Rupture - Julien Sabidussi - E-Book

Rupture E-Book

Julien Sabidussi

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Beschreibung

Ce qui relie Valentin, Lucien, le président Alain Duchesne et Mathieu ? Une rupture aussi brutale que soudaine avec leur environnement, leur quotidien, et leurs croyances. Entre un voyage temporel, une traversée paranormale, une chute sociale vertigineuse, et un traumatisme violent ; Chacun d'eux devra faire preuve de courage, d'abnégation, se révéler et affronter une expérience qui bouleversera leur vie à tout jamais. Des rencontres touchantes, de l'aventure exaltante, de la passion, des secrets, de la peur, mais aussi des espoirs, du rêve et du rire se joindront à de profondes questions existentielles, jusqu'alors laissées en suspens. En sortiront-ils indemnes ?

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Seitenzahl: 250

Veröffentlichungsjahr: 2022

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TABLE DES NOUVELLES

DANS UN AUTRE TEMPS

LA ROUTE DES AMES PERDUES

LA CHUTE

FACE AU SILENCE

DANS UN AUTRE TEMPS

I

Voilà une nouvelle journée qui commence. Une journée favorable, semble-t-il, le temps est au beau fixe. J'avale mon café en scrollant l’actualité sur mon smartphone, passant d’une nouvelle désagréable à une autre sans éprouver la moindre émotion, captant temporairement mon attention tout au plus. Alain Duchesne réélu, c’était écrit d’avance, aucune surprise… La guerre en Ukraine, on se doute déjà où tout cela va nous mener, mais nous n’y pouvons rien, si ce n’est observer, attendre, puis subir. Je jette un oeil furtif sur mes réseaux sociaux, jonglant entre le selfie d’une « amie » s’affichant au milieu d’un cadre de carte postale, tout sourire, jonchée de commentaires élogieux ; ou bien les héros 2.0 s’insurgeant, le temps d’un post ou d’un tweet, face aux violences qui sévissent dans le monde ; ou encore des gens se montrant à danser sur des musiques futiles, amusant pendant trente secondes leur public en constante demande de distraction, voulant tuer le vide par le vide, le néant par l’insipide ; puis finir par des vidéos de chatons: le grand classique, me direz-vous… Ne voyant pas le temps passer, je file me préparer, m’habiller, et cours pour attraper mon bus, afin de me rendre au travail. Une nouvelle journée comme toutes les autres, en somme. Je me trouve assis au milieu du bus, rangée de droite, côté fenêtre. Je rêvasse, les yeux dans le vide, traversant la Petite Ville pour ensuite rejoindre l’autoroute menant à la Grande Ville, métropole sujette de toutes les convoitises, une ville extrêmement dynamique, riche, où j’ai la chance de travailler. Enfin, la chance… Cela reste relatif. Très vite, mes rêveries se voient stoppées par des bruits désormais quotidiens, à savoir du rap à fort volume sur le téléphone d’un jeune homme en jogging basket, duvet voulant ressembler à une moustache sur un visage insignifiant, un regard vide, un sourire niais, une expression plate. Cela ne serait pas suffisamment pénible s’il n’y avait pas un enfant en bas-âge hurlant avec douleur, sans ne laisser aucun répit, ni à sa pauvre mère tentant désespérément de lui faire retrouver un semblant de silence, ni pour nous, pauvres voisins que nous sommes, pour qui même un trajet en bus ne peut résister à la tentation de nous importuner l’existence. Nous râlons intérieurement et haïssons presque tant jogging basket que bébé hurleur, mais nous abdiquons sans bataille, sans panache, parce que c’est ainsi, aujourd’hui. Il faut vivre avec son temps. La sortie de ce bus fait l’effet