Rome, sous les pierres comme au ciel - Jean-Pierre Poinas - E-Book

Rome, sous les pierres comme au ciel E-Book

Jean-Pierre Poinas

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Beschreibung

Une docufiction impertinente dans la ville éternelle.

« Je suis descendu à Roma Termini, raconte Jean-Pierre Poinas, cette gare dont le nom sonne comme une limite. J’ai acheté un vélo, galopé sur les pavés, levé les yeux aux plafonds des basiliques. La tête m'a tourné, j'ai abandonné ma plume à un narrateur, des personnages sont apparus. J'avais franchi sans le savoir les frontières du récit de voyage.»

Lors de cette pérégrination cycliste romaine surgissent des personnages improbables : un Scipione Borghese singulièrement familier, un Giordano Bruno fantomatique, un mécanicien vélo sosie de Léonard de Vinci, une actrice naine de Paolo Sorrentino… Mais aussi deux jeunes femmes si proches, malgré le millénaire qui les sépare : sainte Cécile, la « patronne des musiciens », et Emanuela Orlandi, jeune flûtiste probablement enlevée, que la ville recherche depuis quarante ans. Dans le métavers de cette Rome baroque, plus rien n'amortit le choc des images ni la licence de l'écriture.

Livre inclassable, Rome, sous les pierres comme au ciel est une redécouverte facétieuse de notre patrimoine culturel, mais aussi un regard truculent sur le catholicisme romain. Érudit, impertinent et drôle.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Philosophe de formation, ancien directeur d'une agence de communication éditoriale, Jean-Pierre Poinas est l'auteur de récits de voyages, nouvelles, contes philosophiques, poèmes et pièces de théâtre.

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Rome,

sous les pierres

comme au ciel

. Jean-Pierre Poinas .

elytis

. Un cycliste sous les coupoles .

À M d W,

pour la lumière

À Cécile D,

rockeuse au palais des Papes

. Les clés de Saint-Pierre .

En gravissant la colline de l’Aventin par la via Sabina, on accède au spectacle de la ville depuis le belvédère Luigi Magni. À mes pieds, les bâtiments ocre et jaunes du Trastevere dépassent d’une tête les arbres du Lungotevere. On dirait qu’ils en ont emprunté les couleurs d’automne pour se refaire la façade. Par miracle, quelques bouquets de feuilles vertes persistent à bout de branches et, dans les intervalles de ces fanions de jeunesse, on voit descendre au lit du Tibre le bronze dont on coule les César au long du Forum.

À droite se détachent, du campanile de Santa-Maria in Cosmedin, trois rangées d’arcades gris-rose au-dessus d’un parking, panier de verroterie où se mêlent de minuscules automobiles de toutes les couleurs. En tournant encore un peu la tête, on accroche la silhouette noire des auriges fouettant leurs chevaux sur le monument le plus blanc de la ville, l’énorme fausse dent de Victor-Emmanuel. Mais le Vatican ne tolère pas longtemps ces distractions. La basilique Saint-Pierre s’impose droit devant, sous un dais de ciel bleu pâle où flottent quelques rubans de soie. À son aplomb, les nuages se sont retirés, sauf trois retardataires laissant derrière eux des dentelles de rosettes cardinalices. Les touristes tirent la langue en traçant à main levée des panoramiques vidéo qu’ils rembobinent aussitôt pour savoir si les quatre cents clochers de la ville sont bien dans leurs filets, de part et d’autre du coquillage papal. Obsédés par les images, ils ratent cette occasion d’être-au-monde qui est la raison même du voyage. J’ouvre mon petit carnet, refuge ontologique pour échapper à la dissolution spectaculaire.

