Rochefort - Alain Quella-Villéger - E-Book

Rochefort E-Book

Alain Quella-Villéger

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Beschreibung

L'auteur nous invite à découvrir la ville de Rochefort à travers mille et une anecdotes.

Alain Quella-Villéger, grand spécialiste de Pierre Loti, redonne à la ville qui accueille la maison-musée de cet écrivain-voyageur infatigable, le lustre de l’histoire avec la formidable énergie de tous ceux qui, avec La Fayette, se sont épris de l’ambition de l’ailleurs !
Sans oublier la séduction de ses Demoiselles…

Un voyage passionnant dans la ville de Pierre Loti.

EXTRAIT

Au sujet de sa ville natale, Jacques Chardonne avait en 1938 inventé la formule, sinon le concept, de « Bonheur de Barbezieux ». Existe-t-il un bonheur de Rochefort  ? Question posée à chacun de mes retours.
Ville neuve depuis Louis  XIV, ville hardie voulant faire l’histoire, Rochefort n’a jamais été une petite ville, « une de ces cités endormies qui font pitié aux Parisiens », selon le même Chardonne. Non, Rochefort s’est immédiatement voulue ville-monde, point au sens moderne de grande métropole capable de dicter ses caprices spéculatifs, mais en qualité de port d’où les hommes partirent à la découverte du globe, à la conquête des espérances de savoirs nouveaux et des rêves les plus fous.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Alain Quella-Villéger, né en 1955 à Rochefort, est un professeur agrégé d'histoire-géographie au lycée Victor-Hugo de Poitiers. C'est aussi un historien et un spécialiste des récits d'exploration.

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ROCHEFORT, VILLE-MONDE

à mes frères

Au sujet de sa ville natale, Jacques Chardonne avait en 1938 inventé la formule, sinon le concept, de Bonheur de Barbezieux. Existe-t-il un bonheur de Rochefort ?

Une ville est d’abord addition et multiplication de destinées humaines, plus souvent cachées par les murs qu’étalées sur la voie publique. En faire le portrait, de face, de profil, de loin, comme d’une personne, comme d’un personnage, c’est au moins en chercher la vérité plurielle : autant de visages, de silhouettes, de parcours, de secrets, d’aventures, qui en révèlent la véritable partition. Une ville est constituée d’autant de phrases que de rues. Le visiteur l’appréhende avec la violence de ce qui est bref et souvent injuste ; il découvre, décrit, fantasme, lit entre les lignes d’une mémoire qui invente et brode pour donner du sens (ou du consensus). Déchiffrer la ville, l’arpenter comme entrer en bibliothèque, par ses trottoirs, ses rayonnages, son rayonnement, celui de ses écrivains notamment, c’est s’entretenir avec elle – mais lequel tient l’autre ? Lequel parle de l’autre ?

Il me plaît d’écouter ses défenseurs, ses confesseurs, ses avocats, ses amoureux, ses déçus aussi. Il me plaît à chacun de mes retours de faire conversation avec les choses, les noms de magasins disparus, le cliquetis des mâts dans le port, le vent qui secoue les roseaux, les roses trémières des jardins clos. Dans Visions, Henri Fauconnier, autre écrivain de Barbezieux longtemps installé en cette Malaisie qui lui valut le Goncourt 1930, glissa cette belle confession : « Le pays natal que j’ai fui, c’est peut-être en lui étant infidèle que j’ai appris à le mieux comprendre. S’attacher parce qu’on est attaché, ce n’est pas aimer. » Alors on revient, je reviens ; c’est une façon d’aimer.

Revenir, comme on fait revenir une sauce dans la poêle pour donner du goût, pour épicer : on recherche, on découvre, on revisite au hasard, on s’installe à nouveau à une terrasse de café, on entre dans le bureau de poste, on renoue le dialogue, on se souvient. Le corps reprend ses marques, met ses pas en d’anciens cheminements ; une boussole intérieure retrouve le nord et le magnétisme des habitudes, les yeux tentent de voir le visible immuable, comme pour se rassurer : l’église du XVIIe siècle, l’hôtel de ville, l’école primaire, les noms de rues. Les mêmes lieux, identiques, mais si dissemblables. Des palmiers ont été plantés pour parfumer d’exotisme la rigidité orthogonale chère à Vauban. Le kiosque à journaux est devenu « Point Couture » ; à la librairie d’autrefois, on vend des fleurs – pourquoi pas ? livres et bouquets sont cadeaux qui vont ensemble.

