Sous ses doigts - Tome 3 - Emilie Goudin-Lopez - E-Book

Sous ses doigts - Tome 3 E-Book

Emilie Goudin-Lopez

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Beschreibung

Les sœurs ennemies et leurs conjoints réunis sous le même toit, c’est le pari que relève la famille Pasteur… les vacances s’annoncent mouvementées ! 

De retour en Haute-Savoie, Cécile, Claire et leurs conjoints ont loué un chalet pour y passer une semaine de vacances et skier. Vacances qui s'annoncent tendues, puisque les deux sœurs se revoient pour la première fois depuis quelques années. Malgré le fait que Cécile soit mariée et que Claire ait un enfant, les incidents du passé n'ont jamais été apaisés. Entre l'annonce de leur père, les non-dits du passé et les problèmes de communication de couple, ils vont devoir se faire face et discuter, enfin, pour espérer pardonner et retrouver leur sérénité. 

Retrouvez Cécile et Claire dans Les cœurs recomposés, le troisième tome qui clôture en beauté la saga Sous ses doigts. À PROPOS DE L'AUTEURE Emilie vit en région parisienne. Originaire de Savoie, elle a vécu plusieurs années en Californie, au Mexique, et en Belgique, où elle a fait des études de Bande-dessinée. elle partage son amour de tous ces lieux emblématiques dans ses romans ! Elle écrit aussi pour la jeunesse (deux J'Aime Lire chez Bayard Presse) et maintenant qu'elle s'est lancée, elle ne compte pas s'arrêter de sitôt ! Sous ses doigts est son premier roman.

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1

Février 2022

Il faisait étonnamment doux pour un mois de février, et la grande maison rurale de Saint-Ferréol avait été débarrassée des guirlandes lumineuses de Noël en même temps que de son manteau de neige.

L’arrêt du véhicule réveilla le petit garçon qui somnolait dans son siège auto. Tandis que Tom tirait le frein à main, Claire se retourna sur son siège pour tenter de saisir la tétine qui était tombée sur les genoux de l’enfant. Dérangé dans son sommeil, il se mit à gémir et repoussa sa maman.

— Non ! protesta-t-il.

— Oscar, on est arrivés chez Papi Georges, dit la jeune femme avec un sourire réconfortant. Tu veux voir Arnold ?

Arnold était le chien, un animal de race indistincte, peut-être un croisement d’épagneul breton, aux oreilles tombantes et au pelage noir et blanc. Deux ans auparavant, il avait été abandonné alors qu’il n’était qu’un chiot devant la clinique de Tom, comme ça arrivait souvent, et le vétérinaire l’avait offert à son beau-père.

— Non ! Non ! protesta Oscar, petit garçon de seize mois aux yeux noirs comme des grains de café et aux oreilles décollées, le portrait de son père.

Claire leva les yeux au ciel. Oscar n’avait que ce mot à la bouche : « non ». Ça devenait épuisant.

Elle défit sa ceinture de sécurité et se tourna vers Tom :

— Je prends le petit, tu prends les valises ?

— D’accord.

Frissonnant dans la fraîcheur nocturne, la jeune maman entreprit de détacher l’enfant du siège auto tandis que son compagnon ouvrait le coffre pour en sortir les valises.

Comme elle tendait les bras vers lui, Oscar se mit à pleurer et se débattre.

— Non ! Non ! Papa !

Claire fit un geste exaspéré à Tom :

— Ok, il te réclame. On inverse.

Tom Leroy acquiesça et déposa au sol deux valises à côté du lit parapluie.

— Je vais le prendre.

Claire fit un pas de côté pour le laisser passer, et leurs hanches se frôlèrent. La main de Tom vint chercher le contact, et glissa contre le dos de la jeune femme, dans une caresse pleine de tendresse. Il l’attira contre lui et lui embrassa les cheveux :

— Hé, mon cœur, ça va aller.

Cette dernière poussa un long soupir et se blottit contre le torse chaud de son compagnon, mais ne répondit pas. Oscar s’agita, protesta, poussa un sanglot théâtral.

Aucun des deux adultes enlacés ne réagit à ses appels.

— Je sais que tu es stressée, mais ça va bien se passer. Les choses ont changé : Cécile est mariée, Josh est là, ton père va bien. Il n’y a pas de raison d’être nerveuse.

— Je suis fatiguée, murmura Claire.

— Justement, une semaine de vacances va te faire du bien. Ils vont tous se battre pour s’occuper d’Oscar, tu vas voir. On va pouvoir se reposer un peu.

Claire ne répondit rien, pour ne pas rompre le charme de l’instant, mais elle ne partageait pas le bel optimisme de Tom. Oscar avait appris le NON ; il l’employait en toutes circonstances et le combinait avec PAPA de manière à la déstabiliser. Elle n’était pas certaine qu’un enfant d’un an et demi fasse preuve de ce genre de stratégie, mais elle trouvait la situation épuisante. Ce soir, elle n’avait pas envie de lutter. Oscar réclamait son père ? Qu’à cela ne tienne.

Tom déposa sur son front et ses joues une série de baisers tendres, et la jeune femme se sentit fondre. Aussi exaspérant que puisse être ce dernier… il était l’autre moitié de son âme. En son absence, elle avait le sentiment de manquer de souffle.

— Je t’aime, dit-elle en lui souriant.

— Moi aussi, Clarinette, femme de ma vie. Allons-y. Je prends le petit le temps de le monter au chaud dans la maison et je reviendrai vider la voiture ensuite.

Enveloppant grossièrement Oscar sous son grand manteau, Tom contourna l’énorme SUV qui occupait presque toute la largeur de l’allée.

— On dirait que ta sœur s’est fait plaisir avec la voiture de loc’ ! lança-t-il en montant les marches de la maison.

