Retour à Piazza Clai | Ritorno a Piazza Clai - Claire Arnot - E-Book

Retour à Piazza Clai | Ritorno a Piazza Clai E-Book

Claire Arnot

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Beschreibung

Enfance italienne et découverte des passions

Luca Fioravanti, reporter-photographe, retourne sur les traces de son enfance, de son adolescence, de la découverte de l’amour et de son métier de photographe. Le récit et les photos nous emmènent, au coeur de l’Ombrie, à Terni, dans le quartier de Piazza Clai, où petite et grande Histoires se confondent sous la plume de Claire Arnot, qui nous transporte au cœur de l’histoire italienne, de la guerre aux années de plomb.

Luca Fioravanti, reporter, torna sulle tracce della sua infanzia e della sua adolescenza così come della scoperta dell’amore e della sua professione di fotografo. Il racconto incorniciato da fotografie, ci porta a Terni, Umbria, quartiere Piazza Clai, dove piccola e grande storia si confondono. Claire Arnot ci guida nel cuore della storia italiana dall’ultima guerra mondiale agli anni di piombo.

Un roman autobiographique bilingue français – italien

EXTRAIT

La journaliste a une masse de cheveux blonds qui forment une auréole dorée dans le soleil du matin. Ils sont assis sur la terrasse du toit, sous la pergola qui embaume de rose et de jasmin. Au bas de l’immeuble, Piazza Clai s’anime pour monter l’expo en plein air. On entend des éclats de voix, des coups de marteau. Les musiciens accordent leurs guitares, des enfants se poursuivent en riant sur les dalles en damiers.
Autrefois Luca Fioravanti se serait précipité (calmement) pour saisir l’instant sur l’objectif. Son regard exercé n’a pas perdu le réflexe du vieux chasseur d’images. C’est la main qui ne suit plus. Fatiguée ? Usée ?

A PROPOS DE L’AUTEUR

Claire Arnot, française, née en 1963, vit en Ombrie depuis plus de vingt ans. Traductrice, elle fut animatrice dans une radio locale de Terni, metteur en scène et comédienne de spectacles français pour le jeune public italien, elle est aujourd’hui enseignante de français dans un lycée à Rome. En 2012, Claire Arnot a remporté le 1er prix de la nouvelle du Concours de prose de la ville de Nyons, le 3e prix du concours de prose de Buis-les Baronnies. Elle collabore aussi avec le tout jeune webzine genevois Catapultes.

Claire Arnot è francese e nata nel 63 ; vive in Umbria da più di vent’anni. Animatrice in una radio locale a Terni, regista e attrice, ha allestito spettacoli in lingua francese per il giovane pubblico italiano. Oggi insegna il francese in un liceo a Roma. Nel 2012, Claire Arnot ha vinto il primo e il terzo premio di due concorsi di racconti in alta Provenza. Collabora pure con il giovane webzine svizzero Catapultes.

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Version française

 

 

 

 

Cette œuvre de pure fiction rend hommage à Terni, sous-chef lieu d’Ombrie devenue ma ville d’adoption depuis 1989.

Claire Arnot

Le temps passé ailleurs que dans son village natal est un temps qui ne peut être mesuré. Un temps hors du temps inscrit dans nos gènes. […] Des images du fond de l’enfance déferlent en vagues sur moi avec une telle fraîcheur, que j’ai la nette sensation de voir la scène se dérouler sous mes yeux.

Dany Laferrière, L’énigme du retour.

Les arcs d’entrée à Piazza Clai.

La journaliste a une masse de cheveux blonds qui forment une auréole dorée dans le soleil du matin. Ils sont assis sur la terrasse du toit, sous la pergola qui embaume de rose et de jasmin. Au bas de l’immeuble, Piazza Clai s’anime pour monter l’expo en plein air. On entend des éclats de voix, des coups de marteau. Les musiciens accordent leurs guitares, des enfants se poursuivent en riant sur les dalles en damiers.

Autrefois Luca Fioravanti se serait précipité (calmement) pour saisir l’instant sur l’objectif. Son regard exercé n’a pas perdu le réflexe du vieux chasseur d’images. C’est la main qui ne suit plus. Fatiguée ? Usée ?

