Souvenirs de la maison des morts - Fiodor Dostoïevski - E-Book

Souvenirs de la maison des morts E-Book

Fiodor Dostoievski

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Beschreibung

Accusé de subversion politique, Dostoïevski fut à l’âge de vingt-huit ans condamné aux travaux forcés dans un bagne de Sibérie. Il fit dans ces Souvenirs le récit de cette terrible expérience dans la maison des morts qui allait transformer sa vision du monde et du peuple russe et le « ressusciter ».

« Je me sentais un peu souffrant ces jours-ci, et je lisais la Maison des morts. Je n’en avais gardé qu’un souvenir incertain et j’ai relu le roman : je ne connais pas de meilleur livre dans toute la littérature moderne, y compris Pouchkine. » (Léon Tolstoï)

« Dostoïevski a fait de sa description de la vie dans une prison de Sibérie une fresque dans l’esprit de Michel-Ange. » (Alexandre Herzen)

Traduction intégrale d'Henri Mongault, 1956.

EXTRAIT

Notre bagne se trouvait à l’extrémité de la forteresse, au bord du rempart. Quand, à travers les fentes de la palissade, nous cherchions à entrevoir le monde, nous apercevions seulement un pan de ciel étroit et un haut remblai de terre, envahi par les grandes herbes, que nuit et jour des sentinelles arpentaient. Et nous nous disions aussitôt que les années auraient beau passer, nous verrions toujours, en regardant par les fentes de la palissade, le même rempart, le même factionnaire, le même pan de ciel, pas le ciel de la forteresse, mais un autre, un ciel plus lointain, un ciel libre.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski est un écrivain russe, né à Moscou le 30 octobre 1821 (11 novembre 1821 dans le calendrier grégorien) et mort à Saint-Pétersbourg le 28 janvier 1881 (9 février 1881 dans le calendrier grégorien). Considéré comme l'un des plus grands romanciers russes, il a influencé de nombreux écrivains et philosophes.

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BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

— LITTÉRATURE RUSSE —

Fyodor Dostoïevski

Достоевский Федор Михайлович

1821-1881

SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS

Записки из мертвого дома

1862

Traduction d’Henri Mongault, 1956.

© La Bibliothèque russe et slave, 2016

© Henri Mongault, 1956

Couverture : Nikolaï KASSATKINE, Dans le corridor du tribunal de district (1897)

AVANT-PROPOS

TOUT au fond de la Sibérie, entre la steppe, la montagne et la forêt impraticable, on trouve par-ci par-là une bourgade. Elle compte à peine deux mille âmes et n’offre aux regards que de vilaines maisons de bois et deux églises, l’une au centre, l’autre au cimetière. C’est moins une ville qu’un bon gros village des environs de Moscou. D’ordinaire, elle est abondamment pourvue d’ispravniks, d’assesseurs et d’employés subalternes1. S’il fait froid en Sibérie, on n’en est pas moins bien au chaud dans le service de l’État. Les habitants sont simples et bien intentionnés, les mœurs patriarcales et fortement enracinées. Les fonctionnaires qui forment à bon droit la noblesse du pays sont, ou des Sibériens de la vieille roche, ou des Russes qui, pour la plupart, arrivent tout droit des capitales, alléchés par la haute paie, l’allocation extraordinaire pour frais de voyage et de belles espérances d’avenir. Parmi ces derniers, les habiles, ceux qui savent résoudre le problème de la vie, se plaisent et se fixent pour toujours dans le pays, lequel finit par en tirer honneur et profit. Mais les têtes à l’évent, ceux qui n’entendent rien aux affaires, se rongent d’ennui dès le début, et vont se répétant : « Que diable suis-je venu faire ici ? » Ils tirent avec impatience leurs trois ans d’engagement obligatoire et, sitôt leur changement obtenu, ils s’empressent de regagner leurs pénates en dénigrant la Sibérie. Ils ont grandement tort ; en effet, avantages de carrière mis à part, c’est à tous égards une terre de bénédiction. Le climat y est excellent. On y rencontre des marchands fort riches, fort hospitaliers, de très dignes allogènes, des jeunes filles fraîches comme des roses et d’une conduite exemplaire. Le gibier se précipite dans les rues et vient se jeter de lui-même dans le carnier du chasseur. Le Champagne coule à flots, le caviar est délicieux, le blé rapporte en certains endroits du quinze pour un... Bref, c’est un pays de cocagne, mais dont il faut savoir tirer parti. Et les Sibériens savent en tirer parti.

Dans une de ces bourgades joyeuses et satisfaites d’elles-mêmes dont l’aimable population m’a laissé au cœur un souvenir attendri, je fis la connaissance d’un ex-gentilhomme et propriétaire foncier russe, Alexandre Petrovitch Goriantchikov, condamné aux travaux forcés de seconde catégorie2 pour avoir assassiné sa femme. Libéré après dix ans de bagne3, il s’était installé sans tambour ni trompette dans la ville de K...4 Officiellement il était astreint à résider dans un des cantons voisins, mais à K... il trouvait à gagner sa vie en donnant des leçons aux enfants. Les professeurs de ce genre ne sont pas rares en Sibérie, où l’on se garde de les dédaigner. Ils enseignent principalement la langue française, indispensable pour faire son chemin dans le monde, et dont personne en ces lieux reculés n’aurait sans eux la moindre notion. La première fois que je vis Alexandre Petrovitch, ce fut chez un fonctionnaire, Ivan Ivanytch Gvosdikov, vieillard très honorable et très accueillant, père de cinq filles dont on attendait merveille. Alexandre Petrovitch venait quatre fois par semaine leur donner des leçons à raison de trente kopecks-argent5 l’heure. Ses allures m’intéressèrent. C’était un petit homme malingre, affreusement pâle et décharné, mais encore jeune — trente-cinq ans à peine — et toujours vêtu décemment, à l’européenne. Quand on lui adressait la parole, il posait sur vous un regard d’une fixité extraordinaire et suivait avec une stricte politesse chacune de vos paroles, comme si vous lui proposiez une énigme à résoudre ou tentiez de violer ses secrets ; puis, il vous répondait par quelques mots brefs et clairs, tellement pesés, tellement circonspects que vous vous sentiez soudain mal à l’aise et n’aspiriez plus qu’à en rester là. Je questionnai aussitôt Ivan Ivanytch à son sujet ; il m’apprit que Goriantchikov menait une vie irréprochable — sans quoi il ne lui eût pas confié l’éducation de ses filles — mais extrêmement retirée. Très instruit, lisant beaucoup, il fuyait le monde et parlait si peu volontiers qu’on ne pouvait guère lier avec lui de conversation suivie. D’aucuns même le tenaient pour fou, mais ne voyaient pas là un défaut si grave. Les gros personnages de la ville étaient, pour la plupart, bien disposés à son égard : il pouvait à l’occasion rendre de grands services, rédiger des suppliques en haut lieu, par exemple. On le soupçonnait d’appartenir à une bonne famille, d’un rang assez élevé probablement, mais on savait aussi que depuis sa déportation il avait coupé toute attache avec elle — bref, qu’il s’était porté préjudice. Tout le monde d’ailleurs connaissait son histoire : dès la première année de son mariage, il avait tué sa femme par jalousie, puis s’était lui-même livré à la justice, ce qui lui avait valu des circonstances atténuantes. On regarde toujours les crimes de ce genre comme des malheurs, on prend leurs auteurs en pitié. Et cependant cet original se terrait dans son coin et n’en sortait que pour donner des leçons.