Une voix familière lui répondit depuis le porche :

— Tu es jaloux ? Tu veux la même ?

Tom sourit à Cécile :

— Bel engin. C’est Josh qui a choisi ? Tu lui as expliqué que chez nous, les routes de montagne sont juste assez larges pour se croiser ?

— Je l’ai mentionné, oui. Je te laisserai lui faire la remarque. Il dit qu’il aime avoir de la place pour ses jambes.

Ils se tenaient face à face, sur le perron, et Cécile tendit les bras en direction d’Oscar. L’enfant réagit en cachant son visage dans le pull de son papa. La jeune femme sourit tristement.

— Il est un peu timide, et surtout fatigué, expliqua Tom. Ça ira mieux demain.

— Il te ressemble, murmura Cécile en caressant délicatement le pavillon de l’oreille du bébé.

— Claire trouve aussi. Elle dit que je me suis cloné et que c’est injuste car c’est elle qui a pourtant fait tout le boulot.

Il sourit, heureux de sa blague, mais le regard de sa belle-sœur était triste.

Le vétérinaire serra les lèvres. Il avait répété à Claire que la situation avec Cécile était désormais différente, qu’elle n’avait aucune raison d’être anxieuse. Mais en voyant les yeux de la jolie blonde s’embuer devant son fils, il songea qu’il avait été présomptueux. Bien que mariée à un autre, Cécile demeurait son ex.

Pendant longtemps, Cécile pensait qu’il serait le père de ses enfants. Et aujourd’hui, ce bébé aux yeux noirs et à la crinière dense était celui de sa propre sœur.

Certaines blessures ne cicatrisaient jamais vraiment.

— On peut se faire la bise ou pas ? demanda Tom. Les gestes barrière, tout ça.

— Josh et moi sommes vaccinés. Papa aussi. Donc, pour nous, c’est bon.

— Parfait, Claire et moi aussi. C’est ça de moins à penser.

Ils s’embrassèrent affectueusement, joue contre joue, puis Tom contourna la blonde pour pénétrer dans la maison

Claire n’avait rien manqué de la conversation entre son conjoint et sa sœur, et fit semblant de ne pas s’en préoccuper.

Elle hissa un sac sur son épaule et s’empara de la poignée d’une valise dans la main gauche et du lit parapluie dans la droite.

Tom et Cécile, Cécile et Tom. Ça faisait déjà deux ans et pourtant, elle continuait d’angoisser quand elle les voyait ensemble, comme si leur équilibre ne tenait qu’à un fil et pouvait rompre à tout moment. Elles l’avaient aimé, toutes les deux… Et à la place de Cécile, Claire songeait qu’elle n’aurait pas pardonné.

Les lèvres pincées et le cœur gros, la jeune femme sourit à peine à sa sœur qui vint lui ôter la valise des mains.

— Je vais t’aider. Il vous reste beaucoup de bagages ?

— Le matériel de ski et surtout les affaires d’Oscar. Le transat, le petit matelas, la poussette…

— Je vois. Ça en fait, du désordre, un si petit bébé ! Je vais demander à Josh de nous aider.

— Merci, mais ça n’est pas la peine, Tom peut gérer, souffla Claire toujours sur la défensive.

— Ne dis pas n’importe quoi. À quatre mains, ça sera vidé en un rien de temps. Papa vous a installés dans ta chambre, et Oscar dans la mienne.

— Mais ? Où dors-tu ?

— Dans le studio, en bas. Comme ça, vous pourrez circuler entre votre chambre et celle du petit sans craindre de nous réveiller.

En pénétrant dans la maison, Claire trouva l’endroit accueillant et chaud. Un feu craquait dans la cheminée. Le chien Arnold faisait la fête à Tom, Oscar était déjà dans les bras de son grand-père, et Josh, dernière adjonction à cette drôle de famille, s’était levé pour les saluer.

La chape de plomb dans le ventre de la jeune femme parut s’alléger un peu.

Elle n’avait ressenti aucune marque d’hostilité. Tout le monde semblait heureux de se retrouver, et la maison était aussi agréable que du temps de Marie-Jeanne.

Peut-être que tout irait bien, finalement.

2

Les deux sœurs et leurs conjoints vidèrent la voiture sans tarder, montant la multitude d’affaires de bébé dans l’ancienne chambre de Cécile, adjacente à celle de Claire.

Cette dernière déplia le lit parapluie avec l’aide de Tom, non sans pousser les jurons d’usage quand la structure refusait de se déployer correctement, puis prépara le matelas et la turbulette.

Lorsqu’elle redescendit, elle trouva son papa, Georges, en train de faire rebondir son petit-fils sur ses genoux. Oscar riait aux éclats.

— Papa, on va le coucher, ce n’est pas le moment de l’exciter, soupira la jeune femme.

— Oh, ça va, je viens juste de le retrouver ! Laisse-le-moi encore cinq minutes.

Claire leva les yeux au ciel :

— Pour jouer au dada, y’a du monde, mais pendant les deux prochaines heures quand il ne va pas arriver à dormir, c’est moi qui vais devoir gérer. Allez, il faut le coucher sinon demain la journée sera pénible. Tom, tu veux bien lui préparer un biberon ?

— C’est bon, Claire, laisse-le cinq minutes à ton père. Oscar dormira un peu plus tard demain, c’est tout. Ce n’est pas tous les jours qu’on est tous réunis !

— D’accord, donc je vais le faire… prononça-t-elle entre ses dents, les poings serrés.

À quelques pas, Cécile n’avait rien perdu de cet échange.

Y aurait-il de l’eau dans le gaz entre sa petite sœur et le bel amant de cette dernière ?

Machinalement, elle s’approcha de Josh et vint glisser sa main dans la sienne. L’Américain la saisit par la taille et lui embrassa tendrement la tempe.

