Remords Vivants - Gianmarco Toto - E-Book

Remords Vivants E-Book

Gianmarco Toto

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Beschreibung

Quand un virus échappant à tout contrôle, métamorphose les adultes en prédateurs sanguinaires, une poignée de rescapés s’organisent pour sauver leur famille d’une éventuelle extinction. Un ex-champion cycliste, un pompiste et son fils, un couple de restaurateurs, un cadre d’entreprise et sa collègue, deux institutrices ainsi qu’un autiste et un pianiste, composent avec leurs différences, leurs regrets et leur amertume pour déjouer les desseins d’un complot machiavélique et faire face à l’adversité d’un nouveau monde. Pour subsister, Ils puisent alors au plus profond de leur être pour trouver plus qu’un espoir, une raison de vivre. Leur unique remède, une jeunesse, aux remords inutiles, mais bien vivante…


À PROPOS DE L'AUTEUR

 
Gianmarco Toto est auteur et professeur diplômé en art dramatique. Ses pièces de théâtre voyagent sur tout le territoire français et à l'international, il a obtenu le « Prix Lucie Aubrac 2019 » et a été « lauréat du salon de Figeac 2020 » pour les deux premiers tomes de sa saga "Les Sentinelles du Crépuscule ".

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Gianmarco Toto

 

 

Remords Vivants

 

 

 

Roman

 

 

 

 

 

Toute ressemblance avec des personnages fictifs, des personnes ou évènements existants ou ayant existé est purement fortuite.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cet ouvrage a été composé et imprimé en France par les

Éditions La Grande Vague

Site : www.editions-lagrandevague.fr

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

ISBN numérique : 978-2-38460-029-8

Dépôt légal : Mai 2022

Les Éditions La Grande Vague, 2022

 

Paris-Nzumbaix

 

Voilà presque quarante minutes qu’aucun coureur ne lâchait le peloton. Ce dernier s’approchait de Muille-Villette dans la Somme, étape obligée avant de franchir, deux kilomètres plus loin, le passage à niveau numéro 38. Pour l’instant, Vincent Lecœur, jeune coureur cycliste de vingt-sept ans, tenait bon le cap. Le sportif avait douté lorsque son écurie lui avait proposé de participer au Paris-Roubaix, course qu’il considérait comme l’une des plus difficiles. Il ne se sentait pas prêt physiquement et mentalement. Ses coéquipiers, qu’il estimait plus compétents, l’avaient invité à relever le défi. Sa famille, ses amis s’étaient montrés tout aussi encourageants et fondaient de grands espoirs en lui. Mais Vincent connaissait bien son éternelle perte de confiance chronique qui lui avait déjà coûté quelques déconvenues à l’occasion d’anciennes compétitions.

Pourquoi je continue si je n’y crois plus ? Ça sert à quoi tout ça ? Pour entendre encore les entraineurs me dire que je ne suis pas à la hauteur, que je ferai bien de raccrocher. Après tout, ils ont peut-être raison. Je devrai quitter tout ça. J’ai presque trente ans et mon palmarès n’est pas franchement ce que j’avais espéré.

La ligne de départ parisienne était loin derrière lui à présent. Chemin faisant, il découvrait avec une certaine surprise que son manque d’assurance l’abandonnait peu à peu. Un nouveau courage, un second souffle, le poussait au fur et à mesure qu’il avalait les kilomètres. Certes, les coureurs n’avaient pas encore atteint la grande enfilade de routes pavées qui les attendait et que chacun redoutait, mais Vincent sentait qu’une montée soudaine d’optimiste lui donnait des ailes. Après tout, lui et ses partenaires en avaient sacrément bouffé des kilomètres de voies lors des entrainements de ces derniers mois. Il connaissait bien les pièges d’une tenue médiocre du guidon ou d’une mauvaise attaque au pédalier sur ce genre de terrain accidenté. Ces écarts de conduite pouvaient déséquilibrer le plus chevronné des cyclistes.

Le groupe s’approchait à présent d’un passage à niveau. Sur les bords de la route, les nombreux spectateurs les soutenaient par leurs cris et leurs applaudissements. Vincent gardait, pour l’instant, une bonne place au milieu de la forêt de roues qui se frôlaient presque. Les voies ferroviaires tout juste franchies, il entendit alors une clameur qui enfla en queue de peloton. Il tourna la tête et aperçut un enchevêtrement de cadres de vélos et de compétiteurs qui jonchaient le sol.

Catastrophe. Les emmerdes commencent. J’espère qu’aucun gars de mon équipe ne fait partie de cette hécatombe.

