Promesse perdue - Sylvie Nordheim - E-Book

Promesse perdue E-Book

Sylvie Nordheim

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Beschreibung

José et Marie ne se connaissent pas, mais le destin va les pousser l'un vers l'autre...

Quittant l’Espagne au moment de la Grande Guerre, José gagne Paris à pied et s’engage comme manœuvre. Il espère pouvoir passer ouvrier qualifié et faire venir sa fiancée. Marie, elle aussi, fuit. Partie de Corrèze où elle a laissé sa petite Malou, née d’une aventure sans lendemain, elle se jure de trouver un emploi dans la capitale, de refaire sa vie et de reprendre la fillette auprès d’elle. Passent les mois et les années. Et le hasard – mais le hasard existe-t-il ? – favorise soudain la rencontre de ces deux solitaires. La France est alors à la veille de la crise des années 1930 et José a été vu parmi les ouvriers en colère à la Bourse du travail. Marie, quant à elle, est lasse de réprimer ses pulsions de femme… Le bonheur tant espéré pourrait-il apparaître à la croisée des chemins ? Amours, ambitions, petites et grandes lâchetés rythment ce roman d’une saisissante modernité.

Découvrez sans plus attendre ce roman où se mêlent amours et Histoire, celles de ceux qui ont construit l'Europe d'aujourd'hui.

EXTRAIT

— Les maisons du peuple ! Vaste escroquerie ! De vrais ministères avec, s’il vous plaît, électricité et téléphone ! Ils n’auront pas une de mes pesetas ! Ça, non !
Il refusait d’admettre les avancées sensibles que les socialistes étaient parvenus à réaliser. Eugenio ne croyait à rien, excepté sauver sa peau d’une faillite qui lui semblait généralisée.
José sentait confusément qu’Eugenio souhaitait aborder un autre sujet sans savoir comment. Il noyait dans la liqueur ce qu’il avait au bout des lèvres. José l’imitait. Incidemment, les deux amis en étaient rendus à leur huitième ou dixième verre, qu’ils se versaient machinalement, l’œil vitreux et la bouche pâteuse, dans un silence ponctué par le tapage des voisins, mais vide de mots à eux.
En tout cas, ceux d’Eugenio. Caressant rêveusement les flancs de sa bouteille, il porta enfin son attention sur la pièce de bois.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Avant d’écrire, Sylvie Nordheim a été comédienne, mais également professeur de français, de latin et de théâtre. Ses origines, comme ses romans, s’inscrivent à la croisée des petites histoires familiales et de la grande Histoire européenne. Elle vit à Paris.

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Couverture

Page de titre

À mon fils

Prologue

Le froid mordait la peau. José remonta le col de sa gabardine, fourra les mains dans ses poches, et menton contre poitrail, huma de ses narines dilatées un long trait d’air glacé.

L’homme du Sud connaissait les basses températures. Chez lui, le soleil ne chauffait pas toujours et il avait le cuir dur. La tête aussi. Qu’il vente ou qu’il pleuve, tous les dimanches matin, il allait voir la Seine. Histoire de se dégourdir les jambes et de se remettre les idées en place. Il y revenait comme on revient auprès d’une maîtresse indomptable. Beau comme un matador.

Et ce jour-là, il n’avait pas lésiné ! Il étrennait un costume tout neuf acheté à crédit en prévision des fêtes à venir. Avec la paie et les primes versées pour la nouvelle année qui ne tarderait pas et qu’on attendait avec une impatience de gamin. 1930 ! Quel cru ! Une décennie déjà inoubliable. Une magie dans les chiffres, multiples les uns des autres. Forcément harmonieuse, l’année 1930 ! C’était le moment ou jamais de prendre de grandes décisions. Dès l’aube, José avait formé des résolutions.

Calfeutré sous sa couvrante, mangé par les punaises, il avait fini par se lever, avec l’énergie de ceux qui partent au combat, prêt à affronter l’hiver polaire, sans aide extérieure. D’homme à homme. L’heure de bourrer le poêle et de s’y coller n’avait pas encore sonné. Et puis, rien ne l’inspirait davantage qu’une bonne marche en plein vent.

Que lui dicterait sa conscience, ainsi ballottée d’un pied sur l’autre ? Car une question occupait désormais tout son être. Celle de savoir où il voulait définitivement élire domicile. Ici, étranger dans la ville et seul comme un chien, ou chez lui, là-bas, enfant du pays, entouré des siens ? Auprès surtout d’une gentille Dolorès dont une main érudite lui donnait de tristes nouvelles dans cette lettre qu’il froissait dans sa poche, mais savait par cœur ?

« Dolorès aimerait connaître vos intentions. » L’écrivain public avait mis les formes. C’était oui ou non ? Veux-tu encore de moi pour femme ? Reviendras-tu chez nous ou me laisseras-tu te rejoindre à Paris ?

Que répondre aujourd’hui, alors qu’il osait rêver d’obtenir une situation que même un Français pourrait lui envier ? Lui-même y croyait encore à peine. Il avait pourtant tout fait pour se mettre dans la peau de son nouveau personnage.