J’ai fini par trouver la fameuse crucifixion sur la porte de l’église Sainte-Sabine, bas-relief en cyprès, tout en haut et à gauche. Mais j’ai dû consentir au sacrilège photographique pour en saisir les détails. Je comprends pourquoi elle s’est dérobée si longtemps à mon regard : je suis devant un crucifié sans croix, gros homme à poil, chevelu et barbu, bras écartés comme un sémaphore, encadré de deux petits larrons sémaphorant itou. Il me faut zoomer sur les clous perçant les mains pour induire le support non représenté dans lequel ils sont enfoncés. Une sœur congolaise me dira plus tard, en riant de bon cœur, qu’on aura attendu quatre siècles pour exhiber le supplice du fils de Dieu : « Bien trop dégoûtant pour convertir ! » Je ne saurais la contredire, songeant aux charmes de son confrère d’Asie, le bouddha Sakyamuni toujours heureux.

La Rome byzantine, Renaissance et baroque, qui m’attend aux pieds de l’Aventin me réserve quelques millions de crucifiés, avec parfois deux doigts de saint Thomas fourrageant la plaie. Mais on verra demain. Jusque-là, me dira la Congolaise, nous n’aurons que des orants, bras ouverts et yeux au ciel, ainsi que de bons bergers, brebis sur l’épaule. Pas de croix donc, sur ce qu’il est convenu de considérer néanmoins, dans cette église paléochrétienne de l’Aventin, comme la première représentation connue de la crucifixion. Les trois suppliciés écartent les bras devant un mur orné de trois triangles, comme on en verra dix siècles plus tard sur les façades Renaissance. Je reste perplexe devant le corps nu, charnu et musclé du Messie, ses yeux grands ouverts hallucinés et les trois bandes de tissu – ou de cuir – du subligaculum, théoriquement trop étroites pour cacher la nature des condamnés.

La via Sabina débouche sur la jolie place des Chevaliers de Malte. On y fait la queue devant une porte cochère, non dans l’espoir de la voir s’ouvrir, mais pour coller un œil à son trou de serrure. Sans savoir ce qu’on y voit, je me sens complice du frisson transgressif que procure l’investigation d’un orifice. C’est la promesse d’une jouissance scopique éhontée et, en l’occurrence, scandaleusement gratuite. Je prends rang, mais la file n’avance pas. Deux jeunes filles parvenues au saint Graal s’efforcent de faire entrer dans leur smartphone ce qui passe par le trou. Elles sont en proie à une véritable aporie. Doivent-elles maintenir l’appareil à une certaine distance ou le plaquer contre la porte ? Dans le premier cas, elles saisiront à la fois le médium et le message, comme dirait McLuhan. Solution plus descriptive, mais, semble-t-il, techniquement impos­sible. Dans le second cas, la photo n’aura d’intérêt que si elle révèle un secret. Mais que voit-on par le trou de serrure de la place des Chevaliers de Malte ? La basilique Saint-Pierre !

Toute honte bue, je ploie l’échine à mon tour. Mon œil file entre deux haies vert sombre. Au point de mire des deux parallèles, le plus grand monument de la chrétienté s’irise d’un halo rose. Le trou de serrure fonctionne comme un diaphragme, délivrant une profondeur de champ quasi illimitée. Aussi l’édifice, distant de plusieurs kilomètres, semble tout proche. On le croirait au bout de l’allée, il suffirait d’enfoncer la porte pour le prendre d’assaut, pour peu que nous prenne la rage d’un lansquenet de Charles Quint. La porte dont on viole le secret est celle du Grand Prieuré de l’Ordre de Malte. En toute logique, l’allée devrait y conduire tout droit et les malotrus que nous sommes devraient l’avoir en ligne de mire. Le phénomène est si surprenant que je forme l’hypothèse qu’on l’a volontairement décentré pour laisser le champ libre à cette vision, qui est sans doute l’une des plus magiques de la ville. Bonne pioche : le dispositif est une idée de Piranèse, l’inventeur des vedute ideate, idéalisations des perspectives urbaines.

