCHAND

Un verre de vin est de bon conseil, père Mondella. Entrez donc dans ma boutique, que je vous montre une pièce de velours.

 

L’ORFÈVRE

Oui, de bon conseil et de bonne mine, voisin ; un bon verre de vin vieux a une bonne mine au bout d’un bras qui a sué pour le gagner ; on le soulève gaiement d’un petit coup ; et il s’en va donner du courage au cœur de l’honnête homme qui travaille pour sa famille. Mais ce sont des tonneaux sans vergogne que tous ces godelureaux de la cour. À qui fait-on plaisir, en s’abrutissant jusqu’à la bête féroce ? À personne, pas même à soi, et à Dieu encore moins.

 

LE MARCHAND

Le carnaval a été rude, il faut l’avouer ; et leur maudit ballon m’a gâté de la marchandise pour une cinquantaine de florins. Dieu merci ! Les Strozzi ont payé.

 

L’ORFÈVRE

Les Strozzi ! Que le ciel confonde ceux qui ont osé porter la main sur leur neveu ! Le plus brave homme de Florence, c’est Philippe Strozzi.

 

LE MARCHAND

Cela n’empêche pas Pierre Strozzi d’avoir traîné son maudit ballon sur ma boutique et de m’avoir fait trais grandes taches dans une aune de velours brodé. À propos, père Vondella, nous verrons-nous à Montolivet ?

 

L’ORFÈVRE

Ce n’est pas mon métier de suivre les foires ; j’irai cependant à Montolivet par piété. C’est un saint pèlerinage, voisin, et qui remet tous les péchés.

 

LE MARCHAND

Et qui est tout à fait vénérable, voisin, et qui fait gagner les marchands plus que tous les autres jours de l’année. C’est plaisir de voir ces bonnes dames, sortant de la messe, manier et examiner toutes les étoffes. Que Dieu conserve Son Altesse ! La cour est une belle chose.

 

L’ORFÈVRE

La Cour ! Le peuple la porte sur le dos, voyez-vous ! Florence était encore, il n’y a pas longtemps de cela, une bonne maison bien bâtie ; tous ces grands palais, qui sont les logements de nos grandes familles, en étaient les colonnes. Il n’y en avait pas une, de toutes ces colonnes, qui dépassât les autres d’un pouce ; elles soutenaient à elles toutes une vieille voûte bien cimentée, et nous nous promenions là-dessous sans crainte d’une pierre sur la tête. Mais il y a de par le monde deux architectes mal avisés qui ont gâté l’affaire, je vous le dis en confidence, c’est le pape et l’empereur Charles. L’empereur a commencé par entrer par une assez bonne brèche dans la susdite maison. Après quoi, ils ont jugé à propos de prendre une des colonnes dont je vous parle, à savoir celle de la famille Médicis, et d’en faire un clocher, lequel clocher a poussé comme un champignon de malheur dans l’espace d’une nuit. Et puis, savez-vous, voisin, comme l’édifice branlait au vent, attendu qu’il avait la tête trop lourde et une jambe de moins, on a remplacé le pilier devenu clocher par un gros pâté informe fait de boue et de crachat, et on a appelé cela la citadelle. Les Allemands se sont installés dans ce maudit trou comme des rats dans un fromage ; et il est bon de savoir que tout en jouant aux dés et en buvant leur vin aigrelet, ils ont l’œil sur nous autres. Les familles florentines ont beau crier, le peuple et les marchands ont beau dire, les Médicis gouvernent au moyen de leur garnison ; ils nous dévorent comme une excroissance vénéneuse dévore un estomac malade ; c’est en vertu des hallebardes qui se promènent sur la plate-forme, qu’un bâtard, une moitié de Médicis, un butor que le ciel avait fait pour être garçon boucher ou valet de charrue, couche dans le lit de nos filles, boit nos bouteilles, casse nos vitres ; et encore le paye-t-on pour cela.

 

LE MARCHAND

Peste ! Peste ! Comme vous y allez ! Vous avez l’air de savoir tout cela par cœur ; il ne ferait pas bon dire cela dans toutes les oreilles, voisin Mondella.