Il avait enfilé les élégants vêtements qui habillaient la chaise, la seule richesse de son taudis. En haut, il avait vissé la casquette et noué la cravate. En bas, il avait hésité. Puis tranché. Glissé chaussures et revers de pantalon dans des sacs. Enfin, s’était extrait de son terrain boueux sur lequel trônait son château de carton goudronné, comme un funambule, en équilibre sur les planches qui s’enfilaient au-dessus des flaques et de la gadoue maraîchère. Dès qu’il avait vu la Seine au loin, il avait remis de l’ordre dans son accoutrement.

Comme à chaque fois, son cœur s’était emballé, lorsqu’il avait aperçu le large ruban d’eau noire au-dessus duquel planaient et piaillaient les cormorans.

Droit comme un I, une sacoche de cheval en travers de l’épaule, José avait quitté une douzaine d’années plus tôt son Estrémadure natale et s’était lancé, à contre-courant des cigognes, dans une lente remontée vers le Nord. Après avoir sillonné des plaines desséchées et percé des forêts épaisses, croisé des rivières et des fleuves, gravi des sommets et franchi des montagnes, il avait posé enfin son espadrille cent fois rafistolée sur la terre française désertée par ses laboureurs.

Il était venu à pied. Sans boussole, mais avec le flair des hommes rompus aux secrets de la nature. Parti aux heures chaudes du mois d’août, afin d’arriver à temps pour les vendanges en France, il avait d’abord emprunté des voies tracées depuis la nuit des temps, fondées par la foi et creusées par les pas. Ceux sur lesquels les hommes ne s’égarent jamais : les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle. L’ardeur de sa foi lui avait donné la force de supporter la fatigue et la soif. L’été, ne coulent ni les rivières ni même les ruisseaux. Il économisait sa gourde et se rassasiait aux fontaines des villages, ne perdant pas une goutte de cette eau dont il avait si faim. Quand il plaquait ses lèvres aux cannelles pour ne rien gaspiller du précieux liquide qui jaillissait des mascarons, il se penchait tant qu’en se redressant après s’être étanché, ruisselant comme un nouveau-né sorti des fonts baptismaux, il voyait des myriades d’étoiles qu’il dissipait en secouant la tête, jouissant du contraste des températures que procurent les éclaboussures en pleine canicule. Hélas, une fois la fraîcheur évaporée, il maudissait la fugacité de ce plaisir. Aussi belle fût-elle, la route était longue, très longue, et il ne goûtait pas toujours les horizons somptueux qui l’accompagnaient comme une escorte digne d’un roi et de sa cour. Au cœur de la pampa, le gueux règne en seigneur et maître.

Arrivé à Léon, il avait presque regretté de bifurquer à l’Est et de s’éloigner de ce couloir grandiose qui semblait le conduire à Dieu. Faute d’avoir fréquenté l’école, il connaissait peu l’Histoire officielle, mais bien mieux la mythologie populaire que son peuple lui avait transmise dans la plus pure tradition orale : des récits épiques où la fable et la réalité faisaient bon ménage, jusqu’à se dissoudre l’une dans l’autre, s’ingéniant dans cet étrange tour de passe-passe à tromper les âmes crédules. Chez lui, les gens ne croyaient guère aux inventions du monde moderne qu’ils prenaient pour des fictions, mais tenaient pour vraies les moindres légendes multiséculaires. D’un esprit fervent, ils vénéraient saint Jacques, frère de saint Jean, l’Évangéliste. Il avait, le premier, prêché la parole du Christ en pays ibérique. Non sans frissonner, d’effroi comme de joie, on revivait sa destinée tragique. On l’imaginait décapité et livré en pâture aux chiens, puis ballotté sur les eaux, dans un frêle esquif, guidé par un ange, franchissant vaille que vaille le détroit de Gibraltar, puis échouant miraculeusement sur les côtes de Galice. « Toi aussi, tu reviendras ! » avait dit à José sa mère, persuadée que l’Espagne était la seule terre digne d’accueillir les grands hommes. Le fils n’avait pas démenti, mais, en silence, s’était posé la question : mort ou vif ?

Il n’oubliait cependant pas que les chemins de Dieu se fondaient sur la voie romaine. D’une certaine manière, il inscrivait aussi cette première étape de son aventure incertaine sur la piste de ceux qui, quelques siècles plus tôt, avaient colonisé le sud de l’Europe, un axe à la ligne droite parfaite, conçu et bâti pour le commerce de l’or : la Via de la Plata. Dans maints endroits, il restait encore des traces de ce passé plus que millénaire. De temps en temps se dressaient les vestiges de l’Antiquité à travers les bornes que les ingénieurs romains avaient érigées en bordure. José en caressait la pierre polie par les ans, glissait ses doigts dans les inscriptions qu’il ne déchiffrait pas. Hannibal et ses éléphants étaient passés par là. À l’idée qu’ils avaient eux aussi frôlé ces hautes colonnes qui jalonnaient ces routes mythiques, il était bouleversé. Il espérait qu’à leur contact, il aurait l’énergie de continuer et de ne jamais défaillir.

