Sombres nouvelles du Sud-Ouest - Serge Tachon - E-Book

Sombres nouvelles du Sud-Ouest E-Book

Serge Tachon

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Beschreibung

Le crime peut se cacher derrière une multitude de visages...
Série noire, thriller, enquête policière classique, insolite, principe de l’énigme inversée, l’auteur nous convie à goûter quelques saveurs du genre policier ! Le meurtre se cache derrière plusieurs visages. Du voyou prêt à tout pour gâter sa fille au résident des beaux quartiers qui pense avoir commis le crime parfait, en passant par des coupables rivalisant d’ingéniosité pour assurer leur impunité, certains croiseront la route d’esprits tout aussi brillants, mais eux au service de la justice. C’est l’occasion de se promener sur le versant obscur du Sud-Ouest : les Landes, la Gironde, Le Pays Basque avec une incursion en Charente-Maritime et dans les Deux-Sèvres.
Un voyage des plus sombres au pays du Sud-Ouest !


À PROPOS DE L'AUTEUR


Serge Tachon est né en 1963 à Mont-de-Marsan dans les Landes. La lecture s’est imposée rapidement à lui comme moyen d’évasion. Après avoir essayé plusieurs genres, la finesse des énigmes du roman policier l’a captivé. Fervent admirateur des grands noms comme Agatha Christie, il en a découvert d’autres en la personne de John Dickson Carr, spécialiste des “crimes impossibles”. En France, Charles Exbrayat restera pour lui un auteur inégalé, pas seulement pour ses romans policiers ou d’espionnage, mais aussi pour le reste de sa production. Aujourd’hui correspondant local de presse pour le quotidien Sud Ouest, Serge Tachon raconte les histoires de son univers avec l’exigence de faire passer un moment agréable à ses lecteurs.


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Serge TACHON

sombres nouvelles du sud-ouest

MAUVAIS NUMÉROS

1

Demain soir, c’est le tirage de l’Euro Millions. Plus de trente millions à prendre ! Ça changerait mon quotidien, c’est sûr ! Je ne vais pas oublier de valider mon ticket. Cela fait des années que je joue les mêmes numéros, la chance finira bien par sourire. Ce sont des numéros qui évoquent de belles choses, la date de naissance de mon ex qui reste pour moi la femme de ma vie. Je joue le 5 et le 6, jour et mois de sa venue au monde, le 9 et le 2, chiffres de son année, le 7 comme sept heures du matin. Pour les deux étoiles de la chance, invariablement, je mise sur le 3 et le 8, le jour et le mois de naissance de ma fille, Katia. Je n’ai pas réussi grand-chose jusqu’à présent, mais elle, c’est mon rayon de soleil ! Je voudrais tant que sa vie ne ressemble pas à la mienne…

Pourtant, quand on s’est marié, avec Isabelle, on pensait tenir le bonheur. Elle était secrétaire médicale, elle a toujours été une bonne élève, pas surprenant qu’elle trouve un emploi gratifiant. Moi, l’école, je n’aimais pas, alors on m’a orienté vers une filière technique, comme si l’on réservait les travaux manuels aux sous doués. Une sorte de punition. J’ai réussi à décrocher mon CAP de mécanicien. Démonter, remonter les moteurs, j’adore ça, je pourrai y passer le jour et la nuit.

À vingt ans, l’avenir semblait clément. Certains disent qu’on s’est marié trop jeune. Possible. Par-là, ils insinuent que si elle avait attendu un peu plus, Isabelle aurait vu que je n’étais qu’un bon à rien, incapable de tenir une place, faute de maturité. C’est vrai que j’ai du mal avec la hiérarchie, si on me gueule dessus plus de deux minutes, ça part dans tous les sens.

J’avais été embauché dans une grande concession, à Bordeaux. J’aurais pu, après quelques années comme ouvrier de base, gravir les échelons parce que tout le monde s’accordait pour dire que je m’en sortais bien. Mais voilà, le chef d’atelier ne pouvait pas me supporter et c’était réciproque. Il n’a pas aimé ma gifle avec une clé de douze. Ensuite, j’ai essayé les centres auto, mais c’est encore pire. Là, tout est calibré, millimétré, si tu n’entres pas dans le coup, tu es mort. Vingt minutes pour changer deux pneus, trente pour une vidange complète avec tous les filtres, j’ai cru que j’allais devenir fou. Sans parler du chef qui vient te harceler parce que le client gueule, vu qu’on ne respecte pas le timing. J’ai claqué la porte.

Ainsi a débuté la spirale. Au début, Isabelle m’encourageait, elle me disait que les choses allaient s’arranger avec le temps. Et puis, quand elle a vu que je multipliais les places en réduisant les périodes d’essai, elle a baissé les bras. Sans parler de sa famille et de ses amis qui lui soufflaient de plaquer ce minable – moi ! Katia a eu un an, puis deux. Mon attitude commençait à faire peur à Isa. Elle m’a quitté. Mais je dois le dire, elle est partie avec classe. Pas de cris, d’injures, de menaces. Au contraire, je pourrai voir ma fille quand je veux, rien n’effacera la réalité de ma paternité.

Brune, les yeux d’un vert pétillant, Isabelle a un visage d’ange. Une femme comme elle, même avec un enfant à charge, ça attire les « hommes bien » désirant fonder une famille.

C’est ce qui est arrivé. Elle s’est installée dans les beaux quartiers, à Cestas. Elle a rencontré quelqu’un. Comprenant que l’imaginer dans les bras d’un autre m’est intolérable, elle ne dit rien sur lui, parce que ça me rend triste et fou de rage. C’est pourquoi, nous nous conformons à un accord tacite : on ne parle de rien qui fâche. Elle sait que j’aime ma fille plus que tout, que je donnerai tout pour elle. Elle sait aussi que je l’aime toujours. Je n’ai rencontré personne. Un seul mot d’elle et on se remet ensemble. Mais ça, ça ne se fera jamais. Isabelle est une femme forte, une fois qu’elle a pris une décision, elle s’y tient, quoi qu’il lui en coûte.