d’une profonde délivrance, je ravale ma haine et continue mon chemin, faisant mine de rien, me dirigeant vers mon lieu de travail : le fast food. Chaque fois que je passe devant et que je m’apprête à y entrer, je me demande où est passé le jeune homme que j’étais, autrefois, qui rêvait d’idéal, qui rêvait de servir à de grandes causes, à faire bouger les lignes et contribuer à un avenir meilleur… Chaque matin, désormais, je capitule. Je me range, je mets mon ego, mes rêves, mes ambitions au placard, je les enferme à quadruple tour, et deviens le petit employé, cet « équipier polyvalent », pour ne pas dire : ces petites mains interchangeables, jeunes, et « flexibles », que ces boites américaines aiment tant exploiter. Je capitule et sers la main du Diable, parce que c’est ça ou je crève. Tout simplement. Je traverse les couloirs, croise des collègues et commence alors la série des « salut, ça va ? », avant de me mettre en tenue, badger, et débuter ce que je dois à la société pour vivre dignement. Du moins, théoriquement. Courir partout, enchaîner les commandes, déambuler dans la salle, plateaux emplis de burgers dans les mains, et subir les regards tantôt empathiques, tantôt méprisants, appréciant la défaite qui se lit dans mes yeux, rassurant certains dans leurs propres échecs ; ou bien m’occuper des boissons, remplissant les gobelets à une vitesse robotique, les alignant par taille et par nature de soda, le tout sans réfléchir, surtout ne jamais réfléchir. Cela ferait perdre du temps, et ici, au fast-food, le temps est précieux. Le manager nous tourne toujours autour, nous dictant le rythme à suivre, nous autorisant à boire ne serait-ce qu’un verre d’eau s’il est de bonne humeur, et remontant légèrement les bretelles si la cadence n’est pas respectée ou que l’on a eu le malheur de réfléchir. Cette fois, il semble content de moi, j’ai bien travaillé, j’ai été un bon robot. J’ai le droit d’aller porter les poubelles et d’aller les balancer dans le grand container à l’extérieur, je suis heureux. En revenant, je me dépêche de remettre une table en ordre, la trouvant dans un état proche de l’Apocalypse, et face à mon regard quelque peu agacé, me voit avoir le plaisir d’entendre l’un des clients, vêtu d’un costume deux pièces lui donnant visiblement une importance que j’ignore encore, me lâcher, tout sourire, un « bah quoi ? T’es payé pour ça, non ? » avant de partir, me riant au nez, encouragé par son camarade lui tapant sur l’épaule. Lors de la pause, je suis au milieu d’une poignée de collègues dans une salle exiguë et minuscule, dévorant avec appétit le repas tout droit sorti des cuisines, auquel mes « points » me donnent droit. Aujourd’hui, j’ai donc un burger de mon choix, ce sera le Mc Chicken, accompagné d’une petite salade, histoire de dire que c’est bien healthy, avec un Mc Flury en dessert, un classique, une légende, une valeur sûre. Avec un Mc Flury, on ne peut qu’aller bien. Je pourrais même en faire une pub. Le Mc Flury, c’est la vie. Au milieu de la petite tablée carrée, coincé entre le micro-onde et un évier de kitchenette d’étudiant, j’écoute les conversations tournant autour du travail, des clients lourdingues, de la prime que l’on n'aura pas, ou alors, pour ceux voulant se changer les idées, parlant du match de championnat de foot de la veille, ou bien des derniers ragots circulant au sein de l’équipe. Je me vois, accoudé à mon coin de table, la tête dans ma main, les regarder, les observer, et me demander, en fin de compte, quel est le sens de tout cela ? Pourquoi suis-je ici, vivant sur cette Terre ?