Car l’entreprise était périlleuse. La rectitude de la route ne compensait pas la dégradation de la chaussée, à laquelle s’ajoutaient les calamités de toutes natures que les aventuriers connaissent bien : l’orage, les bêtes sauvages, les malfaiteurs, ou tout simplement les mauvaises gens. José avait essuyé bien des dangers, et bien des dédains. Les autochtones n’admettaient pas toujours l’intrusion étrangère sur leur territoire. Mais il reprenait courage et espoir quand la route, soudainement pavée, annonçait qu’on entrait dans une ville : au moins, on ne se retournerait pas sur lui au milieu de la foule bigarrée qui y grouillait dès la fin de l’après-midi. Il aimait surprendre les citadins à ces moments-là, lorsque les commerçants ouvraient leurs échoppes et que les femmes sortaient de leurs antres, tels des diamants de leurs écrins. Salamanque, Zamora, Benavente… chaque ville lui avait laissé le souvenir d’une beauté locale, un œil de velours, un éclat de rire ou l’effluve d’un parfum.

Tel un picaro, José avait découvert le monde comme on ouvre un livre, page après page, avec l’envie jamais assouvie d’en connaître le bout. Car mille cinq cents kilomètres plus loin, l’horizon, encore, se dérobait. Paris, tant rêvé tout au long du chemin, n’avait d’abord en rien correspondu aux descriptions des récits enjolivés que des camarades un peu trop fanfarons avaient rapportés de leur expédition, nourrissant chez leurs auditeurs l’appétit du départ.

De tout cela, pourtant, il ne parlait plus. Cette longue traversée l’avait marqué dans son corps et son âme, mais il se dispensait de l’évoquer à voix haute. D’abord parce qu’on ne le croyait pas. Le voyage dans l’Hexagone, particulièrement, intriguait. « Avoue que tu as pris la micheline entre Toulouse et Montauban… le train entre Limoges et Paris… » Non. Des heures, des jours, des semaines, il avait marché. Et alors ? Les sceptiques ne savaient pas que leurs routes étaient aussi lisses que des billards. L’Espagne n’était pas la France qui, même en guerre, pouvait sourire encore. Il l’avait fuie comme on s’évade de l’enfer. Ne s’était même pas arrêté là où il aurait pu servir, en Galice ou en Catalogne, où la main-d’œuvre ne suffisait pas pour ramasser, creuser, porter. « Des terres sans bras, des bras sans terre. » Qui avait dit cela de son pays ?

La péninsule ibérique, c’était un peu comme une peau de taureau, écartelée entre des hommes qui n’avaient rien à voir entre eux. Les dix-huit mois passés en caserne, au service militaire, l’avaient dégrossi. Une vraie tour de Babel, avec des gars de toutes les provinces, incapables de parler la même langue, incapables de se comprendre. Se battant néanmoins comme des chiffonniers, dès qu’il s’agissait d’endosser la paternité des moindres coutumes, et de toutes les jolies choses, mantilles et mandolines, celles qui les enflaient d’orgueil et leur bombaient le torse.

Au-delà des Pyrénées, tout Espagnol jouait des castagnettes et caracolait avec des taurillons. Taisait la misère natale, mais exhibait le panache méridional. Pareil pour José, malgré les paradoxes. Il rougissait en écorchant les mots d’un français qui s’amusait à piéger ses syllabes. Des voyelles et des consonnes mal formées, et tout était faussé. Entre « poisson » et « poison », il ne savait toujours pas lequel se consommait. Alors il avait renoncé au premier pour ne pas paraître ridicule.

À l’armée, il avait rattrapé des siècles d’ignorance, mais il se décourageait encore pour des riens qui lui paraissaient tout. Se moquer de son accent, c’était se moquer de lui tout entier. Patrimoine compris. Car en se frottant avec un contingent venu de toutes parts, José s’était forgé une identité, avait acquis un statut, rien que parce qu’il avait appris à lire et écrire une langue unique, nationale, et adressé du même coup un magistral pied de nez à la fatalité familiale.

À la différence de son père, il ne laisserait pas à la postérité pour seule trace une croix maladroite sur un document destiné à pourrir ou brûler au fond de la mairie d’un village dont l’État se souciait peu. José était assez intelligent pour savoir qu’un journalier de l’Estrémadure ne valait rien, hormis servir de bras et de poing à des puissants qui justifiaient l’injustifiable en érigeant des lois iniques.

Il avait renoncé à se battre pour agrandir le ridicule lopin de terre d’une famille trop nombreuse, ce minable hectare qui ne retenait pas ses hommes. La transhumance des abeilles lui avait aussi donné des idées. Depuis longtemps déjà, il effleurait les frontières de l’Estrémadure. Il rôdait autour du Tage, frôlait la Castille. Dès que les fleurs commençaient à éclore, il s’y aventurait. Conduisant au milieu de la nuit son âne chargé de ruches sur les chemins des bêtes, pour ne pas perturber ses abeilles. José aimait ces escapades. Le pied agile, il progressait aussi sûrement que son fidèle bourricot. Dans ces moments-là, les liens entre l’animal et l’homme étaient si ténus. José vivait alors comme un primitif, un sauvage à faire peur. Buvant aux pis des chèvres, dévorant les oiseaux tués au lance-pierres… et s’endormant sous la Voie lactée en comptant les étoiles. Son espace se limitait à la voûte céleste.

