Sortie mémorielle - Limousheels Limousheels - E-Book

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Limousheels Limousheels

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Beschreibung

Été 2001. Il paraît qu'un criminel revient toujours sur les lieux de son crime. Mais qu'en est-il des victimes ? Le hasard d'une rencontre, la naissance d'un espoir et le besoin de réponses peuvent les pousser à la chasse aux démons du passé. Sylvie Lachan, jeune pilote militaire, et Ina, sa fille-soeur adoptive, embarquent leur frère et leurs deux meilleures amies sur les traces de leur tragique histoire commune au coeur des Balkans. Fidèle à ses habitudes, la joyeuse bande va bousculer le désordre local et la très sérieuse enquête du très sérieux tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie. Un devoir de mémoire au goût d'aventure et de justice.

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Seitenzahl: 505

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Les aventures de Sylvie Lachan

1. Sortie 43

2. Sortie balkanique

3. Sortie pastel

4. Sortie transatlantique

5. Sortie artistique

6. Sortie froide

7. Sortie mémorielle

Retrouvez toute l’actualité de Limousheels sur : www.limousheels.fr

À celles et ceux qui osent se replonger dans la mémoire douloureuse…

À C., pour tout…

Sommaire

Personnages

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Personnages

Sylvie Lachan

26 ans. Pilote de l’armée de l’air et de talons hauts.

Grande rousse d’un mètre quatre-vingt-un.

Zvjezdaninina, « Ina »

11 ans. Soeur adoptive de Sylvie.

Franck Pomarel

22 ans. Frère adoptif de Sylvie.

Coumbala Fofana, « Coucou »

Myriam Belfond, « Mymy »

26 ans. Meilleures amies de Sylvie.

Dominique Lachan, « Domi »

Dominique Lachan, « Dom »

Parents de Sylvie, Ina et Franck.

Mathias Frou, « Mathou »

35 ans. Pilote de Mirage F1CR.

Lieutenant-colonel Delsarte

43 ans. Officier de l’armée française.

Tuomas Jääskeläinen

33 ans. Inspecteur finlandais du TPIY.

Josif Grbić

56 ans. Inspecteur serbe de Bosnie à Foča.

Pedrag Ignjatović

21 ans. Policier serbe de Bosnie à Foča.

Dragan Zovko

38 ans. Inspecteur bosniaque à Goražde.

Mustafa Bošnjak

23 ans. Policier bosniaque à Goražde.

Ivan Ivanović

42 ans. Criminel de guerre.

Emina et Meliha

22 et 6 ans. Bosniaques.

1

Lundi 25 juin 2001

10h00, Helsinki, Finlande

— Pffff…

L’inspecteur finlandais Tuomas Jääskeläinen lâcha un interminable soupir. Dans sa main, une lettre déposée quelques secondes auparavant par le facteur. Elle lui brûlait les doigts, mais il n’osait ni l’ouvrir ni s’en débarrasser. Il l’attendait et la redoutait depuis des semaines.

L’enveloppe toujours entre ses longues phalanges, Tuomas baissa la tête, par habitude, et son mètre quatre-vingt-dix-huit franchit la large baie vitrée. Ses pieds nus foulèrent en silence l’herbe verte parfaitement coupée de sa magnifique villa de Kulosaari, à la fois une île du golfe de Finlande et un quartier résidentiel haut de gamme de la capitale finlandaise. La famille de sa femme était riche et il en profitait. Parfois avec honte.

Tuomas inspira et goûta l’atmosphère pure de ce cadre de rêve, un plaisir jamais épuisé. Derrière lui, l’immense maison. À sa droite, au loin, mais à quelques minutes en voiture, Helsinki. Devant lui et à sa gauche, la mer, plus verte et marron que bleue turquoise, d’autres îles et d’innombrables bateaux, dont le plus proche, leur voilier, amarré au ponton de leur propriété. Tuomas s’assit sur les planches de bois peintes à la perfection, les pieds dans l’eau, indifférent à la morsure du froid, ses yeux fuyant le rectangle de papier.

Une journée parfaite, sans le moindre nuage. Sauf cette lettre, coup de tonnerre dans le ciel bleu. Une journée parfaite de récupération après un dimanche à enquêter sur un crime sensible lié au parti politique d’opposition. Sa femme travaillait à son bureau, ses deux adorables filles à l’école. Une journée parfaite pour lire ou naviguer.

Tuomas avait tout pour être heureux. Mais il ne l’était pas. Pas complètement. Même s’il s’évertuait à se répéter qu’il ne pouvait qu’être comblé de sa situation. Depuis longtemps, une confuse sensation de manque le taraudait. Faible, mais insidieuse. L’absence d’un petit quelque chose. Un petit quelque chose qu’il ne cernait que vaguement. Un petit quelque chose synonyme d’épanouissement. Un petit quelque chose qu’il avait pensé approcher en envoyant sa candidature à l’organisme dont le sigle brillait en haut à gauche de l’enveloppe blanche :

ICTY

Quatre lettres pour International Criminal Tribunal for the former Yugoslavia. Ou TPIY, Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie. À La Haye, aux Pays-Bas. Loin de la Finlande, de ses filles et de ce cadre magnifique.

Rien à voir avec du carriérisme ou de la gloire. Dans la police finlandaise, il avait rapidement gravi les échelons. Des postes à responsabilité l’attendaient dans les prochaines années, de hautes portes pouvaient s’ouvrir. Il adorait sa famille et aimait son métier. La lutte contre le crime le passionnait. Mais, depuis qu’il avait postulé en secret au TPIY, il était convaincu que ce petit quelque chose, ce manque, serait comblé par le combat contre les pires horreurs de la barbarie humaine. Mais, devant la lettre, son assurance vacillait. Fait rarissime, voire impensable. L’explosion d’un doute sur ses qualités d’analyse personnelle, sur sa capacité d’introspection, sur la force d’une fausse autopersuasion.

— C’est ridicule… marmonna Tuomas.

Fébrile, il déchira le papier. N’importe comment. Puis il lut avidement les quelques lignes du courrier. Et les relut.

— Merde…

Le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie exprimait son immense fierté de le compter dans ses rangs.

11h00, Goražde, Bosnie-Herzégovine

— Pffff…

L’inspecteur bosniaque Dragan Zovko ôta ses pieds de son bureau, posa à plat le journal qu’il venait juste de déplier et se pencha en avant pour mieux examiner la photographie et sa légende :

— Putain… Ivan… Ils t’ont eu… Merde… Bon, c’était fatal, t’as trop joué avec le feu… Putain…

Un frisson le parcourut. Ses souvenirs noyèrent son cerveau pendant de longues minutes. Ses yeux fixaient, sans vraiment le voir, le gros titre :

Ivan Ivanović le Terrible, parrain de la mafia serbe, criminel de guerre, enfin arrêté à Foča !

Pour le journaliste bosniaque, une affaire entendue, Ivan Ivanović ne pouvait être que doublement coupable.

— Mais putain, ça reste à démontrer ! gronda Dragan.

Son regard se perdit par la fenêtre, vers les toits de la petite cité. Goražde, Foča, deux villes voisines, éloignées et proches d’une trentaine de kilomètres, dans le même pays, la Bosnie-Herzégovine. Mais séparées par une mauvaise frontière interne, plus imperméable qu’un mur, plus agressive que des barbelés. Lame acérée d’une guillotine taillant à vif le pays. D’un côté, Goražde, en terres bosniaques, dans la fédération de Bosnie-et-Herzégovine. De l’autre côté, Foča, en république serbe de Bosnie.

L’inspecteur bosniaque Dragan Zovko délaissa la photographie et s’attaqua enfin à l’article :

L’explosion de l’ancienne Yougoslavie a favorisé le développement et le renforcement de structures mafieuses. Les guerres de la décennie précédente et la période d’incertitude qui s’en est suivie n’ont fait qu’accélérer les trafics.

Cependant, depuis deux ans, la situation semble commencer à s’inverser dans les pays des Balkans avec un début de nettoyage des institutions étatiques et politiques, noyautées par les réseaux criminels. Entre scandales et gros coups, les polices enchaînent les victoires. L’arrestation d’Ivan Ivanović le Terrible en est le dernier exemple, ses liens avec des responsables de la république serbe de Bosnie n’étant plus à démontrer, tout comme son rang d’officier dans l’armée de Ratko Mladić, le tristement célèbre boucher des Balkans.