Une fois mon dur labeur terminé – du moins pour ce service-, je regagne le vestiaire, vidé, dégouté, croisant mon reflet dans le miroir au-dessus du lavabo et remarque avec stupeur qu’il ne reste plus rien de ce pianiste passionné et prometteur que je fus, dans un autre temps, dans une autre vie… Je reprends alors le bus retour, traverse le sud-est de la Grande Ville, sous ces lumières artificielles, ces hauts bâtiments esthétiques et imposants, ces rues bondées et ces routes bouchées, avant de retrouver la Petite Ville, jonchant la zone commerciale au bord de grands axes routiers, puis s’approchant du centre où quelques boutiques et restaurants résistent encore à la concurrence déloyale, où plusieurs dizaines d’adolescents armés de leurs sacs à dos descendent des bus et colorent les ruelles, avant de finalement rejoindre mon appartement au quatrième étage de cet immeuble des Habitations Sociales, verrouillant la porte et m’enfermant dans ma bulle pour fuir ce monde au moins pour quelques heures. Je pose mon sac, ma veste, me mets enfin à l’aise. J’allume la télé, le Président Duchesne et ses sbires fêtent leur victoire, pendant que des antifas saccagent tout et se battent inlassablement contre les forces de l’ordre… C’est cool, on aura droit au même spectacle pendant encore cinq ans de plus. Je reçois à cet instant une notification venant de mon appli de rencontre. Je regarde. Un like m’est destiné, venant d’une certaine Magalie, jeune étudiante à la Grande Ville. Brune, un piercing dans le nez, des tatouages éparses, le regard éteint, la moue boudeuse, et des filtres voulant faussement apparaitre vintage… Eh bien, que cela me donne envie, dites donc ! Voyons la biographie, peut-être y deviendra-t-elle plus intéressante, ne jugeons pas trop vite. Veut trouver un mec avec qui boire un verre en terrasse et regarder des séries Netflix. Se dit être une connasse, chiante, râleuse, toujours en retard, et, après un petit pavé des plus misandres où elle semble régler ses comptes avec ses ex compagnons, la voilà nous faire ensuite une liste de courses, des plus précises, des plus arrêtées, décrivant son mec idéal. Je ne pensais pas devenir un produit de consommation, c’est maintenant chose faite. Me voilà ravi. Cette journée se termine donc comme hier et probablement comme demain. Avec la volonté de fermer les yeux et de tout oublier, d’oublier ce monde déliquescent courant à sa perte, et oublier le fait que je sois bien obligé de faire comme si tout cela me convenait et qu’un avenir s’y écrivait. Ce soir, je clos mes paupières en ayant le souhait le plus profond de me réveiller dans une autre réalité, dans un autre moi, dans une autre histoire. La mienne me devient bien trop lourde à porter, les forces m’échappent et s’évaporent dans la brume de mes pensées. Je lâche donc la corde et capitule. Pour de bon.