 

L’ORFÈVRE

Et quand on me bannirait comme tant d’autres ! On vit à Rome aussi bien qu’ici. Que le diable emporte la noce, ceux qui y dansent et ceux qui la font ! (Il rentre. Le marchand se mêle aux curieux. – Passe un bourgeois avec sa femme.)

 

LA FEMME

Guillaume Martelli est un bel homme, et riche. C’est un bonheur pour Nicolo Nasi d’avoir un gendre comme celui-là. Tiens, le bal dure encore. Regarde donc toutes ces lumières.

 

LE BOURGEOIS

Et nous, notre fille, quand la marierons-nous ?

 

LA FEMME

Comme tout est illuminé ! Danser encore à l’heure qu’il est, c’est là une jolie fête ! – On dit que le duc y est.

 

LE BOURGEOIS

Faire du jour la nuit, et de la nuit le jour, c’est un moyen commode de ne pas voir les honnêtes gens. Une belle invention, ma foi, que des hallebardes à la porte d’une noce ! Que le bon Dieu protège la ville ! Il en sort tous les jours de nouveaux, de ces chiens d’Allemands, de leur damnée forteresse.

 

LA FEMME

Regarde donc le joli masque. Ah ! La belle robe ! Hélas ! Tout cela coûte très cher, et nous sommes bien pauvres, à la maison. (Ils sortent.)

 

UN SOLDAT, au marchand.

Gare ! Canaille ! Laisse passer les chevaux.

 

LE MARCHAND

Canaille toi-même, Allemand du diable ! (Le soldat le frappe de sa pique.)

 

LE MARCHAND se retirant.

Voilà comme on suit la capitulation ! Ces gredins-là maltraitent les citoyens. (Il rentre chez lui.)

 

L’ÉCOLIER, à son camarade

Vois-tu celui-là qui ôte son masque ? C’est Palla Ruccellaï. Un fier luron ! Ce petit-là à côté de lui, c’est Thomas Strozzi, Masaccio, comme on dit.

 

UN PAGE, criant.

Le cheval de Son Altesse !

 

LE SECOND ÉCOLIER

Allons-nous-en, voilà le duc qui sort.

 

LE PREMIER ÉCOLIER

Crois-tu qu’il va te manger ? (La foule s’augmente à la porte.)

 

L’ÉCOLIER

Celui-là, c’est Nicolini celui-là, c’est le provéditeur. (Le duc sort, vêtu en religieuse, avec Julien Salviati, habillé de même, tous deux masqués.)

 

LE DUC, montant à cheval.

Viens-tu, julien ?

 

SALVIATI

Non, Altesse, pas encore. (Il lui parle à l’oreille.)

 

LE DUC

Bien, bien, ferme !

 

SALVIATI

Elle est belle comme un démon. – Laissez-moi faire, si je peux me débarrasser de ma femme. (Il rentre dans le bal.)

 

LE DUC

Tu es gris, Salviati ; le diable m’emporte, tu vas de travers. (Il part avec sa suite.)

 

L’ÉCOLIER

Maintenant que voilà le duc parti, il n’y en a pas pour longtemps. (Les masques sortent de tous côtés.)

 

LE SECOND ÉCOLIER

Rose, vert, bleu, j’en ai plein les yeux ; la tête me tourne.

 

UN BOURGEOIS

Il paraît que le souper a duré longtemps : en voilà deux qui ne peuvent plus se tenir. (Le provéditeur monte à cheval ; une bouteillecassée lui tombe sur l’épaule.)

 

LE PROVÉDITEUR

Eh ! Ventrebleu ! Quel est l’assommeur, ici ?

 

UN MASQUE

Eh ! Ne le voyez-vous pas, seigneur Corsini ? Tenez, regardez à la fenêtre ; c’est Lorenzo, avec sa robe de nonne.