Chaque fois que je viens chercher Katia, je reste sur le pas de la porte. Isabelle m’invite à entrer dans la cuisine, c’est moi qui ne veux pas. Pas question de respirer l’odeur du mâle qui couche avec elle. Il ne se montre jamais quand je passe. Je pense que c’est un trouillard qui me fuit. Tout le monde relaie l’info comme quoi j’ai mal tourné. Le petit bourgeois doit avoir peur que je lui en colle une. Il n’a pas tort. Même si je ne suis pas très musclé, mon regard noir si tendre avec Isabelle peut effrayer quelqu’un qui me tape sur les nerfs. Ça me plaît de croire que je le terrorise alors qu’on ne s’est jamais rencontré. Je me vois comme un de ces grands truands dont la seule évocation du nom fait fermer toutes les fenêtres…

Quand je passe prendre Katia, je l’installe dans le siège auto de ma vieille Safrane. Même ancienne, la voiture tourne comme une horloge. Normal, c’est moi qui l’entretiens. Isabelle sait que je ne lésine pas avec la sécurité de ma fille.

Ça me fait mal au cœur de ne pas pouvoir, comme tous les autres pères divorcés, offrir à Katia un domicile décent où vivre un agréable week-end. J’habite un appartement dans un immeuble plutôt crasseux, dans le centre de Bordeaux. Un escalier en colimaçon dessert les quatre étages. La rampe branle dès qu’on la touche. La peinture des murs lépreux s’écaille avec le simple souffle du vent et bien sûr, Katia s’empresse de goûter les petits morceaux ressemblants à des chips. J’ai refait la décoration au mieux pour que la chambre de ma fille ressemble à une vraie chambre de fille. Mais ce n’est pas grandiose, je dois l’avouer.

Aussi quand il fait beau, je me promène avec elle dans les jardins publics pour lui montrer les fleurs, la faire participer à des activités un peu éducatives. J’aimerais tant offrir à ma fille quelque chose d’exceptionnel, quelque chose que l’autre, celui qui vit avec Isabelle trouverait fantastique, quelque chose qui lui clouerait le bec ! D’où ma grande foi dans le tirage de l’Euro Millions. Je me vois annoncer à Isabelle que j’ai ouvert un compte à Katia avec une provision qui lui permettra de poursuivre les études de son choix, et plus encore : voyager, se faire plaisir comme elle l’entend…

Mais pour l’instant, tout ça reste du domaine du rêve.

2

Ce n’est pas tout à fait faux de dire que j’ai mal tourné. Moi, je ne le vois pas comme ça, mais je comprends. Je n’ai pas pu trouver un travail conventionnel, parce qu’à chaque fois, même en essayant, je n’arrive pas à plier, à prendre sur moi, à serrer les dents en attendant que ça passe. Avec moi, ça explose. Je suis visé par deux plaintes pour coups et blessures. J’ai frôlé la prison, à la prochaine incartade, je n’y couperai pas.

Alors, pour vivre, j’ai monté mon « affaire » de vendeur de cigarettes à la sauvette. Le prix du paquet qui s’envole m’arrange bien. Avec un pote rencontré à Pôle Emploi, on a trouvé une filière. On se fournit au Maroc, parfois au Sénégal. Quand on se ravitaille en Espagne, on prend ma Safrane. Je l’ai modifiée pour la remplir à ras bord, ce qui offre une petite marge sympathique. Rien de monumental, de quoi faire bouillir la marmite. J’ai choisi comme point de vente le quartier de la gare. Tous ces trains qui partent et qui arrivent, c’est du client potentiel. Je reste quand même prudent pour éviter les rondes des agents de sécurité et des cops. Je dégage un chiffre honnête.

C’est en remballant ma marchandise à l’entrée du Cours de la Marne, côté gare, qu’il y a trois mois, une rencontre allait changer ma vie. J’ai repéré un gus, un paumé qui rejoignait sa bagnole en courant. Il regardait derrière lui comme s’il avait la BAC aux trousses. Manque de chance, sa vieille Citroën Xsara ne voulait rien savoir. Sur une impulsion, j’ai eu envie de lui rendre service. Entre ratés, il faut s’entraider. Je suis allé vers lui et lui ai commandé d’ouvrir son capot. C’est dingue comme l’adrénaline fait réagir. Il ne me connaissait pas, j’aurais pu être un flic en civil, mais le gars, pris de panique a obtempéré comme si j’étais Dieu ! Ce n’était pas bien grave, un fil débranché, l’histoire du monde quoi, quand on voit où court l’humanité…

Il a mis le contact, ça a démarré, j’ai fermé le capot. Il a fait crisser les pneus, je n’ai pas eu le temps de lire les numéros de sa plaque. De toute manière, ça ne m’aurait servi à rien. Je ne connais personne à la préfecture qui aurait pu me dire qui était ce fuyard. Pour ce qui est de l’Euro Millions, comme je joue toujours les mêmes numéros, je n’ai pas besoin d’en avoir de nouveaux. C’était juste par curiosité.

Trois jours plus tard, je n’y pensais plus. Près de la gare, j’essayais de fourguer mes cigarettes de contrebande quand un grand type s’est approché. Il m’a inquiété instantanément, pourtant je ne me démonte pas facilement. Mais ce mec-là ne jouait pas dans la même cour que la mienne, ça se lisait dans son regard.

« Alors, ça marche le business ? demanda-t-il en plantant ses yeux bleu acier au plus profond des miens.

— Bof, moyen, répondis-je faussement détaché, mais en réalité paniqué à l’idée d’empiéter sur le chiffre d’un autre.

