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Janvier 2016. Pour Sylvie Lachan, la préfète de la Corrèze, les vacances riment autant avec romance qu'avec activité intense. Et, malgré les drames récents et les blessures, certainement pas avec somnolence et convalescence. Conséquence inévitable : une remarque anodine devient une découverte historique, une énigme séculaire, une chasse au trésor et l'exhumation d'un mystère familial. Avec son énergie et son humour habituels, Sylvie plonge dans un monde nouveau, celui de la peinture, parfois lumineux, parfois obscur. Car, si l'art peut adoucir les moeurs ou révéler les émotions, il peut également attiser les convoitises. Celles d'un amoureux transi, celles des meilleurs ennemis de la gendarmerie corrézienne, celles de criminels de haut vol, celles d'un élu local rêvant de gloire nationale.
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Seitenzahl: 504
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Sortie 43
Sortie balkanique
Sortie pastel
Sortie déferlante
Sortie artistique
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Aux amoureuses et amoureux de l’art.
À C., pour tout…
Attention ! Les heures indiquées dans le roman sont des heures locales. Ainsi, un événement peut apparaître antérieur à un autre alors qu’il est, en réalité, postérieur.
Par exemple, si Sylvie décolle à onze heures locales de sa ferme limousine et Mathias à dix heures locales au Canada, Sylvie s’envoie en l’air bien avant Mathias.
Fuseaux horaires :
UTC + 1 : France métropolitaine, Maroc
UTC + 0 : Islande
UTC – 3 : Groenland, Saint-Pierre-et-Miquelon
UTC – 5 : province du Québec (Canada)
UTC – 6 : province du Manitoba (Canada)
UTC – 7 : province de l’Alberta (Canada)
(Coordinated Universal Time, Temps Universel Coordonné)
Sylvie Lachan
40 ans. Préfète de la Corrèze.
Grande rousse d’un mètre quatre-vingt-un.
Pilote de talons hauts.
Amandine
37 ans. Fonctionnaire. Jolie brune.
Franck Pomarel
36 ans. Frère adoptif de Sylvie. Agriculteur.
Zvjezdaninina Lachan, « Ina »
25 ans. Fille et sœur adoptive de Sylvie.
Luiz Marquez, « Louitch »
49 ans. Adjudant-chef, gendarmerie de la Corrèze.
Keziah Chamoun
45 ans. Capitaine, gendarmerie de la Corrèze.
Gabriel Peyrat
56 ans. Garagiste et mafieux corrézien.
Mathias Frou, « Mathou »
49 ans. Pilote de Gabriel Peyrat. Ancien pilote de chasse.
Pascal Deshors
53 ans. Gérant du club du château de la Grénerie.
Alizée Gireau et Christian Monincourt
42 et 53 ans. Locataires du château de la Grénerie.
Banquier de Gabriel Peyrat.
Clémence et Léonard
57 et 60 ans. Parents d’Amandine.
Auguste
Arrière-grand-père d’Amandine.
Isolde et Enguerrand Fontfaure
Ancêtres d’Amandine.
Kaili Boyer
35 ans. Archiviste-paléographe.
Rodolphe Hébert
43 ans. Employé aux archives départementales de la Creuse.
Joseph-Olivier Lévesque
34 ans. Capitaine à la Sûreté du Québec.
Hector
35 ans. Instructeur canadien de Twin Otter.
Fabio Volpi
37 ans. Avocat d’affaires.
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Lundi 11 janvier 2016
08h00, Tulle, Corrèze
— Très bien…
Enfoncée dans le confortable fauteuil de son bureau de la préfecture de la Corrèze, Sylvie Lachan laissa courir le silence, un large sourire sur les lèvres devant l’étonnement manifeste de son correspondant téléphonique.
— Euhhhh… Et c’est tout ? bafouilla son supérieur.
— Eh oui, monsieur le ministre, confirma Sylvie. Je suis bête et disciplinée, j’obéis à mon chef.
Le long soupir s’entendit distinctement :
— Pffff… Bien sûr ! Mais pourquoi êtes-vous toujours pleine de surprises ? Persuadé que vous alliez refuser, j’avais préparé une page entière d’arguments pour vous convaincre d’accepter de prendre des vacances. Je vous connais, c’est louche. Qu’est-ce que vous mijotez encore ?
— Mais absolument rien ! Je suis la preuve vivante qu’il n’est jamais trop tard pour s’assagir.
— Je sais que je vais passer des heures à me demander ce que vous allez pouvoir nous inventer. Votre réponse est trop favorable et trop rapide, ce n’est tout simplement pas vous. Je le répète, c’est louche !
— Vous voyez le mal partout, monsieur le ministre !
—À d’autres !
Sylvie éclata de rire. Il n’avait pas tort. En temps normal, si ce terme pouvait s’appliquer à sa personnalité, elle se serait battue bec et ongles vernis pour refuser ce repos après tous les événements tragiques des mois précédents. Le terrible attentat au cœur duquel elle avait plongé quatre jours auparavant la hantait toujours. Et il y avait tant à faire entre son travail quotidien et les différentes enquêtes en cours.
Mais elle et son ministre n’avaient tout simplement pas prévu l’amour. Des papillons dansèrent dans son ventre. L’amour qui avait bouleversé sa vie, qui avait contaminé toutes ses cellules, qui avait retourné son cerveau, qui l’avait changée. L’amour aussi inattendu que puissant, l’amour capable de balayer tous les drames et tous les cauchemars.
— Je vous assure, je n’ai aucun coup foireux en préparation, reprit Sylvie. J’accepte avec joie ces vacances.
— Malgré toute mon inquiétude, je vous souhaite donc d’en profiter au maximum, madame la préfète.
— Merci monsieur le ministre, je vous promets que je vais en profiter ! Bonne journée de dur labeur à vous…
— Pffff…
Il raccrocha. Mais Sylvie avait eu le temps de percevoir l’écho de son nouveau sourire. Elle parcourut à toute vitesse les dizaines de mails accumulés, sans trouver le moindre intérêt à un seul d’entre eux, puis éteignit son ordinateur en se disant que certaines personnes devaient être prévenues de son absence. En premier, l’adjudant-chef Luiz Marquez, son ami et ange gardien.
— Et tant pis pour la hiérarchie !
Ses doigts pianotèrent sur son téléphone :
Bonjour Louitch,
J’espère que tu vas bien. J’ai une bonne nouvelle pour toute la gendarmerie corrézienne ! Le ministre vient de me mettre en vacances. N’abusez pas du Champagne pour arroser cette tranquillité et bon courage pour le tas d’enquêtes !
À bientôt, je t’embrasse.
Sylvie envoya le message, rangea son téléphone, attrapa son manteau et son sac, et abandonna son bureau.
— Bonjour Émilie, dit-elle à sa secrétaire, arrivée quelques minutes plus tôt.
— Ohhhh madame ! Bonjour madame ! répondit la jeune femme, les yeux brillants. Je suis heureuse de vous voir. On a eu tellement peur… J’espère que vous allez bien.
— Merci Émilie, c’est gentil. Mais oui, je vais bien. On peut maintenant dire que je suis un vrai trou de balle !
En référence à ses blessures légères et en bonne voie de guérison. Sa secrétaire pouffa en secouant la tête :
— Pardon madame, mais c’est nul !
— Je sais, c’est ce que quasiment tout le monde me répète… Mais je ne peux pas m’en empêcher ! J’ai quand même une excellente nouvelle, vous allez être tranquille, le ministre vient de me virer.
— Quoi ?! De vous virer ?
Sylvie rit de son erreur, d’abord intérieurement :
— Être amoureuse, c’est comme être bourrée, on dit n’importe quoi et on est toute seule à se marrer de ses conneries !
Puis extérieurement, à voix haute :
— Oui, mais non… Je voulais juste dire qu’il me met en vacances forcées. Il faudra me supporter à mon retour.
— Vous m’avez fait peur… Je vous souhaite de bonnes vacances, madame !
— Merci Émilie et bon courage à vous !
— Merci madame.
Sylvie toqua ensuite à la porte de son adjoint, Pierre Dibonné, le secrétaire général de la préfecture. Penché sur un dossier, il se leva immédiatement. Avec son mètre quatrevingt-un et ses talons hauts, elle dépassait largement le sérieux sexagénaire.
— Madame, quelle joie de vous voir ainsi en beauté et en bonne santé, dit-il en lui serrant longuement la main, l’air sincèrement heureux.