 

LE PROVÉDITEUR

Lorenzaccio, le diable soit de toi, tu as blessé mon cheval. (La fenêtre se ferme.) Peste soit de l’ivrogne et de ses farces silencieuses ! Un gredin qui n’a pas souri trois fois dans sa vie, et qui passe le temps à des espiègleries d’écolier en vacance ! (Il sort. – Louise Strozzi sort de la maison, accompagnée de Julien Salviati ; il lui tient l’étrier. Elle monte à cheval ; un écuyer et une gouvernante la suivent.)

 

SALVIATI

La jolie jambe, chère fille ! Tu es un rayon de soleil, et tu as brûlé la moelle de mes os.

 

LOUISE

Seigneur, ce n’est pas là le langage d’un cavalier.

 

SALVIATI

Quels yeux tu as, mon cher cœur ! Quelle belle épaule à essuyer, tout humide et si fraîche ! Que faut-il te donner pour être ta camériste cette nuit ? Le joli pied à déchausser !

 

LOUISE

Lâche mon pied, Salviati.

 

SALVIATI

Non, par le corps de Bacchus ! Jusqu’à ce que tu m’aies dit quand nous coucherons ensemble. (Louise frappe son cheval et part augalop.)

 

UN MASQUE, à Salviati.

La petite Strozzi s’en va rouge comme la braise ; – vous l’avez fâchée, Salviati.

 

SALVIATI

Baste ! Colère de jeune fille, et pluie du matin… (Il sort.)

SCÈNE 3

Chez le marquis de Cibo.

Le Marquis, en habit de voyage ; la Marquise ; Ascania ; le cardinal Cibo, assis.

 

LE MARQUIS, embrassant son fils.

Je voudrais pouvoir t’emmener, petit, toi et ta grande épée qui te traîne entre les jambes. Prends patience, Massa n’est pas bien loin, et je te rapporterai un bon cadeau.

 

LA MARQUISE

Adieu, Laurent ; revenez, revenez !

 

LE CARDINAL

Marquise, voilà des pleurs qui sont de trop. Ne dirait-on pas que mon frère part pour la Palestine ? Il ne court pas grand danger dans ses terres, je crois.

 

LE MARQUIS

Mon frère, ne dites pas de mal de ces belles larmes.(Il embrasse sa femme.)

 

LE CARDINAL

Je voudrais seulement que l’honnêteté n’eût pas cette apparence.

 

LA MARQUISE

L’honnêteté n’a-t-elle point de larmes, monsieur le cardinal ? Sont-elles toutes au repentir ou à la crainte ?

 

LE MARQUIS

Non, par le ciel ! Car les meilleurs sont à l’amour. N’essuyez pas celles-ci sur mon visage ; le vent s’en chargera en route : qu’elles se sèchent lentement ! Eh bien ! Ma chère, vous ne me dites rien pour vos favoris ? N’emporterai-je pas, comme de coutume, quelque belle harangue sentimentale à faire de votre part aux roches et aux cascades de mon vieux patrimoine ?

 

LA MARQUISE

Ah ! Mes pauvres cascatelles !

 

LE MARQUIS

C’est la vérité, ma chère âme ; elles sont toutes tristes sans vous. (Plus bas.) Elles ont été joyeuses autrefois, n’est-il pas vrai, Ricciarda ?

 

LA MARQUISE

Emmenez-moi.

 

LE MARQUIS

Je le ferais si j’étais fou, et je le suis presque, avec ma vieille mine de soldat. N’en parlons plus ; – ce sera l’affaire d’une semaine. Que ma chère Ricciarda voie ses jardins quand ils sont tranquilles et solitaires ; les pieds boueux de mes fermiers ne laisseront pas de trace dans ses allées chéries. C’est à moi de compter mes vieux troncs d’arbres qui me rappellent ton père Albéric, et tous les brins d’herbe de mes bois ; les métayers et leurs bœufs, tout cela me regarde. À la première fleur que je verrai pousser, je mets tout à la porte, et je vous emmène alors.

 

LA MARQUISE

La première fleur de notre belle pelouse m’est toujours chère. L’hiver est si long ! Il me semble toujours que ces pauvres petites ne reviendront jamais.

 

ASCANIO

Quel cheval as-tu, mon père, pour t’en aller ?

 

LE MARQUIS

Viens avec moi dans la cour, tu le verras. (Il sort. – La marquise reste seule avec le cardinal. – Un silence.)