Dragan cracha par la fenêtre ouverte.

Malheureusement, le combat est loin d’être gagné. Dans certaines zones de la Bosnie-Herzégovine, comme dans d’autres en Croatie, en Serbie, au Monténégro, au Kosovo, les champs de cannabis se multiplient. Principalement dans les campagnes, mais aussi autour de grandes villes telles que Sarajevo, Tuzla, Zenica ou Mostar. Les plantations sont surveillées par des hommes armés et les réseaux de plus en plus organisés ont développé de véritables autoroutes de l’herbe vers l’occident, de Zagreb à Paris et jusqu’en Amérique du Nord. D’autres trafics bénéficient des efficaces moyens de transport mis en place, de l’héroïne afghane aux armes russes.

De source sûre, les stupéfiants circulent également jusque dans les casernes des forces de l’OTAN où la demande est considérable, notamment chez les jeunes Américains. Il se dit même que les trafiquants utiliseraient les convois des troupes étrangères. Parfois en glissant leurs voitures pleines de drogue au milieu des véhicules militaires.

Une question se pose : qui va maintenant profiter des largesses aveuglantes prodiguées par Ivan Ivanović aux autorités et à la police locale ? Car ne disait-on pas que sa jeep noire blindée n’était jamais arrêtée ? Où qu’il se trouve sur l’axe stratégique reliant Sarajevo au nord du Monténégro et au sud de la Serbie. La mafia ne semble avoir ni frontière, ni religion, ni ethnie. Mais va-t-elle avoir un nouveau patron ?

Le passé de criminel de guerre d’Ivan Ivanović interroge également…

La lecture de l’inspecteur bosniaque fut interrompue par l’intrusion bruyante de son chef dans son bureau :

— Dragan ! Je viens d’avoir le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie…

12h00, Foča, Bosnie-Herzégovine

— Pffff…

L’inspecteur serbe de Bosnie Josif Grbić termina son soupir et se leva. Après avoir rangé sa chaise contre la table et jeté un dernier regard sur son nouveau prisonnier, il sortit de la salle d’interrogatoire, son épais dossier sous le bras.

L’euphorie de la capture d’Ivan Ivanović avait rapidement laissé la place à une joie résignée. Josif ne s’attendait pas à autre chose, le criminel n’avait pas dit un mot. Prévisible.

— Et il a raison…

Un vice de forme, un exploit de ses avocats, un soutien politique, un gros chèque d’un industriel, une évasion réussie, n’importe quoi pouvait facilement le sauver. Mais le sentiment dominant restait la satisfaction, car Josif avait fait son boulot. Et il l’avait même très bien fait. La suite le dépassait et ne le concernait plus beaucoup. Le contentement du devoir accompli subsistait, quels que soient ses états d’âme. Et, en ces temps troublés dans un pays troublé, ce n’était déjà pas si mal.

Josif posa l’imposant tas de papiers, la totalité de son enquête, sur le haut de l’étagère qui jouxtait sa table de travail. Un bureau à son image : propre, rangé, efficace, sans fioritures. Très peu d’objets personnels, pas de pagaille.

— Ahhhh…

Une hérésie pendant l’interrogatoire. Une feuille blanche, perdue, seule au milieu de ses dossiers classés. Un intrus avait osé perturber son ordre, osé braver sa colère. Un message court et, donc, important :

Radovan Karadžić aurait été aperçu hier soir, dimanche 24 juin 2001, au volant d’une Mercedes rouge, sur la route M20, commune de Tjentište, au sud de Foča.

— Je sais où se trouve Tjentište, grogna Josif.

Il attrapa une pile de chemises cartonnées bleues, liées par un large ruban bleu, plus pour la forme que pour vérifier une information qu’il connaissait déjà. Il fouilla quelques secondes puis étala devant lui des messages quasi identiques :

— C’est bien ça… Quatrième signalement de Karadžić depuis février. Par trois personnes différentes. Mercedes rouge, à peu près au même endroit. Barbu.

Mettre la main sur le premier président de la République serbe de Bosnie faisait partie de ses nombreuses missions. Une des rares frappées d’échec. Accusé en 1995 de génocide, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité par le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Radovan Karadžić était en fuite depuis 1997. Sa dernière résidence connue se trouvait à Pale, à moins de quarante kilomètres à vol d’oiseau de Foča, de l’autre côté du couloir de Goražde, mais toujours en territoire serbe de Bosnie.

Maintenant qu’Ivan le Terrible moisissait derrière les verrous, Josif allait pouvoir se pencher sur ces renseignements concordants.

Une secrétaire toqua à sa porte, pâle et effrayée. Sans un sourire, sans un mot, il lui fit signe d’entrer. D’une main tremblante, elle lui tendit un nouveau message. Josif la remercia d’un mouvement sec de la tête. Manifestement soulagée, elle s’enfuit sans perdre une fraction de seconde.

— Encore ?

Le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a l’honneur de solliciter votre soutien pour l’interrogatoire de monsieur Ivan Ivanović, arrêté le dimanche 24 juin 2001 par vos services.

14h00, Reims, Marne

— Pffff…

Dans la salle des opérations de son escadron de chasse, surnommée les ops, le capitaine Mathias Frou, surnommé Mathou, s’étira bruyamment. Devant lui, un problème pas insoluble. En lui, aucune envie de s’y plonger. Autour de lui, personne de suffisamment compétent à qui refiler le bébé.

— Disons plutôt que le chef n’a pas trouvé plus gradé et plus qualifié pour gérer la merde semée par ces abrutis de l’état-major, grogna-t-il.

Comme l’indiquait le message posé sur son bureau, écrit en lettres majuscules, et donc difficilement lisible, quatre Mirage F1CR devaient partir à Istrana, en Italie, pour deux mois. Le temps de faire le point sur la situation en ex-Yougoslavie et de décider quels avions de chasse laisser sur place. Des Mirage 2000D de bombardement, des Mirage 2000C de supériorité aérienne, des Mirage F1CR de reconnaissance. Ou un mélange de tout ça.

— En résumé, le temps pour un troupeau de généraux frileux de trouver leurs couilles et d’oser prendre une décision. Et, bien sûr, ASAP !

ASAP, as soon as possible. Dès que possible donc. Écrit deux fois dans le message.

— Bon alors ? Qu’est-ce que je vais bâcher ?

Bâcher, supprimer des missions. Et, effet domino, en réorganiser d’autres. Alors que le tableau de prévision des vols venait tout juste d’être terminé par le plus ancien des deux commandants d’escadrille qui, dans la foulée, avait filé à la gare, direction un placard parisien, pour reconnaître sa future mutation en état-major.

— Pffff…

Un mécanicien entra dans la grande pièce désertée.

— Salut Greg ! lança Mathias avec entrain.

La joie de trouver une autre occupation à son cerveau.

— Salut Mathou ! Tu me paies un café ?

Mathias ne se fit pas prier et se leva avec une énergie impensable quelques instants plus tôt. Sur le chemin du bar de l’escadron, il s’arrêta devant le bureau des jeunes pilotes à l’instruction et en fixa un au hasard :

— Va faire la permanence aux ops !

Le lieutenant désigné volontaire déglutit avec difficulté, mais obéit, le regard désespéré et paniqué. Mathias goûta avec délice ce sentiment de puissance et d’autorité.

Dans la salle de repos, Mathias et Greg s’installèrent sur des chaises hautes, puis le pilote servit le mécanicien.

— Merci Mathou, dit Greg. Bon, j’ai appris pour le détam à Istrana. T’y vas, c’est ça ? Et comme drille ?

Détam, détachement militaire, une opération extérieure. Drille, commandant d’escadrille. Mais par intérim, sa petite heure de gloire avant l’heure. Ici, à l’escadron, Mathias ne devait remplacer son collègue muté à Paris qu’en septembre prochain. Mais les chefs avaient devancé cette prise de fonction pour cette mission de longue durée.

— Yes ! Personne d’autre de dispo.

Il haussa les épaules, faussement modeste.

— C’est bon, ça ! souffla Greg. Va falloir fêter ça !