Et pourtant, l’incorporation lui avait donné l’envie d’en connaître davantage. Surtout d’arpenter plus avant la terre ferme. Après tout, n’était-il pas de la race de ces hidalgos dédorés, mais valeureux, qui s’en étaient allés, quelques siècles plus tôt, dévaster les Amériques, sur les pas des premiers découvreurs ? Les Pizarro et autres consorts lui avaient servi de modèles. Leurs exploits l’avaient encouragé à tracer sa route.

Oui. À Léon, il avait bifurqué vers la France. Car là-bas, les promesses n’avaient pas été tenues : les hommes n’étaient pas rentrés. Deux ans étaient passés, depuis qu’ils étaient partis, la fleur au fusil, persuadés de rentrer pour les récoltes. Désormais, les vigneronnes n’attendaient plus leurs vignerons, mais embauchaient tous les Espagnols qui fuyaient la misère. C’est qu’il fallait des bras, des dos pour secourir les femmes, les enfants et les vieillards abandonnés par les forces vives du pays, avec ce gouvernement qui réquisitionnait même les chevaux et les bœufs. José avait courbé l’échine sous les hottes pleines que remplissaient les jeunes et les vieux respirant encore un tant soit peu malgré un soleil à suffoquer. Dieu ! Que les fruits étaient lourds, si mûrs et gorgés d’alcool qu’à peine cueillis, ils enivraient déjà. José soulagea aussi quelques veuves en mal d’amour, avides de renouveler un plaisir qu’elles avaient trop peu savouré et, du même coup, qu’elles lui enseignèrent.

Les vendanges faites, il avait poursuivi sa route à travers les provinces françaises. En hiver 1917, suivant la Seine, il pénétrait dans la banlieue parisienne.

Il n’avait pas connu les éblouissements de ses compatriotes pressés de s’envoler vers un pays de cocagne, ceux qui n’avaient pas lésiné sur la dépense d’un billet de train de troisième classe, ou qui s’étaient engouffrés dans les wagons à bestiaux avant d’atterrir en plein cœur de la ville, à la gare d’Austerlitz. Pour José, l’extase avait été plus tardive. Il avait fallu passer les fortifs, suivre au gré de l’instinct des parcours hasardeux pour aboutir à des lieux merveilleux, comme ces quelques ponts parisiens où, par la magie d’un crépuscule, on voyait en enfilade et en double exemplaire les trésors de Paris se refléter dans la Seine.

Drôle de pays où la beauté jouxtait la laideur, l’opulence industrielle, la misère riveraine ! À quelques mètres de là, à toucher presque, elle dominait la grève, y répandant ses scories. En amont du Port-à-l’Anglais, le marché de la cloche attirait, par temps sec, les amateurs de bricole. Des objets hétéroclites jonchaient le sol et, de la boîte de sardines à la paire de souliers, donnaient un véritable panorama des besoins des clochards. Sur une bâche ou du papier, les chineurs de tout poil installaient à même le sol de drôles d’éventaires. Tout ce que produisaient les usines y était représenté, mais ce qui avait été luisant, pimpant, était maintenant terne, rouillé, informe. On y venait pour trouver malgré tout son bonheur, sans même abattre les deux ou trois billets glanés ici ou là. Le commerce des pauvres reposait beaucoup sur l’échange. Et José ne dédaignait pas de fouiller les étals de fortune que disposaient en dernier recours ces brocanteurs en marge.

Le père Toche était en plein travail et on le regardait faire, lécher de sa petite langue rose les cibiches qu’il avait roulées dans du papier journal. Il les confectionnait avec les mégots qu’il ramassait du matin au soir au cours de ses longues et laborieuses pérégrinations à travers les rues de Paris. La tête toujours penchée, il scrutait patiemment le sol, à la recherche de son gagne-pain : des bouts jaunis qu’il entourait des mêmes soins que les chercheurs d’or pour des pépites. De ses gros doigts boudinés, secs comme des rameaux de bois, il les dépeçait avec d’infinies précautions, soucieux de ne pas perdre une miette des précieux trésors que constituaient pour lui ces fragments du passé auquel il redonnait vie en vertu d’un savoir-faire inégalé. Il ne se départait jamais d’une petite balance rudimentaire, totalement artisanale, avec laquelle il pesait le tabac extrait afin de former des cigarettes d’un poids égal. Leur goût était à peine altéré par l’exploitation outrageuse qui en avait été faite. Inhalée en deuxième main, la nicotine offrait une âcreté loin de déplaire aux gosiers rudes de ces hommes habitués aux saveurs fortes de la vinasse qu’ils buvaient à grandes goulées entre deux bouffées.

En connaisseur, José jugeait la performance. Mais, aussi bien roulées fussent-elles, les cigarettes à bon marché exerçaient peu d’attrait sur lui. Ce qui l’intéressait davantage, c’était le journal dans lequel elles allaient bientôt se consumer, le porteur de nouvelles qui seraient vite de l’histoire ancienne sous les forces de la combustion. Quelle farce !

Le commerce de Toche rassasiait les sens, mais aussi l’intelligence. Curieux de tout, du monde et de ses soubresauts, il se faisait un point d’honneur à en rendre compte à ses pairs. Sur les quais de la Seine, il exposait pêle-mêle, à travers ses coupures de presse, les faits divers et les grands événements, les traitant avec une pareille ironie.