Une bonne dizaine de coureurs gisaient à présent sur le bitume. Quelques véhicules d’assistance ralentissaient et des organisateurs se précipitaient vers les malchanceux. Toutefois, Vincent remarqua que la foule avait un comportement étrange. Les gens se ruaient à la rescousse des malheureux cyclistes, mais d’une façon si chaotique qu’on avait l’impression d’observer une bagarre générale. Le jeune homme n’eut pas le temps d’en voir davantage. Une moto roula à son niveau. Le pilote lui annonça que Jean-Luc Bouvier avait chuté, que ça paraissait sérieux et qu’on allait laisser filer le reste du groupe pour lui venir en aide.

La poisse ! Pauvre Jean-Luc. Lui qui n’a pas fait une impasse sur les entrainements. Je n’imagine même pas dans quel état il doit sentir en ce moment.

De toute évidence, ce premier accident de course avait déjà mis une belle pagaille dans le peloton à présent plus éparpillé. Ce dernier atteignit rapidement l’épine de Dallon à une quinzaine de kilomètres plus en avant sur la route départementale 930. C’est sur ce tronçon droit comme un « i » que le jeune homme crut ses espoirs à jamais perdus. Sa roue arrière venait de crever. Forcé de poser le pied-à-terre, il ne pouvait qu’observer le reste du groupe s’éloigner. Impuissant, agacé, Vincent rageait après la malchance. Il jeta un œil à l’horizon en se disant que la voiture de son équipe allait bientôt pointer son nez, qu’il ne lui fallait que quelques instants pour changer cette maudite roue, mais il n’en fut rien. Aucun véhicule ne montra signe de vie pendant une bonne vingtaine de minutes. Chose encore plus étrange, les coureurs retardataires ne rattrapaient toujours pas sa position. Il était pourtant certain de ne pas être le dernier. Et puis sur la dizaine de cyclistes qui avaient chuté au passage à niveau, tous ne pouvaient avoir déclaré forfait. Dans ces cas-là, si tout va bien, on se relève, on avale sa fierté blessée et on poursuit. Vincent attendit presque trente minutes pour enfin apercevoir la voiture de son équipe se diriger vers lui. Cette dernière roulait à un train d’enfer. Elle freina brusquement. Le sportif n’eut pas le temps de prononcer un mot pour leur exprimer son mécontentement. L’un des mécanos sortit en trombe du véhicule, se saisit d’une roue de rechange, de l’outillage nécessaire et jeta le tout aux pieds du jeune homme totalement médusé. Il s’adressa tout de même à Vincent avec une angoisse inquiétante dans la voix :

— Remplace cette roue et remonte à vélo ! On retourne s’occuper des gars en arrière. C’est un vrai cauchemar là-bas.
— Qu’est-ce qui se passe ? Il y a des blessés ?
— Pas le temps de te répondre. Ça urge. Bouge-toi et fonce. Surtout, ne t’arrête pas. Quoiqu’il se passe, ne pose pas le pied à terre.

Sur ces dernières paroles, la portière claqua, les pneus hurlèrent sur le goudron et la voiture s’éloigna à toute vitesse. Encore hébété par ce qui venait de se passer, Vincent commença à démonter sa roue. Il n’avait jamais vu les gars dans un tel état de stress. Pourtant, ils en avaient vécu des chutes lors de nombreuses compétitions et plus spectaculaires que celle-ci. La réparation effectuée, il reprit la route aussi vite qu’il le pouvait. Il focalisa toute son attention sur le temps perdu qu’il tâchait de rattraper coûte que coûte. À présent, c’était une épreuve contre la montre, contre lui-même, un record personnel que le jeune homme voulait atteindre. Concentré comme jamais, il constata tout de même qu’aucun véhicule d’organisation, auto ou moto, ne l’avait encore rejoint. Sur la route qui s’étirait devant lui, même chose, pas le moindre coureur, pas un spectateur sur les bas-côtés, seulement des camping-cars vides de leurs occupants, des chaises pliantes renversées parfois sur le bitume, des restes de banderoles ou de bannières qui trainaient en travers de la voie. C’était d’autant plus intrigant qu’il se savait proche de l’agglomération de Saint Quentin. D’ordinaire, la foule des aficionados est plutôt nombreuse, mais là, le désert.

