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Janvier 2016. Que se passe-t-il quand des âmes assoiffées de vengeance se croisent par hasard ? La réponse est simple, elles concoctent de terrifiantes et sanglantes recettes. Mélangez le nouveau patron du trafic de drogue dans le Limousin, un vétéran des guerres des Balkans et un colonel de gendarmerie couvert de médailles. Saupoudrez d'un petit escroc en manque de reconnaissance, de deux taulards en quête de liberté et de deux locataires fauchés à l'affût d'un financement miraculeux. Pimentez d'un ancien pilote de chasse habile et d'un transfert de fonds de plusieurs dizaines de millions d'euros. Enfin, quand Limoges flambe, servez avec une préfète amoureuse, Sylvie Lachan, dont le coeur a ses raisons que la raison ne conteste point.
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Seitenzahl: 511
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Les aventures de Sylvie Lachan
1. Sortie 43
2. Sortie balkanique
3. Sortie pastel
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À toutes les victimes de la barbarie.
À C., pour tout…
Personnages
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Sylvie Lachan
40 ans. Préfète de la Corrèze.
Grande rousse d’un mètre quatre-vingt-un.
Pilote de talons hauts.
Amandine
37 ans. Fonctionnaire. Jolie brune.
Franck Pomarel
36 ans. Frère adoptif de Sylvie. Agriculteur.
Zvjezdaninina Lachan, « Ina »
25 ans. Fille et soeur adoptive de Sylvie.
Souleimane Lachan
18 ans. Frère adoptif de Sylvie. Agriculteur.
Dominique et Dominique Lachan, « Domi » et « Dom »
60 et 62 ans. Parents de Sylvie, Franck, Ina et Souleimane.
Coumbala Fofana, « Coucou »
Myriam Belfond, « Mymy »
40 ans. Meilleures amies de Sylvie.
Luiz Marquez, « Louitch »
49 ans. Adjudant-chef, gendarmerie de la Corrèze.
Lucie Anti
29 ans. Lieutenant, gendarmerie de la Haute-Vienne.
Keziah Chamoun
45 ans. Capitaine, gendarmerie de la Corrèze.
Dylan Meyer
23 ans. Petit escroc.
Abdel
36 ans. Chef d’un réseau limousin de trafic de drogue.
Gabriel Peyrat
56 ans. Garagiste et mafieux corrézien.
Mathias Frou, « Mathou »
49 ans. Pilote de Gabriel Peyrat. Ancien pilote de chasse.
Pascal Deshors
53 ans. Gérant du club du château de la Grénerie.
Alizée Gireau et Christian Monincourt
42 et 53 ans. Locataires du château de la Grénerie.
Banquier de Gabriel Peyrat.
Grégory Marconet ou Grigori Marković
45 ans. Criminel serbe.
Kyle Ykle
40 ans. Pilote au paraclub de Brive-la-Gaillarde.
Colonel Schmitt
51 ans. Gendarmerie de la Haute-Vienne.
Colonel Jallais
53 ans. Gendarmerie de la Corrèze.
Elphus de Valière
63 ans. Juge.
Dimanche 3 janvier 2016
08h30, Limousin
Qu’est-ce que tu fais ?
Sylvie Lachan appuya sur le bouton en forme de flèche situé sur la droite de l’écran. Le message s’envola dans les airs, surfant sur les ondes qui le transportaient. Une seule main lui suffisait pour utiliser son téléphone portable accroché sur son support, juste devant elle. L’autre était de toute façon trop occupée pour aider sa jumelle.
Deux contacts de son index sur la surface tactile remplacèrent l’application de messagerie par celle de navigation.
— Ça caille ! grogna-t-elle en enfilant le gant coincé entre ses cuisses.
Ses cinq doigts réchauffés rejoignirent leurs cinq cousins sur la barre placée devant sa poitrine.
— Pas bien, madame la préfète, pas bien d’envoyer des messages en conduisant ! se moqua-t-elle d’elle-même. Sauf que, un, il n’y pas la moindre chance de voir un gendarme dans les parages, deux, je ne crois pas que ce soit prévu par la réglementation, et trois, le risque de collision est plutôt faible ici et à cette heure !
Sylvie fit un tour d’horizon, à trois cent soixante degrés, en prenant son temps. Sans rien déceler de dangereux. L’immense lac de Vassivière étincelait, légèrement sur sa gauche, éclairé par un pâle soleil rasant. L’air de ce dimanche d’hiver était pur et calme, la visibilité exceptionnelle.
Sylvie était seule pour en profiter. Elle cria de plaisir, réduisit au minimum la puissance du moteur et balança vers la droite la barre de commande. L’ULM s’inclina autant vers le sol que vers la gauche, piquant vers l’eau bleue.
Sylvie stoppa sa descente à quelques dizaines de mètres au-dessus de la retenue artificielle en repoussant vers l’avant la petite manette des gaz située à côté de sa cuisse droite. Elle refréna avec difficulté l’envie d’aller encore plus bas, d’aller flirter avec le miroir parfait de la surface du lac qu’aucun sillage de bateau ne brisait.
— Je me demande si j’arriverais à faire une trace sur l’eau avec l’air brassé par mon hélice… Mais il paraît que quarante ans est l’âge de raison…
Sylvie eut beaucoup de mal à ne pas essayer.
Juste avant d’atteindre le pont en deux parties reliant l’île au continent limousin, elle vira à droite en reprenant de l’altitude, le regard plongé sur le château, le phare et les oeuvres visibles du centre international d’art et du paysage.
Une petite enveloppe se matérialisa sur l’écran de son téléphone. Un message. Une nouvelle fois, Sylvie lâcha la barre de commande, coinça sa main droite entre ses cuisses et ôta son gant. C’était la réponse d’Amandine :
Je mets le nez dehors, mes parents m’ont forcé ! Ils veulent même me faire monter à la tour de l’horloge ! De vrais bourreaux alors que je sors à peine de mon agonie grippale et que je suis toujours à l’article de la mort !
Comme à chaque fois qu’elle recevait un message de la belle brune, Sylvie sourit, oubliant le froid mordant sur sa peau nue. Elle jeta un coup d’oeil autour d’elle pour s’assurer que rien de grave ne se présentait et répondit :
Écoute tes parents et vas-y ! Peut-être y auras-tu une surprise…
Sylvie remit son gant et le cap sur Aubusson en poursuivant sa lente montée. Elle y serait dans un quart d’heure.
— Si je me rappelle bien, la tour de l’horloge est sur les hauteurs, au nord de la ville.
Le lac de Lavaud-Gelade et quelques villages creusois glissèrent sous son aile, puis Aubusson apparut, enfoncé dans les méandres de la Creuse. Sylvie plissa les yeux et trouva le monument blanc au toit en ardoise, dressé à flanc de colline et dominant la cité de la tapisserie. Le relief étant au nord, Sylvie manoeuvra son ULM pour s’aligner face à l’est et arriver par la vallée, entre la tour et Aubusson.
— Je suis sûrement trop proche de l’une comme de l’autre pour la loi, mais tant pis !
Elle piqua en visant ce court intervalle. Trois silhouettes se trouvaient au pied du bâtiment classé, appuyées sur la rambarde métallique, le nez en l’air, certainement à la recherche de l’origine du bruit qui perturbait la quiétude matinale.
Juste avant de croiser la tour, Sylvie reconnut Amandine. Elle remit des gaz pour stabiliser son altitude, vira sur la gauche, agita le bras et cria, tout en sachant que c’était parfaitement inutile.
Les trois personnes n’esquissèrent pas le moindre mouvement, à part peut-être une simple rotation de la tête pour suivre le frêle appareil qui défilait devant eux. Sylvie reprit un peu de hauteur et conserva son inclinaison pour tracer dans l’air un cercle invisible et effectuer un second passage.
Lorsqu’elle se représenta entre la ville et la tour de l’horloge, trois paires de bras réagirent enfin à son survol et à ses propres gestes.
Sur le chemin du retour, une nouvelle petite enveloppe arriva sur l’écran de son téléphone. Amandine.
C’était toi ???
Sylvie répondit immédiatement, heureuse :
Oui !!!
09h00, Aixe-sur-Vienne, Haute-Vienne
— Qu’est-ce que tu fais ?
