Promenade autour du monde - 1871 - Joseph Alexandre von Hübner - E-Book

Promenade autour du monde - 1871 E-Book

Joseph Alexandre von Hübner

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Beschreibung

En 1871, pendant presque un an, l'auteur, diplomate, est allé visiter trois pays en plein passage vers la modernité : les États-Unis, un immense chantier ; le Japon, qui met une fin brutale à l'ère féodale, et la Chine impériale en pleine déliquescence. Tous les moyens de transport sont bons, toutes les rencontres profitables et instructives. Mais l'auteur ne pouvait se contenter de raconter une "promenade". En diplomate aguerri, il nous offre en plus un cours de géopolitique soutenu. Ce qu'il observe, en pleine conscience et avec tous son bagage d'homme politique intelligent et cultivé, n'est rien de moins que l'émergence des États-Unis, le démantèlement brutal du Japon féodal, et la difficile agonie du Céleste Empire. Un vaste tour d'horizon qui aide à mieux comprendre le monde d'aujourd'hui. (Édition annotée)o

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Promenade autour du monde

– 1871 –

U. S. A. – Japon – Chine

Fait par Mon Autre Librairie

D’après l’édition Hachette, Paris, 1877

Les notes entre crochets ont été ajoutées pour la présente édition.

https://monautrelibrairie.com

__________

© 2022, Mon Autre Librairie

ISBN : 978-2-38371-032-5

Table des matières

Cornville-House, Tipperary

I. – De Queenstown à New-York

II. – New-York

III. – Washington

IV. – De Washington à Chicago

V. – Chicago

VI. – De Chicago à Salt Lake City

VII. – Salt Lake City

VIII. – Corinne

IX. – De Corinne à San Francisco

X. – San Francisco

XI. – Yosemite

XII. – De San Francisco à Yokohama

XIII. – Yokohama

XIV. – Yoshida

XV. – Hakone

XVI. – Yedo

XVIII. – Osaka

XVII. – Kyoto

XIX. – Le lac de Biva

XX. – Nagasaki

APPENDICE

XXI. – Shanghai

XXII. – Pékin

XXIII. – Tientsin

XXIV. – Hongkong

XXV. – Les chrétientés du se-non

XXVI. – Canton

XXVII. – Macao

XXVIII. – Homeward-Bound

CORVILLE-HOUSE, TIPPERARY

13 mai 1871

Voir, au delà des montagnes Rocheuses, dans les forêts vierges de la Sierra Nevada, la civilisation aux prises avec la nature sauvage ;

Voir, dans l’Empire du Soleil levant, les efforts tentés par quelques hommes remarquables pour lancer brusquement leur pays dans les voies du progrès ;

Voir, dans l’Empire du Milieu, les résistances sourdes mais constantes, le plus souvent passives, toujours opiniâtres, que l’esprit chinois oppose aux envahissements moraux, politiques et commerciaux de l’Europe, – voilà le but du voyage, ou plutôt de la promenade, que je compte faire autour du globe. Je ne visiterai pas les Indes. Mon temps est trop limité. Ce sera dans un autre voyage, si Dieu me laisse vie et santé, que j’examinerai les effets sortis, pendant le cours d’un siècle, du contact d’une grande nation chrétienne avec les millions d’Hindous et de Musulmans soumis à sa domination.

Chemin faisant, je compte m’amuser, c’est-à-dire voir des choses curieuses et pour moi nouvelles, et chaque soir j’inscrirai sur mon calepin ce que j’aurai vu et ce qu’on m’aura dit dans la journée.

Ceci bien entendu, fermons nos malles.

I. – De Queenstown à New-York

Du 14 au 24 mai

Départ. – Le repos dominical à Queenstown. – Les émigrants à bord du China. – Inconvénient de la navigation au Nord du 41° parallèle. – Débarquement à New-York.

14 mai. Queenstown, le port de Cork, le point de départ des grands vapeurs qui entretiennent entre l’Europe et le nouveau monde une communication presque journalière, ne m’a jamais paru plus séduisant qu’au moment où je devais le quitter. Le temps délicieux, un ciel vaporeux mais sans nuages et presque bleu, l’air tiède, humide, tout empreint des parfums du printemps. Sauf les orangers, c’est la végétation, sauf le soleil plus brillant, sauf les teintes azurées du midi, c’est le climat, le ciel du Portugal. Lorsque, ce matin, je montai à l’église qui couronne l’une des hauteurs derrière la ville, je marchai sous une pluie de fleurs, à l’ombre de vieux lauriers, entre des arbustes odoriférants, le long de haies toutes chargées de roses, de jasmins, et, ce dont Cintra, la Tapada, les jardins de Lisbonne ne peuvent se vanter, sur le gazon couleur d’émeraude, épais, velouté, de la vieille Angleterre. Le repos dominical planait sur la petite ville. Coquettement perchée sur les flancs verts de la côte, elle mirait ses maisons flanquées d’arbres dans les eaux, immobiles à cette heure et luisantes comme une glace, de sa vaste baie. En l’honneur du dimanche, tous les bâtiments en rade sont pavoisés. Des collines couvertes d’arbres magnifiques et parsemées de maisons de campagne en forment le cadre. Du côté de la mer, un seul et étroit passage y donne accès. Il laisse entrevoir un tout petit bout de l’Atlantique. C’est là, à deux milles d’ici, que nous attend le grand Cunard-steamer. Il est parti hier de Liverpool et a touché Queenstown pour prendre la malle et son complément de voyageurs. La fumée de ses cheminées et le mouvement des barques autour du Léviathan prouvent que l’heure du départ approche. Devant les maisons qui bordent l’eau, il y a une foule de promeneurs : des officiers en uniforme, des gentlemen, des pêcheurs endimanchés, des femmes du peuple enveloppées de mantilles noires, à la tête nue, aux gros yeux bruns qui vous regardent avec une douce et mélancolique curiosité. On est revenu des églises et l’on assiste à l’embarquement des passagers du China. Les émigrants sont les premiers. Un groupe de parents et d’amis les entoure. On échange des poignées de mains, on verse quelques larmes – ce sont des adieux pour la vie – on noie le chagrin dans un dernier verre de whisky. Un petit vapeur fait la navette entre le quai et le grand steamer. Accompagné de quelques membres du Yacht-club de Cork, le plus ancien de l’Angleterre,1 du consul d’Autriche, du curé de Queenstown et de ses vicaires, j’ai assisté à plus d’une de ces tristes scènes, auxquelles d’ailleurs l’élément comique ne manquait pas complètement. Maintenant, c’est mon tour. Le moment de l’embarquement pour une longue traversée a toujours quelque chose de solennel. La chaleur même des vœux de vos amis pour un heureux voyage vous rappelle les caprices des éléments traîtres auxquels vous allez vous confier. À trois heures, on est à bord du China ; à quatre, en route.

17 mai. Le temps parfait. Le ciel clair. L’air frais et élastique, le vrai grand air de l’Océan qui vous donne bon appétit et bon sommeil et vous fait envisager les choses du bon côté. Nous faisons tous les jours trois cent vingt à trois cent quarante milles. À bord, l’élément calédonien prédomine. Le capitaine, les officiers, les waiters, une partie des passagers, sont Écossais. Dans la grande cabine, nous sommes peu nombreux. Mon voisin, à table, est le général K. de l’armée des États-Unis, qui voyage avec sa fille. Il a vu du service dans les forêts vierges de Californie, d’Idaho, d’Arizona, chassant avec les Peaux-Rouges ou leur donnant la chasse, selon les exigences variées des circonstances et de la variable politique de son gouvernement. Quel dommage de ne pouvoir sténographier ses récits si palpitants d’intérêt, marqués au coin de la vérité, débités avec la simplicité et la modestie de l’homme d’action !