Bordel ! C’est quoi ce plan ? Ils sont passés où ? On dirait que tout le monde a pris la fuite…

La réponse aux questions qui se bousculaient dans son esprit ne se fit pas attendre. Lorsqu’il parvint au niveau du pont qui surplombait l’autoroute des Anglais, Vincent donna un vif coup de frein. Le spectacle qui s’offrait à ces yeux en contrebas était déconcertant. Le décor n’était plus qu’un chaos de tôles froissées, de véhicules fracassés. À perte de vue, des colonnes de fumées noires s’élevaient de voitures ou de poids lourds incendiés. Le jeune homme n’arrivait plus à détacher son regard de ce paysage apocalyptique. Cependant, son attention fut vite détournée lorsqu’il entendit une plainte qui provenait de l’extrémité du pont. Un vélo était couché sur la route. À ses côtés, un coureur assis mollement sur le macadam se balançait comme étourdi. Il reconnut immédiatement le maillot de Grégoire Poupeau, un de ses coéquipiers. Il pressa le pas, mais retint tout aussitôt celui-ci à quelques mètres de son ami. Ce dernier avait un étrange comportement et restait de dos à Vincent qui l’interpella.

— Greg ? Ça va ? T’es blessé ?

Pour toute réponse, le prénommé Greg se dressa sur ses deux jambes en vacillant comme un ivrogne. Lentement, il se tourna vers Vincent qui crut un instant perdre la raison. Greg ne ressemblait plus à Greg. En tout cas, cette chose qui lui faisait face et qui avançait à présent vers lui n’avait rien d’humain. Les bras écorchés par la chute, la poitrine en sang, la peau d’une couleur grisâtre et une partie de sa gorge arrachée, cet avatar morbide d’être vivant surgi d’un film d’épouvante poussait des lamentations gutturales en fixant Vincent de ses yeux sombres et inexpressifs.

— Greg, qu’est-ce que tu as ? demanda-t-il tétanisé par cette vision d’horreur.

Le zombie se contentait d’avancer, les mains maladroitement tendues devant lui. Lorsqu’il fut assez proche de Vincent, dans un accès de rage, il se jeta sur ce dernier, la mâchoire grande ouverte. Emportés par la violence de l’élan, les deux hommes s’écroulèrent sur l’asphalte. Greg tentait de mordre le visage de Vincent qui se débattait pour esquiver ses coups de dent. Enfin, dans un effort ultime, il adressa une vive ruade à son assaillant et le repoussa pour se relever tout aussitôt. Dans un mouvement désespéré, il attrapa son vélo et l’utilisant comme une arme improvisée, le fit tournoyer devant lui. La roue avant vint heurter violemment Greg qui perdit l’équilibre et passa par-dessus la barrière de sécurité du pont. Vincent se précipita jusqu’au garde-fou. Il aperçut le corps de son ami qui s’était écrasé une dizaine de mètres plus bas.

— Merde. Je l’ai tué, je l’ai tué, ne cessait de répéter le jeune homme paniqué.

Greg qui semblait inerte remua à nouveau, un peu, puis tout à fait, pour enfin se relever complètement. Dans sa chute, il s’était fracassé un genou. À présent, il titubait dans un craquement dégoutant, la rotule de son articulation apparente. Cette vision était encore plus insoutenable pour Vincent qui fut pris d’un hoquet nauséeux et rendit son petit déjeuner. Confus et désorienté, il enfourcha son vélo et donna un bon coup de pédalier avant de s’éloigner à toute vitesse. Il se souvint de la recommandation prononcée tantôt par l’organisateur qui était venu à son secours : « Fonce ! Ne t’arrête pas ! Quoiqu’il advienne, fonce ! »

Greg, bon sang, Greg ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Ce n’est pas lui. C’est impossible. Cette chose, ce n’était pas Greg…

Lorsque le cycliste atteignit la banlieue de Saint Quentin, le spectacle était encore plus terrifiant. Dans un chaos de violence, de cris, de gens en fuite qui tentaient d’éviter les assauts d’autres personnes devenues monstrueuses, Vincent tâchait de tenir son itinéraire en détournant parfois les yeux pour ne pas se laisser submerger par la panique générale qui régnait dans les rues. Il entrevit cependant bon nombre de coéquipiers qui n’avaient pu continuer leur course. Certains s’étaient enfuis en abandonnant leur vélo sur le sol, d’autres, moins chanceux, avaient déjà subi l’ignoble métamorphose. Et que fallait-il faire ? Poser pied à terre et risquer sa peau ? Se saisir d’une arme quelconque et soutenir les rescapés ou les forces de l’ordre totalement dépassées par les événements ?

Fonce. Ne t’arrête pas. Tu ne peux plus rebrousser chemin.

Foncer. Oui, voilà, c’était bien la meilleure solution. Foncer et gagner, à présent, une course contre la mort. Vincent avala les kilomètres de route, de pavés. Poussé par l’énergie du désespoir, il franchissait les étapes, les villages et les villes en évitant de tomber entre les mâchoires des zombies qui envahissaient tout. Il comprenait maintenant pour quelle raison la première chute de cette compétition, au passage à niveau trente-huit, lui avait paru si étrange. La foule ne tentait pas de prêter assistance aux cyclistes accidentés, mais voulait bien les dévorer, les métamorphoser à son image, transformant ce monde en un enfer où la seule chose qui restait à faire était de fuir.