Myriam Belfond repoussa violemment la couette et se redressa un peu. Derrière son pubis apparut le visage de son mari, les lèvres humides. Il se les lécha, hésitant entre plaisir et gêne.
— C’est dommage, c’était tellement bon… soupira Myriam.
— Je suis désolé ma chérie. Mais quand Coucou en a parlé à Noël, j’avais cru comprendre que tu voulais essayer, expliqua-t-il, penaud, en levant l’index coupable qui venait de la surprendre en lui caressant l’anus.
Myriam se rappela la crise de fou rire au grand discours de son amie Coumbala Fofana sur la sodomie et les diverses pratiques associées.
Un paquet apparut comme par magie sur son ventre nu et pâle. Son mari l’observait toujours de son air de chien battu. Myriam grimaça, mais ouvrit.
— Ça, c’est un god, dit-elle en montrant un fin cylindre rose. Mais celui-là, c’est quoi ? demanda-t-elle en désignant un autre objet noir.
— C’est un plug. Et les deux sont prévus pour… les débutantes… en… enfin par-derrière…
Myriam rit en voyant son mari devenir rouge :
— Bon… Tu vas continuer ce que tu avais commencé et j’y réfléchis pour… Mais ça me stresse…
Le large sourire qu’il affichait lorsqu’il replongea entre ses cuisses devait avoir un rapport avec sa parfaite connaissance de ses innombrables peurs.
09h30, Tulle, Corrèze
— Qu’est-ce que tu fais ?
Luiz Marquez ne broncha pas, mais continua de pousser sa femme vers le canapé.
— Qu’est-ce que tu fais ? répéta-t-elle. J’arrive juste et j’ai mes valises à défaire !
— Ça attendra, répondit enfin Luiz. Mais t’es partie deux semaines, alors j’ai d’abord envie de te serrer dans mes bras. Et après, comme t’as pas arrêté de me harceler de questions sur la préfète pendant tes vacances chez tes parents, je vais te raconter.
— Tu penses que je suis jalouse ?
— J’en ai bien peur ! rit Luiz.
— J’ai compris qu’il y avait quelque chose entre vous deux. Mais comme ça fait des mois que tu ne me réponds pas, mets-toi à ma place.
— Je sais, reconnut Luiz. Mais c’était un secret. Tellement secret qu’elle-même l’avait oublié. Maintenant qu’elle se le rappelle, je peux t’en parler. Si tu me promets que t’iras pas le crier sur tous les toits.
— Ohhhh ! s’exclama-t-elle, faussement choquée.
Luiz l’embrassa langoureusement, comme aux premiers instants. Quelques minutes plus tard, un peu essoufflé et rouge, il débuta ses explications :
— Alors j’ai connu madame la préfète il y a vingt ans. T’étais enceinte et j’étais parti en Italie à la dernière minute.
— Je m’en rappelle. Ton chef t’avait téléphoné quelques jours avant.
— C’est ça. Et est-ce que tu te rappelles que nous étions allés faire un petit tour de l’autre côté de l’Adriatique ?
— Oui, je crois, ça me dit quelque chose.
— Eh bien, c’était pour la récupérer. Son avion avait été abattu par les Serbes et elle s’était enfuie dans les montagnes. On l’a retrouvée quelques jours plus tard. Avec une petite fille de cinq ou six ans dans les bras. Elle aussi, je l’ai revue à Noël. Et elle a bien grandi !
— Ahhhh, d’accord. Tu lui as sauvé la vie ?
— Elle se l’est sauvée toute seule… On lui a juste évité quelques kilomètres de marche.
— Mais elle ne t’a pas reconnu ?
— Pour sa défense, faut avouer que j’ai un peu changé, répondit Luiz en frottant son crâne désormais dépourvu du moindre cheveu. Le contexte était pas le même, elle devait pas s’attendre à me croiser dans une gendarmerie. Et puis, là-bas, elle était épuisée et traumatisée…
— Tant que ça ?
— Après le crash de son Transall, elle a été capturée par les Serbes. Je sais pas ce qu’il s’est passé pendant sa captivité, mais je crois que ça a pas été rose… Elle a réussi à s’évader et, dans sa fuite, elle a semé un chapelet de cadavres derrière elle… Une aventure qui peut laisser des trous dans la mémoire.
— Quoi ?! C’est une tueuse ?
— Oh non ! C’était la guerre. Elle n’a fait que sauver sa peau et celle de la petite…
— Alors tu es une sorte d’ange gardien pour elle ?
— Oui, plus un grand frère que ce que tu imaginais, madame jalouse !
Et Luiz replongea vers les lèvres de sa femme.
10h00, Limoges, Haute-Vienne
— Qu’est-ce que tu fais ?
La voix, désespérée et un peu pâteuse, provenait du bas de l’immeuble. Penchée à sa fenêtre, Lucie Anti soupira, dépitée. Mais elle était enfin sûre d’elle. À bientôt trente ans, il était temps.
— Je te rends tes affaires, répondit-elle avec force et conviction. Je t’avais prévenu, c’était l’alcool ou moi. Et t’as fait ton choix…
Lucie haussa les épaules. Tant pis. Procéder de la sorte dans une gendarmerie où tous ses voisins étaient ses collègues, leurs collègues, n’était pas très courtois et discret, mais elle n’en pouvait plus de l’addiction de son boulet à la boisson. Elle avait été patiente. Trop. Beaucoup trop.
Lucie ouvrit le poing et le sac poubelle tomba à la verticale. Dans un bruit mou, il s’écrasa et s’éventra au pied de la loque qui était désormais son ex, encore tellement éméché qu’il n’avait pas fait le moindre mouvement pour l’éviter. Il se pencha, mais, les mains sur les genoux, il ne le ramassa pas, il vomit. Lucie reconnut le son écoeurant du liquide giclant sur du plastique.
— Bien visé…
Lucie avait anticipé l’état de celui qu’elle avait supporté jusqu’à la veille. L’eau froide d’un seau rempli à ras bord suivit le même chemin que le sac.
Elle ferma la fenêtre et se jeta sur son canapé, augmentant le volume de la télévision pour ne pas entendre les cris du boulet, une lamentation entre colère et supplication. Ridicule et honteuse. Exactement ce qu’elle pensait d’elle…
10h30, Millau, Aveyron
— Qu’est-ce que tu fais ?
Mathias Frou avait mal à la tête. Il regarda la bouteille de whisky à moitié pleine qu’il venait de porter à ses lèvres. Ou à moitié vide. Déjà. Il leva les yeux et discerna son reflet dans l’écran éteint de la télévision. Affreux et pitoyable. Encore.
— Mais t’es qu’un gros con ! Tu crois vraiment que ça va t’aider et que c’est comme ça que tu vas t’en sortir ?
Mathias se traîna jusqu’à l’évier de la cuisine en titubant dangereusement, inclina la bouteille et regarda béatement le liquide ambré disparaître dans une canalisation moins sensible que son oesophage.
Puis, tout en luttant contre les nausées, il louvoya vers la petite chambre.
— Faut que tu te bouges, connard ! T’es un pilote de chasse, putain ! Et blindé de pognon en plus ! Qu’est-ce que tu fous dans cette merde ?
Mathias reconnut que bouger serait pour plus tard. Il s’effondra sur le lit qui sentait aussi mauvais que lui, les bras en croix, et commença à ronfler avant même de s’enfoncer dans un sommeil d’alcoolique.
11h00, château de la Grénerie, Corrèze
— Qu’est-ce que tu fais ?
Alizée Gireau releva la tête du sac plastique transparent qu’elle était en train de remplir de vêtements. Son ami Pascal Deshors était appuyé contre la cheminée du salon. Plongée dans ses tristes pensées, elle ne l’avait pas entendu entrer.
— Je prépare un petit colis pour Christian, pour qu’il se sente mieux… répondit-elle. J’ai mis un peu de mon parfum. J’irai le voir demain.
— Dans son malheur, il a de la chance d’être à la prison d’Uzerche.