Le réveil sonne. Que dis-je, il fanfaronne ! Il me fait sursauter de mon lit, je ne le connaissais pas aussi vindicatif ! J’ouvre les yeux, l’incompréhension me guette. Je ne reconnais plus ma chambre. J’observe autour de moi, cette pièce renfermée, ces murs vêtus d’un papier peint à carreaux rouges sur un fond verdâtre, ce lustre archaïque me dévisageant de ses hauteurs au centre de la pièce… Mais où suis-je, nom d’un chien ?! Je me redresse, me tourne vers ma table de chevet, sursaute une seconde fois face à ce que je découvre. Mon smartphone a disparu ! Totalement volatilisé ! A la place se trouve un vieux réveil, couleur bois brun, fortement encombrant, et hurlant comme de plusieurs voix. Je me lève en quatrième vitesse, cherche dans chaque recoin de la pièce où peut bien se trouver ce fichu téléphone… Pas moyen de mettre la main dessus ! J’ouvre alors la porte de la chambre, marche énergiquement à travers l’entrée puis le salon. Je m’arrête net. Je ne reconnais plus chez moi. L’appartement est le même, aucun doute, mais tout est métamorphosé. Des murs, toujours en papier peint, d’où le gris et le marron ne semblent décider qui assombrit le plus la surface ; un vieux canapé en cuir, sur lequel se trouve deux coussins semblant avoir vécu un siècle, visiblement tricotés main. En face se trouve une télévision de la profondeur d’une machine à laver, un petit écran ridicule placé au centre, jonché d’énormes boutons, et de petites plaques en bois, ouvertes chaleureusement sur chaque côté. Mais que s’est-il passé ? Est-ce une blague ? Une caméra cachée ? C’est encore tendance, les prank, sur YouTube ? Commençant à être pris d’inquiétude, je sors de chez moi, enfin, ce qui semble être chez moi, referme la porte brusquement et descends les escaliers en cavale, avant de rejoindre la rue. Comme une façon de me rassurer, que tout cela n’est qu’une mauvaise farce, une surprise dans le but de m’effrayer, mais que tout rentrera bientôt dans l’ordre… Je m’arrête alors d’un coup sec. Je n’en crois pas mes yeux. Je dois rêver, ce n’est pas possible autrement. Pitié, dites-moi que je rêve. Les petits commerces en bas de chez moi me sont méconnaissables. Un cordonnier en face, une boulangerie dans l’angle, une boutique de chapeaux à ma gauche… Les hommes sont vêtus d’un style ancien, portant tous un béret, des costumes aussi chics que rétro, l’un déambulant avec une baguette de pain à la main, un journal dans l’autre. Les femmes portent toutes des robes longues, ont des coiffures distinguées, des serre-tête, certaines se voient décorées de colliers de perles. À les observer, j’ai l’impression de m’être immergé au milieu d’un film avec Jean Gabin. Sans parvenir à y croire, j’avance, lentement, timidement, pris entre un subtile mélange d’angoisse et d’incrédulité enfantine. Je dois être en train de rêver. C’est indéniable. D’ailleurs, je devrais me pincer, ça me réveillerait certainement… Aïe ! Non, je suis toujours là. C’est que je dois rêver vraiment fort, alors. J’ai le sommeil épais. Tiens, un journal se trouve par terre, devant moi. Je ne pensais pas le dire un jour, mais je serais rassuré, là, de voir Alain Duchesne en faire la couverture. Pour une fois, ça apaiserait cette panique indescriptible qui m’habite à présent. Je saisis le journal, le retourne. Tout à coup, mon sang se glace. 27 avril 1958. Je me tiens là, au milieu de la rue, les mains tremblantes, le souffle court, les yeux écarquillés, mes jambes figées, ne semblant plus pouvoir produire le moindre mouvement sous peine de m’écrouler lamentablement. Je ne comprends pas ce qu’il m’arrive, je dois être en train d’halluciner. Ce n’est pas possible. Que quelqu’un me réveille, et vite ! Je parviens finalement à reprendre ma respiration, et me mets à courir comme un dératé, essayant de trouver un repère, quelque chose qui me semble familier, un indice, une issue quelconque. Je franchis une autre rue, aperçois un bistrot visiblement animé, percevant des mouvements, des voix puissantes, et des rires décomplexés. J’ouvre brusquement la porte, le silence s’installe alors instantanément. Une vingtaine d’hommes s’y trouvent, se retournent, et me regardent sans broncher. Le vacarme se brise aussi soudainement que je franchis le pas. Leurs regards montrent, autant que le mien, une interrogation ardente, ce qui nous fait déjà au moins un point commun. Je cours vers le barman, qui me fixe d’un drôle d’air, comme si je venais d’une autre planète, lorsque je m’accole nerveusement au comptoir.

« Excusez-moi, monsieur, je… Je suis perdu ! Est-ce que vous pouvez me révéler quel jour sommes-nous, s’il vous plait ?? » à moitié essoufflé, appréhendant sa réponse. Le barman ne répond pas immédiatement, échange un regard amusé avec les hommes assiégés face à lui, les prenant à témoin. « On est vendredi, monsieur. » se contente-t-il de me répondre, essayant de masquer son sourire quelque peu moqueur. « D’accord, mais quelle est la date ?? Est-ce que vous pouvez me dire la date, s’il vous plait ?? » j’insiste, comme si ma vie en dépend.

« On est le 27. »

« 27 quoi ?! » je hurle, m’agrippant au comptoir, attirant encore davantage l’attention de tous les clients de ce bistrot, désormais plongé dans un silence de cathédrale.

« 27 avril. 58. » Le dernier nombre me fait l’effet d’un coup de matraque sur le crâne. Je suis littéralement sonné. Je me retourne, tente de marcher, mais sens que je vacille. Je me retiens sur une table, posée là, à ma droite. L’un des clients du comptoir me vient gentiment en aide. « Bah alors ? T’es pas dans ton assiette ? Qu’est-ce qui t’arrive?» me demande-t-il, d’une voix rauque, d’un geste à la fois amusé, et tout de même volontaire. Il porte une moustache blonde, un nez de boxeur au milieu du visage, et des yeux bleus couleur ciel, un regard franc, expressif, qui semble avoir déjà bien trop vécu pour l’âge qu’il porte.