 

Toutes les courses se soldent par une fin de parcours et celle-ci approchait irrémédiablement. Durant les derniers kilomètres qui le séparaient du vélodrome de Roubaix, Vincent songeait à ses camarades, sa famille, ses amis. Il réalisait qu’il ne pourrait plus rien pour eux, mais il ne souhaitait en aucun cas les décevoir. Il irait jusqu’au bout, jusqu’à cette ligne d’arrivée pour laquelle il avait tant fait de sacrifices. Lorsqu’il eut parcouru l’ultime tronçon de route pavée, au milieu des hordes de zombies qui semblaient l’acclamer par des cris de bêtes et des gestes désordonnés, le hurlement strident des réacteurs d’avions de combat déchira le ciel. L’armée s’en mêlait. Ce qui ne présageait rien de bon. Une fois les couloirs d’accès au vélodrome franchis, Vincent entra dans l’arène où étonnamment la piste était dégagée. La nuée innombrable de morts-vivants restait amassée au centre et sur les gradins. On aurait pu espérer mieux comme public, mais puisqu’il en était ainsi, plus question de faire demi-tour ou de fuir. Lorsque le vaillant coureur atteignit la ligne d’arrivée, les bras levés au ciel, la foule macabre de zombies l’encerclait déjà comme pour recevoir le vainqueur. Sur le visage du jeune homme, ses larmes et ses sanglots se mêlaient à des rires hystériques. Vincent sentit sa raison défaillir. Il ne craignait plus rien, ni son manque de confiance, ni le doute, ni même la mort. Au moment où la nuée morbide de créatures le submergea, un ultime passage des avions de combat au-dessus du vélodrome vint précéder les détonations de bombes incendiaires qui allaient offrir un magistral feu d’artifice au dernier champion cycliste du Paris-Roubaix.

C’est fini. Tout est fini. Je regrette… Je ne voulais pas… Des enfants ? Qu’est-ce qu’ils font là ? Partez ! Fuyez ! Ne restez pas là !

 

La dernière station

 

— Je vous dois combien ? demanda l’homme méprisant en costume chic.
— 57 euros pour le plein et 10 de plus pour le nettoyage, ce qui vous fait 67 euros, répondit Greg, l’employé de nuit de la dernière station avant la sortie 11 de la A26 surnommée l’autoroute des Anglais.
— Eh bien, dites donc, il n’est pas donné le lavage. On vit bien sur les voies rapides de la région, ajouta le client d’un air agacé.
— Désolé monsieur, mais, ce n’est pas moi qui fais les prix, rétorqua le mécanicien sur un ton blasé.

Pauvre connard, je t’en pose des questions ? De quoi tu te plains ? Ce n’est sûrement pas moi qui pourrais m’offrir une bagnole pareille !

L’homme visiblement contrarié récupéra sa monnaie et sortit de la boutique sans adresser le moindre mot de politesse. Il s’engouffra dans sa Jaguar F-Type de couleur noire et démarra à toute vitesse avant de disparaître sur la voie d’accès. Greg suivit du regard ce type à qui il aurait bien dit sa façon de penser.

Encore un qui me parle sur ce ton et je lui refais le portrait. Nom de Dieu, mais pour qui ils se prennent tous ? Marre de ce job…

Greg n’en pouvait plus de ces remarques désobligeantes qu’il entendait à longueur de journée. C’était son lot depuis que sa vie avait basculé dans une âpre solitude forcée par un divorce épuisant et procédurier. Son épouse avait demandé la rupture de leur contrat de mariage quelques mois à peine après la faillite de l’entreprise dont il était le créateur. Il en était fier de son petit garage. Il y avait placé une grande partie de ses économies. Il s’était endetté jusqu’au cou, mais il avait bon espoir et son carnet de commandes se remplissait. Un an plus tard, un centre commercial ouvrait juste en face de son atelier et avec elle une de ces chaînes de stations automobiles qui vous font des prix à défier toute concurrence, à vous ruiner une affaire. Depuis ce temps, il vivait dans l’amertume. Il s’en voulait, se reprochait de n’avoir pas su deviner que sa femme faisait partie de ces pétasses qui jugent les hommes à leur réussite professionnelle. Sa petite entreprise à laquelle il consacrait six jours sur sept l’avait aveuglé sur les desseins de l’épouse qu’il croyait fidèle et infaillible. Cerise sur le gâteau, ils avaient eu un enfant, un fils dont cette vipère avait obtenu la garde exclusive. C’est si simple quand on fricote avec son avocat et amant. Lorsque Greg pensait à son jeune garçon, la colère et la tristesse le submergeaient comme à cet instant précis.