Ce matin, il avait misé sur du spectaculaire.

— Et ceux-là, tu les crois un peu mieux fichus qu’nous ? plaisantait-il en lorgnant la une qui lui servait d’enveloppe.

« Chute des cours et chute des corps à Wall Street » annonçait un gros titre qu’illustrait l’étonnant cliché d’un homme se jetant par une fenêtre d’un building et que Toche se plaisait, autant que faire se peut, à réduire encore en lambeaux, le déchirant, bande après bande, pour ses roulades végétales.

Quelques jours étaient passés depuis le fameux 24 octobre qui avait mis en faillite les banques les unes après les autres, ainsi que des milliers de spéculateurs, lesquels, ruinés du jour au lendemain, petits ou grands, étaient devenus égaux devant la misère la plus noire. Toche se plaisait à ressasser la débâcle, débinant ces richards américains dont il n’était, après tout, pas mécontent du sort.

— Voilà ce que c’est que de gaspiller. Quand leurs souliers prennent l’eau, ils les expédient à la poubelle !

Pour sûr, ici, cela ne risquait pas d’arriver ! Lui ne gaspillait pas. Même de ça, il en faisait son fromage.» Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ! » claironnait-il, vaguement érudit, avant de mentionner, par une honnêteté intellectuelle dont il était fier, l’auteur de la formule : Lavoisier. À ces paroles d’évangile, on ne répliquait pas grand-chose, se bornant à dodeliner de la tête, soulagé de trouver un porte-voix capable d’exprimer des impressions indicibles.

Elles étaient si nombreuses et confuses, pour José comme pour les autres qui se rencontraient sur ces quais et commentaient d’un ton badin le train du monde, déguisant le désespoir sous des airs nonchalants. Car il ne fallait pas être allé à la Sorbonne, comme se vantait Toche, pour voir que rien n’était plus tout à fait comme avant et que les lendemains dont on rêvait en sortant de la guerre ne chantaient toujours pas, en tout cas pas pour eux. La stabilité monétaire dont se targuaient les économistes français, relayés par des journalistes optimistes, ne dupait pas les indigents qui traînaient leurs hardes sur les pavés parisiens, néanmoins heureux, clamaient-ils, de ne posséder aucun bien matériel.

— Qu’importent les millions quand, dès qu’on les perd, on se jette par les fenêtres ! disait encore le père Toche, vêtu de pied en cap par l’Armée du salut et nourri du matin au soir à la soupe populaire.

Son chien qui revenait d’une balade, surprenant la conversation, semblait, par son long gémissement, manifester son approbation. Efflanqué et galeux, inconscient de sa laideur bestiale, il attendait les caresses que lui prodiguait habituellement José. L’animal, qui ne portait d’autre nom que celui de l’espèce à laquelle il appartenait, était devenu la mascotte de la petite tribu d’indigents. Son maître était persuadé qu’il donnait du bonheur à tous ceux qui lui offraient de l’amitié. Vu la conjoncture, on ne dédaignait pas les échanges de bons procédés.

— Allez, le chien ! Porte-lui chance ! blagua le père Toche en lançant un clin d’œil à José, comme il avait l’habitude de le faire quand il le rencontrait le dimanche.

Mais, trop bien mis, José enfreignit la coutume. Il n’épancha nullement le besoin de tendresse de la bête. Au contraire. Il la repoussa de la jambe. Le geste, à peine perceptible, l’était tout de même suffisamment pour qu’elle réagît par un léger grognement, ce qui contraria son maître.

— Ben, qu’est-ce qu’il t’arrive, le chien ? Qu’est-ce qu’il t’a fait, l’hombre, hein ? lui demanda-t-il comme s’il s’attendait à une réponse.

N’en obtenant aucune, il se tourna vers José, s’excusa :

— Si les bêtes se mettent à faire les cons, où va-t-on ?

Rugueux, le père Toche n’en était pas moins poli, même courtois avec ceux qu’il respectait. José en faisait partie. Il le connaissait depuis longtemps. Il ne lui aurait jamais demandé son nom, mais, en eût-il eu besoin, lui aurait prêté secours. De lui, il savait juste qu’il était espagnol, et pour lui il écorchait quelques mots que José aurait davantage compris s’il les avait dits en français. N’empêche, s’ils n’entretenaient aucune véritable conversation, ils s’appréciaient mutuellement, muettement.

Aussi considéra-t-il comme purement fantaisiste l’attitude de son chien. José ne chercha ni à l’en dissuader ni à prolonger la rencontre. Il n’avait pas envie d’expliquer, de mettre de l’ordre dans ce qui le gênait plus ou moins. L’odeur de chien mouillé, ses pattes sales sur son pantalon tout neuf. Ou le fait aussi qu’il supportait parfois mal les autres. Même les chiens ? Et lui, que lui arrivait-il ? Bien sûr, il avait déjà lancé des cailloux ou agité un bâton en en croisant quelques-uns qu’il avait réveillés certains matins, lorsqu’il marchait dans la campagne. Ils aboyaient souvent si fort qu’on les aurait crus enragés. Mais la prudence l’avait fait agir. Rien à voir avec maintenant.