Pour me transporter, d’un seul pas, des déserts d’Amérique en pleine Chine, je n’ai qu’à lier conversation avec ce jeune homme en face, à l’extérieur distingué, à la toilette recherchée, aux manières du plus grand monde. C’est un des Princes-marchands de la factorerie anglaise de Shanghai. Il me fait avec une lucidité remarquable un tableau succinct du commerce et des intérêts britanniques en Chine. Sa manière de voir est celle de plus d’un résident européen de l’extrême Orient. Il faut ouvrir l’Empire du Milieu aux bienfaits de la civilisation à force de coups de canon, tuer un grand nombre de Chinois, tous les mandarins et tous les lettrés, et se faire ensuite payer de grosses indemnités.

Mais passons au Mexique ! Voilà mon homme : un petit brun, moitié Espagnol, moitié Indien. Son teint et son linge laissent à désirer sous le rapport de la fraîcheur. C’est un marchand de Monterey sur le Rio-Grande. Il a le don de la parole et il en fait volontiers usage. À l’en croire, rien ne serait pittoresque comme les rizières du Texas, rien ne serait civilisé comme la vie des ranchos solitaires du Paso-del-Norte. Chihuahua, sa patrie, est un second Paris. Sous bien des rapports, il le dépasse. Quant à la fièvre jaune, elle n’a jamais pénétré dans ces régions privilégiées ; d’ailleurs elle vaut mieux que sa réputation ; elle purifie et renouvelle le sang. Ceux qui en réchappent sont frais, dispos et vigoureux ; c’est pour eux un brevet de vie. Mais, à travers ces licences poétiques, effets d’une imagination andalouse jointe à un patriotisme fougueux, perce un esprit pratique et une connaissance solide des hommes et des choses de son pays. Ses appréciations sont piquantes ; ses anecdotes, parfois un peu vulgaires, mais toujours pleines de verve. Quand il parle de l’empereur Maximilien,2 ses petits yeux s’animent et son langage s’ennoblit. Ce Prince infortuné, martyr de sa cause et, en mourant, héros, s’est entouré, par sa fin tragique, d’une auréole qui durera ; il est déjà devenu, dans le pays qu’il a voulu régénérer et qui l’a immolé, une de ces figures légendaires qui grandissent avec le temps et se perpétuent à travers les générations. L’impératrice aussi n’est pas oubliée. Ses œuvres philanthropiques subsistent toujours. Ses asiles d’enfance dirigés par des sœurs de charité ont survécu au crime de Queretaro.

Il y a encore à bord une demi-douzaine de jeunes Yankees. Ce sont des hommes d’affaires, et ils semblent tous sortis du même moule : la taille élevée, les épaules étroites, la poitrine plate, les yeux intelligents, scrutateurs, inquiets, la bouche fine et l’expression sarcastique. Ils sentent l’argent qu’ils ont ou qu’ils auront, n’importe au prix de quels efforts.

Comme le temps est beau, l’avant-pont regorge d’émigrants, hommes, femmes, enfants, assis, blottis, étendus sur le plancher. Si c’étaient des hommes du Midi, des paysans des monts latins, quelles belles études à faire ! Mais ces groupes n’ont rien de pittoresque. Sauf les mantilles noires des Irlandaises, tout le monde porte le vêtement prosaïque du prolétaire. L’indifférence et la résignation se lisent sur ces physionomies altérées par un excès de travail ou par le dénuement. Il y a pourtant un peu de gaieté. Les jeunes gens chantent en chœur ou font la cour aux jeunes filles qui tricotent. Quelques ouvriers alsaciens qui ne veulent pas redevenir Allemands me demandent conseil sur le choix de leur future résidence. Iront-ils dans le Nord, au Sud, dans le far-West ? À quel État se vouer ? Comment faire pour ne pas mourir de faim au débotté dans les rues de New-York ? De la géographie de leur nouvelle patrie, ils n’ont que de faibles notions ; de la manière d’y vivre, de s’y procurer une existence, aucune. Quelle insouciance ! Et cependant il paraît que c’est là le cas de la majorité des émigrants. On se sent malheureux et on se dit : Allons en Amérique ! On vend le peu d’effets qu’on possède et, après avoir ramassé de quoi payer la traversée, on part.

Un vieillard octogénaire, beau type du patriarche, appuyé sur le bras de deux jeunes gens de bonne apparence, traverse le pont. Son maintien est digne, ses manières respectueuses. C’est un paysan anglais, un Sommersetman. – « Sir, me dit-il, c’est bien tard pour émigrer, mais je laisse la misère en Angleterre, et j’espère trouver au moins le pain dans le nouveau monde. Voici mes petits-fils – me montrant les deux garçons avec une expression de tendresse, de confiance, de fierté. – Leur père et ma fille sont restés dans le village. Je ne les reverrai plus. » – Et il se met à rire. Je regarde d’un autre côté. Il profite de l’occasion pour passer la manche de sa jaquette sur ses yeux mouillés.

La bibliothèque du bord est bien pourvue : les auteurs classiques anglais, des œuvres d’histoire, quelques revues et les romans de Walter Scott. Mais les livres que j’aime surtout à feuilleter, ce sont mes compagnons de voyage, appartenant à toutes les parties du globe et à toutes les classes de la société. Les matinées se passent donc à merveille. Les repas sont parfaits au point de vue des matières premières. Pour la cuisine, le service, l’aménagement des chambres, c’est la vieille Angleterre d’avant le bill de réforme.3 Je ne m’en plains pas ; je constate le fait. Messieurs les directeurs du Cunard sont essentiellement conservateurs. La partie la moins agréable de la journée, c’est la soirée. Il est difficile de lire à la lueur incertaine d’une bougie dont la flamme est agitée par un courant d’air arrivant directement du pôle, assez vif pour vous donner des rhumatismes, pas assez pour emporter les exhalaisons alcooliques du souper. Quant à votre cabine, dans ces parages et dans ce mois de mai, comptez y trouver la température d’une glacière.