Je peux plus supporter tout ce merdier. Et cette salope qui me fait chier avec la pension…

Pour ne pas céder à la déprime, il passa dans l’arrière-boutique, prit la bouteille qu’il dissimulait au fond d’un placard et but au goulot une longue rasade de whisky.

Voilà où tu en es mon pauvre Grégoire. Tu as 47 ans. Tu es divorcé, seul et alcoolique… Que veux-tu qu’il pense ton François ? Que son père est un loser. Voilà ce qu’il pense…

Il fixa le reflet de son visage fatigué dans un petit miroir accroché au mur avant de retourner derrière le comptoir.

T’as vraiment une gueule à inspirer le suicide, mon brave Grégoire.

La station était déserte. Aucun véhicule ne s’était présenté depuis la visite désagréable du client à la Jaguar de luxe. Le soleil allait bientôt se lever et l’équipe de jour prendre son poste. Greg profita de ce moment de répit pour allumer la radio. La course cycliste Paris-Roubaix allait débuter dans quelques heures et comme tout bon supporter qui se respecte, il ne voulait pas manquer ça. Il n’était pas ce qu’on pouvait appeler un passionné de sport, mais au moins cela alimentait les conversations entre collègues de boulot. Pour l’instant, les chaînes d’information se contentaient de ressasser leurs sempiternels faits divers politiques, économiques ou autres. Cependant, une nouvelle particulière attira l’attention du quadragénaire. Des cas de ce qui semblait être une épidémie de rage étaient apparus dans plusieurs localités.

Le comble. Il ne manquait plus que ça. Le retour de maladies dont on avait plus entendu parler depuis le Moyen Âge. Après tout, si ça pouvait effacer une bonne partie des cons de cette région, ce serait toujours ça de gagné…

Cette idée fit sourire amèrement Grégoire. Il imaginait bien son ex-femme et son salopard de nouveau mari en train de se bouffer l’un l’autre. Soudain, la sonnerie de son téléphone portable interrompit ses cyniques pensées. Il jeta un œil distrait à l’écran qui affichait le prénom de son unique enfant et d’un mouvement vif se saisit de l’appareil :

— Allo ? François, c’est toi ? ça va mon gars ?
— Papa ? Ouais, c’est moi. Je vais venir te voir. Ça urge…

La voix de son garçon paraissait étranglée par l’angoisse. Greg le sentait toujours quand son fils n’allait pas bien. S’il avait peu d’estime pour sa propre personne, il n’en était pas moins un bon père. Depuis que le divorce avait été prononcé, il avait même retrouvé un second souffle. Une complicité plus forte était née entre lui et son rejeton. En bref, c’est François qui maintenait encore son père au-dessus du gouffre dans lequel il se voyait sombrer un peu plus chaque jour. L’adolescent de quinze ans vivait donc chez sa mère et son beau-père. Cette décision de justice avait bouleversé François qui, depuis ce jour, menait la vie dure à tout le monde. C’était un petit gars plein de qualités. Grégoire ne cessait de le lui répéter afin qu’il ajuste son comportement, qu’il ne se laisse pas aller, qu’il pense à lui, qu’il ne prête pas attention aux histoires merdiques des adultes.

— Papa, ça déconne grave ici. Faut que je me tire vite fait. Je veux revenir avec toi, chuchotait l’adolescent inquiet.
— Holà, holà, François, tu sais que ce n’est pas possible. Si tu fais ça, comme ça, on va m’interdire de te voir. Tu dois reformuler tes vœux de résidence bientôt. Tu seras en âge de décider chez qui tu souhaites aller vivre. Tu sais ce qu’a dit le juge et puis si tu déconnes ça va donner des idées à ton beau-père… Tu sais comment il est. C’est un avocat et…
— Lui, je l’emmerde, c’est un bouffon, c’est tout ! coupa le garçon excédé.
— Bon, calme-toi. T’es où ? T’es seul ? Personne ne t’entend, j’espère.
— Je me suis enfermé dans la cave. Ils sont à l’étage. Papa, viens me chercher. Ils sont devenus complètement tarés…
— Écoute François, je suis toujours au boulot. Je ne peux pas me débiner comme ça. Je vais avoir des problèmes. L’équipe de jour n’est pas encore arrivée. Dès qu’ils sont là, on se rappelle et je te rejoins.
— Papa, ça craint trop ici… Je ne sais pas quoi faire…

L’anxiété de Greg s’accentua lorsqu’il sentit que son fils commençait à vraiment paniquer.