Rome vaut le déplacement, on me l’avait dit. Cet objet singulièrement proche n’a donc rien de virtuel, bien qu’il fasse penser à ces images qu’on découvrait autrefois en collant son œil à une visionneuse en plastique qui égrenait les merveilles du Mont Saint-Michel. Alors que cet appareil était un sommet d’artifice, celui-ci est aussi simple qu’un sténopé, ce merveilleux ancêtre de l’appareil photo, constitué d’une boîte percée d’un trou. Ceux qui ont vu des images de sténopé se souviennent de l’émotion qu’elles inspirent. Ce ne sont pas des représentations, mais de pures émanations du visible. Rien ne rappelle mieux la belle conception grecque de la vision, selon laquelle les objets envoient vers notre œil des atomes qui leur ressemblent, mais en plus subtil. Ce qui me parvenait par ce trou de serrure était une émanation directe de la basilique, sans aucun filtre, sans aucune lentille, a fortiori sans aucune reconstitution numérique, autrement dit : son corps glorieux. Et c’est cette épiphanie bouleversante que les deux jeunes filles, désarmées par le trouble indicible qu’elle leur avait inspiré, n’avaient eu de cesse de détruire avec leur stupide auxiliaire de vie, en la précipitant dans le seul monde où toute chose urgemment la ferait cesser d’être. Y seraient-elles parvenues qu’elles auraient aussitôt dispersé dans les réseaux hystériques la preuve insignifiante qu’elles avaient bien été sur la place des Chevaliers de Malte et qu’elles étaient bel et bien passées à côté de la plus belle expérience ontologique de la ville éternelle. Je venais de voir le centre du monde par un trou de serrure.

. En dessous de la ceinture .

J’aime le Janicule, peut-être parce que c’est l’une des plus belles collines, mais aussi parce qu’on a oublié de la compter parmi les sept. Soyons clairs, le Janicule est la huitième colline de Rome et c’est un honneur pour elle d’être seule sur la rive droite du Tibre.

Mais laissons le chiffre 8, piochons le 5. Celui-là, on le trouve dans une ceinture blanche de coton anglais, où Stendhal écrit en langage codé qu’il va avoir la cinquantaine : « J. vaisa voirla5. » On est le 16 octobre 1832, date erronée paraît-il, mais qu’importe, Henry Brulard confesse ses décennies dans son pantalon, avant de le retourner et d’écrire jusqu’à la chaussette pour en faire un livre1. Alors on saura tout, et son âge et ses amours, presque toutes malheureuses. Quand il conquiert, ce qui arrive rarement, il souffre plus de la rupture qu’il n’a joui de sa victoire. Ce petit secret d’ado tardif, il le cryptographie le soir même, après avoir contemplé la ville de Rome depuis l’église San Pietro in Montorio.

J’y suis justement, devant l’église, mais je ne vois pas la moitié de ce qu’il décrit, ni Castel Gandolfo où se rafraîchissent les papes, ni le tombeau de Cecilia Metella, ni la pyramide de Cestius. Et pourtant, le Français prétend que rien n’échappe à sa vue : « Toute la Rome ancienne et moderne, depuis l’antique Voie Appienne avec les ruines de ses tombeaux. » Tant qu’on y est, pourquoi pas la catacombe de Saint-Sébastien à six pieds sous terre, à travers la lucarne d’un lucernaire bien orienté ?

Je crois plutôt qu’Henry Brulard a confondu ce panorama avec celui qu’offre, un peu plus haut, le belvédère Niccolò Scatoli. J’y cours, mais au lieu de vérifier sa liste, je tourne le dos à la ville et m’appuie au parapet. Or, que vois-je ? Eh bien, je suis en face de la fontaine-portique dell’acqua Paola, quasiment la première image de La Grande Bellezza, le film sublimissime de Paolo Sorrentino, et j’entends la musique et tout le toutim. Dans les arches de marbre, des jeunes filles voilées chantent une demande d’amour en yiddish. Arpèges montants de David Lang, aussitôt suspendus : pas même une promesse de mélodie, seulement la pureté haletante d’une douleur profonde. Et pourtant la beauté, disait Stendhal, a fortiori la grande bellezza, « est une promesse de bonheur ». Sur le terre-plein, un touriste japonais s’effondre, submergé par… le syndrome de Stendhal, et les arpèges emportent son âme dans leur marche zénonienne. Tout en bas, dans la ville des morts du cimetière de Verano, je lirai demain sur la tombe d’un jeune homme : nihilum in nihilu nil posse, rien n’est plus possible dans le néant.