20 mai. Pendant ces deux jours derniers, de forts coups de vent de l’O. S. O. Les Anglais appellent cela double-top-reef-breeze. Plus tard, cette prétendue brise dégénéra en half-gale, une demi-tempête. Aussi longtemps que l’écume blanche des crêtes descend en forme de cataracte sur le flanc de la vague, c’est une double brise de top-reef. Quand, fouettée par le vent, l’écume s’enfuit horizontalement, il y a tempête. L’aimable capitaine eut la bonté de m’expliquer tout cela en souriant. Ce ne sont pas les vents ni les vagues qui le préoccupent, c’est le brouillard et la glace que, dans cette saison, on est presque sûr de trouver sur les « bancs ». Mais, hier soir, le beau temps s’est rétabli. Nous vîmes une aurore boréale, et ce matin le spectacle bien autrement saisissant d’un grand iceberg. Il voguait à côté de nous, à environ un mille de distance. Toute blanche, tachetée de déchirures vertes, se terminant en deux pics, cette masse de glace roulait lourdement sur la houle qui, tout en l’agitant, venait se briser avec fureur contre ses flancs escarpés et luisants. Un sourd grognement, semblable au tonnerre, venait frapper notre oreille, malgré le bruit de la machine. Le froid et pâle soleil des arctiques nous inondait de ses lueurs sinistres. C’est beau, c’est sublime, ce n’est pas rassurant. Nous voici au milieu des bancs de Terre-Neuve. Ce soir nous doublerons le cap Race. Par un bonheur exceptionnel, l’atmosphère est claire. Mais si nous avions, ce qui est la règle au mois de mai, trouvé du brouillard et donné contre ce rocher flottant de glace qui s’est si peu dérangé pour nous laisser passer ! Quoi alors ? – Oh ! disait le capitaine, en deux minutes nous étions coulés ! – Et voilà le côté mauvais de ces traversées. C’est pour la troisième fois que je la fais dans l’espace de dix mois, et presque toujours le ciel noir et du brouillard épais. De là l’impossibilité de prendre le méridien, puisqu’on n’aperçoit ni soleil ni horizon. Mais telle est l’expérience des capitaines qu’ils trouvent leur chemin by dead reckoning, c’est-à-dire ils découvrent, par des calculs constants et minutieux, la résultante du cours et de la vitesse des bateaux et de l’action si variable pourtant des courants. Si, au lieu de chercher au Nord les méridiens plus petits, ce qui est un moyen d’abréger le voyage, on suivait modestement le cours méridional, on rencontrerait moins de glace et pas de brouillard, et les dangers seraient bien amoindris : on ne risquerait pas de heurter contre des icebergs, ni de faire disparaître à jamais, en passant sur elles, les barques de pêcheurs si nombreuses sur les bancs. Le sifflet d’alarme, cet utile et agaçant instrument, a beau pousser de minute en minute ses sons rauques et lugubres, il n’empêche pas tous les accidents, bien plus fréquents qu’on ne pense. Si l’on parvient à sauver un homme de l’équipage ou à découvrir le numéro du bateau qu’on a coulé bas, le capitaine fait son rapport et la compagnie paye l’indemnité. Mais si le choc a eu lieu la nuit et que la barque ait péri corps et biens, il est impossible de vérifier le nom du bâtiment ; le grand Léviathan passe outre et tout est dit. L’argent est mauvais philanthrope. Les compagnies doivent lutter de vitesse. Chaque départ de Queenstown et de New-York est exactement enregistré par les journaux. Il en est de même des arrivages. De là cette course frénétique au clocher. En Angleterre, l’opinion publique s’est plus d’une fois récriée contre ce système, et le Times n’a pas dédaigné de prêter à ces réclamations l’autorité et la publicité de ses colonnes. Si l’on suivait le cours méridional (au sud du quarante-deuxième parallèle), on prolongerait, il est vrai, la traversée d’un ou de deux jours, mais on rentrerait dans les conditions ordinaires de toute navigation au long cours. La perte de temps serait plus que compensée par l’absence relative de dangers. Il faudrait à cet effet que toutes les compagnies, d’un commun concert qui malheureusement n’a pu s’effectuer jusqu’à présent, abandonnassent la route du Nord. Aujourd’hui, c’est à leur rivalité qu’est due une grande partie des accidents. Les Cunard, il est vrai, qui n’ont jamais perdu ni un bateau ni un passager, et les steamers des deux compagnies allemandes ne laissent rien à désirer : des capitaines hors ligne, des officiers choisis avec soin, les uns et les autres connaissant parfaitement cette partie de l’Atlantique, l’équipage composé d’hommes d’élite, des chefs-d’œuvre de machines démontées et examinées après chaque voyage, enfin toutes les garanties humaines possibles. Et cependant, les accidents, bien que rares quand on les juge au point de vue du danger à courir, sont fréquents en comparaison des sinistres qui ont lieu sur d’autres routes, et du nombre de paquebots affectés à ce service, l’un des plus difficiles et des plus périlleux de toutes les navigations périodiques et régulières du globe. L’hiver est redouté à cause des tempêtes. Mais mars, avril et mai constituent réellement la mauvaise saison. À cette époque, les courants charrient des blocs détachés de la banquise de Terre-Neuve, qui descendent vers le Gulf Stream du Mexique, ont de la peine à le traverser et s’accumulent par conséquent sur la limite des eaux chaudes et des eaux froides dont le contact produit le brouillard. Plus tard, en juin et juillet, arrivent, des latitudes plus élevées de la mer arctique, les icebergs de l’année précédente. Plus considérables que les fragments de la banquise, et tirant plus d’eau, ils avancent très lentement, mais traversent aisément le Gulf Stream, ce qui prouve le peu de profondeur de ce dernier, et l’existence d’autres courants sous-marins. Parfois ils échouent sur les bas-fonds des bancs de Terre-Neuve, et, formant des écueils qui ne se trouvent pas marqués sur la carte, y restent pendant des semaines. Ceux qui ont cinglé vers le sud ne tardent pas de fondre.

Les septième et huitième jours sont, pour les paquebots qui se rendent en Amérique, les plus difficiles. Ils traversent alors le large canal tout ouvert vers le pôle entre l’Islande et les côtes du Labrador. C’est la région boréale par excellence, la région des brouillards constants et la grande route des icebergs. À peine a-t-on perdu de vue les terres d’Irlande que les marins vous entretiennent déjà de ces septième et huitième jours, comme les médecins parlent des jours critiques de certaines maladies. Jusque-là, tout est indifférent. Après, la glace n’est plus à craindre ; mais ces deux jours !

L’année dernière, en juillet, je me trouvais à bord du Scotia, un des meilleurs bateaux des Cunard. Quoique nous fussions au cœur de l’été, nous n’avions, du cap Clear à Sandy-Hook, aperçu le soleil qu’une seule fois, et seulement pour quelques instants. Un brouillard impénétrable nous attendait sur les bancs de Terre-Neuve. Au milieu du jour, il faisait presque nuit. C’est à peine si, du centre du pont, on devinait plus qu’on ne les distinguait les quatre watchmen sur le devant. Pendant que l’air s’épaissit, le thermomètre indique un refroidissement soudain de l’atmosphère et de l’eau. Il y a donc de la glace près de nous. Mais où ? Toute la question est là. Ce qui m’étonne, c’est qu’on ne ralentisse pas la course. Mais on me dit que le bâtiment obéit au gouvernail en raison de la vitesse. Pour tourner la glace, il ne s’agit pas seulement de l’apercevoir, il faut encore être en mesure de virer de bord en temps utile, ce qui suppose une certaine docilité du bateau, laquelle suppose un certain degré de vitesse. Ainsi, comme cela arrive souvent dans la vie, en affrontant le péril on se ménage une chance de salut.

Je tâche de gagner la proue, ce qui n’est pas facile. Nous embarquons beaucoup d’eau, et au vent contraire, assez fort, s’ajoute la brise causée par notre marche. Nous filons plus de quinze nœuds. J’avance péniblement, luttant avec les éléments, avec le courant d’air qui me renverse presque, avec la mer qui déferle. Un des officiers me tend une main secourable.

« Vous voyez, dit-il, ce rideau jaune devant nous. S’il masque de la glace, et que ces quatre gaillards aux yeux de lynx la découvrent, supposons à un demi-mille de distance, c’est-à-dire deux minutes avant de nous y briser, nous aurons juste le temps de virer de bord, et alors tout sera bien, all will be right. »

Je lui faisais mon compliment. J’admirais son sang-froid et la précision de ses calculs scientifiques, tout en regrettant un peu les latitudes laissées au jeu du hasard. Puis je continue et me voilà enfin arrivé près des quatre marins qui, dans ces moments critiques, tiennent nos destinées entre leurs mains, ou plutôt dans leurs yeux. Ce sont de beaux spécimens de la race anglo-saxonne, de vrais colosses aux épaules carrées, au teint jadis blanc et rose, aujourd’hui bronzé par le hâle, au nez aquilin, à la chevelure rousse, dont quelques boucles, furieusement agitées par le vent, s’échappent sous les bords rabattus du southwester. Les bras croisés sur la poitrine, ils se tiennent droits comme des statues clouées sur le pont. Les lois de la gravité n’existent pas pour eux. Toutes les facultés de leurs âmes semblent se concentrer dans leurs regards perçants, vifs, brillants, fixés sur ce rideau jaune qui cache l’inconnu. Avec l’immobilité de ces quatre grands corps contraste l’expression légèrement émue de leur physionomie et la violente agitation de la nature. Ils sont l’image de la santé, de la force, de la discipline, de l’habitude du danger.