— Flatteur !
— Madame…
— Rassurez-vous Pierre, j’ai une bonne nouvelle !
Sylvie ne put résister à l’envie de réitérer son erreur :
— Vous allez être tranquille, le ministre m’a virée !
— Quoi ?! Mais non ! C’est impossible ! Mais pourquoi ?
Sylvie éclata de rire, un peu honteuse devant la mine catastrophée de son collègue et ami.
— Je vous taquine. Il m’a seulement virée pour quelques jours. Vacances forcées… Malheureusement, je reviendrai. Désolée pour cette fausse joie, remballez les petits fours !
— Vous êtes terrible…
— Vous aussi, vous allez me manquer ! Et puis, c’était le minimum pour me venger de votre délation !
Pierre baissa la tête, dépité :
— Toutes mes excuses, madame… Je… je n’ai pas eu le choix. C’était un ordre du ministre, il a exigé de l’appeler dès votre retour.
— Je sais, Pierre, je sais. Je vous taquine encore. Je ne vous en veux pas le moins du monde.
— Merci madame.
— Je vous laisse donc les commandes, les rats continuent de quitter le navire.
Nouvelle référence. Cette fois à plusieurs de leurs anciens collègues arrêtés pour escroquerie.
— Ne vous inquiétez pas, madame, reprit Pierre. Je ne vois pas ce qu’il pourrait nous arriver de pire que tout ce qu’il s’est passé récemment. Profitez pleinement de vos vacances, en toute quiétude !
— Merci commandant ! Et bonne chance avec ce Titanic !
Elle l’embrassa sur les deux joues, chose inhabituelle, ferma son manteau et quitta la pièce, ses longs cheveux roux volant dans son sillage, les hauts talons de ses escarpins noirs vernis claquant sur le sol.
Au premier pas à l’extérieur, la préfecture et ses tracas désertèrent son esprit, phénomène étonnant puisque son logement de fonction se trouvait dans l’enceinte du magnifique site administratif. Son cerveau s’évada, tourné vers les prochains jours, son sourire s’élargit au passage de la porte d’entrée. Elle se débarrassa de son manteau et de son sac, puis se précipita vers la chambre. Et vers l’amour.
Dans le lit, Amandine, surprise, posa son livre. Mais merveilleusement belle, ses cheveux presque noirs joliment étalés sur l’oreiller blanc, encadrant un visage arrondi, des yeux bleus légèrement en amande, des lèvres bien remplies. Sylvie sentit son cœur et son corps s’enflammer, exploser, se liquéfier, s’éparpiller, ruisseler. Tant de sensations si fortes causées par cette passion si puissante. Elle plongea sur Amandine et l’embrassa avec fougue.
— Même pas une heure de boulot ! plaisanta celle-ci. Finalement, t’avais raison, t’es une vraie fonctionnaire !
Souffle court et double douceur. Sylvie goûtait les délicieuses caresses des mains fines d’Amandine sur sa longue robe noire pendant que les siennes cajolaient un sein pardessus la nuisette satinée.
— Pas le choix, vacances obligatoires, ordre du ministre. Et il a été très surpris que je ne râle pas !
— Je me demande bien pourquoi tu ne l’as pas fait…
— Excellente question…
Sylvie posa ses lèvres dans le cou d’Amandine et l’embrassa langoureusement.
— Pareil pour moi, reprit Amandine. Enfin, pas tout à fait, c’est pas un ministre qui me met en congé. Moi !
Elle lui tira la langue et poursuivit :
— Mon chef m’a dit que tout le monde était en arrêt le temps de l’enquête et des travaux dans notre bâtiment. Il m’a aussi filé une longue liste de psys, en cas de besoin…
À l’évocation de l’attentat terroriste qui avait failli leur coûter la vie à toutes les deux, une ombre flotta dans quatre yeux bleus. Sylvie soupira :
— Cette succession de cérémonies et d’enterrements m’a beaucoup pesé.
Elle retrouva le sourire :
— Mais l’experte en psychologie que je suis connaît une excellente méthode de guérison…
Ses mains redoublèrent de caresses sur le corps d’Amandine, qui éclata de rire :
— Oui, bien sûr, experte en psychologie !
— Je suis très déçue par l’opinion que t’as de moi !
— Tu ne peux pas avoir toutes les qualités, ma chérie…
— M’appeler comme ça est le bon commencement d’un début de pardon.
— Surtout que je valide ta méthode de soutien psychologique… Et je me demande ce qu’il peut y avoir sous cette belle robe…
— J’ai pensé à toi en m’habillant ce matin. Car j’imaginais rentrer ce midi pour… déjeuner…
— Mmmm…
Sylvie se leva et fit glisser sa robe, en prenant son temps, révélant une guêpière noire et une paire de bas noirs. Le string coordonné rejoignit à son tour le sol.
— Très bon choix, apprécia Amandine en l’attirant vers elle. Jusqu’à ce que je te rencontre, jamais je n’aurais cru qu’une telle tenue pouvait m’exciter à ce point…
— Allons voir ça…
11h00, Paris
— Très bien…
Maxime Ralagne ouvrit la bouche, puis la ferma, sans rien ajouter. Son interlocuteur raccrocha, sans un mot de plus. Le premier secrétaire du parti socialiste, son parti, venait de lui proposer un rendez-vous. Proposer, le terme politique pour ordonner. Maxime hésitait entre excitation et inquiétude.
— Mais qu’est-ce qu’il me veut ?
Pas de choix ou d’échappatoire possible, il devait y aller. Pour obéir et dénouer son estomac.
— Bonne ou mauvaise nouvelle ?
Un dernier regard au miroir, reflet parfait, à son goût, mis en valeur par le noir sur la peau blanche de son corps longiligne. Costume noir, chevelure noire, sourcils fournis noirs, longue moustache noire.
— Et peut-être même noir à l’intérieur… murmura-t-il.
Un accès d’amertume et de culpabilité. Aussi inhabituel que bref. Maxime enfila son manteau noir, quitta son hôtel et grimpa à bord du taxi commandé. Il n’utilisait plus ses pieds pour aller d’un endroit à un autre depuis bien longtemps, même pour quelques centaines de mètres comme dans le cas présent. Cela ne se faisait tout simplement pas pour quelqu’un de son rang. De son haut rang de président du conseil départemental de la Corrèze.
Maxime n’avait pas encore ôté le doigt de la sonnette que la lourde porte en chêne s’ouvrit. Sa surprise doubla quand le gardien du lieu s’inclina pour le laisser entrer, la main tendue vers l’intérieur sombre :
— Monsieur le président Ralagne, je vous souhaite la bienvenue. Je vous en prie.
Maxime n’était pourtant jamais venu dans ce club privé réservé à l’élite parisienne. Il s’avança dans la grande pièce tapissée, boisée, matelassée. Douillette et stricte à la fois. Silencieuse et palpitante de quelques murmures incompréhensibles. Virile et masculine. Ancienne et archaïque.
— Peut-être à notre image…
Dans son esprit, cela regroupait l’ensemble de la classe politique, tous bords confondus. Des frères siamois aux querelles de cour de récréation dont les deux objectifs principaux se résumaient à faire du bruit et à ne rien changer.
— Mais pourquoi se gêner ? Tant que l’édifice fonctionne et que des électeurs continuent à croire en nous, à gober nos mensonges et nos discours vides…
Si sa peur décuplait sa lucidité, rien ne freinait son cynisme et son absence de morale. Il avait choisi son camp, comme l’écrasante majorité de ses collègues élus de haut rang, celui d’oublier l’intérêt général pour favoriser l’intérêt particulier. Le jeu étant de faire avaler l’inverse. Avec une bonne dose de mépris pour les rares qui se battaient pour le système et la nation. Avec une pensée amusée et condescendante pour les militants idéalistes.
— Tous ces gens qui sont encore dupes…
Les costumes foncés et bien taillés régnaient dans ce lieu feutré comme dans les hautes sphères du pays. Un parquet brillant, de lourdes tapisseries, des tableaux encadrés d’or, quelques tables, de larges fauteuils en cuir sombre dans les coins sombres, des bibliothèques de gros ouvrages inutilisés.
Le portier, dont ce n’était probablement pas le bon qualificatif, lui fit signe de s’installer dans une petite pièce chichement éclairée.
— Monsieur le président du conseil départemental de la Corrèze, dit une voix reconnaissable.