Rome, c’est tellement trop qu’on en meurt.

Paul V a taxé le vin pour financer l’eau. Il la conduit depuis le lac de Bracciano jusqu’à la fontaine de l’acqua Paola, l’eau qui porte son nom. Mieux que le vin, elle désaltère les hommes du Janicule et, mieux que les eaux souillées du Tibre, purifie les mains et les pieds des vierges. Vive et verte, elle inonde un bassin taillé dans le marbre volé au temple de Minerve, tellement limpide qu’on empêchera les chevaux d’y boire et les gamins d’y plonger. En bas, dans la ville, le siècle d’après voudra faire mieux avec la fontaine de Trevi, odieusement exubérante, aussi vulgaire et mal placée que celle-ci est sobre et bien située. Ce n’est plus de l’eau, c’est à nouveau du mauvais vin.

Je me retourne enfin, pour voir la ville non de mes yeux, mais de ceux que la fontaine ouvre sur elle depuis quatre cents ans. Près de moi, une jeune fille se tient au parapet, immobile dans un manteau beige profilé sur le mur de l’ambassade d’Espagne, outrageusement orangé. Implore-t-elle, peut-être en yiddish, un signe d’amour venu d’un point de la ville que son regard pourrait m’indiquer ? De cet éclat de lumière dans une fenêtre du palais de la Villa Aldobrandini ? De ce voile de brume sur la coupole de Sant’Andrea della Valle, que seule dépasse celle de Saint-Pierre ? De l’éventration d’un forum aux colonnes effritées par une fourmilière de touristes ? Que puise-t-elle dans le spectacle de cette ville cent fois décimée par la peste et les sacs, charognant ses propres ruines, fouaillant ses tombes, chérissant ses cadavres, idolâtrant des chairs dont elle ressuscite les extases dans l’apesanteur des basiliques, cent fois délivrant sa puissance et ses fastes ? Se souvient-elle des oies sacrées avertissant le consul Marcus Manlius de l’assaut du Capitole par les Gaulois, quatre siècles avant Jésus-Christ ? Se souvient-elle des Wisigoths d’Alaric huit siècles plus tard, des Vandales de Genséric, des Ostrogoths de Totila, des Sarrasins du ixe siècle, des Normands au onzième, des lansquenets de 1527 ? Entend-elle les arpèges de La Grande Bellezza, ultime message de la déréliction ? Va-t-elle se retourner à son tour, se reconnaître dans une arche du portique : voilée, impavide, cantatrice d’outre-tombe adressant une inaudible prière juive à la ville catholique ? Non, elle tourne la tête vers moi, me sourit et c’est déjà trop tard… j’ai répondu d’un sourire niais qui signifierait au mieux : what a beautiful overview, isn’t it? La bêtise de Stendhal m’a rattrapé.

Quand il visite l’église San Pietro in Montorio, le bonapartiste ne se doute pas qu’un fils de maréchal d’empire va la démolir dix-sept ans plus tard. Des soldats français, gouvernés par le pseudo-républicain Louis-Napoléon Bonaparte, viendront de France au motif stupide de défendre un pape Pie IX qui se voudrait libéral, mais refusait de combattre les Autrichiens catholiques. On ne fait pas mieux en matière de confusion, et la confusion, c’est la guerre. Le sang coule à flots sur le Janicule où les républicains de Mazzini et les chemises rouges de Garibaldi s’efforcent de refouler les canons du général Oudinot. Le pape s’enfuit, le pape revient. Mais c’est pour proclamer son infaillibilité et, au passage, le fantasme inspiré de Bernadette Soubirous, celui d’une vierge Marie qui serait elle-même née d’une vierge. Rome a inventé les vierges de mère en fille, et ainsi de suite soit-il.

Un boulet de 140 est resté dans les ruines de San Pietro in Montorio. Je reste longtemps à déchiffrer la plaque commémorative, mais personne ne l’a sous-titrée, par égard pour les touristes français. Délicatesse qui en rappelle une autre : les prisonniers du 30 avril 1849 seront libérés le 7 mai : « À midi, le peuple romain saluera par une démonstration fraternelle les braves de la République française. » La classe.

