Ses yeux de fougère - Martine Alcobia - E-Book

Ses yeux de fougère E-Book

Martine Alcobia

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Beschreibung

Laura, soignante formée dans les années 30, voudrait croire aux progrès de la médecine malgré ses pratiques obsolètes. Fascinée par la personnalité de Nadja, obsédée par son destin à la fois exaltant et tragique, elle part sur ses traces à Paris. Séduite par les valeurs surréalistes, elle rencontre l’amour qu’elle rêve absolu. Cependant, tout change pour elle lorsqu’elle fait la connaissance d’Éva, marquée, elle aussi, par la violence de l’enfermement, sous l’Occupation. Celle-ci cherchera son chemin à travers la forêt attirante, mais dangereuse, la forêt des désirs et des peurs. "Ses yeux de fougère" questionne la personnalité de Nadja, héroïne d’André Breton, en levant un pan de voile sur la réalité de sa santé mentale.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Martine Alcobia a contribué à plusieurs ouvrages collectifs consacrés à Flaubert. Lectrice acharnée, elle concrétise son désir d’écriture avec le présent ouvrage, un roman saisissant.

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Martine Alcobia

Ses yeux de fougère

Roman

© Lys Bleu Éditions – Martine Alcobia

ISBN : 979-10-422-1318-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

I

Un soir d’octobre 1926, après avoir déambulé dans Paris, un couple pousse la porte du seul bar encore éclairé, rue Saint-Honoré. La femme est blonde ou plutôt châtain très clair, l´air lointain, empreint d´une certaine fierté. L’homme, capte immédiatement l’attention des quelques derniers clients par sa prestance, son regard magnétique. Quelque chose d’indéfinissable, d’énigmatique se dégage d’eux. Ils s’accoudent tous les deux au comptoir, à peu près en face d’où est assise Laura en ce moment.

C’est surtout elle qui parle. Lui, est suspendu à ses lèvres, comme envoûté par ce qu’elle lui dit. Mais, soudain, elle se tait, se met à regarder fixement une bande de mosaïque qui tapisse le comptoir et se prolonge sur le sol, complètement absorbée dans la contemplation de ces petits carreaux blancs et noirs, formant des espèces d’éventails. Son expression traduit un trouble qui prend possession d’elle. Elle semble hypnotisée par le motif répétitif qui court sous ses pieds jusqu’aux recoins de la salle carrelée. On dirait qu’elle y voit des présages funestes. Son visage exprime de la peur, presque de l’effroi, comme si lui apparaissait une inquiétante vision de l’au-delà. Ce qu’elle entrevoit lui est insupportable au point qu’il lui faut quitter cet endroit, habité par on ne sait quelles présences néfastes. Il faut fuir, sans se retourner. Et c’est ainsi qu’elle sortit du bar, suivie de son compagnon.

Dans quel état se trouvait cette femme pour réagir d’une façon irrationnelle, si imprévisible ? Que s’était-il donc passé ici même, il y a plus de dix ans ?

— Vous êtes venue pour ça aussi ? demande le garçon qui apporte son café à Laura. Je ne vois pas ce qu’il a de spécial ce carrelage ; il y en a de pareils dans d’autres cafés. Il paraît que c’est à cause d’un livre, une histoire surréaliste.

Laura se contente d’ébaucher un sourire d’un air entendu. Elle le connaît par cœur, ce livre. Elle se demande combien de lecteurs d’André Breton sont venus au bar Le Dauphin pour essayer de comprendre. Ils en ont été pour leurs frais. Cette mosaïque n’a absolument rien d’étrange. Il faudrait plutôt chercher l’étrangeté du côté de cette femme mystérieuse. Elle avait choisi de s’appeler Nadja, et le hasard l’avait placée sur le chemin du pape du surréalisme au détour d’une rue de Paris. Sensible à l’attention que lui porte l’écrivain, séduite par son charisme, elle laisse libre cours à de curieuses intuitions. André Breton est troublé, ému. De cette rencontre naîtra un livre, le célèbre Nadja.