Je reviens, si je ne suis jamais parti. Mes parents dorment au cimetière. Le passé a fait des coupes sombres dans le temps enfoui et la nostalgie ne rembourse rien de ce qui s’en est allé. J’achète le journal Sud-Ouest pour redevenir d’ici. Je croise des adolescentes aussi jolies que celles d’il y a quarante ans, mais je leur suis transparent, simple passant dans le décor ne faisant que caresser la réalité des sédentaires – s’écorcher à elle, parfois. Déambuler permet de capter les sons oubliés, de réapprendre la diététique discrète des saveurs iodées, de rencontrer des fantômes inattendus qu’un rien de regard éveille. La ville est là, comme apaisée, rajeunie même.

Ville neuve depuis Louis XIV, ville hardie voulant faire l’histoire, Rochefort n’a jamais été une petite ville, « une de ces cités endormies qui font pitié aux Parisiens », selon le même Chardonne. Non, Rochefort s’est immédiatement voulue ville-monde, point au sens moderne de grande métropole multimillionnaire capable de dicter à la planète ses caprices spéculatifs, mais en qualité de port d’où les hommes partirent à la découverte du globe, pour sa conquête coloniale parfois, mais surtout animés d’espérances de savoirs nouveaux, de sens renouvelés et de rêves fous.

Ville-monde. Ville-fleuve, d’abord. La Charente descend mollement à la rencontre de l’océan, peu impressionnée par la réputation du Gulf Stream. « Minissipi » coulant « sous la nuit un très vieux blues », selon le poète Daniel Reynaud, sereine et débonnaire, « La Charente descend toujours vers le soleil. / La Charente ne porte plus de canons sur son dos. / La Charente lentement a trouvé sa paix. […] La Charente est un fleuve heureux » pour Pierre Boujut. Rochefort ne connaît pas les crues de Saintes ; ici, le fleuve impassible est estuaire. La statue qui couronne la fontaine monumentale de la place Colbert, un couple allongé quasi nu comme attablé à la façon romaine, sculpté en 1751, symbolise la rencontre du viril Océan (Neptune) et de la nymphe Charente : rien d’un rendez-vous galant, car leur jeu de mains témoigne d’un bras de fer.

Si Rochefort, qu’on dit sur mer, a le mal de mer, c’est parce que l’océan lui manque. Il gronde à douze kilomètres à vol de mouette, à vingt-quatre par voie d’eau ; c’est trop loin, mais on a l’illusion de son amitié, on vit au rythme des vents d’ouest, des marées basses qui dégarnissent les reliefs culminant lourdement à quelques mètres d’altitude ou bien montantes et apportant leur odeur d’algues et de grand large. Une corne de brume qui sonne ne surprend pas plus le promeneur qu’une sirène de train, alors qu’en ville, le fleuve, on ne le voit guère. En d’autres temps, des navires norvégiens venaient livrer les blocs de glace naturelle pour les cocktails des gens chics ou du charbon anglais ; aujourd’hui, le million de tonnes des cargos transitant par « Rochefort-Tonnay-Charente » est composé de bois encore, mais aussi d’engrais, de céréales.

D’une certaine façon absent, le fleuve est pourtant là, tutélaire ; césure entre rive droite (la ville) et rive gauche (le marais – à Paris, c’est le contraire). Il y eut là, jadis, dès le XIe siècle, sur un bout de table calcaire, quelque château (Rochefort : rocher fortifié), puis la châtellenie qui s’ennuyait à surveiller les escales et les péages tomba dans les mains de diverses familles, jusqu’aux Cheusses qui en furent finalement et ombrageusement expropriés par le Roi-Soleil. Du large méandre enrobant comme un collier la ville par le sud, les plus belles perles furent bientôt les équipements ambitieux de la corderie royale. Changement d’époque, nouveau visage, bâtiment du XVIIe siècle tout en longueur sur près de quatre cents mètres : façade élégante rythmée, au-dessus d’un premier étage aux symétries fort classiques, par les fenêtres des galetas alternant des frontons semi-circulaires ou triangulaires couronnés par un identique petit clocheton de pierre ; à l’arrière, des contreforts s’arrondissant comme des poupes de navires. Louis XIV avait voulu le plus grand et le plus bel arsenal du monde ; Colbert le fit – du moins la propagande le dit.