Alizée acquiesça en silence et soupira au souvenir de la folle soirée qui avait tout précipité. Le débarquement de dizaines de gendarmes dans le château et ses dépendances, la fusillade avec les trafiquants, l’arrestation de toutes les personnes présentes. Et l’horrible découverte que son Maître, son amant, son amour, lui avait menti. Ou plutôt qu’il lui avait caché qu’il n’était pas que banquier, mais également escroc. Ce projet de club dans ce magnifique château lui avait fait oublier sa morne vie parisienne, elle était même prête à tout abandonner pour venir s’installer ici. Avec lui.
Gabriel Peyrat, le chef des trafiquants arrêtés, était le propriétaire des lieux. Christian Monincourt, son Maître, était le locataire. Pascal Deshors, leur ami qu’ils avaient sorti de la dépression, était le gérant. Maintenant, c’était lui qui l’aidait à surmonter ce drame.
— Tu crois qu’on va pouvoir continuer ? demanda Pascal.
— J’en sais rien, absolument rien… répondit Alizée. Je poserai la question à Christian.
— En dehors des fonds nécessaires pour les travaux, il y a l’aspect légal, réglementaire. Est-ce qu’on le droit de poursuivre notre activité ? Avec le propriétaire et le locataire en prison… Ce serait dommage, je me plais vraiment ici…
— Je sais pas, répéta tristement Alizée. Mais je te comprends. Des nouvelles de ta déesse ?
— Pas trop… grimaça Pascal. Elle m’a écrit, mais je lui ai pas répondu.
— Parce qu’elle t’a repoussé ?
— Peut-être…
— C’est pas si grave que ça de dire non le premier soir, ou le deuxième. C’est même plutôt romantique. En tout cas, ça mérite pas de bouder. Elle a peut-être d’excellentes raisons auxquelles tu ne penses pas.
— Je sais… soupira Pascal. Mais j’ai l’impression qu’elle est… une sorte de mirage, un idéal inaccessible… J’ai du mal à exprimer cette sensation.
— Une déesse… rit Alizée. Il faut dire que les tenues qu’elle avait ces deux soirs-là étaient incroyables…
— Oui, peut-être… Peut-être parce que j’ai également le sentiment, la certitude même, que tout ce bordel est de sa faute. C’est la seule invitée à ne pas avoir été arrêtée. Elle était tranquillement au milieu de tous ces flics…
— Là aussi, il y a peut-être une bonne explication à ça… J’espère que tu me la montreras un jour, que je puisse confirmer qu’elle est vraiment si belle que ça. Depuis que tu me l’as décrite, je cherche partout une grande rousse ! Au cas où !
Alizée avait retrouvé un sourire plus joyeux. Pascal également.
— Voilà, c’est malin, tu viens de réveiller le dinosaure qui dormait dans mon caleçon ! plaisanta-t-il, faussement vexé.
11h30, Uzerche, Corrèze
— Qu’est-ce que tu fais ?
Gabriel Peyrat venait de se lever d’un bond, à la grande surprise de Christian Monincourt.
— Un petit caïd m’a donné rendez-vous, répondit Gabriel. Je vais lui expliquer qui est le patron, même ici en prison.
Le trafiquant le quitta et Christian observa sa discussion très animée avec un jeune homme. Personne d’autre ne semblait concerné par cet échange. C’était l’heure de la promenade et chacun s’occupait de sa triste vie de taulard.
— Alors ? demanda Christian quand Gabriel revint.
— Ils veulent le pognon que j’ai planqué. A priori trop bien planqué pour eux ! s’amusa Gabriel. Pour me protéger, à ce qu’ils disent.
— C’est qui ce ils ?
— Mes commanditaires, j’imagine. Ils espèrent profiter que je sois coincé ici pour récupérer ce qu’ils m’ont donné. Ils ont appris que les flics n’avaient pas retrouvé un centime… Mais ce pognon, il est à moi !
Des deux mains, Christian montra les murs et les clôtures qui les entouraient. Fataliste.
— Non, j’ai pas non plus l’intention de rester longtemps dans ce trou ! ajouta Gabriel avec un sourire et un regard énigmatiques.
12h00, Limoges, Haute-Vienne
— Qu’est-ce que tu fais ?
Dylan Meyer sursauta et se cogna le crâne à une poutre de la charpente. À quatre pattes dans les combles de la modeste maison familiale du quartier de Beaubreuil, il se tourna vers l’ouverture :
— J’arrive maman !
Elle était rentrée du marché plus tôt que prévu. Ou plus vraisemblablement, c’était lui qui avait trop traîné pour planquer une partie de son pognon. Il termina de glisser les petites coupures emballées dans des sacs en plastique sous le plancher, remit la latte en place, rampa, s’essuya vaguement les genoux et redescendit.
— Mais qu’est-ce que tu faisais là-haut ? insista sa mère.
— Je… j’essayais de retrouver une vieille console de jeux. J’ai un pote qui les répare et qui les revend.
Dylan attrapa le manche à balai muni, à son extrémité, d’un crochet métallique qu’il inséra dans l’anneau de la trappe fermant l’ouverture menant au grenier.
— Tu ne l’as pas trouvée ? J’irai le chercher si tu veux.
— Mais non maman, n’y va pas. J’y retournerai plus tard ou un autre jour. T’inquiète pas, rien de pressé.
— Alors viens à table, tu me raconteras ton nouveau travail. Tu dois avoir plein de choses à me dire !
Dylan grimaça, il allait encore devoir mentir à sa mère. Et il n’aimait pas ça. Elle qui s’était usée et sacrifiée pour offrir à ses trois fils une bonne éducation après le départ de leur père. Ses deux frères avaient des boulots corrects. Et surtout honnêtes. Lui était le vilain petit canard. Un minable escroc local. Mais qui était en train de prendre de l’envergure. Et de se remplir les poches.
En attendant, il allait se régaler. Dylan adorait la cuisine algérienne de sa mère. Contrairement à ses frères, il avait récupéré plus de caractéristiques physiques de son géniteur, un Allemand du nord. Il se regarda dans le miroir du couloir. Une peau blanche, des cheveux et des yeux clairs qui collaient bien à son nom germanique.
Lundi 4 janvier 2016
08h00, Saint-Pardoux-l’Ortigier, Corrèze
— Merde ! Mais c’est pas vrai !
La lieutenant Lucie Anti se calma immédiatement. Elle regarda une nouvelle fois la camionnette bâchée qui venait de surgir sur sa gauche, puis, sans attendre, son rétroviseur latéral du même côté, qu’un semi-remorque remplissait. Elle modéra son accélération sur la bretelle de sortie du parking du péage de Saint-Germain-les-Vergnes, le dernier de l’A89, et se laissa dépasser par ces deux véhicules avant de les suivre dans la large courbe à droite.
Une bonne demi-heure plus tôt, la jeune gendarme avait levé le dispositif de surveillance à la jonction des deux autoroutes A89 et A20, toujours à la recherche de trafiquants de drogue, de terroristes et de migrants.
À la fin du grand virage, l’embranchement avec la route venant de Tulle rendit à l’A89 son aspect en deux fois deux voies. Lucie, dans sa voiture banalisée, imita la camionnette et le poids lourd qui quittaient la chaussée de gauche pour celle de droite.
D’après leurs sources et leurs récentes expériences, les migrants utilisaient des semi-remorques, les terroristes de grosses berlines et les trafiquants des camionnettes bâchées. Justement. Comme celle qui l’avait dépassée. À l’approche de l’intersection de l’A89 et de l’A20, Lucie s’assura que celle-ci ne changeait pas de voie et restait à droite, en direction du nord et de Limoges.
— Et dire qu’on n’en a pas vu une de la nuit !
Pendant que ses hommes rentraient chez eux, elle avait rappelé ses parents, inquiets de sa récente rupture. Alors qu’elle-même en était tellement soulagée.
Lucie patientait sagement derrière le camion. Elle avait noté une plaque polonaise sur le fourgon bâché lorsque celui-ci l’avait doublée. Un indice de plus qui aurait justifié le contrôle et la fouille du véhicule. Malheureusement, elle était seule, tous ses gars devaient être chez eux, à Limoges, à Brive-la-Gaillarde ou à Tulle.
Lucie restait attentive. La sortie quarante-six vers Perpezac-le-Noir arrivait moins d’un kilomètre après l’entrée sur l’autoroute A20. La camionnette ne l’emprunta pas. Tout comme l’aire de repos située un peu plus loin.