« Je… Je ne sais pas ce qu’il m’arrive… C’est… C’est pas possible ! C’est pas possible ! » je bafouille, tentant de reprendre mes esprits, et mon équilibre.

« Celui-là, mon grand, il n’a pas bu que de l’eau !» ricane un autre, vouté, arborant un béret bleu marine, la cinquantaine bien tassée.

« Aller, viens. On va t’allonger. » me dit alors le premier à la moustache blonde. Il me prend avec lui, je me laisse guider, peinant à tenir sur mes jambes, tant le choc me submerge. Lui et le barman m’emmènent alors à l’arrière du bar, me font entrer dans une chambre de bonne, dont la décoration ressemble étrangement à cette chambre découverte en me réveillant, ce qui accentue davantage le sentiment d’angoisse. Je m’allonge sur le lit qui m’est proposé, on me donne un verre d’eau. Une femme débarque, me regarde d’un air inquiet, et dit:

« qu’est-ce qu’il lui est arrivé, à cet homme-là ? » sur un ton assuré, un phrasé chantant.

« Il a perdu la tête. » lui répond moustache blonde. Voilà que la femme repart, puis revient deux minutes plus tard armée d’un gant de toilette baigné dans l’eau froide, qu’elle me pose délicatement sur le front. Je ne comprends plus rien. Je ne sais pas où je suis, ce que je fais, qui je suis, qui sont ces gens… Usé par toutes ces émotions, je finis par m’endormir, dans l’idée de me réveiller de ce mauvais rêve, troublé et annihilé par l’inconnu qui se dévoile, me laissant à espérer revenir dans cette vie qui, bien que morose, déprimante, et spectrale, avait au moins le mérite d’être la mienne.

J’ouvre un oeil. La vision est confuse. J’entends parler, autour de moi. J'entrouvre les paupières. Moustache blonde me regarde, l’air tracassé, fronçant quelque peu les sourcils, à côté de la femme au gant de toilette dont la curiosité à mon égard ressemble à un puit sans fond.

« Ça va, mon gars ? Tu reviens à nous ? » me lâche brusquement l’homme, d’une voix qui me semble étrangement familière. Je l’ai déjà entendue quelque part, j’en suis certain… J’observe autour de moi, rien n’a changé. Toujours la même décoration d’après-guerre. Pas laide, cependant. C’est un style. Mais je ne comprends toujours pas ce que je fais là. Les mots me manquent.

« On… On est toujours en 1958 ? » je demande, fébrilement, tremblant de désespoir, telle une tragédie grotesque. Moustache blonde regarde alors la femme, l’air de se faire du mouron, et me répond: « Tu sais que la machine à remonter le temps n’existe pas ? »

Exténué par la peur et les larmes, je finis par me rendre. L’énergie me manque, j’accepte mon sort. Me voilà à table, dont la nappe colorée me rappelle bizarrement celle de ma grand-mère, dans mes bribes de souvenirs d’enfance. On me sert à manger. Moustache blonde est à côté de moi.

« Moi, c’est Pierre. Tout le monde ici m’appelle Pierrot. » me dit-il en me tendant la main, un sourire franc et amical aux lèvres.« Enchanté, Pierre. » je réponds, timidement, secoué par sa poigne virile.

« Moi, c’est Valentin. » j’ajoute, entre deux bouchées.

« Valentin ? C’est plutôt rare, par ici. » s’étonne-t-il. Très vite, la discussion prend vie. Cet homme, sous ses airs renfrognés, un peu « vieux de la vieille», est d’une ouverture et d’une sympathie sans égale. Il n’a pas un an de plus que moi, pourtant je sens chez lui des cicatrices encore vives. Je vois à ses gestes, à son énergie, sa vitalité débordante, à son caractère bien trempé, et à son regard, un tempérament volcanique qu’une vie de douleurs sourdes a probablement façonné. Lentement, mon angoisse d’alors diminue. Je recouvre peu à peu mes forces. Je contemple autour de moi… Ce n’est pas si mal, ici, finalement.