Dans la bataille, seul a été préservé le petit temple de Bramante – le tempietto –, délicieuse rotonde Renais­sance qu’on imagine posée sur un gâteau de mariage, exceptionnellement de bon goût. Hélas, le bijou est désormais captif de l’ambassade d’Espagne et je me résigne à la dévotion d’un singe aux barreaux. Bien vite, c’est moi qui me sens captif, tant la Renaissance que j’ai sous les yeux ne peut être que du côté libre du monde. En outre, une illusion d’optique, qui me ramène au trou de serrure de la place de Malte, me le fait voir si petit, le tempietto, si proche de la taille humaine que je pourrais, les barreaux franchis, entourer son péristyle de mes deux bras.

Il faut désormais attendre des heures pour entrer dans les églises. La plupart d’entre elles ne sont ouvertes que le matin, et tard dans l’après-midi. Alors, comme Stendhal, je m’assieds sur les marches de San Pietro in Montorio en fermant mon col, comptant sur mes doigts les décennies révolues dont je cèlerai le nombre, le soir venu, dans le pli d’un jean acheté à campo Marzio.

Ceux qui n’ont rien pour prendre des notes ni pour se vêtir, ce sont les putti que je retrouve enfin, jalonnant les balustres au long des chapelles. J’ai vu autrefois ces angelots boudinés, le pénis couvert d’emplâtres blancs comme des pansements. Il faut croire qu’un conservateur qui l’était moins que les autres a voulu les démouler. Hélas, les zizis sont partis avec les cache-sexes et, pour une raison mystérieuse, on a soigné les plaies avec une éponge de camphre barbouillant les pubis et les cuisses. Aux pudeurs pontificales a succédé l’horreur médicale.

C’est la quatrième chapelle à droite qui m’intéresse, car on y aurait caché le corps de Beatrice Cenci après sa décollation sur le pont Saint-Ange. Le pape Clément VIII signa la mort de la jeune fille incestée. Au fond de la chapelle, une porte s’ouvre sur un débarras qu’éblouit une ampoule nue, pendue à un fil. Le sacristain y a empilé des chaises, au milieu d’un fatras de produits d’entretien. Où est ma Beatrice dans cette souillarde ? Qu’importe, elle nous défie encore au palais Barberini, insolente et mutine, dans une toile de Guido Reni.

Je me retourne vers la nef bordée de ses putti mutilés. Devant l’autel, l’empileur de chaises a couvert un double prie-Dieu d’une nappe d’organdi dont il agence le drapé avec un doigté de coiffeuse. Tous les bancs sont enveloppés de la même blancheur lustrale. Je comprends la raison de ce grand ménage, c’est un mariage qu’on prépare ici.

Mais la vraie splendeur de San Pietro in Montorio, c’est la Flagellation de Sebastiano del Piombo. Il faut en profiter, tout doit disparaître, comme disent les commerçants, mais dans le noir : car Sebastiano a peint a fresco avec de l’huile. Errare humanum est.

Les corps sont nus, denses de chairs humaines, virulentes ou données. Les fouets n’ont pas encore claqué, c’est imminent, mais on peine à croire à cette bacchanale d’hommes. Les tortionnaires dansent autour d’un christ feignant la soumission, torse incliné et cuisses offertes, jouissant presque autant que sainte Thérèse. Sebastiano avait un pote nommé Michel-Ange qui lui donnait des coups de main. On ne saurait dire mieux, car c’étaient souvent des dessins de mains qu’il offrait pour guider celles de ses amis : on en a trouvé quelquefois deux, croquées à la sanguine à l’arrière d’une toile, voire un simple doigt qui rappelait diablement celui du Dieu de la Sixtine. Alors, qu’est-ce qui vient de Michel-Ange dans cette Flagellation ? En vérité, je m’en fiche éperdument. La réponse est peut-être sous les ceintures, dans les linges ceignant les tailles et couvrant les sexes. La bêtise de Stendhal m’a rattrapé.