Ferait-il venir Dolorès ou retournerait-il au pays ? Choix terrible qui nécessitait une concentration totale qu’un chien ne pouvait mettre à mal. José devait être seul avec lui-même, avec ses souvenirs, ses rêves aussi.

Car l’éloignement, parfois, jouait en faveur du sol natal. Il le revoyait, sublimé par la distance, nimbé de lumières tapageuses. La mémoire sélective avait gommé ce qui bousculait le décor de carton-pâte qu’il avait dressé au fil des années passées en France. Il retenait juste les rubans de bourgades assoupies, accroupies sur les flancs des coteaux, les murailles ocre et les oliviers vert-de-gris, le silence des lézards et le chant des cigales. Rien à voir avec le panorama parisien, si vaste et majestueux, beau à couper le souffle.

Pourtant mille fois donné, le coup d’œil n’était ici jamais le même. Une certaine qualité de l’air, irisé ou irradié par un soleil tantôt pâle, tantôt ardent, les vapeurs des bateaux, le ciel lourd ou léger, nuageux et gris, ou, après avoir été lavé à grande eau, d’un bleu vif, tout contribuait à rendre la perspective à chaque fois exceptionnelle. Et puis, il y avait aussi tout ce qu’on ne voyait pas et qu’on sentait, l’odeur doucement écœurante de vase mêlée à celle du mazout des bateaux, les bruits des trams qui longeaient la rive, et les mélodies immuables de la ville que jouaient de concert les hommes, les navires, les oiseaux, les autos…

Tiens, une Panhard passait dans le lointain, avec le drôle de ronron de son moteur qui faisait un bruit à nul autre pareil.

Il y avait aussi les clochers des églises. L’un d’eux, justement, carillonnait, rappelant que ce serait bientôt Noël. La fête des familles qu’il célébrerait une énième fois seul. Loin des veillées dans les chozos enfumés, avec les parents, les frères, les sœurs, les cousins, Dolorès. Oui, les souvenirs remontaient. Les meilleurs. Les pires aussi.

Car l’Estrémadure portait bien son nom. Celui d’un pays où, tant pis pour la légende, l’on ne dansait plus, l’on ne chantait plus, mais où l’on priait, bien au-delà de Pâques ou de Noël. Pour avoir un peu d’eau et de pain afin de survivre. Pour échapper à la toux, à la malaria, aux maladies générées par une nature hostile jusque dans son infiniment petit. Là-bas, même les abeilles pouvaient tuer.

De nouveau, José capta les images. L’âne transportant les ruches. L’ornière et le chargement versé. L’atroce agonie de la bête attaquée par l’essaim vorace. La carcasse au milieu d’un bourdonnement diabolique. Il avait fui, se promettant d’oublier.

Les souvenirs, amers comme le miel de bruyère, la seule richesse à laquelle on pouvait prétendre quand, dès le mois de mai, ayant épuisé les réserves de patates, on souffrait de famine. Si l’on n’avait pas la chance de gober des cerises encore vertes parce qu’on n’avait pas la patience de les faire mûrir, on mâchait de la corde pour tromper l’estomac. Non, il n’oubliait pas.

Malgré le froid contre lequel il luttait en frappant l’asphalte de ses grosses semelles et en soufflant sur ses doigts gourds. Même lorsqu’un vent glacé cinglait sa nuque, le froid n’était rien à côté de ce mal capable de rendre des mères mauvaises, voleuses de pitances trop maigres pour leurs couvées. La faim.

Qui l’avait tenaillé et le tenaillait encore aujourd’hui, même l’estomac plein.

Il les sortirait du gouffre. Mais il demandait juste du temps. Encore du temps. Un peu de temps. Il prit la lettre, en fit une boulette qu’il jeta dans la Seine. Et se fit une promesse.

Comme les autres, il reviendrait un jour au pays bâtir un palais orgueilleux, surchargé d’ornements et de blasons prestigieux, à l’image de ceux que, enfant, pieds nus dans la caillasse, il dévorait des yeux.

I

Il fallait être particulièrement méticuleux pour manipuler, sans les réduire à néant, les fragiles boules de verre, à la membrane si fine, si diaphane, qu’on y voyait à travers quand on les brandissait sous la lumière. À la faveur d’un prisme variable de l’une à l’autre, on découvrait alors des mondes tantôt merveilleux, tantôt monstrueux, mais toujours multiples et différents. Approchant son visage des surfaces bombées, Marie y contemplait ses traits déformés par la convexité : les yeux écartés, les pommettes saillantes, le menton fuyant, elle se reconnaissait à peine. Parfois, elle se voyait même à l’envers, tête en bas et buste en l’air. Quelle imposture !

Suspendre toutes ces sphères, grosses de mystères et de mirages, réclamait un doigté délicat. Nouer le lien autour du crochet, le fixer à la branche adéquate, digne d’accueillir un tel artifice et suffisamment solide pour ne pas ployer sous son poids, aussi léger fût-il, requérait une adresse qu’au fil du temps, Marie avait acquise mieux que ses collègues.