— Je vous conseille de ne pas fixer trop longtemps cette mosaïque, vous risquez le vertige !

Laura, plongée dans ses pensées, se tourne, surprise, vers le jeune homme qui s’adresse à elle. Elle l’avait vu en arrivant, assis à une table voisine, avait remarqué les boucles sur le dessus de sa tête penchée sur un petit calepin en moleskine. Amusée par le ton léger de son interlocuteur, elle lui renvoie son sourire :

— Vous pensez qu’elle a vraiment ce pouvoir, qu’elle provoque un effet de ce genre ? Je ne ressens rien, moi, contrairement à l’héroïne de Breton, ajoute-t-elle en voyant qu’il regarde le livre posé à côté de sa tasse.

— C’est tout le mystère de Nadja ! dit-il. En cela réside le charme du livre. Breton a pris le parti de ne pas donner d’interprétation, c’est ce qui rend l’ouvrage si fascinant. Vous ne trouvez pas ?

Laura est en présence d’un connaisseur. Profitons de l’occasion, pense-t-elle, d’autant plus que ce jeune homme est charmant et désireux de converser. Elle préférerait ne pas avouer ce qui pourrait passer pour un manque de culture, mais après tout, tout le monde n’est pas censé avoir lu du Breton.

— Je dois dire que je suis moi-même fascinée, mais j’ai envie de comprendre un peu mieux, je ne suis pas versée dans le surréalisme !

— Qu’à cela ne tienne ! Vous permettez ? dit-il en avisant la chaise libre à sa table. Pierre, Pierre Lavenant.

—  Oui bien sûr, je vous en prie. Moi c’est Laura…

— Enchanté Laura ! Au début, on peut se sentir un peu perdu, comme les personnages eux-mêmes d’ailleurs. C’est comme en poésie, on peut lire sans tout comprendre, ça ne nous empêche pas d’apprécier. Je viens régulièrement ici, et je me rappelle à chaque fois ce passage de Nadja. Très étrange. Breton note de petits incidents au long de leur promenade dans Paris et notamment ce que dit sa compagne lorsqu’ils se retrouvent sur la place Dauphine, avant d’arriver ici.

— Oui, je me souviens, c’est là où Nadja a aussi éprouvé quelque chose de très fort : elle voit des galeries souterraines qui passent sous cette place à l’époque de la Révolution, elle parle de la Conciergerie et de Marie-Antoinette et ajoute même qu’elle a vécu dans l’entourage de la reine, dans une autre vie.

— Et quand ils entrent ici par hasard, il est question d’une série de coïncidences comme elle le souligne elle-même : la place Dauphine, le bar Le Dauphin et Breton nous dit aussi que ses amis l’appelaient parfois le Dauphin. Vous l’avez sans doute ressenti, ce besoin de trouver un sens à un recoupement de hasards qui nous surprennent. Pour les surréalistes c’est un signe révélateur de quelque chose qu’ils essayent de décrypter, c’est exaltant. Dans un sens Nadja est elle-même surréaliste sans le savoir. Ce bar n’est soudain plus un endroit quelconque, mais le lieu d’une révélation.

— Mais quelle révélation, demande Laura ? C’est qu’elle paraît complètement déstabilisée d’après ce que raconte Breton. Est-ce que vous croyez qu’elle est médium, qu’elle aurait entraperçu un épisode tragique de cette autre vie dont elle parle, en relation avec la famille royale et peut-être avec le Dauphin ? Que cette mosaïque aurait servi à établir la communication avec l’autre monde, comme le font les tables tournantes ? Bon, j’extrapole et à quoi bon essayer de comprendre ; jamais personne n’aura la solution de cette énigme.