Je ne lui prêtai tout d’abord aucune attention particulière ; mais, Dieu sait pourquoi, je m’intéressai peu à peu à cet énigmatique personnage. Je n’arrivais pas à le faire parler. Il répondait bien à mes questions et semblait même s’en faire un devoir, mais sa façon de répondre me causait une gêne si forte que je n’osais les renouveler, tant son visage respirait la fatigue, la souffrance. Par un beau soir d’été, il m’en souvient encore, nous sortîmes ensemble de chez Ivan Ivanytch. Je le priai brusquement de venir chez moi pour fumer une cigarette. Je ne puis exprimer l’épouvante que refléta son regard. Tout décontenancé, il marmotta des mots sans suite, et soudain, les yeux chargés de haine, il se mit à courir dans la direction opposée. J’en demeurai confondu. Depuis lors, quand je le rencontrais, il m’épiait craintivement. Mais je ne m’en tins pas là : quelque chose me poussait vers Goriantchikov et, un mois plus tard, sans raison plausible, je me rendis chez lui ; démarche, je l’avoue, stupide et déplacée. Il habitait tout au bout de la ville chez une vieille femme dont la fille, une malheureuse poitrinaire, avait une bâtarde, enfant d’une dizaine d’années, toute rieuse, toute mignonne. Au moment où je pénétrai dans sa chambre, Alexandre Petrovitch, installé auprès de cette petite, lui apprenait à lire. En m’apercevant, il se troubla comme si je l’avais surpris en flagrant délit, se leva précipitamment et fixa sur moi des yeux écarquillés. Nous finîmes par nous asseoir. Son regard posé sur le mien me scrutait avec persistance, comme s’il flairait en moi de mauvaises intentions secrètes. Je devinai que sa méfiance touchait à la folie. Il me dévisageait avec une hostilité si évidente, que pour un peu il m’eût demandé : « Vas-tu bientôt filer d’ici, voyons ? » Je lui parlai de notre bourgade, des nouvelles du jour ; c’est à peine s’il me répondit, en esquissant un sourire hargneux. Je m’aperçus bientôt qu’il ignorait les faits les plus notoires, et même qu’aucun d’eux ne l’intéressait. Je lui parlai ensuite de notre contrée, de ses besoins ; il m’écouta sans répliquer, avec son regard d’une fixité si étrange que je finis par regretter cette conversation. Je faillis pourtant secouer sa torpeur en lui offrant, non encore coupés, mes livres et mes revues que je venais de prendre à la poste. Il leur jeta un coup d’œil avide, mais se contint aussitôt et les repoussa en s’excusant sur son manque de loisirs. Je pris enfin congé et me crus en sortant allégé d’un poids insupportable. Je trouvais honteux, je trouvais absurde d’avoir harcelé un homme dont le souci principal consistait à se retirer le plus loin possible du monde. Mais la sottise était faite. J’avais remarqué qu’il possédait fort peu de livres : on prétendait donc à tort qu’il lisait beaucoup. À deux reprises néanmoins, passant très tard en voiture devant ses fenêtres, j’aperçus de la lumière. Qu’avait-il donc à veiller ainsi jusqu’à l’aube ? Écrivait-il, et dans ce cas qu’écrivait-il ?

Je dus m’absenter pendant quelque trois mois. A mon retour, au cœur de l’hiver, j’appris qu’Alexandre Petrovitch était mort durant l’automne, dans une solitude complète, sans avoir une seule fois fait venir le médecin. Il était déjà presque oublié. Son logement restait vacant. J’allai voir aussitôt sa logeuse et l’interrogeai sur les occupations du défunt. Pour une pièce de vingt kopecks, elle m’apporta une corbeille remplie de papiers, tout en m’avouant qu’elle avait déjà détruit deux cahiers. C’était une vieille femme bourrue, peu loquace, et qui ne m’apprit rien de bien nouveau sur son locataire. A l’entendre, il ne faisait presque jamais rien et restait des mois sans toucher ni un livre, ni une plume. Par contre il passait des nuits entières à arpenter sa chambre, plongé dans ses pensées, ou se parlant à lui-même. Il adorait la petite Katia, surtout depuis qu’il avait appris son prénom. Chaque année, le jour de la Sainte-Catherine, il allait faire dire une messe pour le repos de l’âme d’une personne qui avait porté ce nom-là. Il ne supportait pas les visites, ne sortait que pour donner ses leçons, regardait même la brave femme de travers quand, une fois par semaine, elle venait mettre un peu d’ordre dans sa chambre ; pendant les trois ans qu’il avait été son locataire ; il ne lui avait presque jamais adressé la parole. Je demandai à Katia si elle se rappelait son maître. Elle me considéra sans répondre, puis se tournant contre le mur, elle se mit à pleurer. Ainsi, malgré tout, cet homme avait su se faire aimer !

Je pris les papiers et passai une journée chez moi à les trier. C’étaient pour les trois quarts des brouillons sans importance, des devoirs d’écoliers annotés. Enfin, je découvris un cahier assez volumineux, couvert d’une écriture fine, mais inachevé, abandonné sans doute par son auteur : c’était la narration de ses dix ans de bagne. Dans ce récit incomplet s’enchevêtraient des fragments étranges, des souvenirs abominables jetés sans ordre, convulsivement, comme pour se détendre. Je les lus et relus, et j’en vins presque à croire qu’ils avaient été rédigés dans une crise de folie. Mais les notes sur le bagne, ces « Scènes de la Maison des morts », comme Alexandre Petrovitch les intitule lui-même à un certain endroit de son manuscrit, ne me parurent pas dénuées d’intérêt. Le monde des déchus, monde absolument nouveau, resté jusqu’à ce jour impénétrable, l’étrangeté de certains faits, quelques remarques bizarres, captivèrent mon attention et ma curiosité. Cependant, j’ai pu me tromper sur la valeur de l’ouvrage. J’en publie aujourd’hui quelques chapitres : le public jugera...

1. La police du district était confiée à un capitaine-ispravnik élu par la noblesse. Ce magistrat présidait le tribunal de police rurale, qui comprenait deux paysans, nommés par le pouvoir central, et deux assesseurs élus par la noblesse.

2.Travaux forcés de seconde catégorie, c’est-à-dire travaux de forteresse. On élevait alors en Sibérie une ligne de fortins destinés à prévenir les soulèvements toujours possibles des allogènes. La première catégorie, la plus dure, était constituée par les travaux de mines, la troisième, par les travaux d’usine. La peine du bagne entraînait généralement la relégation à vie en Sibérie.