Un large sourire accompagna un regard circulaire, une vérification de leur solitude, de l’absence d’oreilles indiscrètes. Mathias leva les sourcils, aussi surpris que curieux. Le mécanicien poursuivit :

— Parce que j’ai peut-être un bon plan… Un pote de Nancy m’a appelé. Il est rentré de là-bas avec les 2000D la semaine dernière. Un gars de l’armée de terre qu’il connaissait du Tchad l’a rencardé sur un gros trafic de je ne sais pas quoi entre les locaux et les troupes sur place. Pas que nous. D’après ce qu’il m’a dit, ce sont surtout les Amerloques, mais tout le monde y touche.

— Les locaux ? Les Italiens ? demanda Mathias.

— Non, pardon ! Les locaux de l’autre côté. Merde, les… Putain, je sais plus !

— Les Serbes, les Croates ? proposa Mathias.

— Ouais, c’est ça ! Mais d’autres aussi, je me rappelle jamais de leurs noms. Bref, tous ceux de là-bas qui se sont fait la guerre.

— OK. De toute façon, personne n’y comprend rien.

— C’est clair ! Fallait les laisser se démerder et se buter entre eux…

— Et alors, le business de ton pote ? demanda Mathias.

— Ouais… Alors… Il semblerait que des trucs, a priori de la came, transitent par les convois de l’OTAN. Mais pas que. Les hélicos de l’armée de terre récupèrent d’autres trucs, a priori du pognon. Et donc, ceux qui organisent tout ça ont besoin de connaître tous les mouvements de toutes les troupes occidentales sur le terrain et dans les airs. Pour donner rendez-vous aux mecs qui participent et pour éviter ceux qui participent pas. Tu piges ?

— Je pige. Mais qu’est-ce qu’on vient foutre là-dedans ? Nous, on est en Italie et on fait que survoler à haute altitude.

— Ouais, mais toi, en tant que chef du bordel, t’auras accès à tous ces mouvements de troupes, à tous les convois, à toutes les missions aériennes.

— Ahhhh… Reçu cinq sur cinq ! s’exclama Mathias. Bien vu… Mais comment on fait ?

— C’est le problème… grimaça Greg. Mon pote et son drille passaient les renseignements au gars de l’armée de terre par téléphone. Mais c’était super long et super risqué. Il m’a dit qu’ils n’avaient pas eu le temps de s’organiser.

Mathias fit la moue :

— Ouais, c’est pas terrible. À qui est-ce qu’il faut donner l’info, au final ?

— Dans l’idéal, aux locaux sur place. Attends, j’ai noté le nom du bled.

Le mécanicien sortit un morceau de papier et le pilote une carte colorée.

— C’est là, dit-il après quelques secondes de recherche. Un peu au milieu de rien…

Mathias posa une règle sur la carte :

— Et si je me rappelle bien, voilà où passe notre itinéraire pour photographier le Kosovo ou la Bosnie.

— C’est carrément à côté…

Les deux hommes se regardèrent en souriant, ayant compris la même chose au même moment :

— En le larguant depuis le F1, comme une bombe, c’est jouable !

Mathias réfléchit :

— Il reste deux gros détails. Comment on le balance et comment ils le retrouvent ? Parce que ça va pas tomber pile au bon endroit.

— Si t’as besoin d’une motivation, mon pote m’a dit qu’ils touchaient autour de cent mille balles par info…

— Ah oui, quand même !

— Eh oui, ça vaut le coup de se creuser le ciboulot !

Un long silence. Greg le rompit :

— Et si… et si on mettait un petit tube cylindrique fixé sur un des points d’emport du F1. Deux fils et un déclencheur électrique pour que tu puisses le larguer, comme une bombe. Un truc discret, à peine visible.

— Et dans le cylindre, les papiers et une balise radio, renchérit Mathias. À l’avant, un flash stroboscopique et à l’arrière, un parachute.

Greg lui tapota le bras :

— Je m’y mets à une condition.

— Bah laquelle ? s’étonna Mathias.

— Bah que tu t’arranges pour que je sois du voyage !

20h00, ferme les Dommages, Corrèze

— Pffff…

Sylvie Lachan applaudit. Ina, sa petite soeur adoptive qu’elle considérait comme sa fille, venait de souffler onze bougies. Elle regarda autour d’elle, heureuse. Tout le petit monde qu’elle aimait plus que tout était présent. Dominique et Dominique, Domi et Dom pour la simplicité, ses parents. Franck, son petit frère, adopté lui aussi. Myriam Belfond et Coumbala Fofana, ses deux meilleures amies. Cette dernière grogna :

— Vous auriez quand même pu choisir le quatorze juillet ! Au moins, cette date je la connais et je me la rappelle !

— On compatit, rit Sylvie. Mais, à cinq ans, Ina savait seulement qu’elle soufflait les bougies de son anniversaire quand il faisait chaud et que les drapeaux étaient de sortie.

— On a donc pris la fête nationale croate, compléta Domi, sa mère. Le vingt-cinq juin.

— Mais, le plus important, c’est que j’ai un jour pour moi toute seule avec un gros gâteau et de gros cadeaux ! dit Ina.

Tous éclatèrent de rire et des paquets apparurent.

— Je sais pas qui élève cette petite, mais c’est un échec flagrant ! s’exclama Sylvie en tendant le sien.

Ina déchira avidement le papier et exhiba quatre livres.

— Le Pont sur la Drina… traduisit-elle.

— Prix Nobel…

— Ah oui ?

— Tu lui as offert des bouquins écrits en croate ? demanda Coumbala.

— Tu sais le lire ? demanda Myriam.

Ina leva les sourcils et sourit, Sylvie posa son index sur le bout de son nez recouvert de taches de rousseur :

— Je sais tout…

— Merci mama Sy ! s’écria Ina.

Elle lui sauta au cou et l’embrassa sur les deux joues.

— Tu nous expliques ? grogna Coumbala. Moi, j’ai encore rien capté !

Ina serra les livres contre elle :

— En début d’année, avec l’école, on a visité la grande bibliothèque de Limoges. J’ai trouvé un livre audio en croate. Je me suis rendu compte que je le comprenais très bien, mais que je savais pas le lire. Alors j’ai décidé d’apprendre. Pour être prête !

— Pour être prête à quoi ? interrogea Myriam.

— Quand on va aller là-bas !

Sylvie sentit ses tripes s’embraser, une boule de panique se mit à y danser avec allégresse, de l’acide polaire dégoulina dans ses veines. Même des années après le drame, les images revenaient. Effrayantes, violentes, glaçantes. La capture, les coups, les viols. Les démons. Les morts.

— Tu m’avais promis mama Sy ! s’exclama Ina. T’avais dit quand je serai grande. Et là, je suis grande, je vais entrer au collège !

— J’avais pas plutôt dit quand tu seras plus grande que moi ? tenta de plaisanter Sylvie.

Un pitoyable effort pour lutter contre les bouffées de chaleur. Ina lui tira la langue en riant.

— Tu te sens prête ? demanda Domi, leur mère. Ça risque d’être un moment difficile…

— Je crois, oui…

— En tout cas, c’est une belle diversion pour ne pas avoir à ouvrir mon cadeau pourri ! intervint Coumbala.

Sylvie la remercia d’un regard appuyé.

— Oui, pardon ! s’écria Ina en se jetant sur les autres paquets.

— Et toi, t’as pas aussi un truc à fêter ? demanda Myriam.

— Si ! Je suis PO ! répondit Sylvie.

— Hein ?

— Pilote opérationnelle. C’est à mi-chemin entre bonne à rien et commandant de bord.

— Et ça change quoi ? demanda Coumbala.

— En pratique, pas grand-chose. Mais c’est un passage obligé. Ah si, je vais pouvoir voler sur Twin Otter !

— Sur quoi ?

— C’est un petit bimoteur, une vingtaine de places, décollage et atterrissage très courts.

— Ouais, c’est surtout une occasion pour trinquer !

— Exactement !

Pendant qu’ils levaient leurs verres, Ina embrassa toutes les joues en remerciement de tous ses cadeaux.

2

Jeudi 28 juin 2001

16h00, Corrèze

Sylvie Lachan jeta un coup d’oeil au chronomètre et sourit. Au bon endroit, à la bonne heure et à la bonne minute. Regard rapide aux autres instruments. À la bonne vitesse et à la bonne altitude.