Trois minutes plus tard, un nouveau panneau indiqua la suivante, la quarante-cinq. Uzerche, Seilhac, Vigeois, Pompadour. Elle se décala imperceptiblement sur la droite, mais la voie de décélération était vide, le fourgon poursuivait son chemin vers le nord.
— Je vais me faire griller à rester comme ça derrière le camion…
Surtout dans les longues côtes où la vitesse du poids lourd dégringolait, comme c’était le cas actuellement.
— Tant pis !
Lucie mit son clignotant et quitta l’A20. Au stop, elle prit à droite et, au rond-point suivant, s’engagea sur l’aire de covoiturage où elle s’arrêta, moteur tournant. La camionnette ne devant atteindre la prochaine sortie, la quarante-quatre, que dans une dizaine de minutes, elle avait largement le temps de passer un appel.
Lucie fit défiler la liste de contacts sur l’écran de son téléphone accroché sur le tableau de bord et appuya sur l’un d’eux.
— Bonjour Lucie, fit une voix masculine calme et posée. Je te manque déjà ?
Elle entendit le sourire et se dérida. Ces quelques mots prononcés avec la douceur coutumière de son collègue de Tulle évacuèrent une partie de la tension qui la contractait. Grâce à cette chère préfète de la Corrèze, si douée, eux, les deux gendarmes tellement différents, s’étaient rapprochés et, même, s’appréciaient.
— Exactement Keziah ! répondit-elle au capitaine Chamoun. Dis-moi, est-ce que tu ne serais pas par hasard en train de t’amuser au château de la Grénerie pendant que d’autres bossent dur sur les routes ?
— Comment as-tu deviné ? Avant de fouiller les bâtiments, Luiz et moi étions justement en train d’hésiter entre un massage et un jacuzzi.
— Alors vous tombez à pic ! Oubliez vos petits plaisirs et venez m’aider pour une filature. Je suis à la sortie quarante-cinq de l’A20 en direction de Limoges. J’ai repéré une camionnette immatriculée en Pologne. Exactement comme celles que l’on cherche. Je la rattrape avant la quarante-quatre, je la double et vous prenez le relais à la quarante-trois ?
— Pas de problème. On part tout de suite, on a une voiture banalisée. On se retrouve à l’échangeur de la quarante-trois.
— Super, merci !
Lucie raccrocha, quitta l’aire de covoiturage presque vide, fit un tour presque complet du rond-point et accéléra franchement pour rejoindre la camionnette. Malgré la fatigue de la nuit blanche, elle se sentait en forme, excitée par cette poursuite et, peut-être, enfin un succès.
La gendarme dépassa allègrement les cent-trente kilomètres à l’heure sur cette partie peu fréquentée de l’autoroute et ne ralentit que quand elle aperçut le fourgon bâché. Sans camion pour se camoufler, elle resta à distance jusqu’aux panneaux annonçant l’échangeur quarante-quatre vers Salon-la-Tour et Lubersac. La camionnette poursuivit son chemin. Lucie la doubla en l’observant attentivement. Le conducteur était seul. Rien d’autre n’attira son oeil suspicieux.
Elle ne traîna pas pour s’engager sur la bretelle suivante, la quarante-trois, vers Masseret, la Porcherie et Chamberet. Elle l’avait beaucoup utilisée les semaines et les mois précédents. Des souvenirs remontèrent. Une incroyable aventure.
Feux de détresse allumés, Lucie s’arrêta en haut de la voie de décélération. En face d’elle, au début de la voie d’accélération, la voiture de ses collègues stationnait dans la même position. Sur sa gauche, les deux gendarmes se tenaient contre la rambarde jaune du pont surplombant l’autoroute. Lucie les rejoignit en courant, les salua, les remercia rapidement et se pencha pour observer les véhicules qui passaient en grondant.
— C’est celle-là ! s’exclama-t-elle en désignant la camionnette qui approchait à faible allure dans le faux plat montant.
Tous les trois se reculèrent et regagnèrent leurs voitures. Les deux Corréziens partirent en trombe. Un plan en tête, Lucie appela le capitaine Tran, son collègue de Limoges. Elle lui résuma la situation et lui demanda de placer plusieurs véhicules aux différents échangeurs de Limoges. Autant que possible. Puis elle redémarra et s’inséra sans hâte sur l’autoroute A20.
Quelques minutes plus tard, son téléphone sonna. Keziah :
— On vient de perdre le camion derrière lequel on était planqués. Tu nous relaies ? On est sorti à la quarante, Pierre-Buffière.
— OK, je suis pas loin, répondit Lucie. Je reprends.
La jeune femme accéléra et retrouva sa position à distance de la camionnette. Le capitaine Tran, son collègue de Limoges, la rappela :
— Lucie, on a mis deux véhicules en place. L’un à la trente-trois, l’autre à la trente-et-une. J’ai pas pu en avoir plus. Vois avec Jo, c’est lui qui est à la trente-trois.
— OK, merci ! Je le contacterai en arrivant. Là, j’approche de la trente-neuf.
Lucie repassa le relais à Keziah et à Luiz après la sortie trente-sept, au niveau de la zone commerciale de Boisseuil.
Limoges apparut un peu plus loin, entre les arbres dénudés. La vitesse autorisée se réduisit à cent-dix kilomètres à l’heure. Ce qui allait faciliter leur filature.
Le chauffeur qu’ils suivaient conduisait sereinement, sans à coups, sans la moindre erreur et le moindre excès.
— Ce qui est louche…
Les échangeurs se succédaient, de plus en plus proches les uns des autres. La jeune lieutenant reprit la poursuite à la sortie trente-cinq et remercia ses amis corréziens qui repartirent vers le sud. La circulation s’étant densifiée, elle put réduire la distance la séparant de la camionnette tout en laissant plusieurs véhicules entre eux.
— Jo ! Elle quitte l’A20 ! s’écria Lucie en se penchant vers son téléphone. À la trente-trois ! Tu y es ?
Elle accéléra et zigzagua entre les voitures qui se traînaient après le passage devant le radar automatique.
— Oui, j’y suis ! confirma son collègue. Ça marche, je la récupère en bas si elle prend à gauche. Si elle va à droite, tu vas devoir continuer sans moi. J’ai pas pu mieux me placer, désolé !
— OK, répondit Lucie en s’engageant à son tour dans la bretelle de sortie en descente. Elle part à gauche ! Fonce !
— C’est bon, je l’ai !
Lucie ralentit et prit son temps pour s’insérer dans la circulation de la rue du Port du Naveix, opération toujours délicate, car elle devait s’effectuer inhabituellement par la droite. La camionnette était loin devant.
— Elle continue le long de la Vienne, indiqua Jo.
Effectivement, le fourgon bâché poursuivait sa route sur les quais, passant devant le beau pont Saint-Étienne, puis le pont Neuf.
— Putain, l’enfoiré ! s’écria Jo. Il vient de faire demi-tour au carrefour du pont de la Révolution ! Il reprend les quais en sens inverse.
— Oui, j’ai vu ! répondit vivement Lucie. Fais pas comme lui, il va te repérer !
Elle ralentit et la camionnette la croisa, dans la direction opposée. Son conducteur avait le regard rivé sur son rétroviseur intérieur.
— Le con, il a bien joué, il vérifie s’il est suivi… murmura Lucie. Il quitte les quais ! s’exclama-t-elle. Il a pris la rue du Pont Saint-Martial ! Je me gare et j’essaie de le retrouver à pied. De toute façon, il peut pas aller bien loin dans ce coin-là.
Après un rapide contrôle de ce qui l’entourait, elle tourna brusquement le volant à droite pour passer au plus vite de la voie de gauche au trottoir où elle arrêta sa voiture.
— Bien en vrac… murmura-t-elle en coupant le contact.
Allumer son gyrophare bleu fut sa réponse au coup de klaxon d’un automobiliste mécontent. L’instant d’après, elle traversait l’artère au sprint et s’engageait dans la petite rue en légère descente.
Lucie était déjà venue dans ce quartier pour l’interpellation d’un alcoolique violent. Elle n’hésita pas et tourna à gauche dans la rue de la Font Pinot. Elle savait qu’en face et à droite, il n’y avait pas de planque possible pour une activité illégale et une camionnette.