— Monsieur le premier secrétaire.
Maxime ôta son manteau et s’assit confortablement.
— Je te remercie d’être venu.
— Je t’en prie, c’est tout à fait normal, répondit Maxime, franchement mal à l’aise.
Un serveur entra, disposa boissons et amuse-gueules devant eux, et disparut. Sans le moindre bruit. Deux verres se levèrent et les deux hommes burent en se dévisageant d’un air serein. En apparence. Maxime bouillait, mais il se retint de poser la question qui lui brûlait les lèvres.
Le premier secrétaire du parti socialiste se lança enfin :
— Bon… Maxime… Je vais être direct. Si tu as bien suivi l’actualité politique nationale, et je suis persuadé que c’est le cas, tu as dû entendre les rumeurs et remarquer une certaine agitation de quelques-uns de nos plus éminents membres ou alliés. Évidemment, tu argueras que c’est souvent de circonstance. Pour faire le buzz, selon le langage d’aujourd’hui ! Évidemment, ce ne sont que des mots de journalistes en quête de scoop. Évidemment, il y a en général un peu de vrai dans ces reportages. Évidemment, les fuites sont savamment orchestrées.
— Putain, et tu devais être direct ! gronda intérieurement Maxime tout en tentant de rester impassible. Blablater, mais quelle foutue habitude de merde ! Surtout entre nous ! Tu m’étonnes que les gens se détournent de la politique…
Une gorgée d’alcool hors de prix. Le premier secrétaire se délectait. De la boisson et de le faire imploser.
— Bref… Tu as donc dû comprendre que des mouvements au sein du gouvernement pourraient avoir lieu dans un avenir plus ou moins proche. Avec un conditionnel qui s’apparente dangereusement à du futur. Avec un échéancier qui devient discernable.
Maxime acquiesça en silence. Il bouillait toujours, mais dans son combat intérieur, l’espérance commençait à étouffer l’inquiétude. La joie amorçait une danse dans son ventre.
— Tu connais ceux dont on dit qu’ils vont s’en aller, je te confirme que c’est fait. Certains autres vont suivre, c’est quasiment sûr. Le seul doute, c’est la date. Dans les semaines ou les mois à venir. Nous cherchons donc un certain nombre de futurs ministres…
Le mot magique. Lâché, enfin, comme une meute de chiens derrière un gibier paniqué. Maxime exultait sans rien laisser transparaître, nonchalamment vautré dans son fauteuil, son verre à la main, acquiesçant vaguement de temps en temps. Mais il sentait les violentes pulsations de son cœur jusque dans ses tempes, si sonores qu’elles couvraient presque le discours du premier secrétaire dans l’ambiance ouatée, presque brumeuse.
Malgré l’excitation, son cerveau réfléchissait à toute vitesse, pesant le pour et le contre, envisageant différentes options, prenant en compte les situations présente et future. À un peu plus d’un an des prochaines élections présidentielles, la popularité de l’actuel locataire de l’Élysée ressemblait à l’épopée du Titanic. Accepter un poste de ministre équivalait donc à signer un contrat à durée déterminée et courte. Prolonger l’aventure restait une possibilité, liée à l’éventualité d’une nouvelle victoire du chef de l’État ou d’un autre candidat du parti socialiste. Candidat qui, dans ses rêves les plus fous, s’appelait Maxime Ralagne, même s’il était parfaitement conscient que les probabilités ou les sondages ne jouaient pas en sa faveur. Enfin, le vent politique étant en train de tourner, devenir ministre constituait une opportunité de se faire connaître au niveau national. Comme d’autres l’avaient fait.
— Une belle salade d’arguments… pensa-t-il.
Mais Maxime, réaliste et pragmatique, savait qu’il allait accepter. L’offre que le secrétaire général n’allait pas manquer de lui soumettre dans les prochaines secondes représentait une chance qui avait peu de chance de se reproduire à l’avenir.
— Voilà la raison pour laquelle je t’ai proposé de venir ici, poursuivit son interlocuteur. On m’a demandé de tâter le terrain auprès de certaines personnes. Tu connais ce on, tout en haut de l’échelle. Des proches et des fidèles sans volonté de traîtrise comme certains en ont aujourd’hui… Et tu fais partie de ce cercle restreint.
— Je suis flatté de cette confiance, coassa Maxime.
Se retrouver au lit avec deux bombes sexuelles à peine majeures ne lui aurait pas procuré plus de plaisir.
— Attends ! Rien n’est fait. Et il y a un mais. Il y a toujours un mais. Même plusieurs.
Maxime se crispa et revint brutalement sur terre. Un crash mental et intestinal. Le premier secrétaire se pencha en avant, jeta un coup d’œil autour d’eux, preuve de la gravité et du secret de ses révélations, et expliqua à voix basse :
— Certains ministères importants vont donc se libérer, les affaires étrangères, la justice, l’économie… Mais aussi la culture, la fonction publique, le logement… Comme en sport, nous hésitons. Soit du poste pour poste, soit un jeu de chaises musicales. Tout est possible, rien n’est décidé.
Le premier secrétaire soupira par le nez, les lèvres pincées. L’instant crucial approchait. Maxime se tendit davantage, attentif, crispé. Comme un arc prêt à lâcher sa flèche. Ou comme un string sur des fesses rebondies. Ce fut plus fort que lui, il s’avança dans son fauteuil.
— Le premier point délicat est l’intérêt porté à une certaine personne, justement pour intégrer le prochain gouvernement. Notre cher président insiste de manière très… insistante… Et cette personne, c’est ta préfète, Sylvie Lachan.
— Quoi ?! Elle ? Mais non !
Il s’étouffa et toussa. Son crash intérieur le plongea jusqu’au fond d’une mine de charbon. De l’euphorie au désespoir. En face de lui, un sourire indéchiffrable. Peut-être de la moquerie, peut-être de la compassion, peut-être un coup tordu. Le premier secrétaire poursuivit :
— Oui. Elle… Le grand patron l’adore. Je t’arrête tout de suite, ne cherche pas à savoir pourquoi. Que ce soit pour ses exploits ou parce qu’ils ont couché ensemble, ça n’a aucune importance. Nous ne sommes pas là pour nous tirer dans les pattes, nous avons de bien plus gros soucis. C’est simple, si elle coule à cause de toi, tu coules aussi. Et beaucoup, beaucoup, beaucoup plus profondément.
Un coup de grisou dans la mine de charbon abandonnée. Maxime garda le silence, les mâchoires contractées à s’en faire mal, le cerveau en fusion.
— Donc, pour être clair, ton problème vient qu’il est de notoriété publique que vous ne pouvez pas vous sentir.
Maxime grimaça, peut-être intérieurement. Le premier secrétaire enchaîna :
— Toi, Maxime, nous te verrions à la culture, au logement ou à la fonction publique. Éventuellement à la justice ou à la défense. Mais notre maître à tous aimerait bien mettre Lachan à la justice. Je t’avoue que nous sommes plutôt contre. Elle ne supportera pas le bordel sans nom qui règne dans ce ministère et les grandes réformes ne sont pas du tout à l’ordre du jour. Il est vital de ne rien changer, c’est trop explosif à un an des élections présidentielles.
— Pour la subir trop souvent, je te confirme que c’est une extrémiste de l’ordre, de l’organisation et de la simplification, gronda Maxime.
Essayer de la dévaloriser. Discrètement.
— Les agents de la préfecture s’en plaignent, ajouta-t-il. Car cela va avec performance, efficacité, productivité et tous les travers associés. Alors que nous savons tous que nos sociétés sont complexes…
Le regard noir du premier secrétaire lui fit comprendre que des points venaient de s’envoler :
— Il va falloir que tu progresses avec elle si tu veux avoir une chance. L’hypothèse la plus probable pour elle est l’intérieur. Avec tous les événements récents, les flics l’adorent et elle est crédible. Sans parler de sa carrière militaire…
— C’est vrai, l’idée est excellente, concéda Maxime.
— Et toi ? Quel portefeuille t’intéresserait ?
Maxime prit le temps de réfléchir. Pour ne pas pondre un nouvel impair. Pour afficher de l’ambition, mais pas trop.
— J’adore l’art, la culture me conviendrait, expliqua-t-il.
Mais il rêvait de plus haut et ne put se retenir :
— Je pense avoir ma place à la justice ou la défense.