— C’est là ? demanda le capitaine.

— Oui ! s’exclama Sylvie.

Elle fit virer le Twin Otter au-dessus de la ferme de ses parents. Son père et son frère travaillaient dehors. Deux visages orientés vers le ciel. Elle battit des ailes en réponse à leurs grands gestes.

À l’intérieur de l’appareil et à sa droite, son instructeur, le chef pilote de l’escadron, surveillait plus ou moins ses actions. La mèche noire un peu longue et un peu rebelle, la combinaison de vol ouverte jusqu’au nombril sur un teeshirt blanc non réglementaire, le coude droit nonchalamment appuyé sur le rebord de la fenêtre légèrement baissée. Il tira sur sa cigarette et souffla la fumée vers le mince filet d’air qui la happa. Mais, malgré sa mine détachée et son indifférence affichée, il semblait prendre plaisir à son plaisir.

Bien sûr, fumer était parfaitement interdit, mais les pilotes avaient une certaine tendance à s’affranchir des règles qui ne leur plaisaient pas. Les balades touristiques n’étaient pas davantage prévues, mais elles représentaient un entraînement efficace, ajoutaient l’agréable à l’utile et motivaient les aviateurs, surtout ceux à l’instruction, situation fluctuante entre élève bon à pas grand-chose et pilote confirmé.

Sylvie abandonna la ferme familiale et fila vers son second objectif que le Twin Otter atteignit en quelques secondes. L’école du village se vidait. Tous, enfants comme parents, se figèrent au passage de l’avion, les yeux vers le haut. Sylvie vira et chercha Ina.

— J’ai les commandes, dit le chef pilote.

— Tu as les commandes, répondit Sylvie.

Elle lâcha le bout de volant et les manettes des gaz. De la main gauche, son instructeur avança les leviers réglant le pas des hélices, jusqu’en butée. Les moteurs rugirent. Il abaissa davantage l’aile du Twin Otter, qui perdit un peu d’altitude, et serra le virage. À la verticale de la cour, il augmenta la puissance, tira sur le manche et inversa l’inclinaison. L’avion bondit dans le ciel. Sylvie sourit, le bruit devait être impressionnant au-dessous. En haut de sa manoeuvre, à faible vitesse, le pilote mit les ailes à plat, sortit tous les volets et réduisit les gaz à fond. Alors que le Twin Otter semblait arrêté en l’air, son instructeur lui fit faire un demi-tour et le laissa tomber. Littéralement. Avec une pente démentielle. Le village remplissait le cockpit. Pendue dans son harnais, Sylvie avait l’impression que son avenir allait s’inscrire dans la cour de l’école, façon puzzle éparpillé. Ce qui ne se produisit bien évidemment pas. L’expérimenté pilote redressa le Twin Otter au bon moment et survola à faible vitesse les spectateurs qui devaient être médusés. Il joua avec le manche et les manettes de pas d’hélice pour un salut visuel et sonore.

— J’espère avoir un jour une telle maîtrise ! se dit Sylvie.

Elle découvrit enfin Ina, à côté de leur mère, les bras levés, et ne put s’empêcher de faire un geste de la main, le visage collé à la fenêtre.

— Merci… souffla-t-elle.

Il lui répondit d’un clin d’oeil et remit l’avion dans une configuration plus adaptée au vol de croisière, cap à l’ouest :

— Ça, c’est un passage bas digne de ce nom !

— J’ai effectivement noté quelques légères différences !

L’instructeur lâcha son habituel rire franc et sonore.

— Tes enfants ? demanda-t-il, curieux et soudain sérieux.

— Ma fille ! s’exclama Sylvie.

Une réponse spontanée. Trop. Sans réellement savoir pourquoi, elle se corrigea :

— Euhhhh… Ma soeur. Ma petite soeur…

Il fronça les sourcils avec un regard indéchiffrable.

— Allez, emmène-moi à Cognac, finit-il par ordonner.

Sylvie attrapa sa carte et se repéra. Ils croisaient l’autoroute A20 à la perpendiculaire. Elle lança son chronomètre :

— Cap deux cent quatre-vingt !

Trente minutes plus tard, après avoir évité Angoulême par le sud, le Twin Otter atterrit en douceur sur une des pistes de la base école. Cinq passagers, deux colonels, un capitaine et deux adjudants-chefs, montèrent à bord pour une réunion urgente dans un état-major parisien.

Son instructeur lui rendit les commandes et Sylvie effectua la mise en route, le roulage et le décollage.

— T’as pas de bol quand même, dit-il une fois l’avion établi en croisière. Changement de mission au dernier moment pour ton premier vol en Twin. Et personne de dispo. Une balade Cognac Villacoublay au lieu d’une séance de tours de piste pour apprendre à rebondir en beauté !

Sylvie sourit à la réputation de cet avion, très agréable à piloter, mais très difficile à poser :

— C’est surtout pas de bol pour les pax. Il faudrait peut-être les prévenir qu’ils risquent leur colonne vertébrale !

Les pax, les passagers dans le vocabulaire aéronautique.

— Pas de stress, tu peux apponter, je connais les deux colons, ce sont deux gros connards !

— Et puis la partie tactico-touristique valait bien quelques hernies discales !

Nouvel éclat de rire sonore et nouvelle cigarette :

— Eh oui, l’avantage des avions non pressurisés !

Encore une fois, il souffla une bouffée de fumée par le mince interstice de la fenêtre entrouverte.

Pendant plus d’une heure, Sylvie assaillit son instructeur de questions sur le Twin Otter. Jusqu’à l’arrivée dans l’espace aérien encombré de la capitale.

— Cap zéro cinquante, répéta Sylvie en écho à l’ordre du contrôleur.

En même temps, elle tourna la molette installée sous le HSI, l’indicateur de situation horizontale, une rose des caps améliorée de quelques autres données. L’index rectangulaire et échancré en son milieu suivit son mouvement. Elle l’arrêta sur la valeur demandée à la radio. Le Twin Otter s’inclina en douceur d’une vingtaine de degrés sur la droite.

Sylvie s’appliquait, attentive à toutes ses actions. La proximité des aéroports parisiens, la densité d’avions, le flot continu des échanges radio et sa faible expérience du Twin Otter exigeaient la concentration de toutes ses capacités intellectuelles.

— COTAM trente-cinq quatre-vingt-huit, virez à gauche au cap trois cents et descendez à trois mille pieds, ordonna le contrôleur. Pouvez-vous accélérer à deux cent vingt noeuds ?

COTAM, l’indicatif des avions de transport de l’armée de l’air française. Comme commandement du transport aérien militaire. Le capitaine répondit en secouant la tête :

— Virage à gauche cap trois cents, descente vers trois mille pieds, mais désolé, nous sommes déjà à fond à cent cinquante noeuds ! COTAM trente-cinq quatre-vingt-huit.

Sylvie tourna la molette pour afficher le cap demandé. Le Twin Otter suivit l’ordre. Elle réduisit les gaz et entama la perte d’altitude. L’immense aéroport d’Orly approchait, Paris et sa banlieue s’étalaient devant eux, vaguement floutés par une brume de chaleur et de pollution. Mais Sylvie n’avait pas le temps de profiter de la vue offerte par l’arrivée sur la base aérienne, située juste au sud de la capitale, trop occupée à surveiller les instruments et à tenir l’appareil sur une trajectoire la plus correcte possible.

— COTAM trente-cinq quatre-vingt-huit, intervint le contrôleur de Villacoublay. Autorisé à l’atterrissage. Vérifiez train sorti verrouillé.

Vérification habituelle. Erreur habituelle avec le Twin Otter au train d’atterrissage fixe et non rétractable, contrairement à l’immense majorité des avions. Elle perçut plus qu’elle ne vit le large sourire moqueur de son chef pilote qui bondit joyeusement sur l’occasion :

— Autorisé à l’atterrissage. Train sorti, verrouillé et riveté depuis quarante ans ! COTAM trente-cinq quatre-vingt-huit.

Silence du contrôleur. Petit plaisir habituel.

La piste approchait, les traits blancs grossissaient. Sylvie se battait avec le volant et les manettes des gaz pour maintenir l’axe, le plan de descente et la vitesse. Elle avait chaud et sentait que son pilotage manquait de finesse. Mais, tant que son instructeur ne disait rien et ne reprenait pas les commandes, ce ne devait pas être trop mal ou trop dangereux.