— Ce que Breton nous laisse entendre, reprend Pierre dont l’aisance à parler de ces sujets plaît beaucoup à Laura, c’est qu’elle avait certainement des facultés hors du commun ; elle a même prédit à Breton qu’il écrirait un livre sur elle. Breton consultait parfois des devins, des voyantes. C’est ce côté devineresse qui l’a séduit chez elle aussi. Le rêve éveillé, l’écriture automatique, tout élargissement de la conscience l’intéresse, tout cela le passionne et il pense que c’est la poésie qui permettra d’explorer et de révéler les secrets de l’inconscient ; la poésie tout aussi bien ou même mieux que la science.

— Vous voulez dire mieux que la psychanalyse ?

Laura note une certaine surprise chez Pierre. Elle le sait : la psychanalyse n’est encore que rarement associée à l’idée d’une science. Alors, comment la voit-elle comme telle ?

— Breton a une admiration pour Freud et ses pratiques, répond Pierre, mais pour lui c’est le résultat qui compte, le texte poétique.

Toutes ces idées enthousiasment Laura, cependant il y a un bémol à cette passionnante rencontre de Breton avec son héroïne :

— Ce qu’a vécu Nadja est merveilleux, mais, d’après moi, c’était dangereux pour elle qui n’était pas préparée aux expériences surréalistes. Breton a exalté son don de visionnaire. Elle s’est complètement immergée dans cet univers : les prémonitions, les hasards étranges, les faits insolites, tout cela lui a tourné la tête. Breton avait-il conscience qu’ils allaient un peu trop loin ?

— Il aurait pu, répond Pierre, étant donné qu’il a fait quelques études de psychiatrie. Il devait se rendre compte de sa fragilité. Mais il était tellement impressionné par sa personnalité : une véritable héroïne surréaliste, un mélange de folie, d’imprévisible, une femme indépendante, complètement libre et touchante ; bref son idéal incarné !

— Malheureusement, elle a payé bien cher sa liberté, poursuit Laura. Nous savons comment cela s’est terminé. Breton a mis fin à leur relation assez brutalement. Elle ne l’a pas supporté. On dit que quelqu’un peut devenir fou de chagrin, mais ce n’est pas une raison pour l’interner. Elle vivait seule, sans protecteur à ce moment-là ; il a suffi d’un faux pas, d’un esclandre dans un hôtel et la voilà à l’asile. C’est le sort des femmes qui s’écartent des normes, s’indigne Laura. Je ne peux m’empêcher de voir la femme derrière le personnage, car cette femme a vraiment existé. Bien sûr les littéraires s’arrêtent au personnage mythique, étrange et fascinant.

— Détrompez-vous. J’aime la littérature et je l’enseigne. Mais je ne suis absolument pas insensible au destin de Nadja. C’est tragique. Je comprends que vous soyez touchée.

— Comment ne pas l’être quand vous comprenez sa passion absolue pour Breton, le déchirement qu’elle a dû éprouver ? poursuit Laura. Peut-on imaginer ce qu’elle a souffert ? Vous connaissez l’histoire de l’hôpital de la Salpêtrière au siècle passé ? On y enfermait des femmes gênantes pour la famille, pour la société, et bien ce n’est pas si éloigné de nous que nous le pensons. Il n’est pas facile de sortir d’un asile psychiatrique !

Laura est émue. Pierre la regarde avec une curiosité mêlée de sollicitude : il est attentif à l’expression de son visage, son regard suit le mouvement de ses cheveux bruns relevés en souple ondulation. Il plonge dans ses yeux verts, profonds comme une rivière, et se demande ce qui la fait vibrer autant.

— Vous aussi, vous êtes mystérieuse, Laura… Tellement passionnée par l’histoire de Nadja ! Peut-être à la recherche de quelque chose, je ne sais…

— Et cela vous intrigue ? demande-t-elle un peu troublée.

— Tout à fait. Et à propos je me demande comment vous vous êtes procuré cette édition de Nadja, introuvable depuis longtemps ?