— Yes ! haleta-t-elle en la voyant disparaître dans les virages.
Le bon choix.
Une centaine de mètres plus loin, les constructions laissèrent la place à des jardins et des terrains vagues. Sur sa droite, la Vienne luisait paresseusement. Son souffle saccadé et ses foulées sur l’asphalte masquaient le grondement de la circulation des voitures au-dessus d’elle.
Au bout de la rue apparurent les longs bâtiments de la friche industrielle, collés les uns aux autres. Lucie passa en trombe devant les premières petites maisons grises et tourna à droite pour pénétrer dans le site quasiment abandonné où ne subsistaient que de rares entreprises.
Devant elle, une dizaine de façades en pierres surmontées d’un toit bas en tuiles orange, mitoyennes et identiques. Comme une scie posée sur la tranche, ses dents triangulaires vers le haut. La vue typique d’une zone industrielle d’un autre temps.
Rien sur la droite.
Du bruit sur la gauche. L’arrière de la camionnette disparut dans l’un des derniers bâtiments. La double porte coulissante se referma immédiatement.
Lucie recula et s’appuya contre le mur gris, en face d’un grand panneau noir.
La Fourmi, scène de musiques actuelles.
— C’est bon, je l’ai, haleta-t-elle avec peine dans son téléphone. Elle est rentrée dans la friche industrielle au bout de la rue de la Font Pinot.
— J’arrive, répondit son collègue avec la même difficulté respiratoire.
Jo apparut quelques instants plus tard, suant abondamment et tout essoufflé. Lucie lui expliqua ce qu’elle avait vu et, avant de faire demi-tour, lui donna une dernière consigne :
— Planque-toi où tu peux, je vais demander au colonel qu’on intervienne au plus vite.
— OK, ça marche, approuva faiblement Jo, les mains sur les genoux.
La camionnette entra. Sans perdre de temps, Dylan Meyer ferma les grandes portes coulissantes dans le bâtiment encombré de vieilleries, de caisses en bois, de pièces d’électroménager et d’automobiles. Son nouveau patron, Abdel, disait qu’il fallait toujours en rajouter, pour mieux tromper les flics s’ils venaient à débarquer et à fouiller les lieux. C’était donc une de ses occupations, il rapportait tout ce qu’il pouvait dénicher et entassait ses trouvailles le plus haut possible. Mais Abdel avait été exigeant, le capharnaüm devait être organisé. En peu de temps et en déplaçant seulement quelques palettes bien choisies, Dylan devait pouvoir libérer un accès rectiligne permettant aux camionnettes de s’avancer jusqu’au fond du bâtiment et d’y faire demi-tour.
La drogue était stockée dans de petits et vieux congélateurs empilés les uns sur les autres, cachés derrière des amoncellements de cartons, dans un coin à l’opposé de la porte principale. Abdel affirmait que les chiens n’arrivaient pas à sentir la came dans ces meubles bien isolés.
Dylan avait ouvert le chemin et poussé les palettes de cartons. Le chauffeur avança sa camionnette puis, en manoeuvrant habilement, colla l’arrière de son véhicule bâché aux vieux congélateurs. Il coupa le moteur, descendit et s’étira, l’air fatigué.
— Pas de problème ? s’inquiéta Dylan.
— Pas de problème, répondit l’homme avec un accent de l’est.
Dylan lui tendit une clé et un sac plastique contenant une boisson et quelques sandwichs. D’un geste brusque, presque avide, le chauffeur s’en saisit et vida d’une traite la moitié de la bouteille.
— Même endroit ? demanda-t-il en s’essuyant la bouche avec sa manche.
— Même endroit, confirma Dylan en pensant à l’appartement situé quelques rues plus haut.
Le Polonais salua Dylan de ce geste presque militaire consistant à poser son index et son majeur sur sa tempe puis à les décoller à la verticale. Il l’abandonna en dévorant un premier sandwich.
Dylan soupira, mais se mit au travail. Il débâcha l’arrière de la camionnette puis, à l’aide d’un transpalette, en retira la première caisse. Comme d’habitude, celle-ci contenait des articles de bricolage, fabriqués en Espagne, en Europe de l’Est ou au Maghreb, à livrer ensuite à une grande enseigne. Cette fois, il s’agissait de gaines souples de ventilation mécanique contrôlée. La drogue était cachée à l’intérieur de ces tuyaux gris qui se dépliaient comme des accordéons. Dylan devait couper l’emballage entourant le produit, proprement, avec un cutter, sur deux ou trois centimètres, puis faire tomber les précieux petits paquets remplis de poudre blanche dans le sachet en plastique renforcé qu’il avait prévu. Et, bien entendu, vérifier qu’il n’en avait pas oublié à l’intérieur.
Dylan soupira une nouvelle fois en songeant au nombre de caisses et d’articles. Mais il était très bien payé pour ce travail simple. Ouvrir, vider, porter les sachets dans les vieux congélateurs. Et recommencer.
À la gendarmerie, la lieutenant Lucie Anti trouva le colonel Schmitt, le commandant du groupement départemental de la Haute-Vienne, dans un bureau avec une partie de ses hommes.
— Beau boulot Anti, lui dit-il dès son arrivée. Cela semble concorder avec les informations données par les Espagnols.
— Merci mon colonel, répondit Lucie.
Elle se planta devant un écran sur lequel était affichée la vue aérienne de la friche industrielle et désigna l’un des bâtiments, du côté nord :
— C’est ici, l’avant-dernier, la camionnette y est entrée. Le site est presque désert, mais c’est une souricière. Ils n’ont pas beaucoup d’issues possibles. Peut-être même aucune, à part la rue qui y mène. On devrait intervenir immédiatement puisqu’on sait qu’il vient d’y avoir une livraison.
— C’est tentant, effectivement, répondit le colonel Schmitt en se frottant le menton.
Le silence s’installa, les regards se concentrèrent, entre curiosité et étonnement. Lucie jeta un coup d’oeil à ses collègues, aussi dubitatifs qu’elle de cette indécision. Mais personne n’osa braver leur chef, longiligne et musclé en même temps, blond, les cheveux très courts, le visage anguleux, fin et dur. Son amie la colère couvait dans ses tripes.
— Mon colonel ? insista-t-elle. Pourquoi attendre ? Même si c’est une fausse piste, qu’est-ce qu’on risque ?
— Dans le meilleur des cas, si on intervient maintenant, on aura juste le chauffeur et le pauvre gars chargé de réceptionner les colis. Avec une surveillance, on a une chance de ferrer de plus gros poissons.
Lucie sentit une main légère se poser brièvement sur son épaule. Une main dont le propriétaire la connaissait et savait qu’elle pouvait exploser. Ce geste l’apaisa, même si un coin de son cerveau avait conscience que, cette fois, elle aurait réussi à se contenir seule. Ces derniers mois l’avaient changée.
— Putain ! grogna-t-elle intérieurement. Aucun gros poisson ne va pointer le bout de son museau dans une planque moisie !
Lucie expira lentement alors que le colonel mettait fin à la discussion :
— Anti, allez-vous coucher pour récupérer de votre nuit blanche.
Puis, en se tournant vers le reste du groupe :
— Installez une surveillance rapprochée avec au moins cinq hommes. Photo, vidéo, micro si possible. Mais pas le moindre risque !
L’officier regarda sa montre :
— J’ai raté mon footing matinal, je vais y aller, ça me permettra de réfléchir. Pour les autres, action !
Lucie quitta la pièce en secouant la tête, incrédule et dépitée. Ses collègues étaient, au choix, perplexes, sceptiques ou dégoûtés.
Dans son appartement, elle jeta rageusement ses vêtements au sol, mais hésita devant la douche :
— Je ferais peut-être mieux de faire comme mon connard de chef ! Aller courir me défoulera ! De toute façon, je vais jamais réussir à m’endormir dans cet état.
La jeune femme enfila une tenue de sport et quitta la caserne en petites foulées, juste à temps pour apercevoir le colonel Schmitt entrer dans le parc Victor Thuillat. Elle se lança à sa poursuite, rageusement, avec l’espoir de le doubler.
— Ce serait humiliant… hein… chef ! grommela-t-elle entre plusieurs respirations.