 

La jeune italienne ramasse une longue mèche de cheveux blonds derrière l’oreille, qu’elle a petite et ciselée comme un coquillage. Elle doit avoir moins de vingt-cinq ans et une coquetterie dans l’œil qui la rend charmante. Elle balbutie en lui serrant la main :

« Chiara Pr… Proietti. Merci de nous accorder cette interview, Signor Fioravanti. Elle est intimidée et toussote pour se donner du courage. Maestro, on peut commencer ? »

 

Luca répond en opinant du chef. Il parle peu, il a toujours peu parlé. Mais ce matin, de retour dans sa ville natale après quarante ans d’absence, il a promis de se livrer dans une interview exclusive au journal local : Le Messaggero dell’Umbria. Une aubaine pour la jeune journaliste. Un bon point pour sa carrière.

Et lui, sa carrière ? Parlons-en justement… Ah, non. D’abord les questions de routine. Tout est tellement prévisible. Luca répondra du bout des lèvres, le regard absent. La jolie blonde enclenche le magnétophone. Il se laisse guider par sa voix :

« Luca Fioravanti, vous êtes donc né à Terni ?

— Oui, ici Piazza Clai, au numéro 9. La maison d’en face. »

 

École de musique de Piazza Clai, Terni. 2012.

La jeune femme fait mine de se retourner mais elle est concentrée sur ses notes. Luca ferme les yeux en évoquant sa maison natale. Aujourd’hui c’est une école de musique. Il revoit la porte en bois vermoulu, l’entrée de la cave et l’escalier en pierre usée qui monte aux appartements. Il a encore, dans les narines, les odeurs de javel et de pisse de chat. Mais comme il l’aime ce petit immeuble de deux étages ! C’est son havre de paix après l’ennui à l’école, les poursuites contre la bande rivale de Viale Brin, le repos — enfin — quand, adolescent, il décharge à l’aube les camions du marché… Deux appartements à chaque étage où l’on vit les portes entrouvertes. Tout le monde se connaît.

Piazza Clai, c’est plus qu’un quartier populaire, c’est un village avec ses vieux, ses jeunes, ses rites et sa hiérarchie. Sa solidarité et ses jalousies aussi. Pour le moment, Luca le vit comme un refuge. C’est un petit village en plein centre-ville, dès qu’on passe l’arc qui en marque l’entrée. Piazza Clai et son dédale de ruelles, le muret, la fontaine. Des immeubles encore meurtris par les bombardements de 1943, des façades lézardées, des volets pourris. On s’entasse cahin-caha, on part tôt au boulot, on rentre tard. Le dimanche est sacré : on vit sur la place qui grouille d’enfants. En semaine les artisans règnent avec leurs échoppes qui donnent directement sur la rue. Ils travaillent souvent à l’air libre. Ils sont l’âme et l’œil du quartier. Enfant, Luca admirait leur savoir-faire. Il restait là, immobile, à contempler les mains habiles de l’ébéniste ou du rempailleur de chaises.

Le vieil Attilio l’apostrophait ainsi :

« Beh ? Qu’est-ce t’as bardascio (gamin) à me fixer comme ça ? Va plutôt me chercher un petit rouge que j’ai le gosier sec avec toute cette poussière. »

 

Et Luca courait au troquet d’en face, le seul qui faisait office de Trattoria à midi et le soir pour les ouvriers sans famille : un plat de pâtes au ragù, une soupe de lentilles, des omelettes au lard. Des plats gras et costauds arrosés de gros rouge local.

 

À Piazza Clai, les hommes buvaient dès le matin. À l’aube, pour se donner du courage : caffè corretto (café serré, allongé de Grappa), à onze heures avec le casse-croûte : panino à la porchetta (le cochon rôti) et un demi-litre de tord-boyaux, au déjeuner bien sûr et dès 18 heures pour l’apéro. Après le dîner bien arrosé de rouge ou de blanc, selon l’humeur, le digestif : Grappa ou Viparo, la liqueur aux plantes de Terni, amère comme un médicament…

Trattoria.