À quelques mètres du sol, en douceur, elle tira sur le manche et recula les deux manettes des gaz. Le nez du Twin Otter remonta. Le vent venant légèrement de côté, elle inclina l’avion et appuya d’autant sur le palonnier opposé.

L’avertisseur de décrochage sonna. Sylvie grimaça et remit un peu de puissance. La roue gauche toucha la piste. Et la quitta. Elle ajouta encore de la puissance puis ajusta le volant. La roue gauche entra à nouveau en contact avec le sol. Puis la droite. Puis la troisième, à l’avant. Sylvie ramena les manettes à fond en arrière, les cassa d’un coup sec du poignet et passa en reverse. En quelques mètres, le Twin Otter s’arrêta presque. Sylvie expira longuement.

— Je compte un ou deux atterrissages ? se moqua gentiment son instructeur.

— Un un tiers, répondit Sylvie.

Elle poursuivit le roulage et expliqua :

— Au premier, une seule roue sur les trois a touché ! D’où le tiers.

Il éclata de rire.

— Bon, sérieusement, c’était pas mal, dit-il.

— La chance de la débutante !

— Peut-être… On verra sur les prochains. Mais c’était pas la peine de passer la reverse pour freiner, la bretelle de sortie est loin. Le Twin se pose beaucoup plus court que les autres avions. On occupe la piste pour pas grand-chose.

Sylvie acquiesça. Malgré sa nouvelle qualification, elle avait encore beaucoup à apprendre.

Quelques minutes plus tard, elle arrêta le Twin Otter devant l’escale aérienne et coupa les moteurs. Les passagers descendirent et elle écouta son instructeur lui expliquer comment faire le plein.

— Eh oui, il n’y a pas de mécanicien navigant dans le Twin ! s’exclama-t-il en souriant. Donc, on fait tout !

Une fois l’opération effectuée, ils donnèrent le manifeste passagers au sous-officier qui venait de les accueillir à l’intérieur du bâtiment et qui se dandinait, l’air gêné :

— Je suis désolé, mais vous allez devoir patienter un peu. On m’a dit de vous retenir. Peut-être qu’une mission de la plus haute importance va être déclenchée. Et il n’y a aucun autre avion disponible. Deux passagers pour Valkenburg, aux Pays-Bas.

— Fait chier… grogna le capitaine. La plus haute importance ? Un général qui part en week-end avec bobonne ?

— Merde ! grimaça Sylvie. On n’a aucune doc pour les Pays-Bas. Je vais aller en chercher à l’escadron à côté si c’est confirmé.

— Je les ai déjà prévenus, indiqua le sous-officier. Ils vous amènent tout ce qu’il faut.

— Super, merci !

Sylvie alla soulager sa vessie et se rafraîchir un peu. Quand elle revint dans l’escale aérienne vide, elle s’assit et relut les procédures du Twin Otter en attendant l’officialisation de leur destination. Son instructeur marchait lentement à l’extérieur du bâtiment, une cigarette aux lèvres.

Ses révisions furent interrompues par des claquements de talons sur le sol. Elle leva les yeux, une femme venait d’entrer. Brune, les cheveux mi-courts ondulant devant ses lunettes, vêtue d’un tailleur sombre et plutôt strict. Un air de musique classique troubla le silence et l’arrêta. Elle fouilla dans son sac et laissa échapper un gros dossier. Des papiers s’éparpillèrent à terre. La femme répondit au téléphone tout en tentant de les rassembler.

Sylvie posa ses procédures et s’accroupit pour l’aider. Un document la glaça. Sans parvenir à le quitter des yeux, elle se releva, les tripes nouées, le cerveau bloqué. Une chape de plomb s’abattit. Le titre de la carte ne laissait aucun doute :

Exhumations effectuées dans la municipalité de Foča

1996-2000

Total : 156 sites – 430 corps

Sylvie frissonna, déglutit avec difficulté et s’essuya les yeux. Une région des Balkans qu’elle ne connaissait que trop bien. Au nord, Goražde. Au sud, le Monténégro. Dix ellipses avec chacune un nombre de sites et un nombre de corps. Sylvie examina la dixième, la plus proche de la frontière monténégrine :

Čelikovo Polje, Bastasi et Zavajt

14 sites – 52 corps

— Mademoiselle ? Mademoiselle ?

Sylvie entendait à peine la femme qui l’appelait, ses doigts posés sur son bras tétanisé.

— Mademoiselle ? Quelque chose ne va pas ?

Sylvie sentit que des mains l’aidaient à s’asseoir. La lumière et le monde extérieur revinrent petit à petit.

— Cette carte a l’air de vous parler… dit la femme d’une voix douce.

Sylvie hocha la tête. De quelques millimètres.

— Je travaille avec le procureur du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Le TPIY. Vous connaissez ?

Sylvie réussit à bredouiller un vague oui.

— Si vous avez quelque chose à me raconter au sujet de cette carte, n’hésitez pas. Vous pouvez me faire confiance, même si je comprends que cela puisse être difficile…

Du regard, Sylvie fit le tour de la grande pièce. Elles étaient seules. Elle inspira longuement, posa l’index sur le plan et se racla la gorge :

— Et si je vous disais qu’il se pourrait que je connaisse un endroit en dehors de vos sites où il pourrait y avoir quatre corps de plus ?

— Je pourrais vous répondre que cela fait beaucoup de conditionnels, sourit la femme.

Sylvie grimaça. Elle s’était renseignée sur le tribunal pénal international et hésitait depuis des années à tout raconter. Ce qu’elle avait subi. Ce que la famille d’Ina avait subi. Le bon moment pour crever l’abcès était peut-être arrivé. La synchronisation entre la requête d’Ina, trois jours auparavant, et cette rencontre inattendue la troublait. Le destin, s’il existait, n’aurait pas pu mieux se débrouiller.

— Mais dans quel but puisque nos bourreaux sont tous morts ? se demanda-t-elle. Enfin, je crois…

Certaines certitudes fuyaient avec le temps.

— Mais si on retourne là-bas avec Ina, peut-être est-il préférable que le tribunal soit averti… se dit-elle.

Un groupe d’hommes entra bruyamment dans l’escale. Son chef pilote, un civil, un colonel, deux lieutenants-colonels, deux capitaines, un major, un adjudant-chef, un sergent-chef et un sergent. Le sergent portait deux grosses sacoches, sans doute la documentation de vol pour aller aux Pays-Bas. Le colonel devait être le commandant de base. Sylvie se leva. Sa voisine l’imita et se dirigea vers le civil, de taille moyenne, brun, légèrement dégarni, la soixantaine passée. Tous les deux s’écartèrent et les militaires patientèrent avec respect. La discussion fut brève et interrompue par un appel téléphonique. Le civil répondit, ne prononça que quelques mots puis, après avoir raccroché, se tourna vers le colonel :

— Aujourd’hui est un grand jour pour la justice internationale, je vous confirme que nous devons aller à La Haye. Mais, avant de partir, nous devons nous entretenir avec mademoiselle.

Il tendit la main, Sylvie tenta de raccourcir son mètre quatre-vingt-un.

— Auriez-vous une salle où nous serions tranquilles ?

— Bien entendu monsieur, s’empressa de répondre le commandant de base.

— Mais je dois préparer le vol ! protesta Sylvie.

— Quelqu’un va s’en charger pour vous, ordonna le civil.

Elle jeta un coup d’oeil désespéré à son instructeur, à la fois surpris, amusé et agacé de devoir faire son travail. Le colonel confirma d’un hochement de tête sévère, refroidissant toute envie de contestation. La conseillère du tribunal pénal international l’entraîna à la suite de son collègue. Elle ferma la porte derrière eux et fit signe à Sylvie de s’asseoir.

— N’ayez crainte mademoiselle, dit l’homme d’un ton calme et serein. Je comprends vos préoccupations sur votre métier, sur votre carrière et sur ce vol à préparer, mais ne vous inquiétez pas. Je suis magistrat depuis près de cinquante ans et je termine cette longue carrière comme président du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Donc, si quelqu’un vous fait le moindre reproche, envoyez-le-moi, il sera reçu comme il se doit. Je lui expliquerai la notion de priorité.