— Ça te dirait de gagner plus ? »

Là, je ne sus plus quoi dire. Je m’attendais plus à une menace qu’à une proposition d’emploi. Il éclata de rire en voyant ma tête. Il avait compris ce à quoi je pensais.

« T’inquiètes, ajouta-t-il, on te veut pas de mal. Au contraire, que du bien. Ta came ne gêne pas le patron. Il ne vend pas de ça, fit-il en me montrant la cartouche que j’essayais de cacher sous mon blouson. Il aimerait te rencontrer pour te proposer du taf. Ça pourrait beurrer tes épinards. »

C’est clair qu’il me prenait pour un minable de dernier ordre. Il suait le mépris autant que sa chevalière en or criait que les affaires roulaient pour lui.

« Ouais, c’est qui ton boss ? questionnai-je en essayant de maintenir mon ton insouciant.

— Tu dois connaître. Tout le monde le connaît à Bordeaux. C’est Bigdata. »

Bigdata ! Je n’en croyais pas mes oreilles ! Bigdata voulait me donner du travail ! Ce n’était pas encore l’Euro Millions, mais c’était la porte ouverte à des jours meilleurs.

3

Si je connais Bigdata ! Qui ne connaît pas Al Capone ? Ça ne veut pas dire pour autant qu’on a été invité à sa table ! Mais lui m’a repéré, et me convoque. Depuis que je vis de mon trafic amateur, j’ai eu le temps de me familiariser avec les petites mains du milieu bordelais. J’ai appris que Bigdata règne sur une partie de la rive gauche de Bordeaux : les filles et la dope. Je ne savais pas que le Cours de la Marne était son fief, le cœur de ses affaires, autrement j’aurais été traîner ailleurs.

Car une sacrée réputation précède Bigdata. Son pseudo ne lui vient pas de sa surcharge pondérale, mais de sa capacité à retenir les chiffres, les dates et les lieux. Un vrai ordinateur ambulant. Pas question de la lui faire à l’envers. Les dealers qui travaillent pour lui doivent aligner la monnaie au cent près. Idem pour les filles du rond-point de la gare. Les lieutenants du patron qui relèvent les compteurs ont ordre de surveiller les nouvelles. Le soir, les chiffres doivent correspondre. En cas d’entourloupe, elles reçoivent le premier coup de couteau dans la cuisse, le deuxième au visage.

À part ça, il se montre cool avec ses « employés réglos ». Il aide les filles qui ont des problèmes. La plupart viennent de Roumanie, de belles brunes aux yeux bleus. Il envoie un peu d’argent quand les parents ont besoin de soins médicaux coûteux. La famille, pour lui, c’est important…

Donc, le gars m’invite à le suivre et on s’engage dans le Cours de la Marne. Trottoir côté droit, on passe devant plusieurs boîtes de strip-tease. Quelques clients entrent alors qu’il n’est que dix heures du matin. Puis il tape à la porte d’un restaurant : Le Vanitoria dont la carte affiche des spécialités réunionnaises. Un homme de forte stature vient lui ouvrir. Ils se disent à peine bonjour. Moi, je ne la ramène pas. Mon guide traverse la cuisine où ça s’active à la préparation des plats de midi.

On arrive dans une arrière-cour. En face, une maison. Je n’aurais jamais cru une telle configuration dans un quartier ayant si mauvaise réputation. Il n’a pas à frapper, on nous a vus de loin. Le comité d’accueil est habillé classe, et je devine que les quatre armoires à glace cachent un flingue sous leur veston, histoire de refroidir les ardeurs belliqueuses ou les attaques-surprise. La maison ressemble à une forteresse imprenable. On me dirige vers un bureau à gauche.

Je n’y crois pas. J’ai mis les pieds dans le repaire de Bigdata ! Je ne m’imaginais pas du tout l’individu ainsi. Je le pensais gras et vieux, le regard vicelard. C’est un chabin, l’enfant d’un couple mixte, le père français, la mère réunionnaise, comme je l’appris plus tard. Il n’a pas tout à fait quarante ans. Le teint mat, les cheveux frisés presque blonds, ses yeux d’un vert que je n’ai jamais vu auparavant, encore plus verts que ceux d’Isabelle, semblent dotés d’un pouvoir hypnotique !

« Didier Devernois. Asseyez-vous, m’invite-t-il en souriant. »

Son bureau m’impressionne. Sur les nombreuses étagères, une quantité incalculable de livres, et près de lui, un globe terrestre dissimule un bar. D’ailleurs, il l’ouvre.

« Qu’est-ce que je peux vous offrir ?

— Rien, merci monsieur, je ne bois pas d’alcool. »

Je réponds avec une politesse extrême car je sens bien que cette façade « tout sucre, tout miel » cache une nature volcanique. Il ne règne pas sur un quart de Bordeaux pour rien. Je n’ai pas envie qu’on me repêche dans la Garonne !

« Dans ce cas, continue-t-il, une eau minérale. J’ai du Vittel ou du Perrier.

— Un Perrier, je veux bien, merci monsieur. »

— Un bon point pour vous que vous ne buviez pas à cette heure. Je cherche des personnes sobres, explique-t-il en me tendant une bouteille fraîche qu’il sort d’un petit réfrigérateur. Et l’herbe, la came, les pilules ? demande-t-il après s’être ouvert une bouteille de Vittel.

— Encore moins monsieur. Je n’y ai jamais touché, ce n’est pas maintenant que je vais commencer. J’ai une fille. Je suis divorcé. Je veux être clean quand je m’occupe d’elle.

— Vous avez une fille ? fait-il surpris, levant la tête vers moi et me fixant de son regard envoutant. Je note. Quel âge a-t-elle ?