Les deux joggeurs abandonnèrent l’espace vert et descendirent la rue de Beaupuy le long de la voie ferrée. Lucie allongea le pas devant l’autre gare de Limoges, celle de Montjovis, moins belle et moins connue que celle des Bénédictins.
— Putain, il a la forme le vieux ! grogna-t-elle.
Malgré tous ses efforts, l’écart ne se réduisait pas.
Avant la disparition des voies ferrées dans un tunnel et après un rapide coup d’oeil derrière lui, le colonel Schmitt traversa la chaussée et s’engagea dans une rue sur sa droite. Lucie le suivit en grimaçant de douleur, la légère pente descendante s’étant transformée en un raidillon agressif. Ses muscles souffraient. L’acide lactique coulait. En haut, elle le vit tourner une nouvelle fois à droite, avenue Montjovis. Lucie était épuisée. Elle ralentit, s’arrêta et s’appuya contre la dernière voiture stationnée avant le croisement et le panneau indiquant un sens interdit.
— Putain, il m’aura fait chier toute la journée, cet enculé !
Haletante, elle posa ses mains sur ses genoux et leva les yeux. Sa respiration se bloqua. De surprise. Son supérieur était sur le trottoir opposé au sien, légèrement sur sa droite, immobile devant les premières maisons. D’un geste sûr et rapide, l’officier tira un objet rouge de la poche arrière de son cuissard de course à pied, griffonna quelque chose sur le mur et rangea la chose colorée à sa place. En moins d’une seconde.
— Mais qu’est-ce qu’il fout ce con ?!
Lucie cligna des yeux, secoua la tête, recula de deux pas et s’accroupit derrière la voiture en faisant semblant de refaire son lacet. Le colonel relança ses grandes jambes, tout d’abord en rebroussant chemin vers le carrefour, puis en prenant la rue montante à l’opposé de Lucie. Le souffle toujours court, celle-ci attendit.
Quand il eut disparu dans le virage, elle se releva, s’avança et traversa l’avenue Montjovis, scrutant attentivement les habitations aux façades disparates, crépies, en briques colorées ou peintes en blanc. À la séparation de deux maisons mitoyennes, une croix tracée à la craie rouge décorait la surface grise d’une gouttière. Lucie poursuivit discrètement ses investigations, mais ne vit rien d’autre qui sortait de l’ordinaire.
— J’ai rêvé ou c’est lui qui a fait cette croix ? se demanda-t-elle, perplexe, en trottinant lentement vers sa douche et son lit.
Son instinct de gendarme inondait son cerveau de signaux d’alarme.
09h30, Tulle, Corrèze
— Bonjour ! Ne bougez pas, je connais le chemin !
Sylvie Lachan s’amusa de la réaction du planton de garde à l’entrée de la gendarmerie de Tulle, au regard aussi béat que sa bouche. Pour compenser, elle le gratifia d’un large sourire et d’un petit geste de la main.
— Euhhhh… Oui… bien, à vos ordres, madame la préfète, répondit-il avec un temps de retard.
Pour sa défense, il ne devait pas s’attendre à la voir débarquer, sans prévenir et à pied, ses longs cheveux roux flottants au vent.
— À moins que ma robe et mes escarpins ne soient trop verts… se demanda-t-elle.
Les claquements sonores de ses talons hauts sur le sol résonnaient et troublaient le silence du hall du bâtiment. Sylvie s’orienta, trouva le bureau qu’elle cherchait, toqua à la porte et entra :
— Bonjour Keziah, bonjour Louitch, bonjour messieurs !
Les hommes présents dans la pièce, plongés dans leur travail, soit devant un écran, soit devant des piles de papiers, sursautèrent.
— Madame… répondit le capitaine Keziah Chamoun en se levant pour l’accueillir. Que nous vaut ce plaisir… imprévu ?
Sylvie lui serra la main. Molle. Il n’avait pas changé. Ondulant, la tête penchée d’un côté, le teint mat, des cernes, des cheveux noirs en désordre, des jambes également en désordre. Mais l’étincelle permanente dans ses yeux sombres démentait cette attitude apathique. Et Sylvie savait qu’il était un extraordinaire chef doté d’un extraordinaire cerveau.
— Vous êtes la première excuse que j’ai trouvée pour fuir mon bureau en ce jour de rentrée ! expliqua-t-elle, souriante.
Elle nota son geste du menton vers un de ses hommes.
— On va cafarder à son patron ? demanda-t-elle, taquine.
Keziah haussa les épaules :
— Si je ne lui dis pas que vous êtes là, je suis bon pour un an de circulation…
— Je compatis.
— J’en doute, madame, j’en doute…
Sylvie rit et se tourna vers l’adjudant-chef Luiz Marquez qui s’était approché, la main tendue, épaisse et musclée, comme l’ensemble du personnage.
— Tu plaisantes Louitch ! C’est la bise maintenant. Et deux même ! répondit-elle en joignant le geste à la parole. Ce sera ta punition d’avoir oublié de me rafraîchir la mémoire.
— Vous êtes terrible ! sourit-il à son tour. Et ma réputation ? Ruinée… Je viens de voir un poste à Saint-Pierre-et-Miquelon, j’espère que ce sera assez loin…
— Saint-Pierre-et-Miquelon ? Ça fait longtemps que je n’y suis pas allée… Mais compte sur moi pour appuyer ta demande !
Sylvie salua les autres gendarmes présents, ainsi que le colonel Jallais quand il entra en trombe. Elle le devança :
— Je sais mon colonel, je sais… Je vous mène la vie dure…
— Ravi de vous voir madame.
— Votre nez s’allonge ! le taquina-t-elle.
Le bureau avait été réagencé, une grande table trônait en son milieu, débordante de documents. Un téléphone à clapet hors d’âge et de deux ordinateurs, une antique tour et un portable dernier cri complétaient l’impression de désordre.
— Même si je suis heureuse d’être en votre compagnie, passons aux choses sérieuses, reprit Sylvie. Tout ça vient de chez Gabriel Peyrat ?
— Oui madame la préfète, répondit le colonel Jallais. De chez lui et de son garage automobile. Dans la cave que vous avez découverte, nous n’avons trouvé que la clé USB. Nous sommes sûrs qu’il y a d’autres cachettes, mais elle est tellement encombré que nous commençons par la vider.
— Un oxymore technologique intéressant, dit Sylvie en se penchant sur le téléphone à clapet et l’ordinateur portable.
— Euhhhh…
Le colonel leva un sourcil, le capitaine hésita, l’adjudantchef sourit.
— Nous n’arrivons pas à le craquer, finit par répondre Keziah. Nos outils habituels sont impuissants. Un expert doit venir de Paris. C’est surprenant. Le téléphone, lui, ne pose aucun problème, mais il ne nous a pas appris grand-chose, une longue liste de contacts, mais aucun message…
— Et la clé USB ?
— A priori ses comptes, mais tout est codé, expliqua Keziah en lui tendant une liasse de papiers couverts de tableaux. Des chiffres et des lettres. Nous pensons à des sommes d’argent et des personnes.
Sylvie examina la première page en hochant la tête. Quatre colonnes. Selon toute logique, une pour la date, une pour le montant, une pour le destinataire et une pour d’éventuelles remarques. Elle pointa une ligne :
— Là, l’opération du cinq septembre dernier, deux millions. CM, c’est peut-être pour Christian Monincourt. Et le nombre final doit être ce qui restait à Gabriel Peyrat après la commission du banquier, à peu près dix pour cent. Non ?
Luiz sourit encore, Keziah grimaça en regardant son chef qui haussa les deux sourcils en soupirant :
— Oui… Effectivement… Vous devez avoir raison… Je dois vous avouer que nous ne nous y sommes pas trop penchés pour le moment.
— En croisant avec la liste de ses contacts, ça peut peut-être permettre de réduire le champ des possibilités et ouvrir quelques éventualités…
Personne ne répondit. Sylvie s’attarda sur la dernière page.
— C’est curieux, reprit-elle, on dirait qu’il avait anticipé des dépenses futures. Une ligne vide de séparation avant de nouveaux montants au crayon à papier et pas de date…
L’ultime opération attira son attention.
KY / 300 000 / DSV
— DSV ? murmura-t-elle en pointant la colonne des remarques. Non, ça ne doit pas être ça…
— Madame ? demanda le colonel Jallais.