— François, qu’est-ce qui ne va pas ? On t’a fait du mal ?
— Non, papa, ce n’est pas ça, mais… Merde ! Il y a quelqu’un qui descend les escaliers de la cave ! fit l’adolescent dont la frayeur était à présent bien perceptible.
— Bon, OK, garde ton calme ! Tu peux sortir ?
— Ouais, par la porte qui donne sur l’extérieur, mais dehors c’est le bordel aussi… Il y a des gens qui…

La liaison téléphonique devenait mauvaise. Greg se déplaça rapidement dans la boutique pour tenter d’obtenir une meilleure réception. La voix de son fils lui parvenait par intermittence.

— Dehors… Il y a… Des gens… Attaque… Police… Ils sont fous…
— François ? François, tu m’entends ? Barre-toi de là ! Prends ton VTT et tire-toi… Prends le même chemin que d’habitude pour venir ici, je te rejoins sur la route… François ?
— OK… Papa… Entendu… Le chemin…

C’est tout ce que Greg capta des dernières paroles de François avant qu’un concert de cris inhumains et de grésillements ne sature l’écoute. La liaison était à présent totalement interrompue. Plus de réseau. Le soleil se levait au-dessus de l’autoroute des Anglais. 7H30. L’équipe de jour n’avait toujours pas montré le bout de son nez. Greg tenta de les joindre, mais le téléphone fixe du magasin était mort lui aussi. Seule la radio continuait à diffuser son flot de nouvelles, toutes les unes plus alarmistes que les autres sur cette épidémie qui vraisemblablement prenait des proportions de plus en plus importantes.

Greg sortit à l’extérieur et se dirigea vers la route. Il n’y avait pas l’ombre d’un véhicule à l’horizon, ce qui, surtout à cette heure-ci, paraissait totalement incongru. Les quatre voies auraient dû voir leur pic de fréquentation augmenter depuis un moment. Inquiet pour son fils, lassé d’attendre, il prit la ferme décision de tout planter pour le retrouver. Mais lorsqu’il fit demi-tour pour revenir à la boutique, ses collègues de l’équipe de jour le rejoignaient enfin. Greg eut un sursaut.

— Putain, les gars ! Vous m’avez fait peur ! Je ne vous ai pas vu arriver… Sérieusement, on peut savoir pourquoi vous êtes à la bourre ?

Il se tut tout aussitôt quand il constata que les trois hommes, le pompiste et les deux mécanos se déplaçaient de façon peu coutumière, à pas lourds, dans sa direction. Aveuglé par le soleil qui poursuivait son ascension, Greg ne remarqua pas de suite l’apparence horrible de ses camarades de travail. Mais, lorsqu’ils furent presque à sa portée, il put distinguer nettement que ces derniers n’étaient plus que des carcasses sanguinolentes de chairs arrachées. Les immondes créatures prises soudain d’une incontrôlable frénésie se jetèrent sur Greg qui repoussa le premier assaillant, puis il esquiva les deux autres avant de s’enfuir vers le magasin et s’y enfermer. Les monstres ne mirent que quelques instants pour se coller aux vitrines de la boutique en les frappant de manière répétitive. Greg n’en croyait pas ses yeux.

— Bon sang, les gars ! C’est quoi ce bazar ? Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