Le lendemain matin, rien ne change. Toujours le même papier peint carrelé, le même réveil féroce, et mon smartphone aux abonnés absents. Par réflexe, dans le doute, j’essaie de faire comme avant, tenter d’attraper mon bus et d’aller au fast-food, retourner à mon travail, revoir mes collègues, mon Mc Flury, dans l’idée de retrouvailles illusoires avec ce qui semble désormais représenter mon passé… Le bus parait avoir subi une transformation vintage des plus réussies ! Les sièges sont inconfortables, les gens se tiennent debout, maintenus à une barre métallique longeant la surface, laissant profiter à autrui les arômes de leurs aisselles matinales. Mais curieusement, aucun bruit nuisible ne vient stopper mes rêveries durant le trajet. Les hommes, costumés, portant des chapeaux, consultent silencieusement le journal. Les femmes, d’une élégance déconcertante, discutent ou se prennent à des absences furtives, les yeux rivés sur le paysage qu’offre ce voyage. Les gens savent se tenir, se respectent, et tout se déroule harmonieusement. Je reconnais mon arrêt, je sors du bus avec un sentiment étrange, inhabituel… Je n’ai plus rien à refouler. Cette sensation m’est parfaitement étrangère. Je continue de marcher, m’approchant de la zone où se trouve le fast-food et… Ce n’est pas possible… Il n’est plus là ! Il n’existe plus ! Mais que dois-je faire ? Où est-ce que je travaille ? Quelle est ma vie, désormais ? L’angoisse me reprend soudainement, je peine à respirer. Je cours dans un sens puis dans l’autre, essayant vainement de concevoir des réponses, de trouver un chemin me menant à bon port. Les gens me regardent tous, me dévisagent. Je regarde à nouveau face à moi, là où se trouvait, jadis, le restaurant, et voit s’illustrer à la place une épicerie, à la devanture quelque peu nostalgique, chargée de couleurs vives en fond, et arpenté de grandes lettres façon bande dessinée au premier plan. Une idée me vient alors à l’esprit. Elle me taraude, m’obnubile, me saisit douloureusement le ventre. Je me dis qu’après tout, ça ne coûte rien de demander, d’essayer. Au moins je serais fixé. Je marche alors d’un pas décidé vers la boutique, ouvre la porte, déclenchant une cloche annonçant ma présence. Une femme se tient à la caisse, arborant un large sourire. Elle m’observe tout du long. Comme si, dès mon entrée, quelque chose clochait, sonnait faux.

« Bon… Bonjour. » je commence, en hochant la tête pour la saluer. Elle me répond de même, conservant son sourire figé.

« Est-ce que… hum… Est-ce que par hasard… » je tente de formuler ma question que je sais d’avance parfaitement saugrenue, sous le regard intrigué de la femme.

« … Je travaillerais ici, habituellement ? » je finis par sortir, bêtement. Un silence s’installe. Les yeux de la femme en disent long, je me sens encore appartenir à une autre galaxie. Le malaise est palpable.

« C’est-à-dire ? » finit-elle par demander, perdue dans le vague de mon questionnement.

« Eh bien… Auparavant, je travaillais ici, à cette adresse… Je me demandais donc si… hum… De fait, à présent, je travaillais là ? » je tente d’expliquer, confus.

« Je ne saisis pas bien votre demande, monsieur…» avoue alors la femme, désemparée.

Je me tourne afin de repartir, rebrousser chemin et oublier cette honte au plus vite.

« Vous… Vous cherchez du travail ? » finit-elle par ajouter soudainement. Une lumière jaillit.

« Heu… Du coup, oui ! Je… Oui, je cherche du travail ! » je réponds, opportuniste.

« Vous êtes motivé ? » elle me demande, faisant réapparaitre son sourire.

« Heu… Oui, bien sûr ! Toujours ! » je dis avec conviction, tentant désormais de rattraper les débuts calamiteux de cette conversation.

« Vous avez déjà travaillé dans un commerce ? » continue-t-elle, soudainement intéressée.

« Commerce et restauration, et ce, depuis huit ans, chère madame ! » je réponds avec panache.