Des ministères plus prestigieux, mieux situés dans la hiérarchie, plus proches du sommet. Plus proches d’une possible candidature à la fonction suprême.
— Très bien, je le note, répondit le premier secrétaire. Un autre… détail. Depuis l’affaire Cahuzac, tu te doutes que nous ne voulons que des ministres… propres et honnêtes. Et certains bruits laisseraient croire que ce ne serait pas ton cas.
Maxime fit semblant de s’offusquer, mais son interlocuteur leva la main, l’air sévère :
— Je ne veux rien savoir.
Silence. Le secrétaire général lui offrait le temps d’assimiler ses paroles.
— Mais le vent tourne. Aujourd’hui, nous n’avons plus le droit de nous faire prendre. Mes mots ne sont qu’une information et un sujet de réflexion, pas une accusation.
Silence.
—À défaut de l’être, tu dois apparaître plus blanc que blanc. Si tu es choisi, nous conduirons une enquête, discrète. Mais poussée et performante, je peux te l’assurer.
Silence.
— Si un scandale éclate alors que tu es au gouvernement, même minuscule, tu es mort. Définitivement…
Silence. De mort.
— Un conseil, profite des prochains jours pour réfléchir, nettoyer ton image, ranger tes affaires, cacher ce qui doit être caché et, surtout, faire copain-copine avec ta préfète.
Silence.
— N’oublie pas que, malgré tes compétences et tes qualités, tu ne fais pas le poids face à elle. Tu n’as pas la moindre chance… Aucune…
14h00, Guéret, Creuse
— Très bien…
Rodolphe Hébert saisit délicatement le document que lui tendait Kaili Boyer, son adorable collègue, assise de l’autre côté de la grande table de la salle de tri des archives départementales de la Creuse. Il la fixa plus longtemps que nécessaire, mais elle ne sembla pas lui rendre son regard.
Il avait quarante-trois ans, il était quelconque. Ou moyen. Et moyen partout. Taille moyenne, visage moyen, chevelure moyenne, embonpoint moyen, positions sociale et hiérarchique moyennes, divorce moyen, invisibilité moyenne, capacité de séduction moyenne.
Kaili avait trente-cinq ans, elle était exceptionnelle. Exceptionnelle partout. Exceptionnellement belle, exceptionnellement intelligente, exceptionnellement drôle, exceptionnellement attirante.
Rodolphe et Kaili travaillaient ensemble depuis presque dix ans. Rodolphe admirait silencieusement Kaili depuis presque dix ans. Il savait qu’il la regardait trop souvent et trop longtemps, qu’il était nul en drague, qu’elle lui plaisait terriblement. Mais il ne savait pas s’il devait lui faire des avances. Il ne savait pas davantage comment interpréter les signaux qu’elle envoyait. Qu’elle lui envoyait ou qu’elle ne lui envoyait pas. Kaili était célibataire, toujours enjouée et rieuse, passionnée par son travail.
Rodolphe n’était qu’un petit catégorie B de la fonction publique. Kaili était archiviste-paléographe avec une flopée de diplômes plus prestigieux les uns que les autres. Leur directrice avait bondi de joie lorsque Kaili avait postulé et n’avait cru au miracle de la venue de la magnifique métisse que quand celle-ci avait posé son sac le jour de son arrivée.
Rodolphe reporta son attention sur le document et exécuta ses propositions, des sortes d’ordres déguisés et agréablement formulés avec un sourire ravageur.
— Comment une fille comme elle pourrait s’intéresser à moi ? soupira-t-il intérieurement.
Après une adolescence tumultueuse, ses parents lui avaient trouvé un poste aux archives départementales. Les premières années avaient été compliquées et le directeur de l’époque avait failli le virer à plusieurs reprises. Puis, petit à petit, il avait commencé à apprécier ce travail au milieu des livres et des vieux papiers. Et, depuis que Kaili était arrivée, il prenait même plaisir à venir au bureau et à faire des heures supplémentaires. Sa passion cachée pour sa collègue devait être une des nombreuses raisons de son divorce, quelques années auparavant.
— J’ai appris que la fille des voisins de mes parents était au Pastel la semaine dernière, dit Kaili de sa voix claire.
Rodolphe leva la tête et tenta de comprendre ce que pouvait être ce Pastel et le lien entre Kaili et cette fille.
— Tu sais, le bâtiment administratif de Limoges que les terroristes ont attaqué, expliqua-t-elle. Il y a eu des dizaines de morts et de blessés…
— Ah oui ! saisit enfin Rodolphe.
Kaili était parfois difficile à suivre. Son cerveau tournait dix fois plus vite que le sien. Mille fois.
— Et elle est…
— Non ! s’écria Kaili, clairement soulagée. Elle n’est pas blessée, mais d’après ses parents, ça s’est joué à rien. Même pas à quelques secondes. Un terroriste allait lui tirer dessus quand quelqu’un a tué ce terroriste… Un truc de fou !
Le silence s’installa.
— Tu imagines, ça aurait pu arriver ici… soupira Kaili en parcourant la pièce du regard. Je ne sais pas comment je réagirais…
— Moi non plus, admit Rodolphe en songeant à la fuite.
— J’ai souvent joué avec elle quand j’étais petite, poursuivit Kaili, les yeux tristes et dans le vide. Amandine a deux ans de plus que moi. Elle est drôle et gentille, on rigolait bien. C’est terrible de penser que la vie peut s’arrêter d’un seul coup, dans des circonstances horribles…
Elle frissonna. Rodolphe réprima à grand-peine une irrésistible envie d’aller la serrer dans ses bras.
— C’est vrai et c’est pour ça qu’il faut profiter de la vie.
— T’as raison ! s’écria Kaili, à nouveau pleine d’enthousiasme. Je devrais te la présenter, elle est jolie et célibataire depuis pas longtemps. Tu veux son numéro ?
Ils éclatèrent de rire tous les deux.
— Non, c’est pas elle que je veux… pensa Rodolphe.
15h00, Labenne, Landes
— Très bien…
Mathias Frou entendit la réponse du chauffeur au dernier passager quittant son bus. Le véhicule verrouillé, les deux hommes s’éloignèrent en discutant vers la station-service de l’aire d’autoroute pour satisfaire un dernier besoin naturel ou prendre un dernier café avant la frontière espagnole.
Ne voyant personne, Mathias se faufila entre le bus et le camion garé à côté. Il s’accroupit devant la serrure d’un des grands coffres latéraux et entreprit de la crocheter.
— Allez, vite ! Merde !
Il s’énervait et tremblait. Malgré la fraîcheur de l’air hivernal, des gouttes de transpiration coulaient dans son dos et sur son front dégarni.
— Ahhhh putain, ça y est !
Mathias regarda des deux côtés. Toujours aucune présence, toujours aucun mouvement. Il souleva la porte du coffre, poussa les valises en désordre, jeta son gros sac à l’intérieur et se glissa dans les sombres entrailles du bus. Paradoxalement, être enfermé dans l’obscurité le soulagea et un long soupir s’échappa de ses lèvres presque closes. À la lueur d’une lampe frontale, il gonfla un fin tapis, se dégagea un espace rectangulaire pour l’y poser et rangea les bagages pour éviter une douloureuse chute lors d’une accélération ou d’un coup de frein. Puis Mathias s’installa, le plus confortablement possible, sûr de lui et de sa décision. Les flics le cherchaient, ils finiraient tôt ou tard par découvrir son identité et sa planque. Seule solution, la fuite.
Après le crash de son avion, abattu par les gendarmes, son atterrissage en urgence et la chance d’avoir pu leur échapper, il s’était caché une journée dans le sud, comme un clochard. Il s’était secoué et avait osé revenir en Corrèze pour récupérer sa voiture et son argent, maintenant à l’abri dans un garage sécurisé et le coffre d’une banque à Toulouse. Un peu de covoiturage et quelques mensonges l’avaient mené sur cette aire d’autoroute.
Son plan était simple. Se cacher dans un bus à destination du Maroc pour rejoindre ses associés dans le désert.
— Associés… Des putains de trafiquants pour qui je bosse comme un con !
En priant tout de même pour les retrouver. La dernière fois qu’il les avait vus, leur chef lui avait expliqué qu’ils comptaient déménager, leur base étant compromise par la vague d’arrestations survenue en Corrèze. Motif d’espoir et motif tout court de son périple, il lui avait un jour confié qu’ils fabriquaient facilement de faux papiers d’identité. Une nouvelle vie l’attendait. Peut-être avec eux s’ils lui proposaient encore un job de pilote. Peut-être ailleurs.