Laura en profite alors pour renchérir son côté mystérieux :

— Figurez-vous que ce livre m’est apparu, comme ça, dit-elle en simulant le geste d’un illusionniste : par un concours de circonstances, un hasard dont les surréalistes raffolent.

— Racontez-moi ça ! Je suis mort de curiosité. Permettez-moi de vous inviter à prendre un verre.

Cela tente Laura, mais ce qu’elle a à dire l’emmènerait trop loin et elle réalise qu’il est déjà tard. Le café s’est rempli de monde, les conversations vont bon train, les clients, le verre à la main, s’éclatent joyeusement, tandis que la nuit tombe sur Paris. Mais elle pense à sa collègue à qui elle a promis de prendre la relève auprès d’une patiente.

— C’est une longue histoire, vous savez, et je n’ai plus le temps. Je n’ai pas vu l’heure. Je suis désolée, mais je ne peux pas rester plus longtemps. Je suis infirmière, à domicile, et une collègue m’attend.

— Alors on reporte ça à une prochaine fois ? Il y a encore des choses à échanger sur la magie du surréalisme, cette nouvelle vision de la vie, ce regard poétique sur le monde, puisque cela vous intéresse.

— Quel programme ! répond Laura. Si vous me permettez d’être curieuse à mon tour, ce petit calepin ne serait-il pas le compagnon d’un poète ?

— Mystérieuse et perspicace ! C’est vrai, je l’emporte partout et je prends pas mal de notes, je griffonne et parfois cela prend la forme d’un poème.

— Ça, c’est de la magie ! Peut-être pourrez-vous me lire quelque chose de vous la prochaine fois.

— Avec plaisir, dit Pierre. Je suis justement en train de réunir un choix de poèmes pour une future édition. Faites-moi signe quand vos malades vous laisseront un peu de répit !

Pierre serre la main qu’elle lui tend et y glisse une feuille détachée de son calepin.

— À bientôt, Laura, j’attends de vos nouvelles.

Laura chemine, songeuse, vers la bouche de métro. Elle regarde la page du calepin avant de la ranger dans son sac : le numéro de téléphone de Pierre, son nom, notés d’une écriture souple. Il ne tient qu’à elle de le revoir. Elle l’a trouvé cultivé, intéressant, charmant. Quel genre de poésie, écrit-il ? Qui est-il ? Elle réalise soudain le curieux hasard que représente cette rencontre, à l’endroit même où Nadja et Breton ont vécu un moment fort de leur histoire ! Et si c’était un signe, s’amuse-t-elle à penser. Elle n’est pas Nadja, non bien sûr, mais les mystères, les secrets elle a toujours adoré ça ! Et à propos de secret, elle en garde un, d’un certain poids, qu’elle n’a encore révélé à personne. Mais si elle décide de revoir Pierre, c’est à lui qu’elle le confiera.

II

De beaux bouquets d’arbres, de grandes pelouses rectangulaires, admirablement dessinées, donnaient aux édifices centraux de l’asile de Bailleul et de ses pavillons l’allure de villégiature qui avait d’ailleurs dominé à sa conception. Au milieu du XIXe siècle, l’asile de femmes de Lille avait été déplacé vers Bailleul. On avait choisi pour accueillir les aliénées un emplacement champêtre à l’écart des villes, offrant à ses pensionnaires la possibilité de promenades au grand air. On avait mis à leur disposition une salle de spectacle, une vaste bibliothèque et même une piscine. Après les bombardements de la Première Guerre, la reconstruction, qui avait duré presque deux décennies, avait préservé l’idée initiale. Les architectes avaient pris le soin de privilégier la clarté et l’aération dans les pavillons et les salles, tout en maintenant la sécurité par un ingénieux dispositif de fenêtres pivotantes. En matière d’équipement, l’établissement bénéficiait des progrès de la science : salle d’opération, installations radiologiques. Il était devenu l’Hôpital psychiatrique de Bailleul, où Laura commençait son stage d’infirmière en psychiatrie comme assistante du docteur Jean Renant.