— Euhhhh… Rien, je parle toute seule, je deviens sénile !
— Nous commençons à être habitués à ce beau regard bleu quand il frétille, s’esclaffa l’adjudant-chef Luiz Marquez.
— Je sais reconnaître l’insolence sous la flatterie, Louitch ! répondit Sylvie en se forçant à lui faire les gros yeux.
Certainement sans succès.
— C’est l’inquiétude qui me fait divaguer. Il va encore falloir mettre toutes les forces armées du pays en alerte !
Sylvie éclata de rire, puis soupira en secouant la tête :
— Pffff… Ingrats que vous êtes ! Et alors, ces tas de papiers ?
— Nous débutons également le tri, expliqua Keziah. Comme nous ne savions pas par où commencer, nous séparons les documents écrits à la main. La première pile est celle de Gabriel Peyrat. La seconde, la plus petite, est pour les auteurs inconnus.
Sylvie parcourut rapidement les pages de cette dernière.
— Bon courage… grimaça-t-elle en reposant les papiers.
Elle bloqua son geste et inclina la tête, les sourcils froncés. Elle les feuilleta à nouveau et retrouva le schéma simple qui avait attiré son attention. Le format paysage semblait être la bonne orientation pour cette page. Un trait horizontal courait sur tout le bas. D’un point en haut à gauche partait deux nouveaux traits, l’un vertical, l’autre oblique, les deux rejoignant celui du bas, formant un grand triangle rectangle. Au quart de la hauteur du trait vertical partait un autre trait oblique, parallèle au premier et, forcément, plus court. Des nombres étaient inscrits.
En haut à gauche, au départ du premier trait oblique :
4 000
Toujours à gauche, au départ du second trait oblique :
1 000
Juste au-dessus du trait horizontal du bas, à son intersection avec le premier trait oblique :
15 – 20
Juste au-dessus du trait horizontal du bas, à son intersection avec le second trait oblique :
4 – 5
— Tiens donc… murmura Sylvie.
— Messieurs !
La voix chaude et grave l’extirpa de ses réflexions. Son propriétaire, la soixantaine, la barbe et les cheveux grisonnants, le port de tête et le regard droits, affichait une mine sérieuse dans son costume sombre bien taillé.
— Je vous prie d’accepter mes plus humbles excuses, madame la préfète, je ne vous avais pas vue. J’en suis extrêmement confus, car, comment ne pas remarquer votre éminente présence ? Et votre non moins éminente prestance !
Il s’inclina devant elle :
— Elphus de Valière, le modeste juge d’instruction en charge de cette affaire.
— Enchantée monsieur le juge, dit Sylvie en serrant la main ferme qu’il lui tendait.
— Je vous avoue que je ne m’attendais pas à vous trouver ici.
— Ma curiosité et ma tendance à mettre mon nez où je ne devrais pas sont deux de mes nombreux défauts.
Elle sourit en voyant le colonel Jallais lever les yeux au ciel. L’officier allait répondre, mais le juge le devança :
— Je n’en crois pas un mot, madame, et ce n’était pas ma pensée, je me suis mal exprimé. Encore une fois, je vous prie d’accepter toutes mes excuses. Vous êtes bien entendu la bienvenue. Je connais le rôle que vous avez joué dans les derniers événements en Corrèze. Mais j’ai eu tort d’être surpris, car, si une telle… implication du corps préfectoral n’est pas usuelle, j’avais été prévenu que vous alliez être présente dans le suivi des enquêtes.
— Enfin un vrai gentleman ! Je vous remercie, monsieur le juge.
Elle sourit à Luiz :
— Prends exemple Louitch !
— Je vois que vous êtes ici chez vous, madame, s’étonna le magistrat.
— C’est une longue histoire, répondit Sylvie, énigmatique. Une trop longue histoire qui pourrait cependant être une bonne raison de mutation disciplinaire à Saint-Pierre-et-Miquelon !
Personne ne broncha à son haussement de sourcils final. Les vibrations de son téléphone l’obligèrent à s’excuser. Sylvie s’éloigna de quelques pas, consulta sa montre et décrocha :
— Oui Émilie ? Ma réunion sur le terrorisme, c’est ça ?
— Oui madame, répondit sa secrétaire. Vous m’aviez demandé de vous rappeler un quart d’heure avant.
— Vous avez bien fait, j’avais oublié, merci Émilie !
Sylvie reposa les documents qu’elle avait gardés en main, s’excusa une nouvelle fois et fila sous les regards perplexes du juge et des gendarmes.
10h30, Limoges, Haute-Vienne
Dylan Meyer roulait dans Limoges, content de lui. Il s’améliorait. Il lui avait fallu moins d’une heure pour vider toutes les caisses, récupérer toute la drogue et répartir tous les articles de bricolage dans des cartons plus petits qu’il avait déposés dans son utilitaire stationné à l’arrière du bâtiment. Quelques minutes avaient ensuite suffi pour livrer ces colis au magasin.
Dylan gara sa voiture au parking du Champ de Juillet et remonta à pied l’avenue de la Libération. De loin, il aperçut son patron, assis à la petite table ronde habituelle de leur bar-tabac habituel. Abdel, car il ne lui connaissait que ce prénom ou ce surnom, était plongé dans la lecture d’un journal. Dylan ne savait pas grand-chose de lui. Il était arrivé moins de deux mois auparavant, mi-novembre, et, sans donner la moindre explication ou le moindre détail, avait repris la tête de leur réseau en le réorganisant et en le développant. De taille moyenne, la peau mate, les cheveux aussi noirs que sa barbe courte, habillé de manière simple, mais terne, il ne laissait apparaître aucun signe distinctif. Dylan avait compris qu’il était musulman pratiquant et, surtout, qu’il ne devait pas le considérer comme un citoyen ordinaire. Grâce à son exceptionnelle intelligence, Abdel était en passe de remporter la guerre sans merci qu’il avait lancée contre leurs concurrents. Et Dylan était fier de participer à cette réussite.
Arrivé devant la table, il salua son chef et s’assit à côté de lui. Un café apparut comme par magie.
— Alors ? demanda Abdel.
— Comme prévu. La marchandise est récupérée et rangée. Je viens de livrer les trucs de bricolage. Le chauffeur est dans sa chambre, il n’a pas eu de problème non plus.
— Bien.
Abdel lui tendit un bout de papier plié en quatre :
— Tu le donneras au plus tôt à notre contact, c’est l’adresse du nouveau dépôt de nos… petits camarades de jeu. Il paraîtrait qu’ils ont un très gros stock en ce moment.
— Très bien, je mets le signal dès que je rentre, répondit Dylan en empochant le message.
— Autre chose. Est-ce que tu connais cet endroit ?
Abdel fit glisser sur la table le journal qu’il lisait, le Populaire du Centre, plié en quatre sur un article entourant une photographie.
Dylan se pencha et l’examina. Une douzaine de personnes, échelonnée sur plusieurs marches d’un perron, se tenaient bien droites devant une grande façade en verre. Un drapeau tricolore flottait sur la gauche. Le bâtiment de trois ou quatre étages semblait se poursuivre de chaque côté vers l’arrière, comme si la façade en verre était, vue du dessus, la barre horizontale d’un H.
— Oui, je connais, répondit Dylan. C’est un peu plus loin, vers la place Jourdan. Un grand immeuble administratif comme…
Il réfléchit et hésita.
— Comme la préfecture, conclut-il, incertain.
Abdel sourit, acquiesça, visiblement étonné, satisfait et intéressé. Très satisfait et très intéressé même. Une lueur d’excitation dansait dans ses yeux.
— C’est donc ici… Et est-ce que…
La question d’Abdel mourut dans la forte exclamation de surprise et le coup violent frappé sur la table d’à côté. Dylan tourna la tête et se figea, la bouche ouverte. De stupeur, d’horreur et de dégoût. Sous des cheveux bruns trop longs, le visage de leur voisin était marqué, rayé, creusé, ravagé, comme si un ours s’en était servi pour affûter ses griffes. Manifestement, trop concentré, le balafré ne s’était même pas rendu compte de son intervention brutale et du silence qu’il avait provoqué.
— Fais semblant de regarder un truc, lui ordonna Abdel en lui donnant la moitié de son journal.