— Trois ans, bientôt quatre. »

J’ai oublié de donner du « monsieur ». Je panique quelques secondes. Mais ça ne semble pas l’irriter. Il paraît plus contrarié par cette information que de toute évidence, il vient d’apprendre et qui retient toute son attention. Le gars n’aime pas les surprises. Je comprends qu’il s’est renseigné sur moi puisqu’il connaît mon nom. Il sait aussi que je suis divorcé. C’est ma fille qui l’étonne. Je me dis que s’il a payé pour obtenir ces informations, « l’employé » va passer un sale quart d’heure pour ne pas avoir correctement rempli sa mission.

« Pas trop dur de l’entretenir quand on n’a pas une place stable ?

— Si évidemment, je donne le maximum, mais j’avoue que les fins de mois sont difficiles.

— OK, approuve-t-il. On va arrêter les formalités. D’après ce que je sais, t’as été jugé deux fois, mais les flics ne te surveillent pas, pourtant ton trafic minable devrait déjà être démantelé, s’ils ouvraient les yeux. »

J’avale ma salive. Bigdata peut souffler le chaud et le froid en même temps. Je ne suis pas vraiment rassuré avec ces colosses à côté possédant une puissance de feu considérable. Je n’ai rien sur moi, même pas une simple bombe lacrymo !

« Le mec en panne à qui t’as rendu service travaille pour moi. C’est sympa de l’avoir aidé, continue-t-il, indifférent à mes cogitations. Il était pas loin de se faire serrer.

— Pas de problème. La mécanique, c’est ma passion.

— C’est ce que j’ai appris, concède-t-il en me coupant la parole, visiblement insensible à mes goûts. Je peux te proposer du travail, poursuit-il. Je paye bien, mais j’attends des résultats impeccables. Je ne pardonne les erreurs que très rarement. Je sais que t’aimes pas qu’on soit collé à tes basques, ça te fait monter en pression. Avec moi, pas de ça. Je te confie la mission, tu es seul pour la remplir. Après, tu me résumes la situation, à moi ou à un de mes gars que je t’envoie, si j’ai pas le temps de te recevoir. Je suis très occupé.

— Ça m’intéresse. »

Je me vois déjà au volant d’un énorme SUV. Isabelle saura que je m’en sors et que je peux prendre soin de Katia. Je n’aurai qu’à me montrer discret sur la source de mes nouveaux revenus…

« Je peux savoir en quoi consiste le job ? »

Je me surprends moi-même à poser des questions à Bigdata. Mais il ne s’en vexe pas, plutôt content même que l’offre m’appâte.

« Je me suis récemment associé, afin d’élargir mes activités, répond-il. C’est la crise. La came et les filles, c’est plus ce que c’était. J’ai décidé de voir plus grand. Je cherche un gars polyvalent. Ton truc, c’est les bagnoles, ça peut me servir. Des fois, j’ai besoin d’un chauffeur et d’un mécano pour que mon parc auto soit maintenu en état. Pour nos opérations, la mésaventure de mon employé de l’autre jour peut nous poser de sérieux problèmes. Tu iras réceptionner la marchandise que j’achète. Tu contrôleras tout sur place. Je veux le compte exact quand tu me livres. Pas question qu’il en manque un gramme ! Alors, t’en penses quoi ?

— Ça marche, monsieur. »

C’est tout ce que j’arrive à dire, tellement l’émotion m’étrangle. Ça m’apportera du bon, même si je vais sûrement pénétrer dans un univers dont je ne pourrai pas sortir. Pour me rassurer et contrer des arguments négatifs, j’objecte mentalement que je ne vais pas vendre des cigarettes sous le manteau jusqu’à la retraite. Entrer dans une grande entreprise, c’est le must, je vais pouvoir gâter ma fille.

« Pas de “monsieur”, appelle-moi “boss”. Pour nous, tu seras Eddie, j’aime autant éviter les blazes d’origine, histoire de ne pas finir en cabane.

— OK, boss.

— Très bien, on va t’équiper d’un téléphone. On gère les lignes, on paie les factures, mais tu dois répondre à chaque fois. Tu dois être dispo H 24 avec moi. Je te donnerai des moments à toi pour t’occuper de ta fille. Je sais ce que c’est.

— C’est gentil, boss. »

Je perçois que cette question le touche de près. Je n’allais pas tarder à comprendre pourquoi.

« Ta fille, elle s’appelle comment ? demande-t-il.

— Katia, boss.

— Elle va bien ?

— Oui, pour ça, j’ai de la veine.

— Tu crois pas si bien dire. Tu vois Eddie, raconte-t-il comme si on se connaissait depuis des années, je suis aussi père d’une fille de dix ans. Elle a un cancer. Y a pas grand espoir qu’elle souffle ses treize bougies », précise-t-il, son regard vert assombri.

— Je suis désolé, boss. C’est moche, dis-je sincèrement atterré, m’imaginant devenir dingue dans une telle situation.

— Sûr. La vie, c’est n’importe quoi. Je peux me payer ce que je veux. Pareil pour ma gamine. Mais au lieu de la laisser jouer avec ses copines comme toutes les filles de son âge, je la traîne de docteur en hôpital pour grappiller du temps.

— Il n’y a vraiment pas d’espoir ? »

Je le demande avec beaucoup d’empathie. Une gosse malade à cet âge, ce n’est pas normal. Je sens les larmes me monter aux yeux.

« Pas beaucoup, m’apprend-il sur le ton de la confidence. Comme tu peux imaginer, elle reçoit les meilleurs traitements, mais les docs savent que quand je pose une question, je veux la vérité. La vérité, c’est ça : pas brillant. »

Je ne vois plus trop quoi dire. Je finis mon Perrier, gêné. Un manitou réputé de la pègre bordelaise pleure presque sur mon épaule. Mais ça ne dure pas.

« Bon, maintenant, Polo va t’affranchir, niveau process. »

Polo, c’est le grand aux yeux bleus qui est venu me chercher. À l’énoncé de son nom, il se met au garde à vous. Ça ne plaisante pas avec la discipline chez Bigdata !