. Sainte-Marie Majeure et vaccinée .

Entre deux averses de novembre, mon vélo arriva enfin de France pour jouer aux montagnes russes sur les collines de Rome. Ce « Gravel » vert olive, récemment créé par Lapierre promettait la même aisance sur les chemins que sur les routes, et j’en escomptais le meilleur sur les pavés. Mais si la patrie de l’automobile s’était ouverte aux cyclistes, elle ne les dispensait pas des sens interdits. Trop souvent dérouté, j’échouais sur les terrasses des pizzerias pour consulter mon nuova pianta di Roma, raide de scotch et barbouillé de notes. Au bout d’un corso me toisait la façade d’un palais Renaissance, visage glabre et noble scandant des milliers de fenêtres aux sourcils d’arcs et de triangles. Cet ordre tombait au ras des trottoirs, jouxtant des églises folles comme des cardinaux invertis, bouffies de putti joufflus jusqu’au vertige. La Contre-Réforme avait tourné la tête des prélats.

Je recommande ces perditions homériques dans les villes trop célèbres. De l’errance d’un cycliste correctement déboussolé surgissent des merveilles natives. Il est le premier homme à les voir et peu importe qu’elles soient « chargées d’histoire », comme disent les poncifs : quand il arrive, désarmé d’une sainte amnésie, elles viennent de naître. Ainsi de Santa-Maria Maggiore, mirage incrédible, triple loggia pour proclamer l’Assomption devant la ville et le monde. J’aurais aimé attacher mon vélo à la colonne de Maderno hissant la vierge aux nues. Je me contentai de le béquiller à ses pieds, la priant d’en prendre soin. Elle en prit et je gagnai trois ans d’indulgence. Mais vrai, j’avais trop pédalé et je désirais un prie-Dieu confortable, avec coussins pour les genoux et les coudes, exactement celui que j’allais découvrir dans la crypte où s’agenouille depuis cent ans un Pie IX énorme, infaillible et béat.

On entrait dans la basilique par une tente de Bédouin, où somnolait un flic masqué près d’un tapis roulant. Vaguement contrôlé, je descendis la nef comme un prince timide, escorté de quarante colonnes frémissantes, n’osant lever les yeux sur le plafond à caissons qui devait son or aux pillages du roi d’Espagne dans le Nouveau Monde. Par le même chemin était venu le mal nommé cardinal Law, exfiltré des États-Unis avec les casseroles pédophiles du diocèse de Boston. Jean-Paul II lui avait trouvé en 2004 un emploi d’archiprêtre de cette basilique archi-majeure, la plus majeure des quatre après Saint-Pierre.

À l’approche de l’abside, je compris qu’en descendant la nef j’avais remonté le temps, pas loin d’un demi-millénaire. Oubliant l’arrogance des loggias, la spoliation des Amérindiens et les turpitudes des prélats, je reçus des mosaïques un baptême de lumière aurifiée, merveille du sacré byzantin, intime et délicat. Au centre de la demi-coupole, un médaillon cernait un couple royal assis sur un canapé. J’étais, pour ma part, sur une chaise en plastique rouge, socialement distanciée, mais au bon endroit pour observer ces personnages que tout ici conduisait vers eux. Avec des milliers de tesselles colorées, les artistes du xiiie les avaient drapés dans des robes de soies mordorées. Un miracle avait transmuté les pierres en soierie, voire en traversin moelleux ployant sous les reins.

Jésus avait le visage boudeur et pileux d’un buveur de bière flamand. Il faisait en direction de Marie – bien mignonne – un geste que n’accompagnait pas son regard. Au pif, j’aurais dit, il touchait une couronne qu’il venait de déposer sur ses cheveux. Ce qui l’empêchait de tourner la tête, c’était le geste qu’il faisait de l’autre main. Il tenait un livre ouvert, sans doute pour que je lise : « Veni electa mea et ponam in te thronum meum », venez mon élue et je vous établirai sur mon trône. La suite, me diront de plus savants, est dans le Cantique des cantiques : « […] car le roi s’est épris de votre beauté. » Cette coiffe crénelée et sertie dont le fils de Dieu pare sa mère pour un époux qui est son père, c’est la même dont on couronne aujourd’hui les jeunes mariées dans les églises d’Orient.