— Everything okay?

La blonde lui sourit, mais le cœur n’y était pas. Elle avait appréhendé ce retour à la maison, après deux ans d’absence. Bien sûr, ce n’était pas la première fois qu’elle revoyait Claire et Tom depuis leur odieuse trahison, en 2019 : elle était revenue à Saint-Ferréol en février 2020, avec dans ses bagages la lettre enflammée de Josh qui la demandait en mariage. Puis il y avait eu la pandémie, les confinements… On n’avait pas organisé de cérémonie pour Marie-Jeanne en 2021, à cause des couvre-feux et des interdictions de voyager. De toute façon, à ce moment-là, les vaccins n’étaient pas encore disponibles et Georges figurait sur liste d’attente. Claire avait accouché à la fin de l’année 2020 et lors du mariage à Napa Valley, en juillet, Oscar avait neuf mois. Ils étaient tous venus pour la fête : papa, Claire, Tom, et le bébé. À cause de la distance et des limites imposées aux cérémonies, l’événement s’était déroulé à huis clos. Seulement une cinquantaine d’invités : des amis de Josh et leurs collègues de travail qui avaient assisté à leur histoire depuis le premier jour. La famille plus large, en France, n’avait pas pu se déplacer si loin, mais ils avaient envoyé des cartes et parfois des chèques comme témoignage de leur affection.

Le temps passant, Cécile réalisa combien le destin était farceur : finalement, la liaison de Claire avec Tom lui avait permis de partir à San Francisco et de rencontrer Josh. Tom était son ex, il l’avait trompée avec Claire, mais grâce à eux, elle était désormais Madame Dixon. Ce qu’elle avait d’abord pris comme une catastrophe avait tourné à son avantage. C’était forte de cette certitude qu’elle était arrivée à Saint-Ferréol en début de semaine, enthousiaste et sereine.

Pourtant, ses jambes avaient flanché quand sortant de la maison, elle s’était trouvée face à Tom Leroy portant Oscar contre son torse.

Le petit garçon avait les yeux noirs et la tignasse épaisse de son père, des poignets potelés et des joues rebondies qu’on avait envie d’embrasser.

Ce petit garçon était son neveu… Il aurait dû être son fils.

Tom Leroy avait donné un fils à sa sœur ! Après toutes ces années de complicité et d’amitié, une scolarité en commun, les quatre cents coups, les bières et les cigarettes, les jeux sensuels d’adolescents, les flirts et les ruptures, il s’était détourné de Cécile et lui avait préféré sa propre sœur. Sous son nez… Dans son lit, même !

Et les affres de la jalousie lui tordirent l’estomac. Cette vie à Seynod, ce bébé joufflu, ces scènes de ménage à demi-mot, ça aurait dû être les siennes.

Elle avait cru que la blessure avait cicatrisé, mais ça n’était pas le cas. Du couteau qui lui avait été enfoncé en plein cœur, il restait un éclat métallique logé profondément, qui rouvrait la plaie dès qu’elle posait les yeux sur son neveu.

Dans la cuisine, Claire avait branché le chauffe-biberon, préparé le lait en poudre et secoué le biberon tiède qu’elle tendit à Georges :

— Tiens, je te laisse lui donner.

Mais Georges se leva et remit l’enfant dans les bras de sa mère :

— Oh non, j’aurais peur qu’il s’étouffe. Je laisse cette mission à sa mère !

Claire allait répondre quand Cécile intervint :

— Donne-le-moi, je veux bien essayer. Je n’ai pas souvent l’occasion de voir mon neveu.

Prenant place dans le fauteuil, elle installa Oscar sur ses genoux, lui enfila un bavoir, et lui présenta le biberon. Le petit garçon le saisit à deux mains et but goulûment, sans paraître s’inquiéter de l’identité de l’inconnue.

— Tu vas pouvoir le coucher, dit Tom à Claire en lui caressant le dos. Tu as sorti son pyjama ?

— Non, Tom, protesta Claire. J’ai monté les valises, installé le lit, préparé le biberon, mais je n’ai pas sorti son pyjama. Quand il aura fini son biberon, tu pourras le monter, le changer et le coucher.

— Mais je ne sais pas où tu as rangé ses affaires…

— Dans la valise ! Tu vas trouver.

— D’accord, bonne ambiance.

Indifférente à la dispute de couple se déroulant à quelques pas d’elle, Cécile caressait du bout des doigts le bras dodu du bébé.

— Tu ferais une merveilleuse maman, Cécilette, murmura Georges, attendri. Maintenant que vous êtes mariés, vous allez pouvoir y penser.

Cécile pinça les lèvres, le cœur gros. Elle sentit une boule lui bloquer la gorge et s’efforça de respirer profondément.

— Non, papa, on n’a pas de projets de bébé. Ça va être une mission pour Tom et Claire, ça.

— Vous avez du travail, je comprends. Mais ça viendra en son temps. Je ne rajeunis pas, tu sais.

— Papa, j’ai dit non. Nous n’aurons pas d’enfants, Josh et moi.

Le ton de Cécile s’était durci, et Georges fronça les sourcils, perplexe :

— Pourquoi tu dis ça ?

— C’est comme ça. Je ne vais pas faire des bébés pour te faire plaisir ! Ce n’est pas une décision à prendre à la légère !

— Je n’ai jamais prétendu le contraire, ma chérie. Mais regarde comme tu es tendre avec Oscar. Je vois bien, moi, que tu serais heureuse d’être maman. Ça apporte tant de bonheur dans une maison, un bébé !

— Papa, arrête.

La jeune femme avait redressé la tête, et tout le monde vit ses yeux briller. Elle était au bord des larmes.

— Qu’est-ce que j’ai dit ? demanda Georges en se tournant vers Claire.