21 mai. Dimanche. Nous avons atteint les parages de la Nouvelle-Écosse. La journée est splendide. L’Océan roule majestueusement ses longues vagues aplaties qu’aucun vent ne tourmente. Elles reflètent le soleil qui est radieux, le ciel qui laisse, par ses teintes bleu opaque, deviner la proximité d’un continent. Sur la mer, dans l’air, sur le pont, le calme s’est fait. La nature a pris ses vêtements de sabbat. Les passagers, réunis dans la grande cabine, assistent à l’office, lu, en l’absence d’un ministre, par le docteur du bord. Puis ils chantent en chœur. Assis sur la dunette, j’écoute de loin. Les voix écossaises un peu stridentes, les notes un peu fausses des voix nasillardes des Yankees sont corrigées par la distance et le plein air. Elles se mêlent doucement et solennellement à l’accompagnement de la brise et de la houle.

Dans l’après-midi la scène change. De nouveau, du brouillard. Il tombe soudainement en forme de rideau de crêpe noir. Le ciel s’obscurcit comme sur la scène. Le soleil, tantôt si lumineux, ressemble à une faible flamme rousse près de s’éteindre. Bientôt il disparaît. Le vent souffle avec violence et le pont se couvre de flocons de neige et de glace. Ici il n’y a plus ni banquise ni icebergs à craindre. Mais nous sommes sur la grande route de New-York. Peu de barques de pêcheurs, en revanche grand nombre de voiliers, tous dirigés vers ce port ou en venant. Cinq cents milles, il est vrai, nous séparent encore de l’embouchure de l’Hudson ; cependant, comme chacun affectionne la ligne droite parce qu’elle est la plus courte, l’Océan, si vaste en théorie, se réduit, dans la pratique, à une rue longue de trois mille milles, mais fort étroite, beaucoup trop pour le nombre des passants. Sur ce parcours se trouvent en ce moment cinq grands paquebots, tous partis de New-York hier dans la journée. Heureusement ils sont encore loin. Mais les voiliers ! Grelottant de froid, nous nous sommes réunis au hatch-way, sorte de petit passage sur le pont où l’on dispense aux matelots leurs rations d’eau-de-vie et qui, à bord des Cunard, sert aux passagers de salle à fumer. C’est là que nous débattons les bonnes et les mauvaises chances de notre situation. Le capitaine entre pour quelques instants. L’eau ruisselle sur ses vêtements de caoutchouc, sa barbe ressemble à un glaçon. Il allume un cheroot4 et se donne la satisfaction inoffensive de maudire le temps qu’il fait. Il est dans le cas d’un homme qui court à toutes jambes dans un couloir parfaitement obscur sans savoir s’il y a des marches, et à peu près sûr que quelque autre court en sens inverse. Je n’ai jamais et nulle part vu l’air aussi opaque que ce soir, et c’est à la vitesse de treize nœuds et demi que nous nous lançons au-devant de l’inconnu ! Ce sont les mauvais moments des commandants des bateaux atlantiques. S’il y a rencontre, les propriétaires du bâtiment avarié ou perdu portent plainte. Si le résultat du procès est défavorable pour la compagnie, elle doit payer les indemnités et se revanche sur le capitaine. En mer, il a risqué sa vie ; sur terre, il y va de sa réputation et de sa fortune. Quel rude métier et quelle vilaine chose que ce brouillard ! Mais, quant aux passagers, le capitaine Mac-Aulay les rassure. – Nous sommes les plus forts, dit-il, aucun voilier ne tiendra tête au China. S’il y a quelqu’un cette nuit de coulé bas, ce ne sera pas nous. – Ces paroles consolantes rendent à la compagnie toute sa sérénité. Chacun emporte dans sa cabine froide la conscience de sa force et de son impunité. Chacun est fermement résolu à écraser impitoyablement les malheureux qu’il rencontrerait sur son chemin. C’est dans cette disposition farouche que, malgré les gémissements incessants du sifflet d’alarme, nous cherchons et trouvons le sommeil du juste.

23 mai. Le brouillard et le sifflet nous ont tenu compagnie pendant trente-six heures ! Ce matin nous avons revu le soleil et aperçu la terre. En ce moment-ci, huit heures du soir, le China est à l’ancre à la station de la quarantaine. Il fait encore jour mais, par une analogie frappante avec leurs confrères d’Europe, le médecin et l’officier qui nous donneront la pratique soupent en ce moment au sein de leur famille et n’aiment pas à être dérangés. Ce ne sera donc que demain que nous foulerons le sol d’Amérique. On nous prévient d’ailleurs que ces Messieurs ne viendront à bord qu’après leur déjeuner, que les formalités de la douane prendront deux à trois heures, et que nous ne débarquerons pas avant midi. À mon dernier voyage, les choses se sont passées exactement de la même façon. On ajoute ainsi quatorze à dix-huit heures à la durée de la traversée. C’était bien la peine de nous faire courir par les glaces et les brouillards, au risque de nos jours, avec une vitesse de quatorze nœuds à l’heure. Mais il paraît que les allures bureaucratiques sont les mêmes dans les deux hémisphères. Mon patriotisme se réjouit de nous voir si peu distancés dans le pays du progrès.

II. – New-York

Du 24 au 26 mai

Broadway. – Wall Street. – Fifth Avenue. – Influence de New-York sur les destinées de l’Amérique du Nord.

À New-York, tout est intéressant. Je ne dis pas que tout me charme. On ne se lasse pas de contempler l’activité constante, surexcitée, fiévreuse qui, pendant la matinée, règne à Broadway et à Wall Street, la vie élégante qui, vers la chute du jour, anime la belle et imposante Cinquième Avenue, sillonnée alors par des flots de piétons désœuvrés et de nombreux équipages. Le luxe des voitures, dont beaucoup étalent sur les portières de grands écussons, de trop riches livrées, des carrossiers5 de grand prix, les toilettes un peu mirobolantes des femmes mieux traitées par la nature que par leurs couturières, tout l’ensemble de ce spectacle pique votre curiosité plus qu’il ne vous satisfait peut-être. On tâche de découvrir le lien moral entre ce faste qui, sur ce sol républicain, ne craint pas de se montrer au grand jour, et la soif de l’égalité qui est le principe moteur, le but, l’aiguillon, la récompense et le châtiment des sociétés démocratiques. Sans doute, ce monde fashionable n’est que toléré par le prolétaire, par l’homme en blouse qui le coudoie assez rudement, par l’homme du quatrième état, comme on dirait en Europe ; mais cette tolérance s’explique par l’espoir que chacun a conçu, et qui dans ce pays-ci n’est pas tout à fait chimérique, d’arriver un jour au même degré de prospérité, de voir sa femme, qui aujourd’hui blanchit du linge ou rince des bouteilles dans quelque gin palace, étendue nonchalamment le lendemain dans un beau landau, de mener soi-même son gig attelé d’un cheval fringant qui a coûté cinq mille dollars, de s’entourer en un mot de toutes les jouissances matérielles dont l’aspect, en attendant qu’il y arrive à son tour, excite les appétits et l’activité du spectateur bien plus que son envie. C’est là ce qui distingue le démocrate américain du démocrate de la vieille Europe. Ce dernier désespère de monter en grade, donc il tâche de faire descendre les autres. Son mobile moral est l’envie, et son action de niveler ou de détruire. L’Américain veut jouir ; pour jouir, il faut qu’à force de travail il puisse gagner de l’argent, ce qui, dans le nouveau monde, est toujours possible et souvent facile. Cela fait, il s’impose aux autres de bonne foi, il se croit devenu l’égal de tous. Il tâche donc de s’élever. Il cherche l’égalité dans une sphère supérieure à celle où il est né et d’où il part. Le démocrate européen compte arriver à légalité en abaissant les autres à son propre niveau. Des deux démocratismes, je préfère l’américain. Mais il paraît qu’ici-bas, en Amérique comme dans notre hémisphère, l’égalité n’est possible qu’en théorie. Cela ne m’a frappé nulle part plus qu’aux États-Unis. Revenons à notre homme en blouse qui se promène dans la Fifth Avenue entre cinq et six heures du soir. Le spectacle qui se déroule sous ses yeux le fascine sans l’irriter. Il regarde avec une vive et joyeuse émotion. C’est qu’il espère que tout ceci sera un jour à sa portée. Mais cette espérance ne pourra se réaliser qu’à demi. Il lui est possible de faire une grande et princière fortune, de lutter de luxe avec les richards de Wall Street. Il lui sera difficile, sinon impossible, de pénétrer dans certaines régions. Aux rares relations qu’il aura avec les hommes qui y appartiennent, il ne tardera pas à reconnaître son infériorité. Son fils ou son petit-fils sera peut-être admis un jour, lui-même reste exclu. Mais, comme il forme la majorité, il ne se décourage pas. À force de lutter sourdement, ouvertement, parfois brutalement, il poursuivra, sans jamais pouvoir l’atteindre, l’idéal de l’égalité intellectuelle et sociale.