« Au fait, tu crèches où ? me demande le boss. Tu vas déménager répond-il à mon explication. On va te donner un appart au-dessus du peep-show, celui du 47, ajoute-t-il en se tournant vers Polo qui acquiesce. Tu verras, c’est comme ici, les devantures ne payent pas de mine, mais l’intérieur est refait à neuf. Ça devrait plaire à ta fille.

— Je vous remercie, boss, je ne sais pas quoi dire.

— Obéis aux ordres. Quand quelqu’un me satisfait, je fais en sorte qu’il vive bien. Si on me plante, ça fait mal. »

L’intonation de sa voix n’a pas changé, mais ses yeux verts lancent des éclairs terrifiants. Malheur à qui le truande, me dis-je. Il ne doit pas avoir besoin d’un plan épargne de retraite.

« Une dernière chose, explique-t-il. J’aime bien que mes gars en aient dans la tronche. On véhicule des données sensibles. Pas question de les trimballer sur tablette ou smartphone. Tu mémoriseras les chiffres là, expose-t-il en mettant son doigt sur la tempe.

— Pas de problème pour ça, boss. »

Bigdata ne me regarde plus, signe que l’entretien est terminé. Je suis invité à suivre Polo.

« Allez, viens, on va manger un morceau.

— Le resto réunionnais, c’est au boss ?

— Comme pas mal de choses de ce côté-ci de Bordeaux. »

Il me fixe. Ça m’énerve. Je n’aime pas qu’on me dévisage.

« Quoi ?

— Rien, sourie-t-il. C’est vrai qu’Eddie, ça te va mieux que Didier.

— Tu trouves ?

— Ouais. Eddie le minable », s’esclaffe-t-il.

Il m’aurait décoché un coup de poing, je n’en aurais pas été plus surpris. Je ne sais pas pourquoi, Polo ne m’apprécie pas.

4

N’empêche que depuis trois mois, ça roule. Au propre comme au figuré. Maintenant, je conduis un Nissan Qashqai. Isa n’en croyait pas ses yeux, la première fois que je suis passé avec pour prendre Katia. Mon ex a toujours eu de la gentillesse à mon égard. Même s’il n’y a plus d’amour – je l’ai trop déçue – je suis le père de sa fille, pour elle, ce n’est pas rien. Je me délecte de la situation, car ma crainte, c’est que ça change quand son Jules la mettra enceinte. Ça finira bien par arriver.

Tout de même étonnée par ma voiture flambant neuve, elle veut que j’oppose un démenti officiel aux rumeurs me concernant.

« Didier, tu ne vas pas t’attirer des problèmes ?

— Bébé, tu penses que je risquerais la sécurité de ma fille ?

— Je sais, reconnaît-elle. Tu l’aimes plus que tout, même plus que toi. Mais ce changement soudain ! Katia dit que tu habites dans un très bel endroit. Maintenant, la voiture… je m’inquiète avec tout ce que j’entends.

— Je comprends chérie. Je te jure que Katia ne craint rien.

— Mais où tu bosses ?

— Je préfère ne pas te le dire encore. Je n’ai pas terminé ma période d’essai. Je te réserve la surprise quand ça sera officiel.

— Quand même, ça doit être complètement différent pour que tu t’y sentes bien. Je ne me souviens pas de t’avoir vu aussi épanoui au travail.

— C’est vrai. Mon patron a compris comment je fonctionne. Il ne me braille pas dessus toutes les cinq minutes.

— Et ça consiste en quoi ?

— Les bagnoles, principalement. Les maintenir en état, les livrer, aller en chercher d’autres. Tu sais, elle ne m’appartient pas vraiment, dis-je en montrant le Crossover noir aux vitres teintées, mais je la prends quand je veux. C’est aussi bien ! »

C’est ainsi que je mens à mon ex en ne lui disant pas que je suis employé par un trafiquant que le SRPJ de Bordeaux n’a pas encore pu arrêter, faute de preuves. Polo a toujours envers moi une attitude condescendante, mais comme il a le sens de la mesure, ça ne me fait pas sortir de mes gonds. J’ai eu l’occasion depuis notre première rencontre, de revoir Bigdata deux ou trois fois. Ça s’est bien passé. Je crois qu’il m’aime bien, il a souvent un mot gentil.

Je me conforme aux instructions. Et ce que j’ai expliqué à Isa est vrai ; Bigdata ne me surveille pas constamment, pas plus que Polo d’ailleurs. La plupart du temps, c’est lui qui me donne mes ordres de mission et comme il a vu que le boss m’a à la bonne, il ne la ramène pas trop. Je pars donc du principe qu’il me bizute un peu, mais que ça passera avec le temps. Quand je monterai d’un échelon, je n’aurai plus à le supporter.

La seule ombre au tableau, c’est que je ne joue pas tout à fait franc-jeu avec Bigdata. Il m’a bien spécifié que tous les chiffres, dates et lieux devaient être mémorisés pour éviter les traces écrites. Et ça, je n’y arrive pas. Par conséquent, je note tout sur un cahier : le nombre de sachets de pilules, le poids de la came avec les jours, les heures, les noms des contacts. Ça me permet de les lui réciter et de donner le change. Il s’en montre satisfait. Le dossier est bien planqué chez moi. Aucun risque qu’on tombe dessus.

De toute façon, je n’ai pas le choix. J’ai de l’avenir dans l’organisation de Bigdata, je ne vais pas ruiner mes chances à cause d’une carence en matière grise. De toute manière, la machine est rodée, je sais comment me comporter, personne ne soupçonne mon innocent subterfuge.

En ce début d’après-midi, mon téléphone de travail sonne. C’est Bigdata en personne.

« Oui boss.

— Eddie, passe me voir. C’est urgent.