— Cécile t’a répondu clairement, plusieurs fois, expliqua Claire avec un soupir. Arrête d’insister, c’est sa vie ! Tu dois respecter sa décision.

— Votre maman voulait des petits-enfants, mais elle est partie trop tôt. Je pense à elle, c’est tout.

Le biberon était terminé, et Cécile déposa un baiser tendre sur le front de son neveu, avant de le rendre à sa sœur. Claire positionna Oscar contre son épaule et le berça doucement.

— Je monte le coucher. Vous réchauffez le dîner ? Je vous rejoins dans un quart d’heure.

La jeune maman fit le tour des présents pour qu’ils souhaitent bonne nuit au bébé, chacun lui donnant un baiser ou une caresse. Lorsque vint le tour de Tom, ce dernier fit mine de prendre Oscar dans ses bras :

— Je vais le monter, si tu veux.

— C’est bon, laisse tomber, siffla Claire.

Sans attendre de réponse, elle s’éloigna dans l’escalier qui menait à l’étage.

Quand elle fut partie, Georges se dirigea vers la cuisine en quête de la bouteille de vin qu’il destinait au dîner.

— Et toi, Joshua, qu’en dis-tu ? demanda-t-il tout en fouillant le tiroir à la recherche du tire-bouchon. Tu ne voudrais pas un héritier pour transmettre le nom des Dixon ?

Josh, qui s’était tenu silencieux jusqu’alors, enlaça les épaules de Cécile :

— En fait, peu importe ce que je veux. Je ne peux pas avoir d’enfants, le médecin l’a confirmé. Comme l’a dit Cécile, vous devez demander à Claire si vous voulez des petits-enfants.

3

Claire redescendit une demi-heure plus tard, le babyphone dans la main, et prit place à table parmi les autres.

— Ça a été ? lui demanda Tom et lui servant une part de quiche aux poireaux.

— Oui, ça y est, il dort.

— Tu as l’air crevée, observa Cécile.

— Oscar se réveille souvent la nuit… Je dors en pointillés. Et comme il est à la maison toute la journée, je dois m’occuper de lui, je prends du retard sur mon travail que j’essaie de rattraper la nuit… Je suis crevée, oui.

— Vous n’avez pas de nounou ?

— Non, répondit Tom. Comme Claire travaille de la maison et gagne peu, on ne voyait pas l’intérêt de passer l’entièreté de son salaire à une étrangère pour en plus ne pas voir grandir notre fils.

— Et une place en crèche ?

— Pareil, comme elle travaille de la maison, on n’était pas prioritaires.

Il y eut un silence. Claire n’avait pas levé les yeux de son assiette, muette pendant tout cet échange. Finalement, elle déglutit et se força à sourire :

— Alors, Josh, do you, euh… like the France?

Josh haussa les sourcils et sourit, dévoilant des dents parfaites d’une blancheur éclatante.

— Oui, beaucoup ! J’ai déjà visité Paris avant, mais jamais en Haute-Savoie. Les Alpes sont très belles !

Claire écarquilla les yeux, bouche bée, et se tourna vers Tom comme pour s’assurer qu’il avait lui aussi été témoin de ce qui venait de se passer.

— Tu parles français ?! balbutia-t-elle, effarée.

— Oui. J’étudie le français à l’alliance française à San Francisco quand Cissy et moi… on est ensemble. Trois heures par semaine, pendant deux ans.

— Incroyable !

Le sourire de Claire était tout à fait franc, à présent. Elle se mit à rire et ajouta :

— Mais quel talent ! Tu as appris le français en seulement deux ans ?

— Josh est une espèce de fou du boulot, commenta Cécile en se servant du vin. Quand il se lance dans un truc, il est obsessionnel. Il ne fait pas les choses à moitié ! À partir du moment où il a commencé ses cours, il m’a interdit de parler anglais à la maison.

Josh rougit, flatté des compliments.

— C’est impressionnant, observa Tom, surpris lui aussi de l’aisance en français dont venait de faire preuve Joshua. Félicitations, tu viens de tous nous épater.

— Ce n’est que le début, sourit Cécile, rayonnante de fierté.

Georges poussa un sifflement d’admiration à son tour :

— Bravo. Voilà une belle preuve d’amour. C’est tellement dommage, pour les enfants…

— Papa !

— Oui, pardon, j’arrête. Mais c’est juste que… Je veux que tu sois comblée, ma grande.

Claire ouvrit la bouche pour poser une question, mais la paume de Tom sur sa main la fit taire. Je t’expliquerai, articula-t-il silencieusement. Sa compagne n’insista pas.

— Et toi, Claire, reprit Georges que le vin rendait loquace, est-ce que tu es comblée ? Est-ce que Tom est digne de toi ?

L’intéressée demeura bouche bée, prise de court. La bienséance aurait voulu qu’elle réponde « évidemment, je suis très heureuse, papa », mais aucun son ne franchit ses lèvres. Elle fit son possible pour répondre, consciente qu’un silence trop long serait suspect :

— Oui ! Bien sûr. Tout va bien.

— Il va falloir réfléchir à une petite sœur pour Oscar ! reprit Georges sans remarquer les hésitations de sa fille. Il ne peut pas rester fils unique, ce garçon. Il finirait pourri gâté.

— Papa ! s’exclamèrent les deux sœurs à l’unisson. Tu es pénible !

— Je sais, pardon. Je vieillis. Je suis soulagé que vous soyez heureuses, mes filles. Je sais que, même si j’ai parfois du mal à vous suivre, vous avez pris les bonnes décisions.

Un regard appuyé sur Tom accompagna cette dernière phrase, et le vétérinaire se mordit la joue. D’où lui venait ce relent de malaise ?