Les trois morts-vivants enragés se contentaient de vociférer des hurlements lugubres en heurtant le verre sécurit. Grégoire vérifia encore que la porte était bien bloquée puis se dirigea vers la radio dont il augmenta le son. Une alerte d’urgence remplaçait à présent les infos et se répétait à intervalle régulier. Elle sommait tous les citoyens de se barricader chez eux et de ne sortir sous aucun prétexte. Le pompiste sentit pendant un instant le désespoir l’envahir en pensant à son fils qui devait en ce moment même parcourir la distance qui le séparait de la station. Soudain, un crissement de pneus se fit entendre à l’extérieur. L’employé revint en vitesse vers les vitrines. Il aperçut alors un autocar qui semblait hors de tout contrôle et fonçait à vive allure dans sa direction. L’imposant véhicule se heurtait régulièrement aux garde-fous qui longeaient la voie d’accès et dans une embardée spectaculaire vint s’encastrer au niveau de la citerne à essence destinée aux poids lourds. Par chance, cette dernière n’était pas encore approvisionnée et ne devait plus contenir qu’un dixième de sa capacité. Greg pensa que l’explosion était évitée, d’autant plus que le réservoir était éloigné des autres pompes. Toutefois, l’imminence d’un départ d’incendie restait à craindre. À l’intérieur de l’autobus, il régnait une grande agitation. Lorsque les portières s’ouvrirent une femme en surgit, les vêtements en haillons, le visage stigmatisé par l’épouvante. Un flot de monstres sanglants, écorchés et enragés, apparut à leur tour en poursuivant la pauvre victime qui chuta de tout son long sur le goudron. En un instant, la horde macabre la rejoignit et l’étripa comme des vautours l’auraient fait avec une carcasse. Greg détourna un instant la tête, écœuré et choqué par cette vision d’horreur. Derrière, le bus commençait à prendre feu. Un dernier zombie en sortit, le corps incandescent, avant de s’étaler sur le bitume. Les flammes pouvaient donc avoir raison de ces monstres. En voyant la bonne cinquantaine de morts-vivants qui arpentaient à présent le parking de la station, Greg songea aussitôt à son fils qui allait débouler d’un instant à l’autre sur son vélo. Il fallait faire vite et trouver un moyen d’écarter les créatures. Il se précipita à la porte qui menait à l’atelier de mécanique dont, par chance, le rideau de fer était encore baissé. Il fouilla désespérément tous les établis à l’affut de ce qui pourrait lui permettre de se défendre contre cette horde sauvage. C’est alors qu’il aperçut dans un coin les bonbonnes du poste à souder que ces camarades de travail utilisaient souvent pour du rafistolage temporaire de carrosserie. Juste à côté trainaient aussi un gros bidon plein de pétrole et un Karcher. Greg, excellent bricoleur, surnommé par son fils « le couteau suisse », se saisit sans attendre du matériel, de tuyaux, de colliers de fixation et de tout ce dont il allait avoir besoin pour se confectionner une arme efficace. Quelques instants plus tard, le bidouilleur de génie possédait un lance-flamme artisanal. Par un montage ingénieux, une bonbonne de gaz était reliée au Karcher rempli de carburant qui offrirait la pression nécessaire afin de lancer des jets incandescents. Il ne restait plus qu’à tester la fiabilité de l’engin. Et pour ça, Greg savait qu’une trappe menait sur le toit des locaux de la station. Ce dernier était plat pour faciliter l’accès aux équipes de maintenance. Une fois au-dessus du magasin, il alla sur le bord. En bas, privée de chair fraîche à dépecer, l’assemblée cannibale envahissait tout l’endroit. Mais lorsqu’elle sentit la présence de l’homme armé qui les dominait, elle s’agglutina juste en dessous de lui.

— Voilà, mes salopards, c’est ce que j’attendais, hurla-t-il. Approchez ! Papa Greg a une surprise pour vous !

Et joignant le geste à la parole, il alluma le brûleur et actionna la pompe de son lance-flamme improvisé. L’engin libéra une giclée de feu de plus de cinq mètres de long qui vint lécher les zombies avant que ces derniers ne s’embrasent les uns après les autres.

Au même moment, Greg entendit un cri derrière lui. François pédalait à toute vitesse dans la direction de la station, mais il freina sec lorsqu’il réalisa le drame qui s’y déroulait. Son père l’appela :

— Fais le tour ! Par-derrière !

François lui fit signe que le message était bien reçu et bifurqua pour contourner le bâtiment. Déjà, quelques zombies, sentant la présence du garçon, progressaient vers lui. François positionné derrière le magasin, Greg fit descendre une échelle métallique qu’il remonta dès que l’adolescent fut hors de danger.

— Putain ! J’ai cru que je t’avais perdu à jamais, s’écria-t-il en étreignant son fils.
— Moi aussi, papa. Je pensais ne jamais y arriver en traversant la ville, mais une fois à l’extérieur c’était plus simple. C’est l’enfer là-bas, tu sais. Des comme eux, il y en a partout, dit-il en désignant les torches vivantes qui s’effondraient une à une dans des cris immondes.
— Et ta mère ? demanda Greg sans trop d’espoir.
— François se contenta tristement de hocher la tête. Grégoire le serra encore dans ses bras.
— Ils sont devenus comme eux… J’ai pu rien faire, papa, sanglotait François.
— Chut. Ne dis rien. Ce n’est pas ta faute. Tu étais tout seul. Tu ne pouvais rien faire.

Le père et le fils ne se lâchaient plus et se tenaient fermement comme des naufragés en pleine tempête. Une fois tranquillisés, ils s’avancèrent vers le bord du toit. François regarda dans la direction du lance-flamme improvisé. Il essuya son visage mouillé du revers de la manche et intrigué, se tourna vers le génial bricoleur.