— J’arrive. »

5

Maintenant, j’ai assez d’ancienneté pour qu’on m’ouvre la porte du restaurant quand je suis seul. Je traverse les cuisines où règne toujours une activité intense. Je peux accéder à la maison de l’arrière-cour. De là, on me conduit dans le bureau du patron.

Le boss m’invite à m’asseoir. Il a un air grave, mais pas en colère.

« Salut Eddie. Alors, t’as pris tes marques ?

— Je n’ai pas à me plaindre. Si je peux me permettre, comment va votre petite ? 

— Les docteurs constatent un léger mieux, me confie-t-il, touché par mon attention. J’ai rendez-vous demain avec un spécialiste, ajoute-t-il, dessinant un sourire sur son visage froid.

— Heureux de l’entendre, boss.

— Ouais, on verra. Je ne rêve pas trop. Là, je t’ai appelé pour un cas de force majeure.

— Vous savez que vous pouvez compter sur moi.

— C’est vrai. Avec Polo, on se disait qu’on a bien fait de te prendre. Hein Polo ?

— Yep, approuve-t-il en me faisant sursauter. »

Je ne l’avais pas vu, assis sur un fauteuil au fond de la pièce. L’immense bureau de Bigdata n’est pas bien éclairé, on distingue mal les contours.

« Voilà Eddie, comme je te l’ai expliqué, je suis en train d’élargir le cercle de mes activités. Mon associé a un problème. Ses problèmes deviennent mes problèmes. J’ai promis de l’aider.

— Entendu, je vous écoute.

— C’est quelqu’un de très connu. Il va passer en jugement dans une semaine pour meurtre. Il ne doit pas prendre du ferme.

— Vous attendez quoi de moi ?

— C’est délicat. J’ai pensé à toi parce que je vois que tu en veux. Si tu réussis le coup, je te donnerai une promotion. Je pourrais faire de toi, un de mes proches collaborateurs, comme Polo. Mais ça, tu dois le gagner. »

Je devine que la mission sera plus difficile que de livrer la dope en quantité exacte. Le sentiment que j’ai eu en rencontrant Polo pour la première fois se confirme : si j’accepte, je vais passer dans cette fameuse cour des grands que j’entrevoyais. Devrai-je refuser ? Certainement. Moi, je n’appartiens pas à ce milieu, je ne suis qu’un petit trafiquant, qui au gré d’un dépannage express, est devenu Eddie le minable ! Pourtant je m’entends répondre :

« J’en suis boss.

— Fantastique », exulte-t-il en se levant.

C’est la première fois que je le vois debout. Je ne l’imaginais pas aussi grand. Maintenant, il sourit franchement. Il a dû avoir peur que je refuse en se demandant comment réagir dans ce cas.

« Polo, explique s’il te plait. 

— C’est simple, commence-t-il en venant vers moi. Demain, tu te rends à l’hôpital Bergonié, service ambulatoire. Vas-y pour 10 heures. L’action aura lieu à 11heures. Dans ce sac de sport, continue-t-il en le posant sur le bureau il y a une tenue de technicien des ascenseurs OTIS. Tu passeras inaperçu grâce aux travaux en cours. Tu trouveras aussi un sachet contenant deux pilules roses. Avant 11 heures, les infirmières préparent les médicaments pour les malades. Elles se servent d’un chariot avec des piluliers sur lesquels sont inscrits les numéros des chambres. Avant la distribution, tu dois remplacer les cachets de la chambre 17 par ceux-là. »

Il prend la boîte dans les mains et la secoue, me faisant entendre les gélules à l’intérieur.

« N’y va pas en voiture, précise-t-il, prends le tram. »

Une autre boîte rangée dans le sac contient une clé.

« Elle ouvre le local technique, commente-t-il en me la montrant. Il est numéroté AMB205. Tu entres, tu mets la tenue, tu échanges les pilules et tu te rechanges avant de partir.

— Ça te paraît faisable ? me demande Bigdata.

— Oui boss, c’est simple, mais ça veut dire que…

— C’est ça Eddie, confirme-t-il, cette femme ne doit pas témoigner. Autrement mon associé plonge, et je plongerai avec lui. Fini les affaires, le pognon, la belle vie.

— Elle… Elle a des gosses ? »

Je sais que la question peut surprendre, mais en fait Bigdata ne s’en formalise pas, au contraire, il apprécie.

« Je crois qu’on va t’appeler Eddie au grand cœur, sourie-t-il. Non, cette bonne femme est seule, elle ne manquera à personne. C’est une emmerdeuse qui a refusé toutes nos propositions de règlement à l’amiable. Ça te rassure ?

— Oui, je n’aimerais pas faire des orphelins.

— C’est tout à ton honneur. Je comprends. Pour moi aussi, la famille est sacrée. Alors, je peux compter sur toi ?

— D’accord boss.

— Tu ne le regretteras pas. Je ne suis pas un ingrat. Applique-toi et je te réserve une surprise. Un grand jardin avec une balançoire pour ta fille, ça te dirait ? » ajoute-t-il avec un clin d’œil.

6

Je suis prêt. Je passe au Tabac Presse pour l’Euro Millions. La dernière fois, ça n’a rien donné, peut-être aujourd’hui… Je descends à l’arrêt du tram et me dirige le plus calmement possible vers l’entrée de Bergonié. Je suis un peu tendu, je dois le reconnaître. Quelque chose me perturbe, je ne sais quoi. Quelque chose d’autre que la mission en elle-même. De toute manière, le vin est tiré. Ce soir, je ne serai plus un petit trafiquant qui n’intéresse même pas les flics. Je vais devenir un assassin. Je me demande si je pourrai regarder Isa et Katia dans les yeux. Ma fille ne comprend pas encore, mais Isa, c’est autre chose. Elle me connaît par cœur. Je doute de pouvoir m’en sortir avec une pirouette sur ce coup-là.