Son beau-père faisait explicitement allusion au fait qu’il avait été le compagnon de chacune de ses filles, dans un temps très court. C’était une situation qui avait de quoi surprendre, en effet, surtout en les trouvant tous les quatre assis à une même table : les deux sœurs et les deux boyfriends, passés et présents.

Claire avait éludé la question de son père sur le bonheur. Elle avait saisi l’opportunité de protester à propos des petits-enfants, comme pour détourner le sujet. Tom se sentit honteux. Il eut soudain l’impression de ne pas être à la hauteur. Il bossait tout le temps, effectuait des gardes de nuit ou de week-ends, travaillait le samedi. Pendant ce temps, Cécile triomphait, au bras de son merveilleux mari. Elle prenait là une belle revanche sur sa sœur : c’était une femme d’affaires accomplie, qui vivait en Californie, gagnait beaucoup d’argent, roulait dans des bagnoles de luxe, et avait à son bras un mari parfait, auprès de qui elle passait ses journées, puisqu’ils travaillaient ensemble. Elle semblait aussi épanouie que Claire paraissait taciturne.

Le repas s’acheva sans incident, les présents établissant le programme des prochains jours. À l’occasion du séjour en France des Américains, les deux couples, le bébé et le grand-père monteraient skier. De vraies vacances savoyardes ! Le chalet à La Clusaz, qu’ils avaient loué pour la semaine, leur serait ouvert à partir de samedi après-midi. Les préparatifs et locations de skis seraient effectués vendredi, et on avait avancé la cérémonie à l’église à jeudi… le lendemain.

On débarrassa la table, prépara les affaires pour le petit-déjeuner, et tous rejoignirent leurs chambres : Josh et Cécile dans le studio aménagé en bas, Georges dans la chambre du rez-de-chaussée, un bureau réaménagé suite à son accident deux ans plus tôt, et Tom et Claire à l’étage dans l’ancienne chambre de cette dernière.

Tom se glissa contre sa compagne, sous la couette. Il vint se serrer contre elle et lui embrassa tendrement la nuque. Ses mains cherchaient un passage entre les boutons de sa chemise de nuit.

— Tu portes trop de vêtements, murmura-t-il d’un air mutin. Enlève ça… Je promets de trouver une solution pour te tenir chaud.

— Arrête, j’ai sommeil. J’ai eu une grosse semaine et Oscar va encore se réveiller à 6 heures…

— J’ai peut-être une solution pour t’aider à mieux dormir…

Disant cela, il glissa la main sous son bras et l’incita à basculer sur le dos, puis à se tourner vers lui. Leurs bouches se scellèrent, et Tom soupira d’aise. L’année passée avait été difficile pour tout le monde, avec les restrictions, les confinements, la nécessité de faire tourner le cabinet tout en respectant les gestes barrière, l’absence de vie sociale et les poussées dentaires du petit. Mais malgré tout… chaque baiser de Claire avait une saveur de première fois.

Son ventre s’emplissait du battement d’ailes de milliers de papillons, lorsqu’il sentait le velouté de ses lèvres. Il avait aimé cette femme toute sa vie, même quand elle n’était qu’une adolescente mal dégrossie, même quand il croyait qu’il allait épouser Cécile. Et malgré les difficultés, les conflits et les frustrations, dès l’instant où Claire entrait dans son champ de vision il sentait son cœur fondre et son corps s’enflammer.

Est-ce que les autres couples ressentaient cela ?

Est-ce que Josh aimait Cécile comme cela ?

Claire lui rendait ses baisers à présent, et toute l’aigreur de la journée se dissipa dans leur étreinte. En quelques mouvements, ils se trouvèrent nus, peau à peau sous la couette chaude et comme sa compagne l’attirait à elle, le jeune homme prit place entre ses cuisses. Elle noua les bras autour de son cou et l’embrassa avec ardeur.

Ils firent l’amour en silence, comme soulagés de s’aimer encore malgré la routine et les tensions quotidiennes.

— Georges n’a pas tort, articula Tom entre deux soupirs, tandis que Claire remontait les genoux derrière son dos. Il faudrait une petite sœur à Oscar.

— De quoi ?

La jeune femme s’était figée, les sourcils froncés.

— Oscar. Il ne devrait pas rester enfant unique, ce serait triste. Qu’est-ce que tu dirais d’arrêter la pilule ?

— Est-ce qu’on doit discuter de ça maintenant ?

— Ça me semble le meilleur moment… Je veux dire… C’est comme ça qu’on fait les bébés, non ?

— T’es pas sérieux, là…

— Je suis très sérieux. Je voudrais un deuxième enfant avec toi, Claire Pasteur. Fonder une famille.

— Nous sommes déjà une famille.

— Tu m’as très bien compris.

Les deux mains sur le torse de son amant, la brune le repoussa. Elle ne souriait plus.

— Non, justement, je ne te comprends pas du tout. Oscar m’accapare déjà suffisamment, je n’ai pas le temps pour un deuxième bébé.

— Ça se fait à deux, un bébé. Tu ne seras pas seule.

— Arrête.

Elle se tortillait sous son poids comme pour se dégager. Il lui fit répéter :

— Arrêter quoi ?

— Ça, là, le sexe. Arrête. J’ai plus envie.

— Je t’ai fait mal ?

— Arrête, c’est tout. J’ai sommeil.

Comme il se retirait, penaud, Claire se redressa pour remettre sa chemise de nuit. Elle se pelotonna ensuite sous la couette, en lui tournant le dos. Tom remit son pyjama et reprit sa place contre elle, l’enlaçant dans ses deux bras, et déposa un baiser contre sa nuque.

— Bonne nuit, Clarinette. Je t’aime.

Dormait-elle déjà ?

Elle ne répondit pas.

4

Josh pensait être le premier levé. Après avoir déposé un baiser sur le front de Cécile, il s’était habillé et était monté au rez-de-chaussée pour y préparer du café.