Elle regrettait l’usure et la pauvreté du décor. Le manque de nouveautés aussi. Car rien ne viendrait s’ajouter aux ornements fanés, éculés. Le somptueux sapin bleu devrait se contenter de sa majesté intrinsèque ainsi que des babioles un peu surannées qu’on protégeait soigneusement dans du papier journal et qu’on déballait l’heure venue, en se rappelant incidemment les événements passés, résumés dans les gros titres.

Pleine d’amertume, Mrs Pearce les comparait à ceux d’aujourd’hui.

— Cette année, il faudra faire des miracles avec trois fois rien ! en avait-elle conclu.

La remarque de la directrice ne l’avait pas surprise. À d’innombrables détails, elle avait observé qu’on réduisait la voilure. La dispendieuse Mrs Pearce en était presque devenue pingre. À la cuisine, on commençait à se plaindre des prouesses culinaires que les restrictions exigeaient. À la lingerie, Marie ne comptait plus sa peine à raccommoder des pièces qui, il y a peu, auraient servi à cirer les chaussures ou frotter les meubles.

Mrs Pearce n’avait pas pour autant renoncé à son confort. Elle comptait même entreprendre quelques travaux de restauration pour consolider sa citadelle. Au diable les frais que cela entraînerait ! Certains sacrifices ne se négociaient pas.

Alors que Marie accrochait les guirlandes qu’elle avait fabriquées à partir de papiers journaux récupérés, Mrs Pearce s’était lancée dans une inspection minutieuse des lieux. Le constat était sans appel : il fallait revoir toutes les huisseries. Les cadres en bois avaient apparemment souffert du temps et des intempéries. Les murs aussi, que les fissures et le salpêtre dégradaient. Décidément, tout allait à vau-l’eau !

À l’image du reste. Mrs Pearce était devenue inquiète. Depuis le krach boursier à Wall Street survenu quelques semaines auparavant, elle ne cessait de tirer les pires prophéties.

— Ne voyez-vous donc pas que nous allons droit à la catastrophe ! se lamentait-elle. Vous, les Français, vous êtes bien naïfs ! Vous croyez peut-être que vous allez être épargnés ? s’alarmait-elle avant de pousser des hauts cris et de ricaner sur un ton tragi-comique : ha ! ha ! ha !

Les remarques de Mrs Pearce étaient souvent empreintes d’un humour dont Marie se méfiait. L’esprit en était compliqué et elle ne savait jamais bien comment les interpréter. Elle ne comprenait pas les nombreuses allusions qu’elle faisait à propos de l’Histoire. Présente, passée aussi. « Sans la flotte britannique, les Allemands triomphaient en 17 ! » clamait-elle, arrogante. Ces sujets dépassaient Marie.

Elle ne lisait pas la presse. Se contentait juste de survoler les faits divers et les réclames. Comme celle où, contemplant sa mère soulevant le couvercle d’une grosse cuve, une petite fille extasiée s’exclamait : « Tu ne te fatigues plus maintenant, maman chérie, avec la merveilleuse petite machine qu’a apportée le père Noël… » La machine, soi-disant, lavait, rinçait, essorait ! C’était la révélation sensationnelle du dernier salon des arts ménagers. Un salon des arts ménagers ! À l’inverse de Mrs Pearce, ces choses-là intriguaient plus Marie que les questions internationales.

Que lui dirait sa fille à elle, en la voyant battre le linge, courbée au-dessus du bac d’une sombre buanderie ? Elle ne devait guère être plus haute que celle de l’illustration. Une petite pomme aux joues rondes à croquer !

Quand elle en vint à la crèche qu’on lui avait demandé d’installer sur le gros buffet du salon, elle ne résista pas. Elle défit le paquet qui contenait l’Enfant Jésus et qu’on ne déballait que le soir de Noël. Mais Mrs Pearce guettait le faux pas.

— Que faites-vous ? lui demanda-t-elle.

La crèche, lui répondit Marie. Et puis, refermant prestement le paquet, elle ajouta :

— Je vérifiais Jésus…

— Vérifiais ?

— Oui, je voulais vérifier qu’il n’a pas été cassé.

— Jésus est solide, ma chère, très solide. Il a toujours fait face aux épreuves.

— Bien sûr, concéda Marie.

Elle était lasse de l’inquisition permanente qu’exerçait Mrs Pearce sur son personnel. Encore plus à cette période de l’année, où tout le monde déguerpissait pour passer Noël en famille, comme les miss qui s’apprêtaient, très excitées, à quitter bientôt le pensionnat. Marie, elle, n’envisageait aucun retour en Corrèze. Faute de moyen, non d’envie. Elle se languissait des siens. Imaginait en détail le déroulement des veillées qui ponctuaient la saison hivernale. Les bonnes blagues qui faisaient tousser le Poué sous l’œil noir de sa femme : « C’est ton petit gris qui te fait mal ! » Les jeunes pouffant aussi, mais sur des sujets qu’ils étaient seuls aptes à comprendre. « Pourquoi vous riez ? Pourquoi vous riez ? » Les petits, perdus au milieu des grands, yeux ronds et bouche bée devant ces adultes moins sérieux qu’à l’ordinaire.

Tout ça, elle connaissait par cœur sans même qu’on lui en parlât. Sa sœur Rosa avait le tact de ne pas raviver la plaie. Elle se limitait à des comptes-rendus précis sur les dernières frasques de sa fille.