J’examine le tableau indicateur. Le service ambulatoire se situe au premier étage. Avec mon sac de sport, j’ai l’air d’un malade qui vient en consultation pour la journée. Je sors de l’ascenseur. En face, je vois un comptoir pour les renseignements. Je prends à gauche dans un hall où se trouvent machines à café et distributeurs de sandwiches, boissons froides et confiseries. Le couloir tourne à droite. Polo n’a pas menti, de nombreux ouvriers s’affairent à l’étage en pleins travaux. Je repère le chariot encore à l’intérieur du bureau des infirmières. J’aperçois le local de maintenance. J’entre. L’organisation de Bigdata m’impressionne. Comment ont-ils pu obtenir un double de ces clés ? Enfin, parfois, mieux vaut ne pas savoir.

Le deuxième ascenseur, réservé au personnel est accolé à l’officine des soignants. Polo a tout prévu. Il a mis dans mon sac un écriteau « Hors Service ». Je peux bidouiller à loisir en surveillant la préparation du chariot à comprimés.

Beaucoup de gens vont et viennent. Certains, me prenant pour un vrai employé OTIS, me disent bonjour et agrémentent leur salutation de remarques du style : « Quel chantier, vivement que ce soit fini ! » Je leur réponds gentiment en abondant dans leur sens. Les ouvriers s’activent. Ils s’arrêtent parfois devant les portes des chambres et discutent en consultant un plan. D’autres cassent une cloison dans une pièce, comme si elle allait changer d’usage. Un canapé en cuir a été posé devant. Une fois dégagée des gravats, va-t-elle accueillir du public ? Ou agrandit-on la salle des infirmières ? Elle le mériterait, vu le nombre de malades qui passent dans le service.

Tout roule comme prévu, mais le temps paraît long. Des annonces reviennent régulièrement dans les haut-parleurs : « Pour plus de renseignements sur la réorganisation de l’étage, n’hésitez pas à vous adresser au guichet en face de l’ascenseur principal. »

Absorbé par ma mission, je ne me laisse pas distraire. Je dois surveiller les mouvements pour échanger les cachets discrètement.

Ça y est, on sort le chariot. Je regarde autour de moi, personne, la voie est libre. Mes mains tremblent, mais en quelques secondes, je remplace les pilules. Je suis désolé pour la patiente de la chambre 17, mais je dois penser à l’avenir de ma fille. L’inconnue que je vais supprimer ne m’aidera pas pour ça. Bigdata, si.

Je me change à nouveau dans le local technique, puis je le referme à clé. Je quitte les lieux le plus rapidement possible. Vite, rentrer chez moi, prendre une douche et respirer !

Dans le tram, j’ai l’impression que tout le monde me regarde. Mais ce n’est que mon imagination. Tout est normal. Tout, sauf moi. J’ai gagné ma place dans la cour des grands.

7

Je me suis allongé. Il est 18 heures, tout est terminé. Je suis les instructions. Je n’appelle personne. J’attends qu’on me contacte. Ça n’en finit pas. Le téléphone sonne. Enfin ! C’est Polo.

« Salut, Eddie, me salue-t-il froidement.

— Quelque chose ne va pas ?

— Rien ne va, Eddie le minable, rétorque-t-il menaçant.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Va falloir passer à la caisse !

— Quoi ? J’ai fait ce qu’on m’a dit, j’ai mis les cachets dans le pilulier 17. Je te le jure.

— Je sais, pauvre nul. Mais t’as pas vu ce qu’ils fabriquaient à l’hosto ?

— Des travaux ! J’ai pas bien compris, ils agrandissaient des pièces. J’étais concentré sur la mission.

— Et ça t’arrive jamais de lever les yeux ? Tu es toujours la tête dans le guidon ? C’est à ça qu’on différencie les mecs intelligents des paumés comme toi.

— Polo, j’aime pas trop la façon dont tu me parles. Si ça continue, j’en toucherai deux mots au boss.

— Crétin ! éclate-t-il de rire, c’est lui qui m’envoie ! T’as vraiment rien pigé ?

— Le boss ?

— T’as pas fait travailler ton cerveau, insiste-t-il en se moquant de ma voix chevrotante. Tu dois pas être équipé. Bouge pas, je vais t’expliquer. J’arrive chez toi. »

Il raccroche. La peur me tenaille. Instinctivement, je sors mon cahier de sa planque et je le mets dans le micro-ondes. J’en aurai peut-être besoin comme moyen de pression pour qu’on me laisse tranquille. Polo ouvre ma porte pourtant fermée à clé.

« Précaution du boss, toujours garder une clé des apparts qu’on prête, se moque-t-il en constatant ma stupeur. »

Polo est un tueur. Bien sûr, j’en suis devenu aussi un, mais lui, c’est un tueur de sang-froid. D’ailleurs, il sort un revolver de son holster.

« Mais enfin, qu’est-ce qu’on me reproche ?

— Je vais t’expliquer, abruti, hurle-t-il sans aucune émotion. Aujourd’hui, ils réorganisaient le service. Ils ont agrandi une chambre pour la transformer en salle d’attente des accompagnants. La conséquence, c’est qu’ils ont changé tous les numéros de chambre. T’as donné les cachets à la 17, mais à la nouvelle 17, c’est-à-dire à l’ancienne 25. Tu sais qui l’occupait ?

— Bien sûr que non !

— C’était la môme du boss. Il l’a emmenée voir un spécialiste à Bergonié aujourd’hui. C’était plutôt positif. Paraît qu’on allait lui proposer un nouveau traitement. Mais après ton passage, Bigdata prépare ses funérailles. L’autre bonne femme, elle, est rentrée tranquille dans son duplex. »

Je me sens blêmir. J’ai tué la fille du boss. Heureusement que je suis assis, je me serais évanoui. C’est ça qui me perturbait. Bergonié est un hôpital spécialisé en cancérologie. Je n’ai pas fait le rapprochement entre le rendez-vous du boss et ma mission.