Rochefort, dès 1666 – l’année du grand incendie de Londres, capitale ennemie –, supplantait Brouage ensablée, les îles d’Aix, de Ré et d’Oléron constituant des défenses naturelles auxquelles Napoléon Ier rajoutera plus tard le fort Boyard. Beaucoup de place était nécessaire pour construire des navires, stocker le chanvre, la toile pour les voiles, le goudron, les cordages de tous diamètres, pour édifier les bâtiments de logement. Un arc de cercle de deux kilomètres de berge n’était pas de trop. Il avait fallu beaucoup de pierre et autant d’utopie pour concevoir tout cela au milieu des marais et du paludisme, pour vouloir ici l’harmonie architecturale, la régularité ornementale, l’alignement des arbres sur les esplanades : le prestige comme écrin et comme écran au dur travail des hommes.

On s’attend sur la rive à rencontrer le marquis de La Fayette, qui ne passa ici que quelques heures en 1780, la gloire, le panache de l’épopée, un film en technicolor façon corsaires et quarantièmes rugissants avec au bout une guerre d’indépendance et, de fait, l’aventure n’a pas déserté pour ceux qui, depuis près de vingt-cinq ans, ont fait renaître L’Hermione (la vraie, construite ici en 1779, ayant coulé en 1793 près du Croisic). On s’attend à retrouver la convivialité, les enseignes d’auberges ou de cabarets d’antan offrant le gîte et le couvert et dont les noms sentaient la victuaille et la prouesse belliqueuse : La Galère, Le Coq hardi, Les Six-Perdreaux, Les Quatre Bouchons, L’Espi d’or, Le Soleil, L’Armée navale, Les Trois Marchands, Le Petit More, Le Logis de la Fontaine (qui deviendra au XVIIXe siècle, Le Grand Bacha). On s’attend, à la porte de l’arsenal, à voir sortir des milliers d’ouvriers épuisés par l’envers social de la Belle Époque, images en noir et blanc cette fois, comme sur les bobines muettes des frères Lumière.

Pourtant, d’autres destinées plus navrantes, moins flatteuses, épiques malgré tout, ne sauraient être occultées. Quelques armateurs firent fortune avec la traite des hommes noirs, même si les chiffres du trafic n’ont rien à voir avec les richesses amassées à Bordeaux, La Rochelle ou Nantes – une vingtaine d’expéditions recensées au XVIIIe siècle ; deux négociants appartenant à la famille Hèbre de Saint-Clément et cent cinquante esclaves noirs présents en ville. Qui plus est, Rochefort vécut d’abord autour d’un bagne. Amnésie ou tabou, manque de traces matérielles ou devoir de mémoire qui regarde ailleurs, rien ne l’évoque aujourd’hui explicitement…

Matricule de forçat n°1004

En marge de la grandeur et de l’harmonie, le roi avait décidé de faire établir en 1766 une chiourme composée de cinq à six cents forçats, pour servir, comme à Brest ou à Toulon, aux travaux du port. Au début, on les avait installés sommairement, puis des édifices en dur apparurent, guère plus confortables et, tout autour pendant longtemps, ce ne fut que vacarme et immondices, poussière, boue, fumier, bois pourri, volailles et vaches en liberté au milieu des canons et des boulets, déjections animales, baraques branlantes, hommes par centaines, promiscuité, violence. Le bagne compta, au début du XIXe siècle, près de deux mille condamnés à bonnets rouges (les condamnés « à temps ») ou verts (les prisonniers « à terme », à perpétuité, destinés aux travaux de « grande fatigue », dont le halage des bateaux, la « cordelle »). Le bagnard Jean-Joseph Clémens a laissé de naïfs et éloquents dessins sur la vie quotidienne de ceux qui furent enfermés entre ces murs – quarante mille, et combien y moururent, cadavres voués aux dissections de l’École d’anatomie de l’hôpital maritime, sinon à la fosse commune, au néant.

Le bagne a cessé de fonctionner en 1852. Le journal annonça sa fermeture : le 1er juillet à treize heures précises. Un aviso à vapeur conduisit les condamnés encore valides, plus de deux cents, à la colonie pénitentiaire de Guyane ; moins d’une vingtaine furent dirigés vers Brest. Fin d’une histoire qui continuerait à Saint-Martin-de-Ré, à Cayenne, en Nouvelle-Calédonie, en Algérie. Fin trop tardive, en tout cas, pour tant de bagnards, dangereux criminels (parricides, meurtriers, violeurs), parfaits voleurs ou escrocs, mauvais sujets, pauvres bougres, parfois aussi simples victimes.