Il fut surpris de trouver Claire assise dans la cuisine, son fils dans les bras.

— Bonjour, dit-il poliment. Déjà levée ? Il est à peine sept heures.

— Bonjour… c’est Oscar. Il s’est réveillé une fois dans la nuit puis à 6 h, il n’a plus voulu se rendormir. Alors me voilà. J’ai fait du café, sers-toi.

— Merci. Est-ce qu’il y a une boulangerie ouverte ? Je pensais aller acheter quelque chose.

Claire sourit :

— Ce serait adorable. Mais il faut prendre la voiture, c’est à Faverges, à quelques kilomètres. Tout droit au rond-point, et ensuite, euh… Je vais te faire un plan.

— C’est bon, j’ai Google. Je vais trouver.

— Merci beaucoup. Ça fera plaisir à tout le monde, je pense.

Elle déposa un baiser sur la joue d’Oscar, qui tenait dans les mains un doudou en forme de lapin.

— Tu voudrais un croissant, bonhomme ? Mmh on va se régaler…

Josh cherchait son manteau, vérifia qu’il avait ses clés, mais il ne quitta pas la pièce. À la place, il posa une main sur le comptoir de la cuisine :

— Est-ce que ça va mieux ? Tu n’avais pas l’air bien, hier.

— Ça va. C’est le petit, le confinement, le travail. C’est difficile de gérer les trois en même temps. Je suis contente d’être en vacances et de voir des gens. Ça ira mieux d’ici quelques jours.

— Et Tom, où est-il ?

— Il dort.

Il y avait une pointe d’amertume dans la voix de Claire, et Josh n’insista pas.

Lorsque la maisonnée s’éveilla, autour de huit heures, tous furent surpris et ravis de trouver un festin de croissants, pains au chocolat, éclairs, millefeuilles et tartelettes.

— Tu es fou, sourit Cécile, c’est beaucoup trop ! Pour le petit-déjeuner, on prend juste les viennoiseries, d’habitude. Les gâteaux, c’est plutôt pour le dessert.

— Ça faisait trop envie. J’ai failli tout acheter.

La cérémonie commémorative pour Marie-Jeanne avait lieu à 10 heures, et le petit groupe se répartit dans les voitures pour se rendre à l’église.

Comme les années précédentes, certains amis et voisins du village étaient présents, mais cette année, on ne s’embrassa pas.

Les deux dernières adjonctions au clan Pasteur furent présentées aux amis avec fierté : Josh, le mari de Cécile — « ils se sont mariés en Californie l’été dernier, c’était une belle cérémonie, très émouvante » —, et Oscar Leroy, le premier d’une nouvelle génération et, cerise sur le gâteau : un enfant du cru, dont les deux parents avaient grandi dans le coin et n’avaient pas quitté la région.

Il y eut bien quelques invités qui ne dissimulèrent pas leur surprise : « Mais je croyais que le fils Leroy fréquentait Cécile ? Est-ce que je perds la boule ? »

Malaise.

Josh se pinça les lèvres pour ne pas rire.

L’Américain avait fait livrer, en toute discrétion, une grande gerbe de roses pour la cérémonie. Il n’avait jamais connu sa belle-mère, mais Cécile en parlait avec tant de regret et d’affection qu’il avait voulu faire un geste.

En plus des fleurs apportées par la famille, une autre gerbe attira l’attention des Pasteur : une vasque de bruyères et de lierre, qui pousseraient tous seuls sur la tombe sans jamais faner.

Georges Pasteur déplia fébrilement la carte qui l’accompagnait :

« Pour ma voisine et grande amie Marie-Jeanne, grand-mère de mon petit-fils. Je n’aurais pas imaginé meilleure famille pour accueillir Tom en son sein. Je regrette de n’avoir pas pu me déplacer, mais je pense à vous. Avec toute mon affection, Sonia Combaz. »

Il s’agissait de la mère de Tom, celle qui vivait en Suisse. Elle signait de son nom de jeune fille.

On enlaça Tom, on le remercia, et Josh songea qu’il gagnait des lauriers pour quelque chose qu’il n’avait pas fait. Vu l’aura dont il bénéficiait auprès de… tout le monde, visiblement, il n’était pas étonnant qu’il n’ait jamais eu le désir de quitter la région.

— À quoi tu penses ? lui demanda Cécile en venant se blottir contre lui.

Il se contenta de lui faire part de ses observations :

— Ce mec est le roi du monde, par ici, n’est-ce pas ? Tout le monde lui mange dans la main.

— Oui. C’est agaçant, non ? J’ai marché aussi, pendant longtemps. Aujourd’hui, je me sens un peu ridicule d’avoir été influençable à ce point. Je me demande ce que tout le monde lui trouve.

— C’est les tatouages et les cheveux longs.

Cécile tourna la tête pour voir si Josh plaisantait, mais il avait l’air sérieux. Elle décida d’entrer dans son jeu :

— Peut-être. Ou alors les chatons. Qui peut résister à un mec en cuir qui transporte des chatons blessés ? Dark Vador lui-même serait ému.

— C’est pour ça que tu m’aimes ? Parce que j’ai un chat ?

— Ça, et le tricot, bien sûr. Rien n’est plus sexy qu’un roux avec une grosse bagnole et un tricot.

— Arrête de te moquer.

— Avoue que c’est drôle… Ça tranche avec les airs que tu te donnes. D’ailleurs, tu as offert son cadeau à Oscar ?

— Non, j’attendais le bon moment. Hier soir, l’ambiance était étrange.

Cécile se tourna vers lui pour lui faire face, et glissa les deux mains dans les poches arrière de son mari, les mains contre ses fesses.

— Que veux-tu dire ?