J’étais donc devant l’œuvre majeure de la basilique majeure : Le Couronnement de la Vierge. J’avais eu tort de dévisager Jésus et Marie. Je l’avais fait parce que je venais de voir des dizaines de portraits du xviie dans toutes les nuances de grâce et de fatuité que n’aura cessé de décrire la peinture depuis cette époque jusqu’à l’invention de la photographie. Il faut voyager avec sa bêtise et c’en était une de chercher des personnages dans cet art byzantin purement symbolique, qui ne montre que des figures et non des personnes. Les cyclistes sont ainsi, ils envient le confort de Dieu quand ils sont fourbus. Mon corps avait envié ceux de Jésus et de Marie, et c’est pourquoi j’avais scruté leurs visages. Ce qu’il fallait voir, tout en inhalant l’or pulvérulent du sacré, c’était Jésus fils de Dieu couronnant Marie mère de Dieu, et surtout ne pas s’alarmer que celle-ci semblât plus jeune que lui. Car personne, depuis la nuit des temps chrétiens, n’avait contesté son allure de jeune fille, fût-ce dans les pietà où elle tenait sur ses genoux l’homme nu qu’elle avait engendré. Je n’avais rien à dénoncer en matière de confusion générationnelle ni de trouble incestueux dans le divin contexte de l’éternité. Au demeurant, c’était au nom du père que le fils couronnait sa mère et celle-ci figurait l’Église elle-même, qui n’était autre que l’épouse de Dieu : heureux les simples d’esprit. Et c’était le plus heureux moment de ma journée, où j’avais gravi la colline de l’Esquilin en cherchant celle du Caelius, où j’avais salué des palais et grillé des feux rouges pour me trouver devant cette pura belleza, dont la lumière astrale descendait de la coupole comme d’une étoile à Saint-Michel-l’Observatoire.

En vérité j’avais reculé d’un demi-millénaire, et ce serait plus encore quand je remonterais les quarante colonnes comme un prince purifié, levant les yeux cette fois pour de bon : tout en haut, au-dessus des entablements, sous les caissons d’or, des dizaines de fresques paléochrétiennes racontaient l’Ancien Testament et la vie de Jésus depuis un millénaire et demi. J’ouvris les mains comme un orant et déposai sur mon visage la bruine d’or et d’azur qui tombait de là-haut depuis plus de cinq cent mille jours et nuits sacrés. Mais il valait sans doute mieux acheter un livre de reproduction pour en discerner les détails. Les siècles passés ont couvert leurs édifices d’images que personne ne peut détailler. Jusqu’à la photographie, elles ont réservé leurs insignes secrets aux peintres cordistes et aux acrobates. Un jour peut-être on se posera les mêmes questions sur les milliards d’images de Facebook : eu égard à leur nombre, on peut dire que presque personne ne les voit ! Pouvoirs magiques des signes invisibles, ou quasi invisibles.

Un soleil capricieux m’attendait au-dehors. J’étais passé sans les voir devant les chapelles baroques jalonnant les contre-nefs. J’avais oublié de remercier la dépouille de Paul V pour la fontaine dell’acqua Paola. Par instinct, j’avais boudé celle de Clément VIII, qui envoya Beatrice à la mort, et pire encore, comme je le verrais plus tard.

Grâce à Marie, le vélo qui m’avait déporté sur ces lieux dans le dérèglement des sens interdits m’attendait sur sa béquille au pied de la colonne de Maderno. Je l’enfourchai avec une joie d’enfant, confiant mon destin au hasard des rues. En décrivant un arc de cercle, j’acquis la certitude que la façade de Santa-Maria Maggiore n’était pas un mirage. Derrière ses cinq portes géantes et ses trois arches, le génie du christianisme venait de me passer sous les yeux.

. Stage de rapt chez Scipione Borghese .

J’ai descendu la via Vittorio Veneto