« Alors venez demain, à 8 heures tapantes. On arrangera tout ça. » dit la femme, d’un ton solennel. Je la regarde, peinant à y croire. Je viens de trouver du travail au bout de cinq minutes. Même en ayant l’air d’un martien ! Tous mes souvenirs de galères, de dizaines de cv envoyés dans le vent, d’appels téléphoniques décourageants, de stages et contrats précaires qui n’en finissaient jamais, de découverts bancaires me causant des cauchemars ; tout remonte soudainement à la gorge… Je regarde autour de moi. Inspire profondément. Ce n’est vraiment pas si mal, ici, finalement.

La semaine passe, et un drôle de sentiment m’enivre un peu plus chaque jour. Mon nouveau boulot à l’épicerie me plait, m’offre davantage de responsabilités, j’ai le temps de réaliser les tâches correctement ; les clients sont, pour la plupart, polis voir agréables, nous échangeons de la pluie et du beau temps et certains ont toujours le bon mot pour rire. Les journées sont longues, les méthodes sont rustres, et l’encaissement demande un travail en calcul mental et une mémorisation des codes à chaque instant, mais j’ai la sensation de respirer, de me sentir utile, de prendre enfin du sens au mot travail. Les produits sont de qualités, ici, on ne vend que du local. Les producteurs viennent directement fournir la marchandise, et ce que je vois parfois attise ma gourmandise et mon appétit vorace. J’en oublie même le Mc Flury, c’est dire ! Pierrot devient un ami, nous partageons beaucoup de choses, de points de vue. Il semble étrangement parfois en avance sur son temps. Derrière son costume d’ouvrier colérique demeure une âme sensible et éveillée qui me touche particulièrement. Chaque soir, après le travail, je le retrouve au bistrot, où nous refaisons le monde à notre façon, avec nos mots, nos sensibilités, nos vécus distincts, accompagnés de Thierry et Raymond, des copains à lui. Je retrouve ici une telle convivialité, un tel bonheur de vivre, d’être ensemble, de partager des choses simples, que je m’en vois de plus en plus… changé. Plus sociable, plus ouvert sur autrui. Voir des «vrais gens » du quotidien m’apporte un certain baume au coeur que j’avais perdu depuis bien longtemps. Je me rends compte d’ailleurs que depuis plusieurs jours, je ne cherche plus mon smartphone. Je n’en ressens plus le besoin. Il est devenu un objet comme un autre. Je n’ai plus rien à fuir, désormais…

Lors de mon jour de repos, je décide de profiter un peu d’un de mes loisirs favoris, à savoir la lecture. Problème… Je n’ai plus aucun livre. Il doit bien y avoir une librairie quelque part, ici. Google ne me fournira pas la réponse, je devrai la trouver moi-même… Je regarde dans les rues, chaque commerce, chaque vitrine. Je demande à des passants, l’un d’eux finit par me préciser le bon endroit. Je me tiens face à l’entrée de la librairie, souriant face à cette devanture une nouvelle fois «vintage ». J’entre, la cloche sonne de nouveau ma présence, fait quelques pas dans cette boutique d’un genre nouveau, du moins à mes yeux, puis reste scotché, vissé sur le sol, le souffle coupé. Le temps s’arrête. Mon champ de vision rétrécit, je suis littéralement happé. La plus belle femme que je n’ai jamais vu. Elle est là, à quelques mètres de moi, rangeant des livres, chantonnant un air jovial, avant de se tourner vers moi, le regard vif, et un sourire à fondre à-même le sol. Des cheveux châtains soyeux, milongs, légèrement ondulés sur les boucles, une coiffe souple, féminine. Des yeux d’un bleu limpide, d’un bleu céleste, un visage charismatique, le nez fin, la bouche généreuse, le sourire angélique et empli de caractère. Elle arbore à merveille une robe blanche fleurie, allongeant son corps svelte, élancé, et affirmant son élégance sans commune mesure. Je ne parviens plus à bouger, ni à empêcher ma bouche de s’ouvrir, et mes yeux de l’admirer sans retenue. Jamais je n’avais vu un tel charme, une telle beauté. Elle symbolise tout ce que la femme peut être de plus noble, de plus sensuel, tout en simplicité et en naturel. Je ne la connais que depuis trente secondes, mais déjà, j’en suis follement amoureux. C’est puéril, c’est stupide, mais qu’importe ! Je l’aime et je sais que je l’aimerai encore bien plus ensuite car c’est elle. J’en éprouve la certitude.