— Merci monsieur, répondit Sylvie, avec difficulté, intimidée par le personnage.

Toujours souriant, il montra le document qu’elle serrait encore entre ses doigts :

— Vous auriez donc des choses à nous raconter. Je vous précise que, bien évidemment, tout ce que nous vous direz restera entre nous, sauf accord contraire de votre part.

— Merci monsieur, répéta Sylvie.

Elle pointa l’ellipse numéro dix de la carte :

— Je suis passée à côté, fin décembre 1995, et j’y ai vu quatre cadavres. Assassinés.

— Le mieux serait que vous nous retraciez toute l’histoire, par le début. Pour que nous comprenions bien.

Sylvie soupira, hocha la tête et mit de l’ordre dans ses souvenirs avec l’espoir de pouvoir contenir son émotion et ses larmes.

— J’étais dans un Transall pour une mission humanitaire. Les Serbes nous ont attaqués et notre avion a dû se poser en panne moteur au Monténégro. Nous étions six. Trois étaient blessés. Un a choisi de rester. Nous avons donc fui à deux. Mon collègue a été capturé le lendemain. J’ai réussi à ne pas me faire prendre. Jusqu’au jour suivant. Je suis tombée sur deux soldats serbes.

Poursuivre devenait compliqué. Mais Sylvie se força. Malgré les larmes, malgré la gorge serrée, malgré le refus de son corps :

— Ils m’ont…

La femme l’encouragea du regard, empathique.

— Ils m’ont violée.

L’horrible mot avait fusé. À la fois une épreuve et une délivrance.

— Mais j’ai réussi à m’échapper.

— C’était donc vous ? sourit le président avec bienveillance. Une poêle, une bouteille et une casserole…

— Oui… Pas très glorieux…

— Oh que si ! s’exclama la femme. Oh que si…

— L’armée a mis le verrou sur cette affaire, dit-il d’une voix calme. J’en ai toujours été surpris avec les deux victimes françaises et, donc, encore plus aujourd’hui avec ce qu’il vous est arrivé… Peut-être connaissez-vous la raison de ce mutisme ?

— Oui, je crois, hésita Sylvie. Mais je ne sais pas si je peux vous en parler.

— Je comprends. Pour votre parfaite information, les familles de vos deux collègues disparus nous ont contactés pour faire la lumière sur le décès des leurs. Selon eux, à cause des mauvais traitements subis et du manque de soins.

Sylvie doutait, tiraillée. D’un côté, elle estimait que les proches avaient le droit de connaître la vérité et que les coupables, si coupables il y avait, devaient être punis. Mais, d’un autre côté, l’armée avait choisi de se taire. Elle soupira. Et céda.

— Il se pourrait que certaines personnes très hautes placées soient responsables de ce fiasco aux origines, ou aux motivations, pas forcément honorables… Et peut-être pas uniquement chez les militaires…

— Je saisis, acquiesça le président. C’était notre intuition. Mais je vous en prie, poursuivez. Après votre évasion…

— Avant de fuir, j’ai attaché les deux Serbes. Un était inconscient, j’avais frappé de toutes mes forces. J’ai donc envoyé un message radio de détresse dans lequel j’ai essayé de faire croire aux Serbes que j’allais partir vers le nord. En réalité, j’avais choisi l’ouest. Le soir, je suis arrivée dans un hameau désert. Dans une maison, j’ai découvert deux morts. Tués par balles. Dans une autre maison, deux autres morts, eux aussi tués par balles. Et une petite fille, vivante. C’étaient ses parents et ses grands-parents. Sa mère avait également été violée. Nous avons fui toutes les deux.

Sylvie montra le lieu sur la carte. La femme l’entoura d’un coup de stylo rouge.

— Quand j’étais dans la maison avec la petite fille, quatre militaires sont arrivés. Nous nous sommes cachées dans la cave. Quand ils sont partis, les quatre corps avaient disparu.

— Ahhhh… Et qu’est devenue cette petite fille ?

Sylvie sourit enfin :

— Mes parents l’ont adoptée, j’étais trop jeune pour en avoir le droit. C’est donc ma soeur. Mais en réalité, c’est plutôt ma fille. Zvjezdaninina. C’est son prénom. Mais on l’appelle Ina. Elle est extraordinaire.

— Une triste histoire qui a une belle fin… Et un joli prénom !

— Oui… Je crois… Le lendemain de notre fuite, je me suis rendu compte que nous étions poursuivies par six hommes. Dont un de mes violeurs et celui qui avait massacré la famille d’Ina. Je leur ai tiré dessus et j’en ai touché quatre.

En face d’elle, deux bouches et quatre yeux s’arrondirent.

— Le jour suivant, les deux derniers nous ont rattrapées. Et… ils sont morts…

Sylvie grimaça.

— Ah oui… Quand même… murmura le président du tribunal en penchant la tête sur le côté.

Sylvie haussa les épaules :

— Quand il faut survivre… Un des commandos qui nous ont récupérées m’a dit qu’à la guerre, c’est tuer ou être tuée. Et que ces hommes ne voulaient certainement pas nous offrir des fleurs…

— Oui, c’est imagé. Mais juste. N’ayez aucun remords.

— J’ai parfois l’impression d’être un monstre, mais je ne crois pas en avoir.

— Vous n’êtes pas un monstre, la rassura la conseillère. Loin de là. Ina a de la chance de vous avoir croisée.

Sylvie essuya ses yeux et haussa une nouvelle fois les épaules :

— Je me suis déjà renseignée sur votre tribunal, mais je n’ai jamais osé vous contacter pour vous raconter mon histoire. Je pensais que c’était inutile comme tous les auteurs sont morts. Enfin, je crois…

La femme posa sa main sur son bras :

— Vos hésitations sont compréhensibles. N’ayez aucune honte de ce qu’il vous est arrivé et de ce que vous avez fait ou pas fait. Nous vous remercions pour votre confiance et pour votre récit. Nous sommes là pour vous, pour Ina, pour sa famille, pour tous ceux qui ont subi toutes ces horribles tragédies. Nous nous battons pour que la vérité éclate, pour que toutes ces histoires soient reconnues et pour que tous les coupables soient punis.

— Raconter est souvent l’étape la plus difficile, ajouta le président. Je n’ai aucun doute, votre épopée mérite toute notre attention. Comme l’a dit ma collègue, nous, c’est-à-dire toutes les personnes du tribunal, sommes là pour vous.

Il laissa planer un bref silence et poursuivit :

— Voilà ce que je vous propose. Si vous êtes d’accord, nous pouvons faire intervenir un de nos inspecteurs. Vous échangerez avec lui et, en fonction de ce que vous souhaitez, il pourra lancer une procédure et ouvrir une enquête. En toute franchise, faites-le, Ina et vous le méritez.

— A-t-elle cherché à retrouver la trace de ses parents biologiques ? voulut savoir la conseillère.

Sylvie expira longuement :

— Il y a trois jours, pour ses onze ans, elle m’a encore demandé de retourner là-bas…

— C’est humain, répondit l’ancien juge. C’est un grand service que vous lui rendriez.

Sylvie acquiesça. Ils avaient raison. Maintenant que tout était évacué, elle se sentait mieux. Plus légère, comme si un poids venait de la quitter.

— Mais attention ! l’avertit la femme. L’enquête et ses suites sont des épreuves. Il y aura des moments difficiles. Certains le vivent mal, d’autres plutôt bien, comme un soulagement. Il vous faudra être fortes, toutes les deux. Mais je suis sûre que c’est une qualité que vous possédez.

— Mais, en toute objectivité, ne pas le faire vous laissera des regrets, compléta le président. C’est certain.

— Je crois que vous m’avez convaincue, soupira Sylvie.

Elle leur donna ses coordonnées et celles de ses parents.

— J’ai un coup de fil à passer, sourit l’ancien juge. Je vais prendre tout mon temps et personne n’osera me dire quoi que ce soit. Cela vous offre plusieurs minutes pour récupérer. Si ce n’est pas suffisant, faites-moi signe.

— Je vous remercie sincèrement. De ma part et de celle de ma petite Ina.

Ils se serrèrent chaleureusement la main. Un bref instant d’émotion intense.

— Je comprends votre appréhension à me voir dans cet état aux commandes, plaisanta Sylvie pour refouler ses larmes. Il y va de votre survie que je sois en forme !