Il en résulte ceci : Les gens à l’esprit cultivé, aux mœurs élégantes, au goût des traditions historiques et par conséquent des choses d’Europe, se dérobent dans une certaine mesure à la vue du public, forment un monde à part, fuient, parce qu’il leur est hostile, le contact avec la vie réelle, avec les grandes activités qui exploitent ce continent immense, qui en découvrent et font valoir les trésors, qui créent toutes ces merveilles que nous admirons avec raison. Il est permis d’étaler un luxe effréné parce que les biens matériels sont accessibles à tous. Il n’est pas permis d’exposer, aux regards de la multitude qui sent qu’elle ne pourra jamais s’élever à ces hauteurs, le spectacle des jouissances de l’esprit et des raffinements des mœurs. Ces trésors sont soigneusement cachés, comme les Juifs du moyen âge cachaient, comme les hommes considérables de l’Orient cachent encore, l’opulence de leur foyer derrière des murs d’enceinte de pauvre apparence.

Cela fait qu’aux États-Unis nous rencontrons plus souvent des hommes prétentieux et vulgaires que des gens comme il faut. De là l’opinion si généralement répandue en Europe, et c’est une erreur, que l’Américain du Nord ne sait pas vivre. La vérité est que les parvenus – mais parvenus le plus souvent grâce à leur intelligence, à leur courage, à leur activité – que ces hommes remarquables qui ont eu le temps de faire fortune, mais qui n’ont pas trouvé le moyen de faire eux-mêmes leur éducation, qui sentent leur valeur et souffrent en même temps de se voir exclus du commerce de leurs supérieurs, supérieurs par l’éducation, par les habitudes et par les manières – la vérité est que ces hommes s’imposent partout, tandis que les vrais gentlemen et les vraies ladies mènent une vie comparativement retirée, qu’ils protestent par leur absence contre cette prétendue égalité, et constituent, dans les grandes villes de l’Est, surtout à Boston et à Philadelphie, une société plus exclusive que ne le sont les coteries les plus inaccessibles des cours et des capitales d’Europe.

Dans sa physionomie, New-York reflète d’une manière frappante les traits caractéristiques du grand territoire de l’Union. On dirait que la vie intellectuelle, morale et commerciale de l’Américain se condense ici pour rayonner ensuite à travers les espaces immenses qu’on appelle les États-Unis.

Broadway est le représentant et le modèle des grandes artères qui relient les différentes portions du continent et jusqu’aux deux Océans. Les grands thoroughfares de la Cité de Londres, les boulevards de Paris, la Ringstrasse et le dédale des rues et des ruelles de Vienne sont tout, ou presque tout aussi animés que Broadway, mais leur animation est principalement due aux besoins de la ville qu’ils traversent, tandis que la grande artère de la métropole américaine est plus qu’une rue, c’est une route, une route royale qui mène au loin, qui mène partout. Après avoir déversé, à droite et à gauche, hommes et marchandises, il lui en reste encore assez pour alimenter les chemins de fer qui traversent le continent. Les personnes que nous apercevons dans ces véhicules innombrables sont des voyageurs plutôt que des passants. Ils ont l’air inquiet plus qu’affairé. On dirait que tout le monde craint de manquer son train. Sans doute New-York est une vraie ville dans le sens européen du mot, comme Londres, comme Paris, comme Vienne. Mais New-York est plus qu’une ville, c’est en même temps une immense station de chemin de fer, un dépôt, comme on dit en Amérique, de voyageurs et de marchandises, où se rencontre une population flottante assez considérable pour imprimer à sa physionomie le cachet de l’agitation, de la préoccupation, de l’imparfait et du provisoire qui forme un des traits caractéristiques de toutes les villes d’Amérique. Somme toute, Broadway représente le principe de la mobilité.

Passons à Wall Street. C’est le quartier de la haute finance. Ici la ressemblance avec la Cité de Londres est incontestable. Les édifices qui sont des maisons de banque, la foule qui se presse dans les rues, l’air qu’on respire, tout sent les millions. Cependant l’analogie avec l’Europe n’est pas complète. De mille petits symptômes, je n’en cite qu’un seul : Votre banquier ne vous paye pas la somme que vous lui demandez, quelque peu considérable qu’elle soit. Il fait jouer le télégraphe, et, après quelques minutes, l’argent vous est apporté de la banque publique où les fonds de sa maison sont déposés. Rien de plus louable que cette pratique, car les banques sont de vraies forteresses qui rendent l’escalade et l’effraction impossibles, et qui, surtout en temps d’émeutes, s’il y avait encore des émeutes à craindre à New-York, ce dont je doute, donneraient de sérieuses garanties. Mais l’argent est poltron. Il est vrai qu’il est en même temps sagace, et qu’il fait comme tout le monde en Amérique : il pourvoit lui-même à sa sûreté, comme le backwoodman, en transportant ses pénates sur les limites de la civilisation dont il est le pionnier, commence par construire un blockhouse ; comme l’officier chargé de surveiller ou de contenir les Peaux-Rouges à chaque bivouac, se retranche avec ses hommes derrière des gabions et des fossés.

Nous voilà dans la Cinquième Avenue et, par conséquent, loin du quartier industriel. Ici l’œil se délecte dans la contemplation des richesses acquises. N’examinons pas trop scrupuleusement la valeur artistique de l’architecture pompeuse, surchargée, prétentieuse des édifices qui, à perte de vue, étalent leur magnificence. Ce style d’un goût contestable a d’ailleurs pénétré en Europe et s’y répand de plus en plus. Belgravia de Londres, la Ringstrasse de Vienne en donnent la meilleure idée. Les architectes de M. Haussmann aussi y ont puisé leurs inspirations, en essayant d’amalgamer ces deux renaissances, la renaissance française et celle toute moderne d’outre-mer. C’est le mignon d’Henri III qui tourne au yankee. Mais revenons à Fifth Avenue. De petits jardins, des touffes vertes tachetées, dans ce beau mois de mai, de blanc, de rouge, de rose, de lilas, enguirlandent les maisons et leur donnent un aspect idéal et poétique. Dans ces groupes d’arbustes, de plantes grasses, de fleurs grimpantes, de pelouses mignonnes coquettement encadrées de balustrades de marbre, il y a de jolis détails. On aime à s’y arrêter et à ne pas trop regarder les façades trop riches et trop historiées pour être belles. Dans son ensemble, Fifth Avenue présente des perspectives grandioses et, dans quelques endroits, offre le spectacle d’un paysage charmant.