Mathias déglutit avec difficulté. Ses associés n’avaient aucune raison de l’aider et pouvaient tout simplement décider de se débarrasser de lui. Une nouvelle vie courte et brève. Sa seule parade, l’assurance que les flics recevraient un compte-rendu précis de leurs activités s’il lui arrivait quelque chose. Allongé dans le noir, les tripes nouées, sa confiance s’effilochait avec le temps.
19h00, Almeria, Espagne
— Très bien…
Même si le ton du chauffeur ne lui plut pas, Gabriel Peyrat poussa un long soupir de satisfaction. Il n’avait de toute façon jamais pu sentir ce Kyle Ykle, ce pilote américain blond qui semblait avoir quinze ans de moins que sa quarantaine. Mais il était soulagé, ils se trouvaient enfin à bord du ferry qui allait bientôt quitter l’Europe pour le Maroc. Tout s’était bien déroulé, formalités administratives et contrôles d’identité compris.
Quand Gabriel avait décidé de fuir la France et l’avait annoncé à ses complices, leur hostilité avait été manifeste. Kyle et les deux parachutistes qui l’avaient aidé à s’évader de la prison d’Uzerche préféraient rester en France et profiter de la forte somme offerte en échange de leur prestation aérienne et explosive. À force d’insister, ils avaient fini par céder. Peut-être grâce à sa promesse d’un boulot bien payé. Le temps de sa cavale, de nouveaux projets les incluant avaient germé dans son esprit. Car son imagination était fertile et ses trafics, avec leur partie aérienne, lucratifs. Les déconvenues récentes avaient eu le mérite d’être riches en enseignements. Si le principe restait excellent, il en était certain, ses méthodes nécessitaient quelques améliorations.
Dans l’obscurité de la cale du ferry, Kyle coupa le moteur. D’autres véhicules s’agglutinaient déjà derrière et à côté du leur. Gabriel rassembla ses affaires. Sa portière s’ouvrit brutalement. Le sommet de son crâne vibra. Un coup violent. Dans un brouillard entre conscience et inconscience, il sentit des mains bâillonner sa bouche, lier ses poignets dans son dos par de fins colliers plastiques, rouler son corps entre les sièges avant et arrière, et le recouvrir d’un tissu. Les portes de la voiture claquèrent et un silence relatif s’installa.
Gabriel comprit.
— Les enculés…
Dépouillé et abandonné dans le ferry. Ses complices en train d’en sortir, encore plus riches.
14h00, Montréal, province du Québec, Canada
— Très bien…
Le capitaine Joseph-Olivier Lévesque, de la Sûreté du Québec, le corps de police de la célèbre province canadienne, soupira longuement.
— J’arrive…
Son interlocuteur raccrocha. Il l’imita et leva les yeux vers sa jeune collègue, enceinte jusqu’au cou.
— Encore un ? demanda-t-elle.
Il acquiesça. Elle montra son ventre arrondi. Il acquiesça.
— Où ça ? Et combien ? voulut-elle savoir.
— Ici, à Montréal, répondit-il. Chez un avocat qui vit seul dans une baraque immense. Une toile parmi des dizaines. La plus chère, bien sûr. Autour du million de dollars. L’alarme ne s’est pas déclenchée, aucun signe d’effraction…
Joseph-Olivier se leva et enfila son manteau.
— C’est le onzième tableau en un mois… commenta sa collègue. Sûrement le même fantôme.
Il ne put qu’acquiescer une nouvelle fois. Elle lui sourit en entourant son ventre de ses mains :
— Je t’accompagnerais bien, mais voilà quoi…
— Pas de souci, je suis certain que tu ne vas rien rater !
Aucun besoin de mentir pour la réconforter.
— Si c’est comme les dix autres cas, on ne trouvera rien, pas le moindre indice, pas le moindre début de soupçon de preuve ou d’explication. Mais je te tiens au courant !
Il la salua d’un vague geste de la main et quitta leur bureau. Quelque part, il l’enviait. Bientôt trente-cinq ans, célibataire, sans enfant, des cheveux poivre et sel qui se raréfiaient, contrairement aux cellules graisseuses autour de sa ceinture abdominale. À part au travail, il ne se voyait aucun avenir.
Mardi 12 janvier 2016
03h00, Espagne
Dans l’obscurité du coffre à bagages du bus, Mathias Frou avait somnolé pendant des heures, malgré l’inconfort, les odeurs, le bruit et les mouvements du véhicule. Abruti, incapable de réfléchir ou d’enchaîner deux pensées sensées, son cerveau ne fonctionnait plus. Même son imagination refusait de s’envoler. Un vide inquiétant et inhabituel.
Le bus s’arrêta, personne ne descendit. Mathias se força à aligner deux calculs, avec difficulté et lenteur :
— Merde ! C’est le moment crucial…
La traversée du détroit de Gibraltar en ferry, un trajet d’une heure entre la pointe sud de l’Espagne et le port de Tanger au Maroc. Nouveau pays, nouveau continent, nouveau monde, nouvelle vie.
Il pensait s’être suffisamment dissimulé au milieu des bagages pour des yeux humains. Mais si les autorités espagnoles ou marocaines utilisaient des chiens ou une technologie supérieure à une rétine douanière fatiguée, sa nouvelle vie prendrait une tournure moins glamour.
Le bus redémarra et avança lentement.
— Putain ! C’est encore plus stressant que d’aller balancer des bombes au-dessus d’un pays en guerre !
Le pilote, crispé, les yeux grands ouverts dans le noir, s’efforçait de maîtriser sa respiration et les battements de son cœur.
— Ça va le faire, ils ne vont pas fouiller… Les immigrés clandestins et la drogue vont dans l’autre sens !
Une piètre tentative pour se rassurer. Le véhicule franchit avec fracas et lourdeur des obstacles. Mathias grimaça. De peur et de douleur. Sa cheville blessée lors de sa fuite le lançait à chaque choc. Les sons métalliques se succédaient. Puis le bus s’arrêta à nouveau et le moteur se tut.
— On y est…
Les passagers descendirent dans un grand tumulte de paroles et de pas, mais aucune main ne vint ouvrir le coffre. Autour du bus, d’autres véhicules approchaient et se garaient, des portières claquaient, des personnes parlaient. Decrescendo. Petit à petit, un faux silence troublé de bruits lointains et étouffés s’installa.
De longues minutes plus tard, une vibration sourde et d’amples mouvements remplacèrent les impulsions sensorielles intermittentes. Le ferry partait. Mathias s’apaisa.
Le temps coula avec apathie. Une traversée calme, mais inquiétante. Mathias sursautait à chaque choc auditif. Une heure bizarre où les secondes se noyèrent dans les minutes, lentes et rapides, semblables, mais uniques.
Avec les sons plus nets revint la peur. Les touristes regagnaient le bus, tout aussi bruyamment, le pas lourd, les rires gras, les cris aigus. Les mouvements du ferry et la vibration cessèrent, les moteurs des véhicules crachotèrent.
Mathias lâcha un long soupir quand le bus se mit à rouler, d’abord à faible vitesse, avec quelques arrêts qui stoppèrent les battements de son cœur, puis à une allure plus régulière et plus rectiligne. Le passager clandestin s’autorisa à se relâcher. Une nouvelle autoroute devait défiler sous les roues.
Mathias recommença à somnoler, à nouveau incapable de réfléchir, d’aligner deux pensées sensées et de laisser son imagination s’envoler. Mais il était soulagé.
08h00, Tulle, Corrèze
— Tu ne sais pas faire la grasse matinée ?
Ce n’était pas vraiment une question. Sylvie sourit, dévorant du regard Amandine qui s’étirait, les yeux engourdis, presque grognons.
— J’avoue… admit Sylvie. Je ne suis pas une grosse dormeuse. Mais surtout, ça fait quand même vingt-quatre heures qu’on est au lit…
— C’est pas faux, pouffa Amandine. Une journée entière à faire l’amour… Je ne savais pas que c’était possible. Et encore moins que ça pourrait m’arriver… Je crois que j’ai des courbatures inconnues !
— Pas mieux !
Sylvie repoussa la couette :
— Debout tombeuse et bombe sexuelle, j’ai faim !
— Pas mieux !