Ils sortirent de la pièce en riant, à la grande surprise des officiers qui patientaient. Sylvie fila aux toilettes.

Cinq minutes plus tard, elle s’était ressaisie et, à part des yeux un peu rouges, pensait paraître normale. Son instructeur l’attendait, appuyé contre la carlingue du Twin Otter, les bras croisés, un sourire narquois sur les lèvres. Sylvie devança la pique qu’il avait, à coup sûr, préparée :

— Bon alors ? Il est prêt ce vol ? On va où et on s’appelle comment ?

Beau joueur, il éclata de rire, faisant se retourner le colonel commandant la base aérienne, au regard toujours sévère. Les deux passagers arrivèrent. Sylvie leur adressa un léger signe de tête et fit le tour de l’avion, comme prévu. Puis elle s’installa aux commandes et effectua les vérifications d’avant vol. Les deux civils attachés à leur siège et toutes les portes fermées, elle démarra le premier moteur. Puis le second. Sylvie ne pouvait que constater, et déplorer, sa lenteur, mais ce n’était que la troisième fois qu’elle exécutait ces opérations. Elle sourit, l’esprit léger et libéré. Parler aux autorités compétentes avait été une bonne idée.

— Enfin…

Sylvie lâcha les freins, débuta le roulage et jeta un coup d’oeil au capitaine assis à sa droite, trop silencieux pour être honnête. Encore une fois, elle le devança :

— Pour ma défense, je tiens à dire que je n’y suis absolument pour rien ! Je tiens aussi à rappeler que faire un exercice de panne moteur au décollage est interdit avec des pax ! Et enfin, je tiens à affirmer que j’aurais préparé ce vol avec un immense plaisir !

Le contrôleur la sauva d’une réplique cinglante :

— COTAM trente-cinq quatre-vingt-huit, autorisé à l’alignement et au décollage piste vingt-sept.

Sylvie avança le Twin Otter, vérifia que tous les instruments indiquaient des valeurs correctes et poussa les manettes vers l’avant, attentive à son environnement. L’avion accéléra, elle tira sur le manche et le tourna de quelques degrés, il s’envola et vira vers le nord-est, toujours en montée. Malgré son penchant rebelle, le chef pilote n’avait pas osé la piéger. Sûrement à cause de leurs passagers, suffisamment importants pour déplacer et, même, faire obéir le commandant de base.

Sylvie profita de l’incroyable vue. D’un côté, le soleil baissait. De l’autre côté, Paris remplissait l’horizon.

— On est quand même mieux là que dans un bureau ou les bouchons au-dessous, sourit le capitaine.

— C’est clair !

— Te réjouis pas trop, c’est ton avenir dans quelques années. Un beau placard dans un bel état-major !

— Pffff…

— Alors ? Qu’est-ce qu’ils te voulaient, les deux civils derrière ?

— La curiosité est un vilain défaut, répondit Sylvie. Et puis, c’est secret cosmique, si je te le dis, je serai obligée de te tuer dans d’atroces souffrances.

Nouvel éclat de rire bruyant.

— T’as autant de gueule que de secrets ! Ça a un rapport avec ton tas de médailles ?

— Quelles médailles ? demanda innocemment Sylvie.

Un son entre soupir et grognement :

— Pffff… Celles que t’avais quand t’es arrivée à l’escadron. Tu nous prends pour des jambons ?

— Ah oui, c’est vrai… Un général m’avait forcée à les porter. Je pensais que c’était passé inaperçu ou que personne ne s’en souviendrait…

— Ça risque pas ! Aucun jeune qui débarque de l’école n’a un placard comme le tien. Et même, quasiment aucun vieux en fin de carrière. On avait prévu de s’amuser un peu, mais le chef a eu peur et nous a interdit la moindre petite blague. On s’est dit que c’était à cause de ta ferraille. C’est ton père le général ?

Ce fut au tour de Sylvie de rire :

— Ah non, pas du tout ! Mes parents sont agriculteurs. On a survolé leur ferme tout à l’heure.

Des bruits dans leurs écouteurs les interrompirent. Ils se retournèrent. La conseillère se coiffait du casque présent à l’arrière. Sylvie lui montra où appuyer pour se faire entendre.

— Je ne vous dérange pas ? demanda-t-elle.

— Pas du tout, assura le capitaine, charmeur.

— Savez-vous à quelle heure nous allons arriver ? Parce que…

— On se traîne ? se moqua-t-il.

Sylvie consulta son log de navigation et répondit :

— Dans un peu plus d’une heure.

Au loin, légèrement sur leur gauche, un trait gris, la mer du Nord.

— Si ce n’est pas indiscret, pourquoi avez-vous dit, tout à l’heure, que c’était un grand jour pour la justice internationale ? demanda Sylvie.

Elle préférait orienter la conversation vers un autre sujet que son passé.

— Savez-vous qui est Slobodan Milošević ? demanda à son tour la conseillère.

— Oui, répondit Sylvie.

— Non, répondit le chef pilote.

— Président de la Serbie de 1989 à 1997 et de la République fédérale de Yougoslavie de 1997 à l’année dernière. Il y a deux ans, en 1999, le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie l’a inculpé pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et, peut-être, bientôt, pour génocide.

Sylvie saisit le message muet. Pendant ses explications, la conseillère l’avait fixée droit dans les yeux, d’un regard perçant et dur. Comme pour la motiver ou lui faire comprendre que tous les criminels, même les plus grands, pouvaient tomber.

— Au printemps, Milošević a été arrêté par les autorités fédérales yougoslaves. Aujourd’hui, la cour constitutionnelle serbe a suspendu le décret gouvernemental permettant son extradition. Grâce à différentes pressions, notamment économiques, leur Premier ministre vient de céder, il a annulé la décision de la cour à cause du danger qu’elle fait peser sur son pays. Milošević a quitté sa prison de Belgrade à dix-huit heures, en hélicoptère, pour Tuzla, en Bosnie. Là, un avion militaire l’emmènera à Valkenburg, puis un autre hélicoptère vers la prison du tribunal, à La Haye.

— Effectivement, c’est une belle journée pour vous, dit Sylvie. Le plus gros poisson tombe enfin dans vos filets.

— Tout à fait ! Les gens ne se rendent pas bien compte de l’impact de cette arrestation. Milošević a été inculpé alors qu’il était en fonction. Et maintenant, un ancien président va dormir en prison. Sur les cent soixante et un accusés, il ne reste qu’une vingtaine de fugitifs.

Tous les trois discutèrent longuement sur le sujet, au-dessus des côtes françaises, belges puis néerlandaises. Les deux militaires écoutèrent plus qu’ils ne parlèrent, tant la conseillère s’avérait passionnée par son métier. Sa mission.

Lorsque Sylvie mit le Twin Otter en descente, le soleil approchait de l’horizon, faisant flamboyer les toits de La Haye, qu’ils contournèrent par le nord, et de Rotterdam, un peu plus loin au sud. Une vue merveilleuse, l’or du ciel, le vert des champs, le bleu de la mer, des lacs et des cours d’eau.

Sylvie se concentra sur son travail, sur les procédures et sur la tenue de l’avion. Après sa sortie verbale inhabituelle et beaucoup trop osée, elle n’avait pas intérêt à manquer son deuxième atterrissage en Twin Otter.

3

Vendredi 29 juin 2001

15h00, ferme les Dommages

Sylvie gara sa voiture dans la cour de la ferme de ses parents et s’étira. Comme toujours et comme s’il possédait un sixième sens, son frère Franck se matérialisa dans les secondes qui suivirent. Quatre bises :

— Dans… les yeux… le bonjour… p’tit frère !

— T’arrives tôt ce week-end !

— Comme on est rentrés très tard de vol, mon chef pilote m’a donné la journée en récupération. J’ai dormi un peu et hop, me voilà !

— À temps pour aller chercher Ina à l’école, elle va être contente.

— J’ai calculé ! Son dernier jour chez les petits !

Elle embrassa ses parents et raconta son entretien de la veille avec les deux représentants du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.

— Un de leurs inspecteurs doit m’appeler, conclut-elle. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Je crois qu’ils ont raison, répondit Domi. Même si on a l’habitude que les criminels s’en sortent. Surtout les plus grands et les politiques…

Franck acquiesça.