Mais ce qui me frappe surtout à New-York, ce sont les nombreux édifices consacrés aux cultes les plus divers. Je ne parle pas de la grande église gothique que les Irlandais font construire en ce moment, et dont l’origine appartient évidemment à un autre ordre de choses et à un autre ordre d’idées. Ce sont les petits temples de toute dénomination, bâtis souvent avec un grand déploiement de luxe, dans tous les styles possibles et impossibles, qui fixent mon attention et piquent ma curiosité. De modestes dimensions, ils paraissent encore plus restreints qu’ils ne le sont à côté des habitations monumentales et comparativement vastes qu’ils coudoient. En Europe, le corps massif de la cathédrale, les clochers, les frontons et les toits élevés des autres églises se profilent sur le ciel, dominent les demeures des fidèles, donnent à chaque ville, vue de loin, son cachet particulier. À New- York, c’est tout le contraire. Contemplée de la rivière ou de Jersey-City où l’on débarque en venant d’Europe, cette métropole déroule devant vous ses masses énormes de briques rouges, grises, jaunâtres. Deux ou trois clochers, tout au plus, s’élèvent au-dessus des toits qui, à cette distance, se confondent, semblent tous de la même hauteur et se détachent du ciel par une seule et immense ligne horizontale. Les Européens qui arrivent pour la première fois se demandent comment deux ou trois églises peuvent suffire à un million de chrétiens. Ils reconnaissent leur erreur en pénétrant dans la ville, surtout dans les régions de la Cinquième Avenue où la vie des affaires s’éteint, où elle ne domine pas au moins exclusivement, où elle cède le pas et donne de l’espace aux distractions, au repos, à l’étude et un peu aussi à la méditation et à la prière. Non que toutes ces petites églises impriment à Fifth Avenue ce cachet de sainteté ou de recueillement qui manque rarement de nous frapper quand nous traversons le parvis d’une de nos cathédrales. Loin de là, le sanctitas loci fait complètement défaut à cette grande et mondaine avenue. Les petites constructions, bien que riches, consacrées au culte, n’en forment pour ainsi dire qu’un accessoire. Elles ne sont ouvertes que pendant le service, et le service ne se fait, je crois, que les dimanches. Mais elles existent, et quelque modestes qu’elles soient, elles constatent l’existence d’une religion quelconque au fond du cœur de ces richards qui, pendant qu’ils créaient leur fortune par le travail, avaient peu de temps à donner aux aspirations de l’âme, mais qui se rappellent en avoir une depuis qu’ils sont devenus millionnaires. Soit par conviction et par un besoin réel, soit par un sentiment de convenance, de respectability, ils contribuent alors largement à la formation d’une communauté et à la construction d’une église.

Dans une société dont la partie la plus jeune, la plus énergique, la plus importante, se livre à une course au clocher permanente, il est clair que la vie intérieure est comme assoupie. Elle semble morte, mais elle ne l’est pas. De temps à autre elle se réveille. Les sommes considérables données pour l’érection de temples, les revivals, ces réunions populaires dans les forêts vierges et dans les prairies du Far-West où la soif de consolations éclate avec une violence extrême, saisit les masses comme une épidémie, produit les scènes les plus fantastiques, tantôt tragiques, tantôt burlesques – ces revivals et les nombreuses églises de Fifth Avenue sont deux manifestations diverses du même esprit, de l’esprit religieux, endormi, opprimé, contenu mais non exterminé par le culte du veau d’or qui est la religion officielle, la religion d’État du commis, du mineur, du roulier, du colporteur, en un mot du chercheur de fortune de la jeune Amérique.

Malgré une température caniculaire, nous continuons notre promenade dans les rues de New-York, tantôt en voiture, tantôt en car, tantôt à pied. Ce qui fixe mon attention, cette fois-ci encore plus qu’à ma première visite, et que je n’ai trouvé relevé dans aucune description de New-York, c’est que cette ville, je l’ai dit plus haut, imprime son type à tous les centres de population de l’Union. La prépondérance qu’elle exerce se fonde sur une force de centralisation à laquelle ne saurait résister ni l’esprit et la législation autonomes des États, ni l’extrême mobilité qui est l’essence de la société américaine, ni les espaces presque illimités dont cette nation dispose et qu’elle s’ingénie à conquérir. Je pourrais multiplier les exemples, mais le moyen d’écrire par une chaleur de + 30° R. !

Je viens de parcourir un grand quartier d’assez ordinaire apparence, habité presque exclusivement par les Allemands. C’est là que les émigrés de cette nation, les arrivés de la veille sont accueillis, hébergés, renseignés avant de se diriger vers l’Ouest. Ils apportent toute fraîche l’atmosphère du Vaterland. Ils renouvellent celle de leurs compatriotes qui résident ici, et ils les empêchent de se transformer complètement en Yankees. Ceux-ci, de leur côté, plus ou moins revenus des aspirations républicaines qui forment un si puissant élément dans l’émigration allemande, s’étudient, dès l’abord, à désillusionner les nouveaux débarqués, à leur faire entrevoir la réalité des choses, à les préparer en quelque sorte à la nouvelle existence qui les attend.

C’est toute une métamorphose qui s’opère, et elle s’accomplit en peu de jours et sous l’influence du milieu de cette grande métropole. Les résultats se feront sentir sur les points les plus éloignés, dans les coins les plus reculés du continent, sous l’ombre des forêts qui encadrent le lac Supérieur, dans les grands greniers de Minnesota et de Wisconsin, dans les prairies de Nebraska et d’Arkansas, sur les bords de la rivière Rouge du Texas, dans les ranchos isolés de l’Oregon, au fond des gorges verdoyantes de la Sierra Nevada.

À un degré moindre, il en est de même des Irlandais. Je dis moindre, parce que l’enfant de la verte Érin se montre moins accessible aux influences du dehors, parce que partout le Celte se suffit à lui-même, et se ferme volontiers, en Angleterre autant qu’en Amérique et en Australie, à l’action de la civilisation moderne. C’est d’ailleurs un fait avéré que les nations qui sont les premières sorties de la barbarie exercent sur les races plus jeunes qu’elles sous ce rapport une sorte de prépondérance. Sur les points où elles se touchent, ce sont toujours les premières qui envahissent, les secondes qui sont envahies, et ceci en dépit de l’égalité qui peut exister entre elles et même de la supériorité politique de ces dernières. Certes les conquêtes que les aînés font sur les cadets de la famille humaine sont fort limitées, mais elles n’en constituent pas moins un fait positif et incontestable. Ainsi, sur tout le parcours des frontières entre l’Italie et les provinces autrichiennes, c’est l’élément italien qui gagne sur l’allemand et sur le slave, seulement, il est vrai, sur les confins et dans des proportions minimes, mais cependant perceptibles. En Hongrie, vis-à-vis des Magyares et des Slaves, en Bohême et en Illyrie, en Pologne et en Russie, l’Allemand est évidemment et ouvertement le colporteur de la civilisation. Celle des Celtes remonte aux premiers siècles de notre ère, s’il est vrai, comme je le pense, que le christianisme est le seul berceau de la vraie civilisation. À ce point de vue, ils sont les aînés des races anglo-saxonnes et allemandes. Mais, devancés par celles-ci à tout égard, ils n’ont jamais pu faire valoir leur droit d’aînesse, si ce n’est par une résistance passive aux influences de la vie moderne. À New- York, grâce au suffrage universel, ils sont une véritable puissance, et même une puissance formidable. Aux élections, ils obtiennent souvent la majorité. Dans les États, ils forment le principal élément catholique et sont les antagonistes-nés des Allemands, pour la plupart protestants. Les émigrés de toute autre nation arrivent avec l’intention de se faire Américains, les fils de l’île verte restent toujours Irlandais. Non qu’ils comptent revenir eux-mêmes, tout en admettant cette éventualité, ni faire revenir leurs enfants ; mais, par un lien idéal et mystique, ils restent unis à la patrie ; ils l’ont comme emportée avec eux. L’Océan qui les en sépare n’existe pas pour eux ; c’est tout au plus un ruisseau. À un jour donné, Dieu seul sait quand, ils le passeront, eux les frères américains, comme on les appelle en Irlande, pour apporter la liberté, non dans le sens moderne et européen des libéraux et des démocrates, mais l’indépendance, la séparation d’avec l’Angleterre. Ils combattront et ils vaincront. C’est de ces rêves qu’est né le fénianisme,6 cette conspiration insaisissable qui résiste aux détectives de la police et aux détachements de l’armée anglaise autant qu’aux exhortations du clergé catholique, et qui constitue pour l’Irlande non moins que pour l’empire britannique un état de malaise non exempt de dangers. Les Irlandais se laissent donc très peu influencer par les idées et les habitudes anglo-saxonnes. Néanmoins ils ne leur échappent pas complètement, et c’est encore à New-York que l’Irlandais de l’Irlande se transforme en frère américain.