3. Les Souvenirs de la maison des morts sont à peine romancés. Dostoïevski use d’un biais pour présenter son récit. Alexandre Petrovitch Goriantchikov n’est autre que lui-même. Mais Dostoïevski ne passa que quatre ans au bagne, de 1850 à 1854.

4.La ville de K... : Kouznetsk probablement, dans la province d’Akmolinsk, où Dostoïevski épousa, le 6-18 février 1857 (dates du calendrier julien et du calendrier grégorien), sa première femme, Mme Marie Dmitrievna Issaïeva.

5. Le rouble-argent valait à cette époque environ quatre francs-or, le rouble-papier quatre fois moins. Sauf indication contraire, il s’agira toujours dans le cours du récit de roubles-argent.

Première partie

I

LA MAISON DES MORTS

NOTRE bagne se trouvait à l’extrémité de la forteresse1, au bord du rempart. Quand, à travers les fentes de la palissade, nous cherchions à entrevoir le monde, nous apercevions seulement un pan de ciel étroit et un haut remblai de terre, envahi par les grandes herbes, que nuit et jour des sentinelles arpentaient. Et nous nous disions aussitôt que les années auraient beau passer, nous verrions toujours, en regardant par les fentes de la palissade, le même rempart, le même factionnaire, le même pan de ciel, pas le ciel de la forteresse, mais un autre, un ciel plus lointain, un ciel libre.

Représentez-vous une vaste cour de deux cents pas de long et de cent cinquante de large, en forme d’hexagone irrégulier. Une palissade de pieux élevés, profondément plantés dans le sol, fortement accolés les uns aux autres, maintenus en travers par des lattes, et taillés en pointe au sommet, l’enclôt de toutes parts et forme le mur d’enceinte de notre bagne. Sur un des côtés de la palissade, une solide porte cochère, toujours fermée, toujours gardée par une sentinelle, ne s’ouvre que par ordre pour laisser passer les forçats qui se rendent à leur travail.

Au-delà de cette porte, il y avait le monde lumineux de la liberté. En deçà, on se le représentait comme une féerie, comme un mirage. Notre monde à nous n’avait rien d’analogue avec celui-là : c’étaient des lois, des coutumes, des mœurs particulières, une maison morte-vivante, une vie à part et des hommes à part. Voilà le coin que je voudrais décrire.

Quand on pénètre dans l’enceinte, on distingue plusieurs bâtiments. Des deux côtés de la grande cour s’allongent deux rez-de-chaussée faits de troncs équarris. Ce sont les casernes. Là vivent les forçats, séparés par catégories. Au fond de la cour s’élève une construction du même genre, la cuisine, divisée en deux pièces, et plus en arrière un bâtiment qui rassemble sous le même toit la cave, le hangar, le grenier. Le milieu de la cour forme une place plutôt grande, nue et plane. Les détenus s’y rassemblent pour l’appel, le matin, à midi et le soir, quelquefois même plus souvent, si les soldats de garde sont méfiants et habiles à compter. Entre les constructions et la palissade, il reste encore une étendue assez importante. C’était là qu’aux heures de loisir quelques détenus moroses, peu sociables, allaient se promener, loin de tous les yeux, et se plonger dans leurs pensées. Quand je les rencontrais au cours de ces promenades, j’aimais à scruter leurs visages assombris et stigmatisés, à imaginer leurs préoccupations. L’un d’eux passait son temps libre à compter les pieux de la palissade. Il y en avait quinze cents et il les connaissait tous par cœur. Chacun d’eux signifiait pour lui un jour. Il en décomptait un tous les jours, si bien qu’en considérant ceux qui restaient, il pouvait embrasser d’un coup d’œil le temps qu’il devait encore passer dans la maison de force. Quand il avait fini un des côtés de l’hexagone, il ne cachait pas sa joie ; il lui restait encore plus d’une année à attendre, mais le bagne est une bonne école de patience. Je vis une fois un forçat libéré au bout de vingt ans prendre congé de ses camarades. Certains se rappelaient son arrivée, alors que jeune, insouciant, il ne pensait ni à sa faute, ni à son châtiment. Et voici qu’il repartait avec des cheveux gris, un visage sombre et triste de vieillard. Il passa silencieusement dans nos six chambrées : quand il pénétrait dans chacune d’elles, il faisait sa prière devant l’icône ; puis très bas, jusqu’à la ceinture, il s’inclinait devant les détenus, en les priant de ne pas garder de lui un mauvais souvenir. Je me rappelle aussi un détenu, paysan sibérien qui avait connu l’aisance. Un soir, on l’appela à la porte. Six mois auparavant, il avait appris avec douleur que son ancienne femme s’était remariée. Or, c’était elle qui ce soir-là le faisait venir pour lui donner une aumône. Ils s’entretinrent deux minutes, fondirent en larmes et se dirent adieu pour toujours. Je vis son visage lorsqu’il rentra dans la caserne... Oui, vraiment, le bagne est une bonne école de patience.

Au crépuscule, on nous enfermait tous dans les casernes. Il m’était chaque fois fort pénible de quitter la cour pour ma chambrée. Des chandelles de suif jetaient une lumière terne dans la salle longue, basse, saturée de relents nauséabonds. Je n’arrive plus aujourd’hui à comprendre comment j’ai pu y passer dix ans. Sur le bat-flanc qui servait de lit commun à trente d’entre nous, je disposais pour tout domaine d’un espace de trois planches.

Je crois bien que dans cette salle toutes les variétés de crimes se trouvaient représentées. La majeure partie des détenus se composait de condamnés civils. Ces individus, à jamais privés de leurs droits civiques, membres retranchés de la société, avaient le visage marqué au fer rouge, signe éternel de leur réprobation. Ils restaient de huit à douze ans au bagne, puis on les expédiait en qualité de colons dans quelque coin perdu de la Sibérie. Il y avait aussi des criminels venus de l’armée ; mais, suivant la coutume des compagnies de discipline, ceux-ci conservaient leurs droits civiques. Condamnés pour un laps de temps assez court, une fois leur peine subie, ils réintégraient le rang dans un bataillon de ligne sibérien. Beaucoup d’entre eux ne tardaient pas à reparaître à la suite d’un nouveau crime grave, mais pour vingt ans cette fois. Ils formaient la section des « récidivistes », lesquels n’étaient pas non plus privés de leurs droits civiques.

L’hiver, on nous enfermait très tôt : il fallait compter au moins quatre heures avant que tous fussent endormis. Et jusque-là que de cris, de rires, d’injures ! Le cliquetis des chaînes, l’odeur infecte, la buée épaisse, les têtes rasées, les visages marqués au fer rouge, les habits en loques, tout sentait la honte, l’infamie !... Oui, l’homme a la vie dure ! Un être qui s’habitue à tout, voilà, je pense, la meilleure définition qu’on puisse donner de l’homme.