En traversant la grande cour carrée encadrée par les édifices de l’administration, Laura se disait qu’elle avait de la chance de faire son stage dans cet hôpital, d’autant plus qu’elle accompagnait le docteur Renant, un cousin de son père. C’était un homme grand et fort au regard franc non dénué de douceur. Voué à l’exercice de sa profession, il était à la fois un humaniste et un idéaliste convaincu qu’une nouvelle ère commençait pour la psychiatrie encore enfermée dans des automatismes, des pratiques sclérosées. Et cela grâce aux découvertes de Freud dont il lisait toutes les publications. Il avait épousé Rose, une Parisienne exubérante, amatrice d’œuvres d’art, attirée par tout ce qui était nouveau et qui supportait difficilement la vie en province. Par sa vivacité, sa fantaisie, elle animait les déjeuners dominicaux. Elle donnait le ton. On n’abordait pas de sujet grave, comme la crise économique, on évitait la politique de même qu’on n’évoquait jamais l’antisémitisme, par égard pour Gabriel, épousé par sa mère sept ans après le décès de son père. Il était juif, mais dans quel sens l’était-il puisqu’il ne pratiquait jamais les rites ? On abordait plutôt les sujets de société, des faits divers, comme le cas Violette Nozière, dont la commutation de la peine de mort en travaux forcés à perpétuité continuait à faire les titres des journaux et alimentait toujours les débats quatre ans plus tard. Un parricide, disait Jean, un cas à envisager dans l’optique freudienne. Le beau-père de Laura ne perdait pas une occasion de s’informer sur le marché de l’art, les tableaux qu’il possédait étant de peintres certainement en voie d’être reconnus. Selon Rose qui avait vécu très jeune les Années folles à Paris, le mieux était de profiter de la vie en gardant un peu de l’insouciance de ces années-là, on ne savait pas ce qui pouvait encore arriver. Jean avait besoin de Rose pour s’abstraire de la vie concentrationnaire de l’asile une fois dépassés les murs de l’enceinte. Elle apportait de la légèreté à sa vie.

Laura, elle, était moins expansive. Sa mère l’avait toujours décrite comme une jeune fille posée, rêveuse, douce, peut-être faite pour prodiguer des soins, pour soulager des souffrances. Elle se sentait à l’étroit dans cette définition d’elle-même, mais qui peut savoir vraiment qui on est ? Nous-mêmes le savons-nous ? En fait Laura attendait confusément qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire, d’exaltant qui bouleverserait sa vie si plate. Pour le moment, elle serait une infirmière assez spéciale, en contact avec des patientes atteintes de troubles psychiques ; elle se demandait s’il n’y avait pas un grain de folie chez tous les êtres humains. Elle voulait comprendre ces pathologies inquiétantes et mystérieuses. Même si son activité d’infirmière psychiatrique se résumerait peut-être souvent à celle de garde-malade, elle voulait connaître la réalité des aliénées. Serait-il possible un jour de trouver une explication à ces symptômes que les médecins avaient du mal à classer ? Et pourquoi la plupart des malades étaient internés à vie ? Au moins qu’on les reconnaisse comme des malades à part entière, ainsi sa propre activité ne serait pas aussi déconsidérée, maintenant que les asiles sont devenus des hôpitaux.