Elles se levèrent, s’embrassèrent comme si elles ne devaient jamais s’en lasser et filèrent dans la cuisine. Pendant que l’eau chauffait, Amandine consulta ses messages sur son téléphone. Et fit la moue :
— Mes parents veulent te rencontrer… Forcément… Ils insistent comme je leur ai dit qu’on avait passé quelques jours chez les tiens. Je suis morte de trouille…
— Pas mieux !
— Tu parles ! grogna Amandine. Ça n’a pas l’air de t’émouvoir ! Tu pourrais au moins faire semblant !
— Mais si, je t’assure. C’est une situation stressante… Pourtant, ça ne devrait pas, à notre âge.
— Oui, ça ne devrait pas. Mais ça l’est ! Et ils nous attendent ce soir vu que je leur ai bêtement annoncé qu’on était en vacances forcées.
Sylvie éclata de rire devant le visage décomposé et désespéré d’Amandine :
— Ça fait partie des corvées de la vie, ma belle ! Je doute que tes parents soient plus effrayants que des terroristes. Il ne faut jamais oublier que ça peut toujours être pire !
— Pffff… Je me le demande parfois… 09h00, Casablanca, Maroc
Mathias Frou sursauta, hébété, les sens en alerte à cause de ce réveil brusque. Le bus et son moteur venaient de s’arrêter. L’adrénaline dégoulina encore.
Les premiers passagers descendirent. Il se ressaisit, remballa ses affaires dans son sac et souleva la porte par laquelle il était entré. L’accès opposé s’ouvrit presque en même temps. Mathias se glissa à l’extérieur et cligna des yeux, ébloui par le soleil, agressé par le vacarme d’une ville. Personne ne s’intéressant à lui, il s’éloigna du bus, garé au bord d’une grande artère, avec discrétion et innocence.
Le lieu ne lui évoquait rien, mais il ne se situait clairement pas en Europe. La luminosité, les odeurs, les coups de klaxon, les cris échangés dans une langue inconnue, les palmiers le long de l’avenue, l’aspect des bâtiments, l’écriture sur les publicités et les vitrines des magasins. L’Afrique.
— Casablanca… murmura-t-il devant un panneau.
Il marcha au hasard dans les rues, cherchant un loueur de voitures. Un taxi rouge s’arrêta à côté de lui, la vitre côté conducteur baissée :
— Taxi ? Où tu veux ! Where you want ! Français ? English ? Deutsch ?
— Une agence de location de voitures ? demanda Mathias en se penchant.
— Mais je peux t’emmener partout où tu veux, pas besoin de louer !
— Mais j’ai beaucoup de route…
— Pas de problème ! Je peux. Où tu veux !
C’était tentant. Il pourrait se reposer. Mais c’était beaucoup trop risqué.
— Non, désolé, répondit Mathias en pinçant les lèvres. Ça aurait été avec plaisir. Mais il me faut une voiture…
— OK, pas de problème. Monte !
Mathias ouvrit la portière arrière et s’installa en se demandant s’ils allaient emprunter le chemin le plus rapide.
— Tu vas loin ? Tu es sûr ? insista le chauffeur. Je peux t’emmener. Partout !
— C’est… compliqué…
— Une femme ? Une femme mariée ? Ahhhh !
Mathias éclata de rire. Ce qui lui fit un bien fou après la longue tension du voyage.
— Même pas ! Business !
— Ahhhh… OK, je comprends.
Ce dont Mathias doutait fortement.
— Mais il y a des femmes dans le business des Français, renchérit le chauffeur. J’ai vu à Paris ! De jolies femmes bien habillées. Sexy ! Tu vas peut-être en rencontrer une !
— J’aimerais bien…
— Si tu veux une jolie femme pour cette nuit, je connais des adresses…
— Payante ou gratuite ? rit Mathias.
— Les deux ! s’exclama le chauffeur en se retournant vers lui malgré la circulation dense. Mais dans tous les cas, il faut quand même payer. À boire, à manger et puis l’hôtel.
— C’est vrai, t’as raison. Et, au final, celles qu’il faut payer sont peut-être moins chères !
— C’est sûr ! Et beaucoup moins d’ennuis !
Mathias rit encore à ce bon sens si rafraîchissant. Le chauffeur arrêta son taxi au milieu d’un concert de klaxons, récupéra les quelques euros de la course et tendit une carte de visite froissée :
— Si tu as besoin de ces adresses ou si tu veux que je t’emmène. Même loin !
— OK, merci beaucoup !
Mathias descendit du taxi et, sans hésiter, pénétra dans l’agence. Moins de cinq minutes plus tard, il en ressortit une clé à la main. Il trouva la voiture, s’y installa et entra dans le GPS les coordonnées qu’il avait notées sur un petit bout de papier avant de commencer son périple. Il ne se rappelait pas l’itinéraire terrestre pour aller au camp de ses associés trafiquants, ne l’ayant emprunté qu’une seule fois, et de nuit. Mais il savait comment s’y rendre par les airs, ayant multiplié les trajets en avion. Grâce aux vues satellite disponibles sur internet, il avait repéré l’emplacement de la piste d’atterrissage perdue au milieu du désert marocain.
— Merde ! Sept heures de route… Je ne pensais pas que c’était aussi loin…
Sa première étape serait un supermarché pour de l’eau et quelques denrées alimentaires.
Mathias bâilla. Le soleil baissait dans ses rétroviseurs, la journée avait été longue. La voix féminine du GPS lui indiqua de tourner à droite, hors de la route goudronnée. Il arrêta la voiture sur le bas-côté de l’intersection et descendit dans la douceur sèche pour s’étirer et boire. Un léger vent tiède et agréable lui caressa le visage.
Il reconnaissait ce carrefour perdu, ou croyait le reconnaître. Un vague souvenir datant de plusieurs mois. Tant de choses s’étaient passées depuis. Il se trouvait alors dans le minibus de son patron, Gabriel Peyrat, aujourd’hui en prison, avec ses collègues, aujourd’hui morts. Tout ne s’était pas vraiment déroulé comme prévu…
Mathias souffla longuement et remonta dans sa voiture poussiéreuse. Encore un peu de route et un dernier détail. Une dernière interrogation. Ou, plutôt, un dernier espoir :
— Est-ce qu’il reste quelqu’un au camp ?
Il roulait à petite vitesse et avec précaution sur le chemin en mauvais état qui serpentait entre la rocaille, les buissons, quelques touffes d’herbe et de rares arbres. Sur sa droite, une chaîne de montagnes s’étirait parallèlement à la direction qu’il suivait, sombre et parsemée de taches vertes, presque incongrues après des heures de désert jaunâtre.
Mathias ralentit alors que le chemin obliquait sur la gauche. Devant lui, l’arrière d’une voiture immobile, garée sur le côté, à la sortie du virage.
— Une plaque française ?
Surpris et vaguement inquiet, il s’arrêta à côté. Personne à l’intérieur. Ni aux alentours. Mathias repartit, sur ses gardes et à petite vitesse.
— Une bagnole française ici, j’aime pas trop cette coïncidence… Vraiment pas…
Le chemin tourna franchement à droite, Mathias s’y engagea, toujours à faible allure.
— Merde !
Un homme marchait un peu plus loin. Il se retourna.
— Putain de merde !
Mathias s’arrêta et bondit hors de la voiture :
— Gabriel ?
— Mathou ?
— Mais qu’est-ce que tu fous là ? demandèrent-ils de concert.
Ils se serrèrent la main, tous les deux ravis de tomber sur l’autre. Une rencontre rassurante.
— Mais t’étais pas en taule ? s’étonna Mathias.
— Évadé. T’aurais pas à boire ?
— Si, pardon, viens !
Mathias lui offrit de l’eau et ils s’appuyèrent sur l’aile sale de la voiture. Gabriel but longuement et expliqua :
— Je me suis fait la malle grâce à un pilote et deux parachutistes. Ils ont foutu un sacré bordel à la prison d’Uzerche. Sauf que ces enculés m’ont assommé et piqué tout mon pognon au moment d’entrer dans le ferry. J’ai réussi à me libérer, mais j’étais coincé, sans un centime pour repartir dans l’autre sens ou prendre de l’essence. Panne sèche un peu avant, tu as dû voir ma bagnole. Et toi ?
— Je me suis fait descendre ! J’ai pu me poser en catastrophe au château de la Grénerie. Coup de bol, j’ai pu m’enfuir. Jusque-là…
Mathias sourit de la situation. D’un sourire jaune ou amer. Il avait dû tomber bien bas pour ressentir de la joie à retrouver un type aussi antipathique et dangereux.