Les émigrés des autres nations, en traversant cette ville, subissent tous, et à un plus haut degré, des influences analogues.

À ce point de vue, la suprématie de New-York restera assurée aussi longtemps qu’elle formera la tête du pont qui relie les deux continents. Aujourd’hui l’immense majorité des émigrants, le surplus des forces que l’Europe ne peut employer dans son sein, se dirigent sur l’embouchure de l’Hudson, touchent le sol d’Amérique à New-York, y reçoivent les premières impressions, et les emportent ensuite sur tous les points du continent.

III. – Washington

Du 26 au 29 mai

La Saison morte dans la capitale officielle. – Le Traité Alabama jugé par les Américains. – Transformation des idées et des mœurs depuis la guerre civile. – Opinions diverses sur les effets de l’émancipation des nègres. – Prépondérance croissante de l’élément noir dans les États du Sud.

Quiconque veut se faire une idée très exacte de la capitale officielle des États-Unis sans se donner le trouble de la locomotion, n’a qu’à lire la description de M. Antony Trollope.7 C’est une vraie photographie ; les couleurs manquent, mais le dessin et la ressemblance sont parfaits. Je regrette presque de ne pas m’en être contenté.

L’air est lourd, la chaleur étouffante. La poussière et les moustiques vous poursuivent impitoyablement. Arlington-house, l’hôtel patronné par le monde officiel, le rendez-vous des sénateurs, des hommes politiques, des solliciteurs qui abondent, est certainement un des caravansérails les moins agréables du nouveau monde. J’y passe des nuits blanches sous une moustiquaire qui a le tort de ne pas être imperméable, et les heures les plus chaudes dans les salles du rez-de-chaussée ou sur la véranda. Étendus dans des fauteuils, plusieurs gentlemen tâchent comme moi de traverser le moins péniblement possible la partie la plus intolérable de la journée. Ils fument, ils chiquent, ils fixent leurs regards au plafond, mais ils ne se parlent pas. Un silence morne règne dans ces vastes pièces. On n’entend que le bourdonnement des mouches, quelquefois les pas des garçons plus ou moins colorés et des commissionnaires qui apportent des journaux, des lettres, des télégrammes. De temps à autre, des bouffées d’air chaud amènent de la rue des nuées de poussière. Une atmosphère chargée de toutes sortes d’émanations ajoute aux charmes de la matinée. On m’assure qu’à Buenos-Aires, et même à Rio de Janeiro, l’été est moins pénible et moins dangereux pour la santé.

Aussi tout le monde s’enfuit. Le président va partir. M. Fish est parti. Le corps diplomatique et les chefs des départements suivent l’exemple. La chambre des représentants est close. Le sénat fermera au premier jour. J’ai assisté à l’une de ses dernières séances. La discussion n’était pas animée. On discutait avec calme et convenance. J’en étais même un peu désappointé, car nous autres Européens, quoique les débats dans nos diverses Chambres ne manquent pas toujours d’une certaine vivacité, nous nous figurons que, sous la coupole du Capitole américain, on passe son temps à se dire des injures et à se tirer des coups de revolver. Il n’en a rien été. Deux honorables sénateurs se combattaient avec les armes courtoises d’une déclamation creuse et sonore rappelant un peu le barreau auquel ces hommes politiques ont probablement appartenu. Ils parlaient en élevant et baissant la voix tour à tour. Dans les moments d’éloquence, ils frappaient avec l’index de la main droite sur la paume horizontalement étendue de la main gauche. Pendant qu’ils se livraient à ces joutes, leurs confrères lisaient ou écrivaient, quelques-uns sommeillaient. Personne ne parlait ni ne chuchotait, mais aussi personne ne semblait faire attention aux deux orateurs. Leur présence passait comme inaperçue.

La fin de la session coïncide avec un véritable événement, avec la conclusion d’un traité destiné à préparer la solution de la tédieuse8 question de l’Alabama, et à resserrer les liens d’amitié un peu relâchés entre la Grande-Bretagne et la République nord-américaine.9 Les plénipotentiaires anglais ont quitté Washington, il y a quelques jours seulement. Voilà le grand sujet de conversation. Je l’ai entendu traiter en Angleterre au moment de mon départ, pendant la traversée, à New-York, en chemin de fer, ici, partout. On ne parle guère d’autre chose. Les Anglais que j’ai vus sont unanimes à regretter quelque peu la nécessité où l’on s’est trouvé de faire des concessions, mais ils se félicitent néanmoins de voir disparaître une cause constante de méfiance réciproque, et en même temps une cause éventuelle de brouille entre les deux pays. Dans leur esprit, la satisfaction l’emporte sur le dépit. Je me trompe fort, ou c’est là le sentiment qui prédomine en Angleterre.

En Amérique, les hommes politiques me paraissent incertains sur la valeur qu’on doit accorder au traité. Ils se demandent si la solution de toutes les difficultés est réellement assurée. J’ai vu quelques personnages en place, un ou deux sénateurs, le gouverneur de l’un des grands États. Évidemment leur opinion n’est pas arrêtée, ou bien ils ont des raisons pour ne pas la dire. Au sens du grand public, la convention de Washington est, de la part du gouvernement anglais, un acte de déférence, la reconnaissance de la supériorité des forces des États-Unis. L’Angleterre s’est exécutée, elle a capitulé. Ni plus ni moins. Si cette interprétation erronée se répand dans l’Union et prend racine dans les convictions des masses, les dispositions conciliantes qui ont animé les négociateurs britanniques sont évidemment mal comprises, et la convention, tout en écartant les difficultés existantes, aurait préparé les esprits à des complications futures.