— Come on. Un dîner de famille avec ton ex qui couche avec ta sœur. Ton père et ses allusions aux bébés… ta sœur qui a l’air dépressive et ton ex qui ne se rend compte de rien. C’était grotesque.

— Arrête de dire « mon ex », protesta Cécile. Techniquement c’est le cas, mais je suis mariée avec toi, maintenant. Il ne faut pas que ça t’inquiète.

Comme Josh ne répondait rien, elle insista :

— Parle-moi. Ça t’inquiète ?

Il haussa les épaules :

— Évidemment. Tu m’as dit toi-même que tu avais été amoureuse de lui pendant des années, avant de le séduire enfin et de vous mettre ensemble, il y a trois ans. Je sais aussi que c’est le genre à se taper les deux sœurs en même temps ! Bien sûr que je suis inquiet.

— Hey, mon amour, regarde-moi. J’en ai rien à foutre de Tom Leroy. Son charme ne fonctionne plus sur moi. Claire peut l’avoir !

Il demeura silencieux à nouveau, et Cécile vint chercher son regard :

— Josh. Il faut me faire confiance. Je t’aime. Je ne regrette rien, parce que sans son attitude de merde, je ne serais jamais partie aux États-Unis et je ne t’aurais jamais rencontré. Mais crois-moi, il m’a guérie.

— Est-ce que c’est la vérité ? Dis-moi droit dans les yeux que tu ne regrettes pas ce mec.

— Quand je les ai vus hier… ça a été dur. C’est ça, la vérité, soupira Cécile. Ça a été dur parce que nous n’aurons pas d’enfants et qu’Oscar, c’est le bébé que j’avais prévu. Mon bébé, avec lui. L’ombre d’un regret, ce que la vie aurait pu être… Mais c’est comme ça. Et puis je suis rentrée dans la maison, j’ai croisé ton regard, et j’ai su que les choses étaient parfaitement à leur place. Tom Leroy ne t’arrivera jamais à la cheville, Joshua Dixon. Qu’il fasse sa petite vie avec ses bébés et sa routine et sa femme au foyer qui lui lave ses caleçons. Nous, pendant ce temps, on vit au soleil de Californie, libres et heureux. Je ne regrette pas ce mec. Vraiment.

Il était temps d’entrer dans l’église, et la petite place se vida progressivement. Seuls restèrent sur le parvis Claire, qui faisait faire à son fils de mauvaise humeur des tours dans la poussette, et les deux Américains, enlacés.

Ils avaient ôté leurs masques et s’embrassaient passionnément, indifférents au monde autour d’eux.

5

Au réveil d’Oscar, après la messe, le recueillement au cimetière et le déjeuner, toute la famille enfila manteau et chaussures pour sortir faire une promenade autour du bois, au-dessus de la maison.

Claire souriait en boutonnant le petit manteau molletonné de son fils.

— Hop là !

D’un geste, elle lui rabattit la capuche sur le visage.

— Non ! Non ! protesta Oscar, en retirant sa capuche.

— Hop là ! recommença-t-elle, et elle rit en voyant son petit visage disparaître entièrement sous la doublure en fausse fourrure.

Il n’en dépassait que le bout de son nez.

Elle vint y frotter le sien, dans un baiser d’esquimau plein de tendresse, et Oscar tendit les bras pour lui faire un câlin. Elle l’attira contre elle et le couvrit de bisous gourmands, en faisant des bruits d’ogre : « Cric Crac Croc, je vais te croquer, Oscar Leroy ! En commençant par ce morceau-là ! »

L’enfant répétait « non, non ! » mais il avait les yeux brillants de plaisir.

— On prend la poussette ? lui demanda Claire en la désignant du doigt.

— Non !

La jeune maman s’accroupit pour prendre la main de son fils :

— Tu veux marcher ?

— Oui.

Ah, un « oui ». Ça faisait longtemps. Elle lui sourit et déposa un baiser sonore sur sa joue :

— D’accord. Alors, on marche. Allons-y.

Tous quittèrent la maison.

Le chien Arnold partit en trottinant, reniflant toutes les mottes de terre fraîche, et Georges, à côté de Josh, s’était lancé dans une diatribe enthousiaste à propos des champignons de la région, des viandes pour les accommoder et des vins rouges à accorder. Son gendre lançait des regards affolés à Cécile, qui deux pas en arrière, semblait beaucoup s’amuser de la situation. Enfin venaient Claire et Tom, qui balançaient Oscar à bout de bras.

— Un, deux, trois : zou !

À chaque « zou », l’enfant riant aux éclats était propulsé en avant, comme s’il avait été sur une balançoire.

La première partie du sentier était en côte, et s’enfonçait dans les bois, au sein desquels on effectuait une grande boucle qui débouchait ensuite quelques kilomètres plus loin à l’autre bout du village, au-delà du vieux lavoir.

Oscar ne tarda pas à réclamer les bras, et Tom le hissa sur ses épaules. L’air était vif, piquant les joues et gelant le bout des doigts. Claire vint se blottir contre Tom et chercher sa chaleur en glissant les mains à l’intérieur de sa parka. Elle sentait son odeur musquée et la forme de ses muscles, sous son pull. Elle sentait aussi la chair tendre de ses hanches, où elle aimait tant enfoncer les ongles.

Tom et Oscar. Les hommes de sa vie. Elle n’était pas certaine de survivre si l’un ou l’autre venait à disparaître.

— Ça va mieux ? demanda doucement Tom, en relâchant une main d’Oscar pour enlacer Claire par les épaules.

Elle savait qu’il faisait allusion à sa bouderie de la veille, à son humeur trop souvent morose ces derniers jours. Elle hocha la tête.

— Ça va.

— Je t’aime… murmura-t-il, et la jeune femme sourit.