— On a donc le même espoir, ajouta-t-il. Celui que nos amis soient toujours là et qu’ils puissent nous aider.
— Ils ne sont pas très portés sur l’aide humanitaire…
— J’ai pas trouvé mieux… Il faut des papiers pour voyager et survivre, même à l’autre bout du monde.
— Ouais… Allons voir.
Ils montèrent dans la voiture et Mathias démarra.
Quelques minutes de conduite prudente plus tard, le camp apparut au détour d’un ultime virage. Ou plutôt ce qu’il en restait, c’est-à-dire uniquement les murs.
— Merde… grogna Mathias. Merde de merde !
Il s’arrêta dans la grande cour vide. Le silence les enveloppa comme la poussière. Ils se regardèrent, déconfits, leurs espoirs envolés.
— Merde de merde… grogna à son tour Gabriel.
Ils s’avancèrent vers les bâtiments. Des déchets jonchaient le sol : papier, plastique, tissu, bois, ferraille. Les portes, grandes ouvertes, les appelaient. La visite précipitée des locaux ne les rassura pas, l’intérieur imitait l’extérieur, abandonné et sale.
Mathias s’accouda à la fenêtre de la grande pièce principale qui donnait au sud. Le soleil couchant illuminait la chaîne de montagnes, la faisant étinceler de jaune et d’orange. Mais son cerveau las, insensible à cette beauté naturelle, pédalait pour trouver une solution. Gabriel le rejoignit, en silence. Mathias oscillait entre inquiétude et désespoir. Retrouver son ancien patron l’avait rassuré. Mais la confiance n’était pas le premier sentiment qu’il lui inspirait. S’il s’était fait dépouiller sur le ferry par ses complices, il pouvait très bien lui rendre la pareille.
— Un peu de nostalgie ?
Les deux Français sursautèrent et se retournèrent en même temps. Face à cinq hommes. Le premier souriant et les bras écartés, les quatre autres fermés et des kalachnikovs vaguement braquées sur eux.
— Salam alaykoum, dit leur ancien hôte.
— Alaykoum Salam, répondit Gabriel.
— Alaykoum Salam, répéta Mathias.
Le chef des trafiquants marocains les serra l’un après l’autre dans ses bras :
— J’ai cru que nous vous avions perdus.
Malgré son air affable et rieur, une menace permanente émanait de cet individu.
— Eh bien nous aussi… répondit Mathias, à peine soulagé. On est arrivé juste à temps…
Des doutes et la peur lui martelaient le crâne.
— Pas tout à fait… Nous avons quitté les lieux avant-hier, expliqua le Marocain. Mais j’étais curieux de voir qui viendrait, alors j’ai laissé quelques camarades en surveillance. Mais ne restons pas là, on ne sait jamais. Suivez-moi.
Ils ressortirent. Un gros quatre-quatre flambant neuf patientait à côté de la voiture de location. Deux hommes armés disparurent par le portail du camp, un s’installa à côté de son chef et le dernier monta avec Mathias et Gabriel.
— Si vous vous perdez ! précisa le Marocain.
— Bien sûr… pensa Mathias, absolument pas convaincu. Bien sûr…
Il mit le contact, jeta un coup d’œil à l’homme armé et inexpressif assis sur la banquette arrière et suivit le quatrequatre qui bondit dans un grand nuage de poussière.
Ils roulèrent quelques minutes sur des chemins de moins en moins marqués. Jusqu’à un étroit couloir entre deux haies d’arbustes et de murets en pierres sèches. Surgit alors une maison rectangulaire aux longs murs peu élevés, de la couleur du soleil couchant. Au centre de l’une des deux façades visibles, une porte peinte en vert. Sur l’autre, uniquement deux minuscules fenêtres carrées et entourées de blanc.
À l’extérieur de la voiture, plus un bruit. Et aucune autre construction à l’horizon. Derrière la porte verte, une cour. Mathias comprit pourquoi l’habitation, très grande, ne possédait paradoxalement que peu d’ouvertures. Celles-ci étaient orientées vers l’intérieur et plusieurs logements contigus constituaient ce qu’il avait appelé une maison. Le mur extérieur faisait office de rempart.
— Une sorte de mini château fort…
Mathias compta neuf portes et deux fois plus de fenêtres. Deux arbres poussaient au milieu de la cour. Une table et quelques chaises traînaient sous l’un d’eux.
Leurs hôtes les entraînèrent poliment vers l’une de ces habitations et leur proposèrent de prendre place autour d’une grande table. Une vieille femme ridée et silencieuse apporta des boissons et des bols remplis de nourriture. Le Marocain les invita à se servir. Mathias obéit machinalement, mais apprécia, avec plaisir et gourmandise. Le maître des lieux picora quelques olives en les dévisageant. Puis il hocha la tête et se lança :
— Votre arrivée change les choses. Ça fait des jours que nous discutons de ce que nous devons faire.
Sans préciser qui était ce nous, il déplia et étala sur la table une carte du Limousin. Puis il pointa de son gros doigt huileux la capitale limousine :
—À Limoges et autour, nous avons fait le ménage. Nous avons le monopole du trafic de drogue. Malheureusement, notre responsable a disparu. Notre priorité est de le remplacer au plus vite pour garder la main sur le marché.
Il déplaça son doigt vers le sud :
— Chez toi Gabriel, en…
— Corrèze… Brive, Tulle…
— Voilà, en Corrèze. Aux dernières nouvelles, tes… associés étaient un peu paumés après ton arrestation. Là aussi, nous devons agir sans perdre de temps pour éviter que quelqu’un ne vienne s’installer à notre place.
Le Marocain se redressa, son regard dur les transperça :
— Troisième impératif, et peut-être le plus important, nous devons relancer l’approvisionnement. Votre idée de l’avion me plaît beaucoup et elle fonctionne.
— Je peux reprendre en main mes gars, dit Gabriel d’un ton débordant d’espoir.
— Sauf que t’es grillé. Il va falloir quelques ajustements.
Mathias détecta une lueur de panique dans les yeux de son ancien patron.
— S’il voulait nous éliminer, il ne perdrait pas son temps à discuter avec nous, tenta-t-il de se rassurer intérieurement.
Ce qui fonctionna très mal. Le Marocain hocha la tête :
— Voilà ce que j’imagine. Gabriel, on va te créer une nouvelle identité pour que tu reprennes ton organisation, mais en changeant tes gars.
Gabriel acquiesça. Mathias connaissait vaguement le mécanisme de ses affaires. Plusieurs cellules distinctes et sans lien entre elles. Par sécurité. Si une tombait, les autres pouvaient survivre et continuer. Simple et efficace. Gabriel ne pouvait être identifié que par ses plus proches adjoints qui, eux, n’étaient en relation qu’avec une seule personne d’une ou plusieurs cellules. Et ainsi de suite dans la chaîne hiérarchique, dont le bas ne savait rien du haut. De plus, les communications étaient indirectes, à l’aveugle et à l’ancienne. Une croix à la craie, un bout de papier griffonné, une pierre déplacée. Le Marocain se frotta le menton :
— Combien peuvent te reconnaître ?
— Trois ou quatre, répondit Gabriel. Les autres se sont fait buter par les flics.
— Envoie-les à Limoges. Qu’ils y reprennent nos affaires et expliquent que c’est toi le nouveau patron là-bas. On n’a personne sous la main en ce moment. Mais n’oublie pas, pour les contacter, ni téléphone ni technologie.
— OK…
— Bien… Il reste l’approvisionnement.
Inquiet, Mathias vit quatre yeux se tourner vers lui.
— Quelles solutions peux-tu me proposer pour éviter qu’on ait les mêmes… difficultés ? Notre influence grandit en France et la demande s’accroît. L’offre doit donc suivre. Il faut pouvoir transporter plus ou plus souvent.
— Plus souvent pour moi, c’est impossible, répondit Mathias. Donc, soit un autre pilote, soit un avion plus gros.
Pendant sa cavale et les longues heures à ne rien faire, il avait eu le temps d’y réfléchir. Sauf dans le coffre du bus.
— De plus, nos terrains d’atterrissage, au château et à la ferme, sont grillés, ajouta Mathias.
— Et donc ? demanda le Marocain, l’œil intéressé.