Les Canadiens de leur côté sont mécontents. Pour eux il s’agit de l’éternelle question de la pêche. Ils se disent négligés par les envoyés de lord Granville, abandonnés par la mère patrie, sacrifiés à ses intérêts. Déjà avant mon départ d’Europe, un homme d’État anglais éminent m’a dit : « La séparation du Canada n’est qu’une question de temps. Le traité que l’on vient de conclure accélérera ce moment. Avant quatre ou cinq ans, il se présentera. » Tout le monde sait combien, en Angleterre, l’opinion publique s’est, dans les derniers temps, familiarisée avec l’idée de la perte des colonies. Quiconque, il y a trente ans, aurait osé toucher cette éventualité eût été dénoncé, s’il était étranger, comme ennemi, si Anglais, comme coupable de haute trahison. La génération actuelle se place à un autre point de vue. Elle admet comme inévitable et elle se prépare à voir s’accomplir, au premier coup de canon que la Grande-Bretagne tirera contre un ennemi étranger, la déclaration d’indépendance du Canada et de l’Australie. Les utilitariens y voient même des avantages ; ils parlent comme des courtisans qui trouvent moyen de féliciter leur souverain à l’occasion de la perte d’une province.

Pendant les trois jours que j’ai passés à Washington, je prenais mes repas à une petite table occupée par un couple, jeune encore et de respectable apparence. C’était le gouverneur d’un des États de l’Ouest et sa femme. Le maître d’hôtel qui, dans la salle à manger, dirige le service et distribue les places avec une autorité suprême, nous avait mis en rapport, ce qui nous permettait de lier conversation. Le gouverneur l’ouvrit par l’interrogatoire d’usage.

« Permettez-moi, disait-il, de vous adresser une question impertinente. De quel pays êtes-vous ? Quelle est votre profession ? Et qu’est-ce qui vous a amené dans ce grand pays des États-Unis ? Que dites-vous de notre Amérique ? C’est un beau pays, un grand pays, un très grand pays, a very big country. »

On lit dans presque tous les livres publiés sur l’Amérique, principalement en Angleterre, que le Yankee est extrêmement friand de compliments sur son pays, qu’il provoque, qu’il déguste avec volupté les louanges les plus exagérées, que la moindre critique, même le silence, blessent ses susceptibilités patriotiques. Cela était vrai naguère ; mais la guerre civile a changé bien des choses. Les esprits ont mûri. Les enfants terribles, les jeunes étourdis sont devenus des hommes sérieux. On visite l’Europe plus qu’autrefois et on a l’esprit trop ouvert pour se complaire, comme par le passé, dans une vaine adoration de soi-même. C’est surtout le cas des habitants de la Nouvelle-Angleterre, où se trouvent les centres de la vie intellectuelle. Les hommes de l’Ouest, et en général les masses, sont moins avancés. Le Sud, autrefois célèbre par l’hospitalité princière et les goûts aristocratiques des grands planteurs, par les hommes politiques qu’il donnait à la république et dont il formait pour ainsi dire la pépinière, le pauvre Sud n’est en ce moment qu’un corps mutilé, saignant de mille plaies auxquelles le temps seul apportera peut-être la guérison. Il se trouve dans des conditions anormales. Je ne pourrai le visiter et le voir par moi-même. J’en fais donc expressément abstraction en parlant de l’Amérique.

Mon gouverneur, homme de l’Ouest, était évidemment de la vieille école ; je n’eus garde de froisser ses susceptibilités. Dans ces conflits des devoirs de la politesse et des exigences de la vérité, situation délicate où je me trouve assez fréquemment, on se tire d’affaire comme on peut, on prodigue les compliments et on les mitige par des critiques déguisées. Mais votre auditoire ne relève que vos exclamations d’enthousiasme, et ne prend aucune note des petites malices, des précautions oratoires par lesquelles vous tâchez timidement de satisfaire votre conscience ou d’en étouffer la voix. Au reste, j’ai souvent remarqué que plus l’étranger relève le côté brillant des choses d’Amérique, plus il disposera son interlocuteur à rentrer dans la vérité, à lui indiquer lui-même les vices de la constitution et les plaies de la société aux États-Unis.

« Oui, disait le gouverneur, après avoir complaisamment avalé le plat sucré de mes compliments, oui, nous sommes une grande nation, un glorieux pays. Mais nous sommes malades. Nous souffrons des suites d’une enfance précoce et d’une croissance trop accélérée. Comme adolescents nous avons poussé trop vite ; arrivés à l’âge mûr, nous avons trop embrassé et nous nous exténuons par un travail exagéré. Il est possible, il n’est pas probable que nous vivions vieux. L’Union, je le crains, n’a pas d’avenir.

« Vous me demandez, continuait-il, mon opinion sur l’émancipation des nègres. Il est impossible d’en préjuger les effets avec une entière certitude ; mais, selon toutes les probabilités, l’acte de l’émancipation a été l’arrêt de mort de la race noire. Le nègre est paresseux et imprévoyant de sa nature. Libre, il travaille peu ou pas du tout, et il ne se soucie pas du lendemain. J’admets bien des exceptions. Ainsi, depuis l’abolition de l’esclavage dans les États du Sud, les propriétaires des plantations donnent aux noirs des gages, ou, ce qui vaut mieux, leur assurent une quote-part du produit, et ce système, dans une mesure fort réduite, marche assez bien. Mais, je le répète, le nègre travailleur et économe fait l’exception. Si les dernières récoltes de coton sont abondantes, ce résultat n’est plus, comme autrefois au temps de l’esclavage, dû exclusivement, pas même principalement, mais très partiellement aux noirs. L’esprit de travail leur fait défaut. Ils ne pourront pas concourir avec les blancs ; ils tomberont dans la pauvreté et bientôt dans la misère. Ils sont imprévoyants et ils sont mauvais parents. Ils ne se sont jamais occupés de leurs enfants. C’était l’affaire du propriétaire qui, désireux de conserver et d’augmenter son capital, sinon par humanité, du moins par intérêt, entourait des plus grands soins les négresses enceintes et leurs enfants. Aujourd’hui la mortalité de ces derniers est effrayante. D’ailleurs, une longue expérience l’a prouvé, dans les États libres, les noirs restaient numériquement stationnaires, ou bien ils diminuaient. Dans les États à esclaves, au contraire, abstraction faite des contingents fournis par la traite, la race noire augmentait dans des proportions étonnantes. Ce fait s’explique par deux causes. D’abord par celle que je viens de mentionner, les soins donnés par les propriétaires aux mères et aux enfants nouveau-nés ; ensuite par la prédilection du noir, surtout de la femme noire, pour la couleur blanche. Dans les États du Sud, avant l’abolition de l’esclavage, la presque totalité des mariages se contractait entre noirs. Les unions des femmes noires avec des blancs, illégitimes et illégales d’ailleurs, formaient l’exception. Aujourd’hui, la loi ne fait plus obstacle, et l’affluence dans les États du Sud d’un grand nombre de travailleurs américains du Nord facilitera et augmentera les alliances conjugales entre blancs et noirs. Ainsi, d’un côté, les suites de la paresse et de l’imprévoyance, la misère et les maladies, surtout celles qui enlèvent les enfants, réduiront de plus en plus le chiffre des populations noires. De l’autre côté, le peu de nègres qui, par leur travail, seront parvenus à se créer une existence aisée, tâcheront de marier leurs filles avec des blancs ou du moins avec des gens moins colorés qu’eux-mêmes. Vous le voyez bien, leurs vices et leurs vertus, l’oisiveté et le travail, semblent également conspirer la perte des noirs. »

Pour moi, je me demande : les nègres travaillent-ils, oui ou non ? Toute la question me semble être là. Mais, sur ce point essentiel qui est purement une question de fait, les avis sont partagés. Un homme d’État haut placé dans l’opinion publique de l’Amérique et la représentant à l’une des cours d’Europe m’a dit :

« On avait soutenu et généralement cru que les nègres émancipés ne travailleraient pas. Les dernières récoltes des cotons prouvent que, sous les régimes des gages et du partage des profits, ils sont devenus d’excellents travailleurs. On les avait dits stupides, et maintenant on voit que, doués d’une intelligence remarquable, ils ont le plus grand désir de s’instruire et de faire instruire leurs enfants. »