Mon subconscient, lui, m’a alerté. Mais je n’ai pas décrypté son message. Là, il est trop tard.

« Comment tu voulais que je le sache ? Même toi, tu savais pas.

— Ouais, mais moi, en mission, je prends le temps de me renseigner. T’aurais dû poser des questions. C’est ça un professionnel. J’avais raison de me méfier de toi. Mais Bigdata t’avait à la bonne. Ça m’a toujours dépassé. Là, c’est moi qui obéis aux ordres. Adieu crétin. »

Polo me vise avec son arme. Je ferme les yeux. Ça va faire mal. Je retiens ma respiration.

8

Le commandant Berteuil du SRPJ de Bordeaux arriva le premier sur les lieux. La détonation a alerté les voisins qui ont prévenu la police. Le corps de Didier Devernois est retrouvé sans vie, affalé sur le canapé, une balle de 9 millimètres entre les deux yeux.

« Qui c’est ce gars ? On le connaît ? demande-t-il à son adjoint.

— On sait qu’il a été jugé deux fois pour coups et blessures, il a pris du sursis, c’est tout.

— C’est curieux, parce que ça, c’est une exécution. Il a dû mettre en pétard un grand ponte du milieu pour finir ainsi.

— Pas de doute, chef. Mais aucune trace de lui dans nos dossiers, sauf pour ce que je t’ai dit.

— Regarde, le micro-ondes est mal fermé ! » remarque Berteuil.

Il n’en revient toujours pas d’avoir trouvé à l’intérieur un cahier rempli de noms, de dates et de lieux.

« Bigdata ! Enfin, je le tiens ! clame-t-il, joyeux, en caressant sa moustache grise.

— Tu veux dire que ce mec travaillait pour lui ? questionne l’adjoint.

— Je crois pas non, Bigdata n’employait pas n’importe qui. T’as vu l’appart ? Personne ne mettrait sa gosse en danger en la logeant ici. Aucune idée d’où sort ce gonze. Il voulait peut-être se venger de Bigdata, mais il s’est cassé les dents. On pourra pas le coincer pour ce crime, il a dû prendre ses précautions, mais c’en est fini de son business. La fin d’une légende ! Au fait tu connais le vrai nom de Bigdata ?

— Non, admet l’adjoint.

— Vincent Dufournier. C’est moins glamour, hein ?

— C’est sûr. »

Pour la plus grande joie de son concurrent qui rêvait de ses parts de marché, Bigdata fut appréhendé. On l’autorisa à assister aux obsèques de sa fille. Tous ces points communs avec Didier ont faussé son jugement. Il n’aurait jamais dû le prendre dans son équipe.

Polo, Guillaume Lacroix de son vrai nom, fut également arrêté. Pendant son heure de promenade dans la cour de la prison de Gradignan, il reçut un coup de poignard fait maison dans la gorge. Il se vida de son sang en quelques minutes et, chose surprenante, personne ne put témoigner.

« On a rien vu », répétaient en chœur les détenus.

Enfin, pas si étonnant que ça. Bigdata n’est pas tout à fait fini. Il a encore des relations qui peuvent lui rendre service, son argent étant toujours disponible. Et là, il a une furieuse envie de se venger. Polo a lui aussi bâclé son travail. Il n’a pas fouillé l’appartement d’Eddie avant de quitter les lieux. Erreur impardonnable.

Suite à une expérience personnelle… Le 5 novembre 2017

ALTERNATIVE À LA CORRIDA

1

José Riera s’agenouille devant la statue de la Vierge. L’heure est solennelle. Dans quelques instants, il va recevoir l’alternative et être consacré matador. C’est son rêve le plus cher qui se réalise. Il constate le chemin parcouru. Il se souvient…

Français d’origine espagnole, la tauromachie a toujours donné du sens à sa vie. Le football, très peu pour lui, le rugby, encore moins. Mais les taureaux ! Se mesurer à l’animal, l’affronter avec tout le respect qui lui est dû, le combattre comme un homme. Il en frissonne de plaisir à chaque fois.

Les parents de José, fiers de son choix de carrière, inscrivent leur fils à l’école d’Arles à l’âge de dix ans. Bien que spectateur assidu, il doit commencer comme tout le monde par les fondamentaux. Il est d’abord entraîné au maniement de la cape et de la muleta, ce morceau d’étoffe écarlate si important dans le troisième tercio, la dernière partie de la corrida durant laquelle on porte l’estocade.

Puis il fait connaissance avec le careton, un appareil à deux roues, surmonté de cornes comme celles de l’animal. Il est manipulé par des élèves expérimentés. José montre ainsi sa dextérité. On passe au réel, il se mesure à des veaux camarguais, à des taureaux espagnols d’un an. On l’équipe avec la cape et la muleta face à des spécimens jeunes et peu armés. L’essai s’avère concluant, José est doué. Mieux, il est né pour ça.

Il va alors être confronté à des bêtes de deux et trois ans. Il devient novillero et tue son premier taureau à seize ans. Le monde de la corrida lui ouvre les bras. Les novilladas s’enchaînent, il est reconnu espoir le plus prometteur de sa génération. Et aujourd’hui, il est là.

La célèbre féria de Bayonne, ville des Pyrénées-Atlantiques renommée pour les stars de la tauromachie qu’elle accueille, lui a réservé une place. Dans les arènes pleines à craquer, il va devenir José Riera, le matador ! El bailarin, le danseur, comme l’appellent déjà les spécialistes à cause de son jeu de jambes qui lui permet d’exécuter des passes époustouflantes. On a parfois l’impression qu’il ondule à quelques centimètres du sol et qu’il présente une chorégraphie mise au point avec l’animal.