« Signor Fioravanti… Vous m’entendez ? La voix féminine le ramène à la réalité.

— Oui ?

— Parlez-moi de vos parents. Votre famille est originaire de Terni ?

— Non. Comme beaucoup de gens attirés par les aciéries, mes parents sont venus des Abruzzes après la guerre. »

Son père, Aldo Fioravanti, ne savait ni lire ni écrire. Fils et petit-fils de berger, il savait traire les brebis et mouler le fromage, couper du foin, réparer son toit de lauzes mais, pas tenir un crayon. Enfant, durant la guerre, il avait réussi à survivre en haute montagne avec sa famille nombreuse, loin des champs de bataille. Mais à dix-huit ans, il dut choisir : trop de frères et sœurs à nourrir, ses parents le poussèrent à quitter l’âpreté des Abruzzes. Aldo choisit une émigration raisonnable : l’Ombrie, la région voisine où les aciéries de Terni promettaient le bien-être et attiraient les pauvres comme un aimant.

Porchetta.

Sortie des Aciéries, Terni, années 50.

 

Aldo et Lucia Fioravanti, 1948.

Aldo et Lucia Fioravanti, 1948.

Lucia le suivit. Orpheline, élevée au couvent, ils s’étaient rencontrés à la messe du dimanche. Rose et fraîche, habile cuisinière, Lucia « louait » ses bras dans les maisons de riches et durant les banquets. Elle savait très bien coudre aussi car elle avait appris à broder chez les Sœurs. Ils se marièrent sans flonflons, riches de leur seule jeunesse.

Le jeune couple débarque Piazza Clai au printemps 48. Ils logent d’abord chez Gina la gattara, la folle aux chats qui avait perdu ses quatre enfants le pire jour des bombardements à Terni, le 11 août 43 : ce jour-là, la ville travaille au ralenti sous un soleil de plomb, et des aciéries monte la chaleur des hauts fourneaux. On a rouvert les lycées pour permettre aux jeunes sfollati (évacués à la campagne) de passer leurs examens. À 10 h 30, alerte tardive à déchirer les tympans. Bourdonnement de moteur. Le ciel s’obscurcit et un instant se déchaîne l’enfer : des centaines de bombes anglo-américaines sont lâchées sur le centre-ville. Des sifflements aigus crèvent l’azur d’un jour si lumineux. Tous les habitants n’ont pas le temps de courir aux abris, ni de descendre dans les caves. Les élèves dégringolent les escaliers du lycée puis courent en zigzag, livrés à eux-mêmes, sous une pluie de feu et d’acier. À midi, nouvelle attaque. 500 bombes lâchées en un seul jour. 1 000 morts civils. Ce sera le premier et le plus meurtrier des 108 bombardements alliés qui détruira presque totalement la ville de Terni.

 

Terni bombardée, 1943.

Le 25 juillet 1943, la chute de Mussolini donne l’illusion aux populations que la guerre va cesser ; c’est sans compter les attaques de la RAF basée sur l’Île d’Elbe. Les anglo-américains bombardent les allemands qui remontent vers le nord. La région de Terni est l’un des points stratégiques à cause de ses aciéries, sa fabrique d’armes qui forgeait les canons du fascisme et de son nœud ferroviaire au cœur de la péninsule. Les allemands, en se retirant, minent par représailles la région d’Ombrie qui, cruelle ironie du sort, a fourni, grâce à ses aciéries, les armes utilisées maintenant contre ses propres civils. Ex-alliés, nouveaux ennemis, futurs libérateurs… les habitants de Terni ne se posent plus la question et se terrent démunis, épouvantés, dans les refuges antiaériens de la ville. Les enfants de Gina n’ont pas le temps de gagner l’abri du quartier. Elle les avait laissés seuls Piazza Clai, le temps de trouver six œufs au marché. Son mari, prisonnier de guerre, elle se débrouillait comme elle pouvait. Elle ne se le pardonnera jamais. Elle en devient folle de chagrin. Toute sa vie elle bercera des poupées en chiffon. Les chats se reproduisent dans son appartement vide. Pour l’aider à vivre, on lui envoie des jeunes à peine débarqués en ville à qui elle loue une chambre en attendant qu’ils trouvent un appartement décent. Aldo et Lucia résistent un mois à ses plaintes nocturnes et à l’odeur de pipi de chat. Puis ils s’installent au numéro 9, deux maisons plus loin.