À peu près à mi-chemin, en bordure d’une clairière, Georges s’assit sur un large tronc tombé depuis des années. Tom fit descendre Oscar de ses épaules et tous les deux s’éloignèrent pour chercher des trésors dans l’humus : une bogue de châtaigne — attention aux doigts ! —, une coquille d’escargot ou un beau galet tout lisse.

— Approchez, dit le vieil homme.

Claire fronça les sourcils : son père était soudain bien solennel.

— Je voudrais vous parler d’une décision que j’ai prise. Je ne savais pas quand le faire, j’avais peur de vous chagriner ce matin, avec l’enterrement et tout ça.

— Tu es malade ! s’exclama Cécile, épouvantée. Tu as aussi un cancer ?

Georges sourit et posa une main rassurante sur celle de son aînée :

— Non, ma grande. C’est une bonne nouvelle, je crois. Je… j’ai décidé de vendre la maison.

Claire ouvrit de grands yeux :

— Mais pourquoi ? Papa ! Tu ne peux pas faire ça, c’est la maison où nous avons grandi !

— C’est vrai ! protesta Cécile. C’est tout ce qu’il nous reste de maman, et de notre vie tous les quatre !

— J’ai beaucoup réfléchi. Vous dépensez trop d’argent pour payer mon aide à domicile, et…

— Papa, on est heureuses de le faire !

Le visage de Georges se referma, dans une expression sérieuse. Claire n’osa pas objecter et attendit qu’il parle. Il reprit bientôt :

— Ma chambre est en bas parce que les escaliers me fatiguent, mais la salle de bain est à l’étage, toutes les pièces sont vides et la poussière s’accumule, je ne suis plus en état de gérer cette grande maison. Il faut prendre la voiture pour aller chercher du pain ! J’ai réfléchi à la vendre et à acheter un appartement en centre-ville.

— À Annecy ? demanda Claire.

— Peut-être, oui. C’est encore à déterminer.

Son regard était fuyant et Claire fronça les sourcils. Que ne leur disait-il pas ?

Josh s’était éloigné, conscient que cette conversation ne le concernait pas. Il ramassa un bâton au sol et entreprit de le lancer au chien. Cécile vint s’asseoir à côté de son père.

— On pourrait faire des travaux, pour installer une salle de bain au rez-de-chaussée.

— Cécile, je ne veux plus investir dans cette maison. Quand elle sera vendue, les nouveaux propriétaires feront ce qu’ils voudront, mais moi j’ai terminé.

— Est-ce que c’est un problème d’argent ? Je peux financer ! S’il le faut, Josh et moi paierons pour les travaux, tu n’auras rien à investir.

Claire leva les yeux au ciel. La façon dont sa sœur faisait étalage de son pognon lui avait toujours paru d’un tel snobisme ! Cette dernière gagnait déjà bien sa vie quand elle travaillait à Lyon, mais depuis qu’elle était aux États-Unis et surtout, depuis qu’elle était mariée à Josh, c’était à la limite de l’indécence.

La jeune femme ressentit une piqûre douloureuse, quelque chose comme de l’humiliation. Elle n’avait pas les moyens de payer des travaux à Saint-Ferréol pour offrir une meilleure vie à son papa, elle.

Elle n’avait d’ailleurs même pas les moyens de se payer simplement une nounou pour s’offrir une meilleure vie à elle-même !

— Je ne veux pas de ton argent, tu ne comprends pas. Ce n’est pas un problème de budget. Je vis seul dans cette maison pleine de chambres vides et de souvenirs de votre mère, je suis loin de tout, je m’ennuie. Je n’arrive pas à m’en occuper, même avec l’aide de Sylvie, qui vient deux fois par semaine faire le ménage.

— Mais justement, intervint Claire d’une petite voix, si tu vends la maison… Que vas-tu faire des souvenirs ? Les bijoux de maman, ses tableaux, ses livres, ses photos ? Elle va disparaître tout à fait…

— Vous récupérerez ce que vous voudrez. C’est à vous. Et pour le reste, j’ai partagé une vie avec votre mère… Il en faudrait plus que ça pour l’oublier.

— Mais, et nous ?

Cécile s’était levée et vint prendre place debout, à côté de sa petite sœur :

— C’est aussi notre maison. Les fêtes de Noël, les vacances… on vient ici !

— Vous avez vos propres familles, désormais. Vos propres maisons. Vous venez me voir deux fois par an. Ce n’est pas assez pour justifier de garder cette grande baraque vide et froide les onze mois restants !

— « Pi Jo ! s’exclama une voix fluette derrière les filles, qui s’écartèrent d’un même mouvement.

Oscar approchait, transportant dans ses mains et ses poches de bouts de bois, des feuilles mortes, des cailloux, des morceaux d’écorce, et même quelques fourmis qui se promenaient sur ses manches.

Le vieil homme sourit et écarta les bras pour y accueillir son petit-fils. Il lui sourit avec tendresse :

— Qu’est-ce que tu as trouvé, montre-moi ?

— « cagot, expliqua l’enfant en déposant une coquille lisse dans ses mains.

— Eh bien, te voilà propre, sourit Claire. Tu as de la terre jusque sur les sourcils. On va prendre un grand bain en arrivant, qu’en dis-tu ?

— Non ! répliqua Oscar.

Claire n’eut pas le temps de protester que Tom arrivait derrière le petit garçon et le couvrait de chatouilles et de baisers :

— Arrête de faire tourner ta mère en bourrique ! Espèce de crapule ! On ira au bain tous les deux, d’accord ? On pourra mettre les bateaux.

L’incident avait été évité, et le petit garçon, distrait par la perspective de jouer dans l’eau avec son papa, en oublia tout à fait sa contrariété première.

Ils rejoignirent Josh et Arnold, qui traînait dans sa gueule une branche de plusieurs mètres et qui refusait de la lâcher bien qu’elle soit trop lourde pour lui.