Jean était le seul qu’elle connaisse capable de lever le voile sur ce qui l’avait tourmentée depuis son plus jeune âge : la maladie psychiatrique de son père, à son retour du front, où il avait participé à la bataille de la Somme. Jean comprenait, lui. En 1914, il avait à peine terminé ses études de médecine qu’il se déclara volontaire comme médecin auxiliaire. Il avait vu des choses épouvantables sur les champs de bataille, des images qui s’imprimeraient de façon indélébile dans les cerveaux humains. Les visions apocalyptiques agissaient sur les sensibilités jusqu’à ce qu’elles lâchent prise, comme une corde qui se rompt ; et l’on basculait dans la folie. D’atroces souffrances physiques et la peur constante de la mort finissaient par conduire les soldats vers les centres neuro-psycho psychiatriques. C’est là que Jean, comme beaucoup d’autres médecins, fit son apprentissage en suivant de près comment le corps prend la relève quand le mental abdique, quand la détresse devient incommunicable. Une intuition très vive, autre forme d’intelligence, alliée à une empathie pour ceux qui souffraient, suppléaient chez Jean aux manques de connaissances scientifiques. Quand Laura parlait de ce qui l’angoissait, Jean comprenait et savait la rassurer.

Elle avait six ans lorsque son père était revenu du front. Sa mère attendait depuis de longs mois son retour et parlait tellement de lui qu’elle enrichissait les rares souvenirs que Laura en conservait.

Peu de temps avant que n’arrive le fameux jour, Laura partageait avec sa mère l’excitation que produit l’approche d’un heureux événement. Quand on sonna à la porte, celle-ci lui demanda de rester dans la salle de jeu tandis qu’elle allait ouvrir. Par ses exclamations de surprise joyeuse, elle devinait que c’était son père qui arrivait et elle voulut se précipiter vers le couloir. Mais la voix d’homme qu’elle entendait ne devait pas être celle de son père. Une voix de père est grave et chaude, annonce sa présence charnelle. C’était quelqu’un d’autre, qui l’accompagnait sans doute. Sa mère continuait à s’adresser à celui qui ne répondait pas. Elle continuait malgré tout à lui parler d’un ton compatissant. Pour Laura qui écoutait tout, c’était très inquiétant, de mauvais augure. Effrayée, elle se mit instinctivement à courir en direction au jardin sans s’arrêter ; elle fuyait une menace qui pesait déjà sur la maison, sur sa vie. Elle continua jusqu’au fond, elle traversa la haie clôturant le jardin par le passage que ménageaient des branches cassées et là les champs de houblon à perte de vue s’offrirent à elle comme une échappatoire illusoire à cette intrusion du malheur. Mais c’était sur ces terrains, un peu plus loin, qu’avaient sifflé les obus, qu’avait grondé la guerre, là où maintenant un peu d’herbe pansait les blessures de la terre. Alors Laura pressentit que ce dont souffrait son père devait être en étroite relation avec cette blessure-là. Elle fit le chemin en sens inverse, remplie d’une immense peine pour lui et un énorme désir d’être dans ses bras. Il était assis près de la cheminée du petit salon ; il la prit sur ses genoux, sans un mot. Ce n’était pas tout à fait celui qu’elle attendait, mais il était là, c’était son père.

Arrivée tôt à l’hôpital, Laura aperçut Jean qui sortait à grandes enjambées de l’infirmerie du pavillon des agitées. Rien que ce terme, agitées, laissait entendre à quoi le soignant s’exposait. Il lui fit un signe amical en lui demandant de s’occuper d’une patiente qui avait fait une crise pendant la nuit et s’était blessée. C’est donc là que Laura se dirigea d’abord. Une religieuse, épuisée, avait finalement réussi à lui faire avaler de la belladone, calmant prescrit par Jean. Laura prit la relève en changeant les pansements de ses mains. La malade, si maigre, le visage émacié, ses cheveux coupés courts d’un blond déjà cendré par quelques mèches grisâtres, le regard absent, n’avait rien d’une agitée à ce moment-là, plus rien déjà de la violence que contenait ce terme dans un tel lieu ; pourtant disait sœur Angèle, responsable du dortoir, elle avait fait un beau grabuge. Et ce n’était pas la première fois. Elle était agressive, violente, indécente parfois, quand elle exhibait ses parties intimes, disait la religieuse, gênée et choquée.