 

LE CARDINAL

N’est-ce pas aujourd’hui que vous m’avez demandé d’entendre votre confession, marquise ?

 

LA MARQUISE

Dispensez-m’en, cardinal. Ce sera pour ce soir, si votre Éminence est libre, ou demain, comme elle voudra. – Ce moment-ci n’est pas à moi. (Elle se met à la fenêtre et fait un signe d’adieu à son mari.)

 

LE CARDINAL

Si les regrets étaient permis à un fidèle serviteur de Dieu, j’envierais le sort de mon frère. – Un si court voyage, si simple, si tranquille ! – une visite à une de ses terres qui n’est qu’à quelques pas d’ici ! – une absence d’une semaine, – et tant de tristesse, une si douce tristesse, veux-je dire, à son départ ! Heureux celui qui sait se faire aimer ainsi après sept années de mariage ! N’est-ce pas sept années, marquise ?

 

LA MARQUISE

Oui, cardinal, mon fils a six ans.

 

LE CARDINAL

Étiez-vous hier à la noce des Nasi ?

 

LA MARQUISE

Oui, j’y étais.

 

LE CARDINAL

Et le duc en religieuse ?

 

LA MARQUISE

Pourquoi le duc en religieuse ?

 

LE CARDINAL

On m’avait dit qu’il avait pris ce costume ; il se peut qu’on m’ait trompé.

 

LA MARQUISE

Il l’avait en effet. Ah ! Malaspina, nous sommes dans un triste temps pour toutes les choses saintes !

 

LE CARDINAL

On peut respecter les choses saintes, et, dans un jour de foie, prendre le costume de certains couvents, sans aucune intention hostile à la sainte Église catholique.

 

LA MARQUISE

L’exemple est à craindre, et non l’intention, je ne suis pas comme vous ; cela m’a révoltée. Il est vrai que je ne sais pas bien ce qui se peut et ce qui ne se peut pas, selon vos règles mystérieuses. Dieu sait où elles mènent ! Ceux qui mettent les mots sur leur enclume, et qui les tordent avec un marteau et une lime, ne réfléchissent pas toujours que ces mots représentent des pensées, et ces pensées, des actions.

 

LE CARDINAL

Bon, bon ! Le duc est jeune, marquise, et gageons que cet habit coquet des nonnes lui allait à ravir.

 

LA MARQUISE

On ne peut mieux ; il n’y manquait que quelques gouttes de sang de son cousin, Hippolyte de Médicis.

 

LE CARDINAL

Et le bonnet de la Liberté, n’est-il pas vrai, petite sœur ? Quelle haine pour ce pauvre duc !

 

LA MARQUISE

Et vous, son bras droit, cela vous est égal que le duc de Florence soit le préfet de Charles Quint, le commissaire civil du pape, comme Baccio est son commissaire religieux ? Cela vous est égal, à vous, frère de mon Laurent, que notre soleil, à nous, promène sur la citadelle des ombres allemandes ? Que César parle ici dans toutes les bouches ? Que la débauche serve d’entremetteuse à l’esclavage, et secoue ses grelots sur les sanglots du peuple ? Ah ! Le clergé sonnerait au besoin toutes ses cloches pour en étouffer le bruit et pour réveiller l’aigle impérial, s’il s’endormait sur nos pauvres toits. (Elle sort.)

 

LE CARDINAL

Seul, soulève la tapisserie et appelle à voix basse. Agnolo ! (Entre un page.) Quoi de nouveau aujourd’hui ?

 

AGNOLO

Cette lettre, monseigneur.

 

LE CARDINAL

Donne-la-moi.

 

AGNOLO

Hélas ! Éminence, c’est un péché.

 

LE CARDINAL

Rien n’est un péché quand on obéit à un prêtre de l’Église romaine, (Agnolo remet la lettre.) Cela est comique d’entendre les fureurs de cette pauvre marquise, et de la voir courir à un rendez-vous d’amour avec le cher tyran, toute baignée de larmes républicaines, (Il ouvre la lettre et lit.)