« Encore une bêtise de Malou, lui écrivait-elle dans une récente lettre. Figure-toi que l’étang à Robert est tout gelé et que les petits sont allés jouer dessus. Ça n’a pas manqué. Malou est tombée à l’eau. Tu aurais dû voir dans quel état elle est rentrée, toute tremblotante et les lèvres bleues. Même dans le cantou, elle avait encore froid. Le soir, on a fait des marrons sur le feu, mais la gourmande, elle était si pressée d’en manger qu’elle s’est brûlé les doigts en les prenant tout brûlants dans la poêle. Quelle coquine ! Un coup, elle attrape froid, un coup, elle attrape chaud ! Mais t’inquiète pas. Ta Malou est gaillarde et elle est toujours prête à faire les quatre cents coups avec Milou. Tu devrais les voir tous les deux, comme ils sont mignons. On les retient un peu parce qu’il fait rudement mauvais, mais si ce n’était qu’eux, ils seraient toujours dehors. »

Comment Malou aurait-elle pu quitter tout ça ? Et pourtant, combien Marie aurait donné à cet instant pour la prendre dans ses bras, la réchauffer en lui soufflant dans la nuque ! Au lieu de bâtir une étable miniature dans une maison bourgeoise !

Après huit années passées à la capitale, on ne retournait cependant pas aussi facilement vivre dans une masure qui avait pour seul luxe un toit de lauze et un sol en terre battue. Aujourd’hui, on levait le bouton d’un commutateur et les lumières brillaient ! Bien sûr, les journées rallongeaient au détriment des employés qui travaillaient souvent tard. Mais le confort avait un charme indéniable. On s’habituait vite à l’eau courante et au réchaud à gaz.

Oui, comment aurait-elle pu rester là-bas ? À ce dilemme, elle ne voyait qu’une seule issue : Malou monterait à la capitale !

Désormais, elle se sentait capable de la convaincre de glisser sa main dans la sienne et de se laisser emporter. La petite avait grandi et elle comprendrait enfin certainement son intérêt de venir à Paris, même si elle devait se séparer de son oncle, Milou, qui n’était pas plus âgé qu’elle.

Elle lui parlerait de la tour Eiffel, des grands magasins, des grosses automobiles… des devantures de Noël aussi, dont elle s’était régalée le dernier dimanche… des marchands de glaces, de cacahuètes, de coco… des orgues de barbarie, des cinémas, et des toilettes des dames qu’on croisait sur les belles avenues bordées de platanes…

— Vous rêvez ? l’interrompit Mrs Pearce. Marie revint brutalement sur terre.

— Je… je pensais à… à ma fille…

— Et moi donc ! Combien je regrette qu’elle ne soit pas là !

Une perche était tendue. Encore fallait-il la saisir.

— C’est vrai ?

— Pardi ! Elle aurait sûrement mieux fait l’affaire que la petite Lorette.

Marie ne comprit pas immédiatement. Lorette ? Pourquoi lui parlait-elle de cette gamine au visage ingrat qui venait de temps en temps aider en cuisine à éplucher les légumes ? Mais devant l’air étonné de son employé, Mrs Pearce parut soudain agacée.

— J’imagine qu’elle est moins empotée, votre fille ? Non ?

L’après-midi, Marie avait fourbi les pommeaux des rampes avec une énergie décuplée. Jamais ils n’avaient autant brillé. Puis, lasse de voir son visage aux yeux rougis et à la difformité grotesque que lui renvoyaient les grosses boules de cuivre, gênée de croiser du monde, elle s’était offert une parenthèse en se claquemurant dans son territoire, la lingerie.

Elle s’était absorbée un long moment dans le repassage des grandes pièces, celles qui ne demandent aucun soin particulier, n’exigent aucune réflexion, mais juste une énergie qui épuise le corps et vide la tête. Dans les vapeurs du fer, l’image d’une mère et sa fille flânant dans la plus belle ville du monde s’était enfin dissoute. Elle avait pu reprendre le chiffon.

Elle n’avait jamais trouvé meilleur antidote à l’abattement que la besogne. Mrs Pearce, qui ne se serait jamais doutée que ses propos jouaient autant au bénéfice de sa petite entreprise, ne s’en plaignait pas ! Bien sûr, les petites Lorette qu’elle engageait de temps en temps ne lui coûtaient pas grand-chose. Mais tout de même. Le travail n’était jamais mieux fait que par un vrai personnel de maison qui restait dans l’ensemble attaché aux traditions. Heureusement, les syndicats n’avaient pas encore franchi les lourdes grilles des honnêtes maisons comme la sienne pour ficher dans la tête de ses employées des idées aussi farfelues que la journée de huit heures.

Quelle absurdité ! Comment aurait-on pu faire correctement son travail en un laps de temps aussi ridicule ? Elle redoutait cependant certaines progressions sociales dont elle sentait l’émergence en lisant en filigrane les quotidiens qu’elle recevait chaque matin. Grève des métallos, grève des cheminots… À quand celle des petites provinciales, les Bretonnes, les Corréziennes, les dures au mal qui, jusqu’ici, ne se plaignaient pas ? La cuisinière ne grimaçait même pas quand elle se brûlait !