Elle est affirmée, exhale une joie de vivre dévorante, à la fois une personnalité que je ressens franche et combative, mêlée à une douceur sans égal. Elle continue de me fixer longuement. Nous nous regardons ainsi sans prononcer le moindre mot. Je sens mon pou s’accélérer aussitôt.

« Bonjour, je peux vous aider ? » finit-elle par demander, tout sourire, en s’approchant, les mains dans le dos.

« Bonjour, oui, je… Je voudrais trouver le livre qui explique comment une femme peut devenir aussi majestueuse que vous. Vous auriez cela, éventuellement ?» je lâche, feignant une assurance décomplexée, mimant une gestuelle à la James Dean. Elle rit, hilare, penchant la tête vers l’arrière. « C’est la première fois qu’on me la fait, celle-là ! Bien trouvé!» répond-t-elle, conservant son vaste sourire ravageur. Dans mon « ancien monde », au mieux, j’aurais pris un vent, au pire, j’aurais été dénoncé sur Twitter. Je commence de plus en plus à savourer ce voyage… « Non, plus sérieusement, je chercherais un livre sociétal, qui me permettrait de mieux comprendre notre époque. Est-ce que vous auriez cela ? » Elle maintient son sourire, et m’indique volontiers vers les livres qui pourraient m’intéresser. Je ne peux m’empêcher de la regarder marcher, tout en finesse, tout en élégance, tout en raffinement. « Voilà, j’espère que vous accèderez à votre bonheur, monsieur!» conclut-elle ensuite, se tenant très proche de moi, me laissant profiter de son doux parfum rosé absolument exquis. Je la remercie et la regarde repartir derrière moi. Je vais revenir le plus souvent possible dans cette librairie. Cette jeune femme est mon graal, mon utopie. Je veux qu’elle soit mienne. Je le veux terriblement.

Rentrant chez moi, montant les escaliers, je croise une voisine, déballant les marches dans le sens inverse, le visage tuméfié, tentant de refouler ses larmes. Je l’arrête, lui tenant le bras, la regarde plus longuement, observant un oeil au beurre noir profondément marqué. Elle pleure en silence, tente de s'arracher à mon emprise, mais j’insiste légèrement. « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Dites-moi, n’ayez pas peur ! » je lui demande, concerné.

« C’est rien ! Je suis tombée… » me dit-elle, sans y croire. Je comprends très vite qu’il y a anguille sous roche. Je continue.

«C’est votre mari ? C’est lui qui vous a fait cela ? » Elle me regarde en panique.

« Ne dites rien ! C’est pas grave ! Je… Ne dites rien, s’il vous plait ! » rétorque-t-elle, tentant de sécher ses larmes, insistant pour que je lui lâche le bras. Je m’exécute. Elle descend les escaliers dans la seconde, sans même me regarder.

« C’est grave, ça, madame ! Il ne faut pas laisser faire ! » je lance à haute voix à travers les étages, sans parvenir à attirer son attention. Je me demande quel doit-être le numéro dédié à ces problèmes. C’est dans ce genre de moments que le smartphone serait bien utile…L’annuaire a peut-être la réponse? Je fonce monter chez moi, et cherche un numéro, une association, quelque chose qui permettrait de traiter ce fait inacceptable qui vient de m’être délivré. Dans mon « ancien monde », ce n’était pas ce qu’il manquait, on ne laissait pas passer ce genre de choses. Je tourne les pages, encore et encore. Rien. Dois-je appeler la police ? Encore une fois, ça ne coûte rien d’essayer. Mieux vaut être fixé. J’appelle, je tombe sur un agent, lui explique la situation.

« D’accord, très bien, monsieur. Nous ferons le nécessaire. Au revoir. » Rien de plus. Il va me falloir attendre. J’ai tout de même la sensation que ce genre de méfaits ne préoccupe pas particulièrement les autorités… Etonnant.