Notre maison de force renfermait toujours une moyenne de deux cent cinquante détenus : les uns arrivaient, les autres s’en allaient, d’aucuns mouraient. Quelles gens n’y avait-il pas là ! Chaque province, chaque contrée de la Russie y comptait, je crois, son délégué. On y voyait jusqu’à des allogènes, dont certains venaient même du Caucase. Tout cela était divisé d’après la gravité du crime et la durée du châtiment. Il y avait enfin une dernière section, assez nombreuse, celle des vétérans du crime, militaires pour la plupart... On l’appelait la « section spéciale ». On y envoyait des criminels de toute la Russie. Ignorant le terme de leur réclusion, ils se considéraient eux-mêmes comme condamnés à perpétuité. De par la loi ils devaient fournir un travail double ou triple. On les gardait au bagne en attendant l’entreprise de travaux forcés particulièrement pénibles. « Vous êtes ici pour quelque temps, disaient-ils aux autres forçats ; nous, c’est pour la vie. » J’ai entendu affirmer que cette section est supprimée : on aurait fait partir en même temps les autres détenus civils pour ne garder que les prisonniers militaires ; l’administration a, bien entendu, été changée. Je décris donc des choses d’autrefois, des pratiques abolies, des faits depuis longtemps oubliés.

Oui, depuis longtemps. Tout cela aujourd’hui me semble un rêve. Je revois mon arrivée au bagne. C’était un soir de décembre. La nuit allait tomber, les forçats revenaient de leur corvée, on se préparait à l’appel. Un sous-officier moustachu m’ouvrit enfin la porte de cette étrange demeure où je devais passer de si nombreuses années, supporter tant d’émotions que je serais incapable de comprendre sans les avoir éprouvées. Par exemple, je n’aurais jamais pu concevoir le tourment effroyable de ne pouvoir rester seul, ne fût-ce qu’une minute, au long des dix années que dura ma détention2. À la corvée sous escorte, à la prison parmi deux cents camarades, et pas une fois — pas une fois — seul ! Il a bien fallu m’y faire cependant !

Il y avait là des meurtriers par accident et des assassins de métier, des malandrins et des chefs de bande. Il y avait là des filous, des rôdeurs, des chevaliers d’industrie, rafleurs d’argent et coupeurs de bourses. Pour d’aucuns même on se demandait ce qui avait bien pu les amener là. Et cependant, chacun avait son histoire confuse et trouble comme les fumées d’un lendemain d’ivresse. D’ailleurs ils ne parlaient guère de leur passé, n’aimaient pas à le raconter, tâchaient même de n’y point songer. J’ai connu parmi eux des assassins à tel point joyeux, à tel point insouciants, que jamais — on pouvait le parier à coup sûr — leur conscience ne les avait tourmentés un seul instant. Mais il y en avait aussi d’autres, au visage renfrogné, qui se taisaient presque toujours. En somme, on ne faisait guère le récit de sa vie, la curiosité n’étant ni dans les usages, ni dans les règles de la maison. Néanmoins, de temps à autre, par désœuvrement, un détenu confiait quelque secret à un voisin, qui l’écoutait froidement, les traits froncés. Personne ici ne pouvait étonner personne. « Nous ne sommes pas des ignorants, nous autres », disaient souvent les forçats avec une sorte de satisfaction cynique.

Il me souvient qu’un jour un brigand éméché (on peut boire quelquefois au bagne) se mit à raconter comment il avait assassiné un garçon de cinq ans ; il l’avait tenté avec un joujou, puis emporté dans un hangar et ensuite égorgé. Toute la chambrée, qui avait d’abord ri de ses facéties, poussa une clameur, et le bandit fut obligé de se taire ; cette clameur unanime n’était pas un signe d’indignation, elle marquait seulement qu’il ne fallait pas parler de cela, que parler de cela n’était pas admissible. Je dois noter ici que ces gens avaient d’ailleurs de l’instruction dans le sens propre du mot. La moitié d’entre eux au moins savaient lire et écrire. Où trouvera-t-on en Russie, dans n’importe quel groupement populaire, deux cent cinquante individus dont la moitié sachent lire et écrire ? Quelqu’un, m’a-t-on dit depuis, a tiré de semblables données la conclusion que l’instruction causait la perte du peuple. Erreur, selon moi. Il faut chercher ailleurs les raisons de ce fléchissement moral. À vrai dire, l’instruction éveille chez le peuple de la présomption ; mais, à mon sens, ce n’est pas là un défaut.

On reconnaissait les sections aux habits. Dans l’une la moitié de la veste était brun foncé et l’autre grise, tandis que le pantalon avait une jambe grise et l’autre brun foncé. Une fois, durant la corvée, une petite vendeuse de croissants3 s’approcha des détenus, me regarda longuement et se mit soudain à pouffer : « Fi ! comme c’est laid ! s’écria-telle. On n’a pas assez de drap gris pour l’habiller, ni de noir non plus ! » Certains portaient une veste de drap gris avec des manches brunes. On rasait aussi les têtes différemment : chez les uns la moitié du crâne tondu allait de haut en bas, chez les autres, en travers.

Du premier coup d’œil on percevait une vive ressemblance entre les membres de cette étrange famille. Les personnalités les plus saillantes, les plus originales, ceux qui dominaient malgré eux tâchaient de s’effacer, de se mettre au diapason du bagne. Sauf quelques individus à qui une gaieté inextinguible valait le mépris général, tous les détenus étaient sombres, jaloux, présomptueux, fanfarons, susceptibles et formalistes à l’extrême. La qualité suprême consistait pour eux à ne s’étonner de rien. Ils ne vivaient que pour l’apparence. Mais bien souvent l’air le plus insolent faisait place, avec la rapidité de l’éclair, à une plate lâcheté. Il y avait là des hommes naturellement forts ; ils étaient simples et sans détours. Mais, chose bizarre, quelques-uns faisaient preuve d’une vanité presque maladive. La gloriole, les dehors passaient avant tout. La plupart étaient épouvantablement pervertis. Les calomnies, les commérages ne cessaient jamais : c’étaient l’enfer et les ténèbres extérieures. Personne cependant n’aurait osé s’insurger contre les règles et les habitudes admises. Certains caractères particulièrement tranchés avaient du mal à se soumettre, mais ils se soumettaient. Il nous arrivait des individus qui, sous l’empire d’une fanfaronnade excessive, avaient dépassé toute mesure et perpétré leurs crimes comme sans le vouloir, comme dans le délire, dans une intoxication. Nous avions tôt fait de les mater, même ceux qui avaient été la terreur de villes et de villages entiers. En regardant autour de lui, le « nouveau » remarquait bientôt qu’il n’était pas tombé au bon endroit pour provoquer la surprise, et il ne tardait pas à prendre le ton commun. Ce ton se manifestait par une dignité étrange et très spéciale qu’aucun des habitants du bagne ne devait abandonner. On eût dit que l’état de forçat constituait un titre, et même un titre honorable ! Pas la moindre trace de honte ou de repentir. On remarquait néanmoins une apparence de docilité, en quelque sorte officielle et qui raisonnait tranquillement sur la conduite à tenir. « Nous sommes des réprouvés, on n’a pas su vivre en liberté, et maintenant il faut se traîner le long de la rue verte4 et se mettre en rang pour être dénombrés. — Quand on n’a pas écouté son père et sa mère, on finit par obéir au roulement du tambour. — Quand on n’a pas su broder au fil d’or, on n’a plus qu’à marteler le caillou. » Tout cela se disait et se répétait souvent, tantôt en guise de morale, tantôt sous forme de dictons ou de proverbes, mais jamais sur un ton sérieux... Ce n’étaient que des mots. Y avait-il un seul forçat qui reconnût son infamie ? Que quelqu’un du dehors s’avise de reprocher ses crimes à un détenu, voire de l’injurier — trait d’ailleurs fort peu russe — les invectives n’auront pas de fin. Et quels maîtres que les forçats en matière d’injures ! Les nôtres injuriaient finement, subtilement, artistement. Ils poussaient l’insulte jusqu’à la science ; ils s’appliquaient à choisir des mots moins offensants par la forme que par l’idée, par le sens, par l’esprit ; c’était parfait comme venin ! Les disputes perpétuelles développaient encore entre eux cette science. Comme ils travaillaient sous le bâton, tous ces gens étaient paresseux et par conséquent dépravés. S’ils ne l’étaient pas auparavant, ils le devenaient. Réunis là contre leur volonté, ils y demeuraient étrangers les uns aux autres.