Aucun suspens. Le trafiquant semblait lire en lui comme dans un livre grand ouvert. Mais Mathias, fier de lui, expliqua avec le sourire :
— J’y ai pensé et je crois avoir la solution. Ça m’est venu quand je me suis enfui en train. Je ne sais pas pour quelle raison, il s’est arrêté sur un pont au-dessus de ce qui devait être la Dordogne. Et ça m’a donné une idée. Je connais un avion beaucoup plus gros que celui qu’on avait et qui peut décoller et atterrir sur de très courtes distances. Peut-être même plus courtes que notre Cessna.
— Il reste le problème du terrain…
— Peut-être. Mais peut-être pas.
Mathias tenait à son effet. Et être indispensable augmentait son espérance de vie.
— Il y a de grands lacs sur la Dordogne. Ou ailleurs. Il suffirait donc de prendre l’option hydravion. Et certains coins sont vraiment paumés, sans personne autour.
Mathias, satisfait, apprécia la lueur d’excitation qui venait de naître dans les yeux du trafiquant, certainement liée à des promesses de profit.
— Mais ? Il y a toujours un mais !
— Mais l’avion auquel je pense est beaucoup plus cher. Je dirais quelques millions à l’achat, plus quelques gros billets pour l’entretien. Et, même si la région n’est pas très peuplée, la discrétion ne sera pas parfaite.
Mathias montra sur la carte ces lacs créés par des barrages, sur la rivière Dordogne, entre la Corrèze et le Cantal.
— Celui-là est immense, dit le Marocain en pointant le plus à l’est.
— Bort-les-Orgues, expliqua Gabriel. Mais il y a beaucoup de villages autour.
— Les deux autres, plus bas, l’Aigle et Chastang, sont plus petits, mais le coin est désert, intervint Mathias.
— L’Aigle ? Un nom glorieux et prémonitoire…
— Point négatif, les vallées sont étroites et encaissées.
Mathias balada son doigt sur la carte :
— Il y en a d’autres. Vassivière par exemple. Très grand, peu de relief, mais assez fréquenté. Un compromis entre ces deux extrêmes, ce sont les lacs sur la Vézère. Celui de Treignac ou celui qui est plus haut, Viam.
Gabriel acquiesça :
— C’est moins isolé, mais mieux situé pour les livraisons, plus central. À étudier…
— Un autre avantage est l’arrivée au Maroc, dit Mathias. Plus besoin d’aller dans les terres, un bateau au large suffit.
L’idée semblait séduire le Marocain. Mathias se détendit, gagné par la sensation d’avoir retrouvé son statut de pilote indispensable. Préférable à celui de fuyard apeuré.
— Parle-moi de cet avion, ordonna le trafiquant. Combien peut-il emporter ?
— C’est un petit bimoteur à ailes hautes qui a des performances impressionnantes. Le Twin Otter. Il a été conçu pour décoller ou atterrir sur de très courtes distances et sur des terrains sommaires. Il date des années soixante, mais une boîte canadienne a relancé la production d’une nouvelle série, car il est unique et utile partout dans le monde. Surtout dans les endroits extrêmes, le Grand Nord, les montagnes, les îles. Aux Maldives, il y a des dizaines de Twin en version hydravion. C’est à vérifier, mais je pense qu’il doit pouvoir emporter plusieurs centaines de kilos de cargaison. Cinq ou dix fois ce qu’on mettait dans le Cessna.
Le marocain siffla entre ses dents.
— Bien… Et combien il coûte ?
— Aucune idée. Peut-être cinq millions. Peut-être plus…
L’annonce du prix conséquent n’eut aucune conséquence sur le sourire du trafiquant.
— Il brasse les millions comme nous les centimes… soupira intérieurement Mathias. Un autre monde…
— Cette fois, on pourrait travailler sous couverture, proposa Gabriel qui ne semblait pas apprécier d’être mis en retrait. On monte une boîte qui utilise l’avion la journée. Et la nuit, il fait l’aller-retour entre ici et le Limousin.
— Oui… réfléchit le Marocain. Oui, pourquoi pas… Mais quelle couverture ?
— Parachutisme, baptêmes de l’air, balades touristiques, formation de pilote, transport de passagers ou de fret…
— Et tu peux le piloter dès maintenant ?
— Non, c’est plus compliqué qu’avec le Cessna. Je dois obtenir des qualifications particulières, pour cet avion, pour l’hydravion et pour notre couverture. Si t’as internet, je te trouve toutes les informations en quelques minutes.
Mathias hésita, soupira, mais se sentit obligé de donner un dernier contre-argument :
— Présenté comme ça, le Twin Otter peut paraître intéressant, mais il ne faut pas oublier qu’il nous fait perdre l’un de nos atouts de furtivité. La vitesse. Le Cessna volait lentement, très lentement, ce qui, avec la faible altitude, le rendait indétectable. Le Twin, sans être un avion de chasse, pourrait quand même apparaître sur les radars…
— OK… Mais tout ça me plaît. On va aller en ville pour tes recherches et pour vos nouveaux papiers.
Le Marocain se leva, les deux Français l’imitèrent. La peur, comme le soleil, avait disparu.
18h00, Aubusson, Creuse
Sylvie dévorait des yeux Amandine. Encore. Toujours. Amoureusement. Sans se lasser. Comme pour en graver chaque parcelle dans sa mémoire. Elle revint au monde extérieur quand le moteur de la voiture se tut sur une petite place de la vieille ville d’Aubusson,
— Laquelle a le plus peur ? demanda-t-elle en riant.
— Mais c’est moi ! Toi, t’as peur de rien !
— Oh que si !
— Tu parles ! Avec tout ce qu’il t’est déjà arrivé, ce ne sont pas deux p’tits vieux qui vont t’effrayer !
— Mais ce sont deux p’tits vieux particuliers…
— Pffff…
Elles s’embrassèrent furtivement, presque honteuses, même si la nuit était tombée et qu’il n’y avait personne sous l’éclairage blafard des lampadaires. Puis elles quittèrent l’habitacle rassurant de la voiture avec leurs valises.
— C’est un peu plus loin, expliqua Amandine.
Leurs talons résonnaient presque en rythme sur les pavés de la rue d’un autre âge.
— Les maisons sont très anciennes dans le quartier.
— Un dernier conseil ? la taquina Sylvie.
— Certainement pas ! Sois toi-même et si ça ne leur convient pas, c’est pareil ! Fuck les p’tits viocs !
Sylvie éclata de rire :
— Le stress a de drôles d’effets sur ton langage ! Mais ça va bien se passer, tu verras.
Piètre tentative. Elle aussi craignait cette première rencontre. Amandine ne répondit pas, s’arrêta devant une belle maison toute en pierres, poussa la lourde porte de bois et entra. Sylvie la suivit. Un couple se précipita, un sourire crispé aux lèvres, les cheveux grisonnants pour lui, courts et noirs pour elle, de taille moyenne et avec les petites rondeurs souvent associées à la soixantaine. Sylvie se remémora leur prénom, Clémence et Léonard.
— Voilà… pensa-t-elle. Le moment gênant est arrivé…
— Voilà… soupira Amandine.
Une voix tendue.
— Comme un string… se dit bêtement Sylvie.
— Je vous présente Sylvie, annonça Amandine.
— Laquelle est la plus rouge ? se demanda-t-elle.
Elle s’avança, leur offrit le bouquet de fleurs et la bouteille de vin, et se baissa pour les embrasser, essayant d’être la plus naturelle possible :
— Enchantée de vous rencontrer !
— Nous aussi, déclara le père d’Amandine. Avec nos plus sincères remerciements, de vive voix cette fois, pour avoir sauvé Amandine.
Ne trouvant rien d’intelligent à répondre et se refusant à toute plaisanterie douteuse dès la première minute, Sylvie balaya le compliment de la main.
— Je vais vous débarrasser, dit la mère d’Amandine en lui prenant son manteau.
— Je vais être terriblement gênée si vous me vouvoyez…
— Quand même… Vous êtes… Amandine nous a raconté. Préfète, le président et tout le reste. Ce n’est pas rien…
— Maman ! soupira Amandine, désespérée.
— Mais non, avec vous, je ne suis rien de tout ça, sourit Sylvie. Juste une petite fille apeurée, ajouta-t-elle pour ellemême.
— Vous… Tu as raison, ce sera mieux comme ça, intervint Léonard. Nous sommes des gens simples.