Terni bombardée, 1943.

Chantier, Terni, années 60.

Aldo commence comme manœuvre sur un des nombreux chantiers de la ville : à Terni pratiquement tout est à reconstruire. Seule l’église gothique de San Francesco est restée intacte : un miracle qui renforce la foi des fidèles. Lucia loue ses « petites mains » auprès d’un couturier réputé du centre-ville qui crée des robes de mariée. Ses talents de brodeuse sont vite appréciés et bientôt elle gagne autant que son mari.

Luca naquit le 20 juillet 1950, en avance d’un mois. Lucia cousait chez son patron, penchée en deux, près de la fenêtre ouverte. Elle sent un liquide chaud courir le long de ses jambes nues. Elle sursaute, honteuse de s’être oubliée, absorbée par la broderie du voile de mariée. Elle craint même de l’avoir taché. Le flux transparent ne s’arrête pas ; elle se lève avec précaution pour se diriger vers les toilettes alors situées dans la cour. Elle traverse l’atelier, penchée en deux. Ses collègues plus âgées et plus expérimentées, s’exclament :

« Lucì’ ! La poche des eaux ! Mais tu es en train d’accoucher ? Vite, à l’hôpital ! »

 

Lucia n’aura jamais le temps d’y arriver. Comme elle désire repasser chez elle pour préparer sa valise et avertir son mari, les contractions s’accélèrent. Le temps d’alerter le médecin de la rue voisine, Lucia a déjà accouché sur la table de la cuisine, entourée de ses collègues et amies.

« Du jamais vu pour une primipare… répète le docteur éberlué. Mais ça, c’est la race des Abruzzes… ces montagnardes, ou ça passe ou ça casse ! »

 

Baptême d’enfant, Cascades de Marmore-Terni.

Aldo est ravi : un garçon ! Même si malingre et jaune comme un coing… Il est fier d’avoir un fils. De la trattoria, il téléphone au curé de son hameau afin qu’il avertisse ses parents. Deux mois plus tard, il invite toute sa famille des Abruzzes pour le baptême de Luca. L’église est pleine à craquer. Aldo eut peu d’occasions de se réjouir dans sa courte vie et la fête en l’honneur de son fils fut l’une des plus mémorables. Désormais Piazza Clai les a adoptés Lucia et lui, et c’est à son tour de remercier ceux qui les ont si bien accueillis. Il fixe un ange et un ruban bleu sur la porte d’entrée comme le veut la tradition et offre à boire et à manger à tout le quartier :

« Tournée générale ! C’est moi qui offre !

— Bravo Aldo ! Félicitations ! »

 

Aujourd’hui Luca Fioravanti a dépassé l’âge de son père, mort d’une chute de toit à 34 ans. C’est une drôle de sensation, à laquelle il s’est désormais habitué. Ce dimanche-là, il a plu toute la nuit. En plus de son travail de maçon sur les chantiers, Aldo donne volontiers un coup de main à droite à gauche pour arrondir les fins de mois. À 7 heures du matin, on sonne à leur porte. C’est le fils du notaire. Un bon à rien qui passe la nuit à boire et à jouer aux cartes. Piazza Clai est un quartier populaire où la bourgeoisie vient s’encanailler : tripots, bordels, bars ouvriers ouverts toute la nuit… Le jeune homme habite derrière l’arc, rue des Artieri, dans un bel immeuble ancien dont il ne se soucie guère. Il s’excuse à peine : il vient de rentrer et s’est aperçu que sa gouttière déborde. Il supplie Aldo de venir la nettoyer car l’eau gicle contre sa fenêtre et risque d’inonder sa chambre.

Maison du notaire, Rue des Artieri.