Dylan obéit sans vraiment obéir. Sa curiosité morbide était plus forte que son aversion et le poussait à jeter de fréquents coups d’oeil au monstre, absorbé dans la lecture d’un article du Populaire du Centre. Le même que celui que venait de lui montrer son chef. L’étrange inconnu alternait l’examen du quotidien local et des recherches sur son téléphone portable où la photographie d’une femme rousse revenait régulièrement.
Abdel sortit un appareil électronique de sa poche et le posa sans bruit sur la table. Un point rouge au centre d’une carte clignotait sur l’écran.
L’inconnu au visage martyrisé se leva brusquement et partit à grandes enjambées dans l’avenue Garibaldi. Abdel se tourna immédiatement vers Dylan :
— C’est dingue, mais j’ai l’impression que ce type s’intéresse à la même chose que moi. Tu vas suivre tous ses mouvements et noter tous les endroits où il s’arrête. Tu vas trouver où il habite et comment il s’appelle. Moi j’ai un autre rendez-vous. Je serai de retour dans trois heures.
Dylan bondit sur ses pieds et prit l’étrange individu en chasse. Le nez sur son téléphone, celui-ci remonta toute l’avenue Garibaldi jusqu’au carrefour Tourny. Il tourna ensuite à gauche et longea la place Jourdan avant de descendre l’avenue des Bénédictins. L’inconnu semblait en transe, marmonnant sans cesse, faisant de grands gestes de son bras libre, secouant la tête régulièrement.
— Je sais pas ce qu’il cherche, mais ça a l’air d’être important pour lui, murmura Dylan.
Le balafré s’engagea sur la droite dans la rue Charles Gide qu’il parcourut jusqu’au bout. Il s’arrêta, observa son téléphone, prit une nouvelle fois à droite et, après quelques mètres seulement, stoppa brutalement. Dylan le dépassa et suivit son regard fixé sur un bâtiment.
— La façade en verre de la photo…
L’inconnu resta un long moment à comparer ce qu’il avait devant lui et l’article du journal qu’il tenait entre ses mains.
Et puis, l’air pensif et plus calme, il fit demi-tour et parcourut d’un pas beaucoup plus lent et en sens inverse le même itinéraire. Jusqu’à l’arrêt de bus du carrefour Tourny où il patienta, une curieuse lueur dans les yeux. Effrayante, comme la peau de son visage.
Lorsqu’il monta dans un trolleybus de la ligne deux, Dylan bondit et courut aussi vite qu’il le put vers sa voiture, heureusement garée à seulement quelques centaines de mètres. Il sortit en trombe du parking et rejoignit l’avenue Garibaldi. Le toit d’un bus se dandinait, loin devant lui.
— J’espère que c’est le bon…
Dylan réussit à le rattraper juste avant la place Carnot, priant pour que le balafré ne soit pas descendu avant. Il avait peur de la réaction d’Abdel s’il devait lui apprendre qu’il l’avait perdu.
Le trolleybus s’engagea lourdement dans l’avenue du général Leclerc. À chaque arrêt, Dylan transpirait un peu plus et se faisait copieusement klaxonner. Au croisement de la rue de Joinville, il expira bruyamment, de soulagement. Le balafré apparut enfin à la porte du bus. Il trouva une place de stationnement et se précipita à sa suite, vers la droite et le quartier de la Brégère.
Quelques minutes plus tard, l’homme pénétra dans l’un de ces longs immeubles caractéristiques des cités en manque de moyens. Dylan apostropha un gamin qui semblait attendre, oisif, appuyé contre un arbre maigrichon. Un guetteur de son réseau. Inquiet et apeuré, l’adolescent se rua vers lui, le regard fuyant.
— Tu sais qui c’est ? demanda Dylan.
Fier de la crainte inspirée par son nouveau statut.
— Pas trop. En fait, il veut qu’on l’appelle Greg. Me souviens plus de son vrai nom. Il nous achète jamais rien. Mais genre, des fois le soir, il sort et rentre vers deux heures du mat, bourré. Ça fait un mois qu’il loue un meublé au troisième, de ce côté.
— Bon OK. Faut pas qu’il me voie, je vais pas rester. Tu te démerdes, tu me récupères son nom et son prénom. Et tu m’envoies une photo de lui avec toutes les infos que tu peux avoir. Et vite !
Sans répondre, le jeune garçon partit en courant vers l’immeuble. Dylan rebroussa chemin, le torse bombé, le regard fier, content de lui, content d’être devenu quelqu’un, content d’être respecté, content de la confiance de son chef.
Mais sa mère ne serait sûrement pas contente.
11h30, Tulle, Corrèze
Dans son bureau, Sylvie Lachan s’ennuyait devant l’écran de son ordinateur. Heureusement, elle n’avait pas eu à faire le déplacement à Paris pour cette mascarade de réunion. Elle y participait en visioconférence. Participer étant exagéré. Voire mensonger.
Pourtant l’ordre du jour avait suscité son intérêt :
Retour d’expérience des attentats de 2015
Tentatives déjouées
Organisation de la lutte contre le terrorisme
Situation géopolitique mondiale
Avenir et projets
Sylvie avait essayé de suivre. Au début. Quelques minutes. Mais elle avait rapidement abandonné devant le trop grand nombre de participants, le trop grand nombre de ministères impliqués, le trop grand nombre de structures concernées, le trop grand nombre de sigles employés.
— Mais quel bordel ! grogna-t-elle pour elle-même, son micro coupé depuis bien longtemps.
Elle n’avait d’ailleurs dit qu’un seul mot. Bonjour.
Son téléphone l’attirait. Comme une boussole par un aimant. Il avait vibré plusieurs fois et un prénom s’était affiché à deux reprises, faisant papillonner son ventre.
Amandine… Une rencontre récente, aussi incroyable qu’imprévisible, qui avait bouleversé son existence. Tout comme son cerveau et son corps qui réagissaient à chaque évocation de la belle brune.
Amandine… Les mystères de la vie et de l’amour. Plus qu’un coup de foudre, un tremblement de terre suivi d’un tsunami qui avaient pulvérisé et noyé son coeur. Un Fukushima du bonheur.
Amandine… Le même type de choc, mais dans un registre différent, que celui reçu une vingtaine d’années auparavant avec sa petite Ina. Puissant, violent, inattendu, irrésistible. Attirant et effrayant à la fois.
Et Sylvie craqua. Sans surprise. Avec soulagement. Sans culpabilité. Avec plaisir.
Le premier message d’Amandine faisait référence à son salut aérien de la veille :
Quand je pense que tu t’envoies en l’air sans moi !
Elle dévora le second :
À peine de retour au bureau et des envies de vacances. J’y emmènerais bien une grande rousse qui pourrait me servir de parasol…
Sylvie s’empressa de répondre :
Je fais très bien la cruche et la potiche, me transformer en parasol devrait être un jeu d’enfant !
À défaut de vacances, seule une guerre nucléaire pourrait m’empêcher de m’envoyer en l’air avec toi ce week-end…
Mais le week-end lui semblait beaucoup trop lointain. Entre impatience et peur. Entre envie et peur. La peur du saut dans l’inconnu, la peur de ne pas être conventionnelle, la peur de devoir se livrer et d’ouvrir ses sentiments, elle qui n’était pas très douée pour cela.
Elle sourit en pensant à ses proches. Ses parents. Ina, sa soeur administrative, mais sa fille de coeur. Son frère Franck. Son nouveau frère Souleimane, tout juste adopté. Ses amies Coumbala et Myriam. Tous lui répétaient sans cesse d’avoir plus souvent peur et d’arrêter les folies qu’elle ne pouvait s’empêcher d’enchaîner. Mais cette folie-là la terrorisait.
Sylvie laissa échapper un soupir qui ressemblait plus à un grognement :
— Pour une fois, écoute tes sentiments, fonce et ne te pose pas mille questions !
Tout en surveillant la visioconférence, elle afficha son emploi du temps de la semaine, encore plus rempli qu’à sa précédente vérification, quelques heures auparavant.
— Pffff… Ah ! Jeudi, je n’ai pas grand-chose pour le moment.
Son cerveau chauffait alors qu’un nouvel orateur à la voix monocorde monopolisait la parole. Une idée germa à ébullition.