— C’est toi qui as fabriqué ça ?
— Ouais. C’est plutôt efficace comme tu as pu le constater. Il n’y a presque plus d’essence dans le réservoir, mais je crois que j’ai une idée pour le rendre plus économe. Et puis j’ai de la réserve de carburant, ici.
— Qu’est-ce qu’on attend ? demanda le garçon en adressant un sourire encore timide à son père.
— T’as raison. On redescend au garage et on se met au boulot. Faudra aussi te fabriquer une arme.
— Rien que pour moi ?
— Je pense que tu en auras besoin. Va falloir apprendre à se battre, mon petit gars. J’ai bien peur que nous n’ayons par le choix. Plus rien ne sera comme avant…

Tout en discutant, père et fils se dirigèrent vers la trappe et gagnèrent l’atelier de mécanique. Quelques heures plus tard, ayant fait le plein de provisions et équipés de leurs armes respectives, ils avançaient sur l’autoroute des Anglais. Ils carbonisaient et supprimaient tous ceux qui tentaient de les mordre en laissant à perte de vue, le long des quatre voies, d’interminables colonnes de fumée noire. Ce n’était peut-être pas la vie idéale que voulait offrir Grégoire à son fils, mais à présent il était certain qu’ils ne se quitteraient plus jamais et que la mort resterait seule juge de leur destinée.

 

 

À tombeau ouvert

 

Thierry Lambert venait de quitter la station-service où il avait fait le plein de la Jaguar qu’il devait livrer en temps et en heure à son employeur. Il avait roulé toute la nuit. La fatigue et la lassitude commençaient à l’envahir depuis un moment. Il était l’un des conseillers financiers de son patron, l’impitoyable Édouard Fauvet, le directeur renommé de la SODEXPEAU (Société d’exploitation des eaux). « Société d’exploitation des pauvres cloches », pensait plutôt le jeune cadre qui regrettait amèrement d’avoir accepté cette soi-disant promotion. Certes, le salaire était à la mesure de la tâche, mais la somme de sacrifices à consentir n’en valait pas le prix. Fauvet était ce qui se faisait de plus pervers, narcissique et odieux dans le monde des affaires. Son arrogance n’avait aucune limite. Il traitait son personnel avec négligence et mépris. Son dernier caprice en date : cette voiture de luxe qu’il avait ordonné à Thierry d’aller chercher à quatre cents kilomètres d’ici. Un comble. Ce pourri n’avait peut-être pas assez d’argent pour se faire livrer son joujou par la firme automobile. Il fallait qu’il y dépêche un de ses employés à qui il reprocherait plus tard son retard sur les dossiers courants.

Ce sale con bouffi d’orgueil et de fric recevra ma démission dès le mois prochain.

C’était décidé, la coupe était pleine et le jeune homme allait mettre le peu d’énergie qu’il lui restait à fiche le camp de cette boîte qu’il détestait au plus haut point. Pour l’instant, il roulait à tombeau ouvert sur l’autoroute qui, par chance, n’était pas très fréquentée ce matin-là. Le volume de la radio à fond pour éviter la somnolence, il songeait plus à un bon lit qu’à autre chose. Comme pour attiser un peu plus encore les feux de son exaspération, son téléphone portable vibra. Il crut défoncer l’écran Bluetooth du tableau de bord quand il aperçut en lettres bleues fluorescentes le nom de son redouté patron. À contrecœur, il appuya sur le bouton de réception des appels :

— Lambert à l’appareil, j’écoute.
— Lambert, c’est Fauvet ! Mon petit Lambert ! Alors, ce bijou, dites-m’en des nouvelles. Vous prenez du plaisir à la conduire, j’espère, ironisa-t-il d’un ton qui se voulait spirituel.
— C’est un beau spécimen, monsieur le directeur. Ça se laisse manœuvrer tout seul, répondit sans envie Thierry. Je ne suis plus qu’à quelques kilomètres.
— Parfait ! En arrivant, vous en profiterez pour revoir les dossiers du projet C.E.M.I.R.D.E., il semble qu’il soit truffé d’incohérences.
— Monsieur, je n’ai pas dormi de la nuit et je…
— Allons, mon petit Lambert, je ne vous paye pas pour roupiller. Ces documents ne peuvent pas attendre. Je les veux corrigés sur mon bureau pour la fin de la matinée. Mademoiselle Ringer vous préparera une pleine cafetière pour vous aider à garder l’esprit clair. À tout à l’heure. Je compte sur vous, ajouta Fauvet avant de couper la communication.
— Bien, monsieur le connard. À vos ordres, monsieur le connard. Je t’emmerde, monsieur le connard, répétait Thierry excédé en serrant ses deux mains sur le volant qu’il se retenait d’arracher.