« Le diable a usé trois paires de sandales avant de nous fourrer en tas », disaient-ils d’eux-mêmes ; c’est pourquoi la calomnie, l’intrigue, les ragots, la jalousie, la haine occupaient le premier plan de cette vie damnée. La commère à la langue la mieux pendue n’aurait pas eu le verbiage de certains de ces bandits. On trouvait parmi eux, je le répète, des caractères bien trempés, d’une intrépidité à toute épreuve, habitués à voir plier les gens devant eux. Ceux-là, on les estimait involontairement ; de leur côté, bien que fort entichés de leur gloire, ils s’efforçaient de ne molester personne, de ne jamais se lancer dans de vaines disputes ; ils se conduisaient avec une dignité parfaite, se montraient raisonnables et obéissaient presque toujours aux ordres donnés — non par principe, par conscience de leur devoir, mais par une sorte de contrat dont ils reconnaissaient les avantages mutuels. Avec eux, d’ailleurs, on agissait prudemment. Il me souvient qu’un de nos bagnards, individu intrépide, aux penchants de bête fauve, fut appelé un jour pour subir les verges. C’était pendant l’été, à l’heure du repos. En tant que chef immédiat du bagne, notre major vint au corps de garde, qui se trouvait près de la porte d’entrée, afin d’assister à la punition. Ce major était pour les détenus un être fatal ; il les avait amenés à trembler devant lui. Sa sévérité touchait à l’extravagance, il « se jetait sur les gens », selon l’expression des forçats. Ce qui terrorisait le plus en lui, c’était son regard de lynx, auquel on ne pouvait rien cacher. Il voyait sans même regarder. À peine mettait-il les pieds dans la maison de force qu’il savait déjà ce qui se passait à l’autre bout. Les forçats l’appelaient le « huit-z-yeux ». Son système ne valait rien : ses procédés diaboliques rendaient les gens encore plus enragés. S’il n’avait pas eu au-dessus de lui un gouverneur bienveillant, raisonnable, qui modérait parfois ses transports sauvages, il aurait causé de grands malheurs. Je ne comprends pas comment il a pu terminer sa carrière sain et sauf ; à dire vrai toutefois, il n’a pris sa retraite qu’après avoir passé en jugement.

Le détenu blêmit quand on l’appela. D’habitude il tendait courageusement son dos aux verges ; il endurait la punition sans mot dire, puis se relevait comme si de rien n’était, en philosophe qui considère froidement sa malchance. Avec lui, d’ailleurs, on prenait des précautions. Mais cette fois-ci, il se croyait dans son droit. Il blêmit donc, et en cachette de l’escorte il eut le temps de fourrer dans sa manche un tranchet anglais très pointu. Les couteaux et autres instruments tranchants étaient interdits ; on ne plaisantait point là-dessus, on faisait des fouilles fréquentes, imprévues, minutieuses ; les délinquants encouraient des punitions cruelles. Mais il est bien difficile de découvrir sur un voleur ce qu’il a décidé de cacher ; en dépit des fouilles les couteaux et autres outils indispensables ne disparaissaient point ; ceux qu’on confisquait se trouvaient immédiatement remplacés.

Tous les détenus coururent à la palissade pour regarder, le cœur battant, à travers les fentes. Chacun savait que, cette fois, Petrov ne voulait pas se coucher sous les verges et que la dernière heure du major était venue. Mais à la minute fatale celui-ci monta en voiture et s’en alla, chargeant un autre officier de l’exécution. « C’est Dieu qui l’a sauvé ! » s’exclamèrent les forçats. Quant à Petrov, il endura passivement les verges. Sa fureur avait passé avec le départ du major. Le détenu demeure humble et obéissant jusqu’à un certain point, mais ce point ne doit pas être dépassé. Rien n’est plus curieux que ces éclats soudains d’irritation, de rétivité. Tel individu, qui pendant plusieurs années a placidement supporté les châtiments les plus atroces, s’emporte tout à coup pour une vétille, pour une bagatelle, pour un rien. Dans un certain sens on pourrait même le traiter d’insensé... C’est d’ailleurs justement ce qu’on fait.

J’ai déjà dit qu’au cours de mes années de bagne, je n’ai pas constaté chez mes camarades le moindre regret, le moindre malaise de conscience : dans leur for intérieur, la plupart estimaient avoir bien agi. C’est un fait. Évidemment la vanité, les mauvais exemples, la bravade, la fausse honte doivent entrer ici en ligne de compte. Mais, d’un autre côté, qui peut prétendre avoir sondé ces âmes déchues, avoir découvert dans leur mystère ce qui demeure caché à l’univers entier ? J’aurais dû néanmoins, il me semble, pendant de si nombreuses années surprendre dans ces cœurs un indice quelconque de souffrance, de désespoir. Mais je n’ai positivement rien aperçu. Sans doute ne faut-il pas juger d’après des idées préconçues, sans doute la philosophie du crime est-elle plus compliquée qu’on ne le pense. Le bagne, les travaux forcés ne relèvent pas le criminel ; ils le punissent tout bonnement et garantissent la société contre les attentats qu’il pourrait encore commettre. Le bagne, les travaux les plus pénibles ne développent dans le criminel que la haine, que la soif des plaisirs défendus, qu’une insouciance effroyable. D’autre part, le fameux système cellulaire n’atteint, j’en suis convaincu, qu’un but trompeur, apparent. Il suce la sève vitale de l’individu, l’énerve dans son âme, l’affaiblit, l’effraie, puis il vous présente comme un modèle de redressement, de repentir, une momie moralement desséchée et à demi folle.