— La vie est trop souvent dure et injuste, dit Dom. Alors s’il est possible que ceux qui vous ont fait du mal, à Ina et à toi, paient, ça peut valoir la peine d’essayer. Tu n’auras plus aucune raison d’avoir le moindre regret.

— Merci… marmonna Sylvie d’une voix cassée, les larmes aux yeux.

Elle sortit le vieux vélo de la grange. Ina adorait s’asseoir sur le porte-bagages, accrochée comme elle le pouvait à ce qu’elle pouvait. Toutes les deux riaient dans les montées, dans les descentes, dans les virages instables.

— Mama Sy ! cria Ina lorsque les grilles de l’école s’ouvrirent. Je t’ai fait coucou hier, quand t’es passée avec ton avion !

Elle courut, les bras écartés comme deux ailes.

— C’était super ! Tout le monde t’a vue ! Et je leur ai dit que c’était toi ! On a cru que t’allais atterrir dans la cour de récréation ! T’es la meilleure !

Sylvie grimaça et rougit en jetant des regards gênés autour d’elle, avec l’impression que tous la jugeaient.

— Je suis super contente que tu sois là ! poursuivit Ina. J’espérais que tu puisses venir me chercher en vélo !

Elles s’embrassèrent et se serrèrent dans leurs bras. Sylvie fit un petit geste à l’institutrice, n’osant pas s’ajouter à la longue file de parents qui se pressaient autour d’elle. Elle la croiserait un autre jour, les villages du Limousin n’étant pas bien grands. Elles partirent, s’esclaffant dès les premiers coups de pédale, sous le regard sévère et scandalisé de certaines mères de famille.

— Par le vélo ou par l’avion ? se demanda-t-elle. Ou par les deux ?

D’autres, au contraire, souriaient de ce bonheur partagé.

— Mama Sy, j’ai terminé un des livres que tu m’as offerts ! cria Ina en plantant ses doigts dans sa peau.

— Déjà ?

— Oui ! Il était très bien ! Et j’ai presque pas eu besoin du dictionnaire !

— T’es trop forte ! Je suis contente qu’il t’ait plu ! Mais tu l’as lu quand ?

— Je l’ai lu la nuit, je me suis cachée sous le drap avec une petite lampe ! Tu le dis pas à mama Do !

— Je vais être obligée !

— Noooon !

Elles éclatèrent de rire alors que le vélo s’enhardissait dans une descente.

— Je suis une tricheuse, une mère indigne, pensa Sylvie. En fait, je suis pas une mère, j’ai que les bons côtés. C’est maman qui s’occupe de tout et qui doit supporter les mauvais côtés…

— Je t’aime mama Sy ! hurla Ina.

— Moi aussi je t’aime !

Sans le savoir, cette merveilleuse petite fille, qui n’était plus petite, venait de lui apporter la plus belle des réponses.

À mi-chemin, en bas d’une longue côte, Sylvie s’arrêta et mit pied à terre. Ina l’imita :

— J’ai trop grossi, t’arrives plus à me traîner ? Tu vois que je suis grande !

— Pas encore fillette, pas encore ! Mais, justement, j’ai quelque chose à te dire. Quelque chose d’important.

Sylvie recommença le récit de sa rencontre de la veille, entourée des bras d’Ina qui se pressait contre elle.

— Ça veut dire qu’on va pouvoir y aller ?

— Peut-être. Je sais pas si c’est sûr là-bas. L’inspecteur aura sans doute la réponse.

Sylvie hésita, s’arrêta, appuya le vélo contre un tronc d’arbre et prit les mains d’Ina. Instant complexe et solennel :

— J’ai… un truc à te raconter. Un truc que je ne t’ai jamais raconté… Quand on dit que ce sera difficile d’y aller, c’est pas que pour toi. C’est aussi pour moi, pour me protéger. Parce que… avant de te trouver, j’ai été capturée par deux soldats serbes…

Ina, attentive, inquiète même, devait sentir l’importance du moment, la dureté de la révélation. Sylvie se força à relâcher les muscles de sa mâchoire, à expirer à fond et à poursuivre, à terminer, à lâcher le terrible mot :

— Ils m’ont violée…

Ina serra les poings, blême de tristesse et de colère. Toutes les deux se mirent à pleurer, dans les bras l’une de l’autre.

Une voiture passa. Elles se séparèrent et séchèrent leurs yeux.

— Mama Sy, t’as bien fait de les tuer…

— Je sais pas… soupira Sylvie. J’en suis pas sûre…

— Si tu veux pas, on n'y va pas.

— C’est pas que je veux pas. En fait, j’en ai aucune idée. Peut-être que revoir tous ces endroits permettra de vaincre définitivement les démons et de clore ce triste bout d’histoire. Mais attendons l’avis de l’inspecteur !

Elles remontèrent sur le vélo et, petit à petit, retrouvèrent leurs rires. Leurs yeux étaient secs quand elles arrivèrent. Ina se précipita vers Franck qui l’embrassa et, comme d’habitude, la lança dans les airs avec la facilité déconcertante de ses muscles surdimensionnés de rugbyman de haut niveau.

— Je me demande jusqu’à quel âge tu vas pouvoir le faire, le taquina Sylvie.

— Tu veux que j’essaie avec toi pour voir ?

Elle lui tira la langue, pressentant que ses gros bras pouvaient parfaitement être capables de la faire décoller.

Ina s’attabla pour goûter, Sylvie picora avec elle. Le téléphone sonna. Leur mère, par habitude, fut plus prompte à répondre. Elle lui tendit l’appareil avec un sourire compatissant, empathique, bienveillant.

— Oui ? Sylvie Lachan.

Elle posa le téléphone et enclencha le haut-parleur, même si elle aurait préféré discuter toute seule au fond d’une grotte. Mais toute sa famille se trouvait à ses côtés, présence à la fois difficile et réconfortante. Un soutien indéfectible.

— Bonjour mademoiselle, dit une voix masculine avec un accent indéfinissable. Tuomas Jääskeläinen, inspecteur au tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.

— Bonjour monsieur, enchantée.

— Enchanté également. Comme vous en avez convenu avec monsieur le président, je me permets de vous appeler pour l’ouverture d’une procédure.

— Quelle froideur ! se dit Sylvie.

— Dans un premier temps, pourriez-vous me faire un résumé de tout ce qu’il s’est passé ? poursuivit l’inspecteur.

— Bien sûr monsieur. Alors…

Sylvie mit de l’ordre dans ses pensées. Mais tout y était gravé. Une trace indélébile.

— Le 26 décembre 1995, le Transall dans lequel je me trouvais a été touché par deux missiles. Le pilote a pu le poser en panne moteur au Monténégro. Deux des blessés n’ont finalement pas survécu.

— Oui, je suis en possession de ces informations. Nous possédons les deux enquêtes préliminaires menées après les actions intentées par les familles. Excusez-moi, je ne suis pas certain de la bonne traduction des termes officiels. Mais rien n’a bougé depuis cinq ans, autant à cause du Monténégro que de votre armée.

— Je vous en prie, je comprends, répondit Sylvie. Et je vous remercie de parler français.

— C’est un grand comique ce type, murmura Franck.

— Quatre membres d’équipage sont restés dans l’avion, poursuivit Sylvie. Avec un collègue, nous avons choisi de fuir pour éviter les prisons serbes. Mais il a été capturé le lendemain. Ce fut mon tour le jour suivant…

— Et c’est là que vous avez été violée ?

Franck soupira bruyamment devant ce manque de considération. La violence d’une gifle.

— Oui, répondit difficilement Sylvie.

Ina se serra contre elle, des mains pressèrent ses épaules.

— Mais j’ai réussi à m’échapper.

— J’ai consulté les journaux de l’époque. Une poêle, une bouteille et une casserole. Était-ce vous ?

— Oui. Le soir de mon évasion, dans un hameau de Bosnie, j’ai découvert quatre corps.

— Et moi ! intervint Ina.

— Pardon ? Qui est-ce ? Qui êtes-vous ?

— Zvjezdaninina Lachan ! Mais vous pouvez m’appeler Ina. J’ai onze ans. Les morts, c’étaient mes parents et mes grands-parents.

— Ahhhh… Euhhhh… D’accord. Merci mademoiselle.