Bien entendu, le criminel, insurgé contre la société, la hait ; il considère presque toujours qu’il a raison et qu’elle a tort. Le châtiment qu’elle lui a imposé lui permet d’ailleurs de se regarder comme absous, comme quitte envers elle. On peut enfin envisager les choses sous un angle qui permettra presque d’innocenter le coupable. Et cependant, chacun reconnaîtra qu’il y a eu toujours et partout depuis le fond des âges et sous n’importe quelle législation, des crimes qui furent considérés comme crimes et qu’on regardera comme tels tant que l’homme restera homme. C’est seulement au bagne que j’ai entendu raconter avec un rire enfantin, irrésistiblement joyeux, les actions les plus épouvantables, les plus dénaturées, les forfaits les plus monstrueux, les plus infâmes. Un certain parricide, en particulier, ne me sortira jamais de la mémoire. Noble d’origine et ancien employé de l’État, il avait joué auprès de son père sexagénaire le rôle du fils prodigue. Sa conduite devint si déréglée, ses dettes si criardes, que son père dut plus d’une fois le restreindre et le sermonner. Mais celui-ci possédait une maison, une ferme, on le soupçonnait d’avoir un magot, et le fils, avide d’hériter, le mit à mort. Le crime ne fut découvert qu’un mois plus tard. Tout ce mois-là le criminel, qui d’ailleurs avait en personne avisé la justice de la disparition de son père, s’adonna à la débauche la plus crapuleuse. Enfin, en son absence, la police découvrit le corps dans un canal d’égout, recouvert de planches, qui traversait la cour dans toute sa longueur. Le cadavre était habillé, paré ; la tête grise coupée reposait à sa place contre le tronc, et sous la tête l’assassin avait placé un oreiller. Le jeune homme n’avoua pas, il fut privé de son grade, de ses titres de noblesse et condamné à vingt ans de travaux forcés. Aussi longtemps que je l’ai connu, il ne s’est jamais départi de sa belle humeur. Sans avoir rien d’un sot, il se montrait l’être le plus léger, le plus étourdi, le plus insouciant du monde. Je n’ai jamais remarqué en lui de cruauté particulière. Les détenus le méprisaient, non pour son crime dont on ne parlait point, mais pour sa légèreté, son manque de tenue. Dans la conversation, il lui arrivait de citer son père. Une fois, me parlant de la robuste complexion héréditaire dans sa famille, il ajouta : « Exemple, l’auteur de mes jours, qui, jusqu’à sa fin, ne s’est jamais plaint de maladie. » Une insensibilité aussi bestiale semble naturellement impossible. Elle tient du phénomène. Ce n’est plus un crime, mais un défaut organique, une monstruosité physique et morale non enregistrée encore par la science. Je ne pouvais, il va sans dire, croire à sa culpabilité ; mais des gens de son pays, qui devaient être au courant, me racontèrent les faits avec des détails si précis qu’il fallut bien se rendre à l’évidence. Les détenus l’avaient entendu crier une fois en rêve : « Tiens-le, tiens-le ! La tête, coupe-lui la tête ! »

Presque tous rêvaient et divaguaient pendant leur sommeil ; alors jurons, mots d’argot, couteaux, haches revenaient le plus souvent, sur leur langue. « On est des gens rossés, disaient-ils ; on est tout écrasé par-dedans, c’est pour ça qu’on crie la nuit. »

Les travaux forcés n’étaient pas une occupation, mais un devoir. Après avoir fait le nombre d’heures fixé par la loi, les détenus rentraient dans la maison de force. Ils haïssaient leur corvée. Sans l’occupation personnelle à laquelle il s’applique de toute son âme, de tout son esprit, le forçat n’y résisterait pas. Comment, en effet, arrachés à la société et à une existence normale, des êtres fortement taillés pour vivre et désireux de vivre seraient-ils capables de se conduire normalement, naturellement, avec bonne volonté et bonne humeur ?

La fainéantise seule serait capable de développer en eux des instincts vicieux dont ils n’avaient pas conscience auparavant. Sans travail, sans lois, sans rien qui lui appartienne en propre, l’homme n’est plus lui-même, il s’avilit, il redevient une bête. C’est pourquoi, poussé par ses capacités naturelles et le sentiment confus de la conservation, chaque forçat avait un métier. L’été les travaux remplissaient les longues journées presque tout entières, et les nuits si courtes laissaient à peine le temps de dormir. Mais l’hiver, le règlement prescrivait l’internement des détenus dès la tombée du jour ! Que faire durant ces ennuyeuses, ces interminables soirées ? En dépit du règlement chaque caserne se transformait en vaste atelier. Si le travail personnel n’était pas interdit, on prohibait sévèrement les outils, ce qui rendait toute occupation impossible. Alors, on travaillait en cachette, et dans certains cas l’administration elle-même n’y regardait pas de trop près. Beaucoup de détenus arrivaient au bagne sans rien savoir faire, mais ils apprenaient auprès des autres, et quand sonnait l’heure de la libération, ils s’en allaient pourvus d’un bon métier. Il y avait là des bottiers, des cordonniers, des tailleurs, des menuisiers, des charpentiers, des graveurs, des doreurs. Un Juif même, Isaïe Boumchtein, trouvait le moyen d’être à la fois joaillier et usurier. Tous tâchaient de gagner quelques sous. Des commandes arrivaient de la ville. L’argent représente une liberté souriante : pour l’homme privé complètement de liberté il décuple de prix. Si l’on peut faire sonner des sous dans sa poche, même quand on n’a pas le moyen de les dépenser, on est à moitié consolé. Mais on arrive toujours et partout à dépenser son argent, d’autant plus le fruit défendu paraît deux fois plus doux ! Même au bagne on peut trouver à boire. Les pipes étaient rigoureusement interdites, néanmoins tout le monde fumait. L’argent et le tabac sauvaient les détenus du scorbut et d’autres maladies ; le travail les sauvait du crime : sans lui, ils se seraient entre-dévorés comme des araignées enfermées dans un bocal. Et cependant on proscrivait le travail et l’argent ! Assez souvent la nuit, on opérait brusquement une perquisition et l’on emportait tous les objets défendus. Si bien caché que fût l’argent, il tombait quelquefois aux mains des fouilleurs. Voilà en partie pourquoi, au lieu d’économiser, on se dépêchait de boire, voilà pourquoi on introduisait de l’eau-de-vie. Après chaque fouille, outre la confiscation de ses biens, le coupable subissait d’ordinaire une punition exemplaire. Cependant chaque fois on comblait aussitôt les vides, on introduisait de nouveaux objets et la vie reprenait son cours ordinaire. L’administration ne l’ignorait point et les détenus de leur côté ne murmuraient pas contre la punition, encore qu’une vie pareille rappelât celle qu’on pourrait mener sur les pentes du Vésuve.

Celui qui n’avait pas de métier s’adonnait à d’autres occupations parfois fort originales. Certains, par exemple, exerçaient la brocante et troquaient des choses telles qu’en dehors du bagne il ne serait jamais venu à l’idée de personne ni d’en faire trafic, ni même de leur assigner une valeur quelconque. Mais le bagne était aussi pauvre qu’industrieux. Le dernier des chiffons avait son prix et trouvait son usage. La misère donnait à l’argent une tout autre valeur qu’au dehors. Un travail énorme et difficile ne se payait que deux ou trois liards. Quelques-uns prêtaient à la petite semaine. Le détenu prodigue ou ruiné portait son dernier objet à l’usurier, qui lui avançait quelques pièces de cuivre à un taux monstrueux. Si l’emprunteur ne rachetait pas son bien à la date fixée, on le lui vendait sans pitié, sans rémission. L’usure florissait à tel point que l’on engageait même les affaires qui passaient à la revue : linge marqué, bottes et autres effets que l’administration pouvait réclamer à n’importe quel moment. Mais lors de semblables dépôts, l’affaire prenait quelquefois un autre tour, qui d’ailleurs n’était pas complètement inattendu. Son argent aussitôt touché, l’emprunteur allait trouver le sous-officier, le plus accessible des dirigeants de la prison, et lui dénonçait la mise en gage d’effets d’uniforme. Alors celui-ci, sans même avertir l’administration, les faisait reprendre à l’usurier. Chose curieuse, il ne s’élevait à ce propos aucune dispute : l’usurier rendait ce qu’on lui réclamait en silence, de l’air rechigné de quelqu’un qui s’y attendait ! Peut-être reconnaissait-il en son for intérieur qu’à la place de l’emprunteur il aurait agi de même. Et si par la suite il croyait bon de jurer, c’était sans acrimonie, par simple acquit de conscience.

En général les détenus se volaient effroyablement les uns les autres. Presque tous rangeaient dans un petit coffre muni d’un cadenas les effets que leur fournissait l’administration. Ces coffres étaient tolérés mais n’offraient aucune garantie. On s’imagine sans peine quels artistes du vol se trouvaient réunis en pareil lieu ! Un détenu qui m’était sincèrement dévoué (je le dis en toute simplicité) me vola une Bible, le seul objet dont la possession fût autorisée. Il me l’avoua dès le jour même, non par repentir, mais par pitié pour moi qui avais si longuement cherché. Certains faisaient le métier de cabaretier et s’enrichissaient rapidement. Je parlerai un jour ou l’autre de ce trafic spécial et assez curieux. Comme nous avions au bagne des condamnés pour contrebande il n’y a pas lieu de s’étonner que l’eau-de-vie y pénétrât en dépit des fouilles et des surveillants. La contrebande est un crime à part. L’intérêt, qui le croirait ? ne joue ici qu’un rôle secondaire. Le contrebandier travaille par passion, par vocation. C’est un poète en son genre. Il risque tout, affronte les pires dangers, ruse, s’ingénie, se dépêtre ; quelquefois même ses actes semblent comme inspirés. Cette passion est aussi forte que celle des cartes. J’ai connu un galérien de taille colossale, mais si doux, si tranquille, si débonnaire que sa présence en ce lieu paraissait une énigme. Jamais, au grand jamais, durant tout son temps de bagne, il ne se querella avec personne. Mais, originaire des marches de l’Ouest, il avait été déporté pour contrebande, et, bien entendu, il ne pouvait pas se retenir d’introduire de l’eau-de-vie. Que de châtiments il encourut pour cela, et quelle crainte il avait des verges ! Il continuait cependant, malgré ses bénéfices dérisoires, car seul l’entrepreneur s’enrichissait. Le drôle aimait l’art pour l’art. Pleurnicheur comme une femmelette, il jurait ses grands dieux après chaque fustigation de ne plus recommencer. Il tenait quelquefois son serment un mois entier, puis il se laissait tenter... Grâce à de pareils individus, l’eau-de-vie ne tarissait pas dans la maison de force. Les détenus connaissaient encore un genre de revenus qui, sans les enrichir, n’en était pas moins régulier et bienfaisant : je veux parler de l’aumône. Les hautes classes de notre société n’ont aucune idée des soins dont les marchands, les petits bourgeois, tous les gens du peuple entourent les « malheureux », comme ils disent. L’aumône se fait d’une façon continue et presque toujours en pain ou en croissants, plus rarement en menue monnaie. En bien des endroits, les prisonniers, surtout les prévenus, qui sont soumis à un régime plus sévère que les condamnés, auraient beaucoup de peine à vivre sans ces dons. L’aumône se partage religieusement entre les détenus. S’il n’y en a pas assez pour tous, on taille un croissant en parts égales, quelquefois en six, mais chacun reçoit son morceau.

Je me rappelle la première aumône que j’ai reçue. C’était peu après mon arrivée. Je revenais de la corvée du matin, seul avec un surveillant. À ma rencontre s’avançaient une mère et sa fillette, une enfant de dix ans, jolie comme un ange. Je les avais déjà vues. La mère était la veuve d’un jeune soldat, qui, après avoir passé en conseil de guerre, mourut à l’hôpital dans le pavillon des détenus, où je me trouvais moi-même en traitement ; la mère et la fille étaient venues lui dire adieu en pleurant toutes deux à chaudes larmes. Quand elle m’aperçut, la petite fille rougit et murmura quelques mots à sa mère ; celle-ci s’arrêta aussitôt, chercha dans son panier un quart de kopeck et le donna à l’enfant, qui courut à moi...

— Tiens, malheureux, prends ce petit kopeck pour l’amour du Christ, cria-t-elle en me le glissant dans la main.

Je pris la pièce ; la fillette, toute contente, rejoignit sa mère. J’ai longtemps gardé ce pauvre kopeck.

1. La forteresse d’Omsk.

2. « Voici bientôt 5 ans que j’ai vécu sous escorte, au milieu d’une foule, que je ne me suis pas trouvé seul une heure. Être seul est une exigence normale, comme boire et manger, autrement ce communisme imposé vous inspire la haine des hommes. » (Lettre à Mme Fonvizine écrite en février 1854, au moment de son élargissement.) « Me trouver de temps en temps seul est pour moi la plus haute des jouissances. » (Lettre du 30 juillet 1854 à son frère Michel, datée de Semipalatinsk.)

3. Nous rendons par croissant le mot kalatch, petit pain de froment en forme de cadenas. Ceux de Moscou sont renommés.

4.La rue verte : on verra plus loin de quoi il s’agit.

II

PREMIÈRES IMPRESSIONS

LE premier mois et en général le début de ma vie de prisonnier se présentent vivement à mon imagination, tandis que les années suivantes ne m’ont laissé qu’un souvenir confus. Certaines même se sont fondues, effacées, et je n’en ai gardé qu’une impression unique de lourdeur, d’uniformité, d’étouffement. C’est d’ailleurs là un phénomène pleinement normal.

Ce qui m’a frappé dès mon entrée dans cette vie, c’est, il m’en souvient, de n’y pouvoir rien trouver d’extraordinaire ou pour mieux dire d’inattendu. Tout cela me semblait avoir déjà défilé dans mon esprit, lorsque, faisant route pour la Sibérie, je m’efforçais de deviner le sort qui m’attendait. Mais bientôt un abîme de faits plus que surprenants, plus que monstrueux, m’arrêta presque à chaque pas. Après avoir vécu assez longtemps au bagne, je finis par comprendre tout l’imprévu d’une pareille existence, mais ne laissai pas pour autant de m’en étonner. Je dois avouer que cet étonnement m’accompagna tout le long de ma détention ; je n’ai jamais pu me faire à cette existence.

En pénétrant au bagne, ma première impression fut surtout de l’horreur, et cependant — chose étrange ! — la vie me parut beaucoup plus facile que je ne me l’étais imaginé durant mon voyage. Bien qu’ils eussent les fers aux pieds, les détenus circulaient librement, juraient, chantaient, travaillaient pour leur compte, fumaient la pipe ; d’aucuns même (en très petit nombre) buvaient de l’eau-de-vie et, la nuit, certains jouaient aux cartes. Quant à la corvée, elle me parut beaucoup moins pénible, beaucoup moins « travaux forcés » qu’on ne le penserait ; je ne compris qu’assez longtemps après le véritable caractère de ces travaux, moins pénibles par leur dureté et leur continuité, que par le fait d’être imposés, obligatoires, de se faire sous le bâton.

Certes notre paysan travaille bien davantage, quelquefois même il doit passer la nuit, surtout en été, mais il travaille pour son compte, dans son intérêt, aussi se sent-il incomparablement moins fatigué que le forçat, lequel accomplit une besogne commandée et tout à fait improductive pour lui.

L’idée m’est venue une fois que si l’on voulait anéantir, écraser, châtier un homme d’une façon assez implacable pour que le pire bandit en tremblât de peur à l’avance, il suffirait de donner à sa besogne un caractère de parfaite absurdité, d’inutilité absolue. Les travaux forcés actuels ont beau ne présenter aucun intérêt pour le détenu, ils ne sont pas pour cela dépourvus de sens. Le forçat-ouvrier fait des briques, creuse le sol, broie du plâtre, crépit des bâtiments, et dans ces travaux-là il y a une pensée, il y a un but. Quelquefois même il s’intéresse à son ouvrage, cherche à le faire mieux et plus habilement. Mais qu’on l’emploie, par exemple, à transvaser de l’eau d’un tonneau dans un second et du second dans le premier, à triturer du sable, à transporter des tas de terre d’un endroit à un autre pour les remettre ensuite à leur place primitive, je pense qu’au bout de quelques jours il s’étranglera ou commettra mille méfaits afin de mériter la mort et d’échapper à un tel abaissement, à une telle honte, à un tel tourment. D’ailleurs ce genre de châtiment tournerait plutôt à la torture et à la vengeance, il serait insensé parce qu’il dépasserait le but. Néanmoins tout travail contraint a sa part de torture, d’absurdité, d’humiliation, et c’est la raison qui rend les travaux forcés incomparablement plus pénibles que les autres.

Du reste, comme j’étais arrivé au bagne au mois de décembre1, je n’eus d’abord aucune idée des corvées d’été, cinq fois plus accablantes. En hiver, il y avait dans notre forteresse fort peu de travaux en chantier. Les détenus allaient au bord de l’Irtych démolir de vieilles péniches, besognaient de leur métier, débarrassaient les bâtiments de la neige amassée par les tourmentes de vent, brûlaient et concassaient de l’albâtre, etc. Les journées étaient courtes, la corvée finissait tôt, tous nos gens rentraient de bonne heure au bagne, où ils auraient été presque désœuvrés sans le travail personnel qu’ils se procuraient. Mais un tiers d’entre eux seulement s’adonnaient à une occupation suivie ; les autres fainéantaient, rôdaient dans toutes les chambrées, s’injuriaient, comméraient, s’enivraient, si un peu d’argent leur était tombé ; la nuit, ils jouaient aux cartes jusqu’à leur chemise, tout cela par ennui, par désœuvrement, pour tuer le temps. Je compris par la suite qu’à part la privation de liberté et la contrainte du travail les détenus subissent encore un supplice presque plus pénible, j’entends la cohabitation forcée. La vie en commun existe sans doute ailleurs, mais il arrive au bagne des gens qu’on ne tiendrait pas à fréquenter, et je suis certain que tous les forçats souffraient, fût-ce inconsciemment, de cette promiscuité.

La nourriture aussi me parut assez convenable. Les forçats m’assurèrent qu’on n’en donne pas de pareille dans les compagnies de discipline de la Russie d’Europe2 ; je ne saurais le certifier, n’y ayant point passé. Du reste, beaucoup avaient les moyens de se procurer des repas à leur goût. La viande nous coûtait deux kopecks la livre, et trois pendant l’été. Ceux qui avaient de l’argent pouvaient s’en payer. La plupart cependant mangeaient à la gamelle. Quand les détenus vantaient leur nourriture, il ne s’agissait que du pain, qu’ils étaient fort contents de toucher par chambrée. Le rationnement individuel les effrayait : il aurait laissé le tiers d’entre eux affamés, tandis que la distribution en bloc arrangeait tout le monde. Notre pain était réputé jusqu’en ville3 ; on attribuait cette saveur à l’heureuse construction des fours. La soupe, par contre, la traditionnelle soupe aux choux aigres, n’était pas fameuse. On la cuisait dans une chaudière et on la liait légèrement avec du sarrasin, ce qui ne l’empêchait pas d’être fort claire, surtout les jours ouvrables, et de laisser le ventre creux. Le plus dégoûtant pour moi, c’était le nombre inconcevable de cafards qui nageaient dedans, mais les détenus n’en avaient cure.

Les trois premiers jours, je n’allai pas au travail ; on laissait tous les nouveaux venus se reposer du voyage. Cependant, dès le lendemain de mon arrivée, on me fit sortir de la forteresse pour me river d’autres fers. Les miens n’étaient pas d’uniforme ; les anneaux « tintaient fin », selon l’expression des détenus, et se portaient par-dessus les habits. Le modèle établi en vue du travail consistait non pas en anneaux, mais en quatre tiges de fer de l’épaisseur du doigt tenues ensemble par trois boucles ; on devait les porter sous le pantalon. À la boucle du milieu s’enfilait une courroie qui à son tour s’attachait à la ceinture bouclée sur la chemise.

Je revois mon premier matin de bagne. Au corps de garde, près de la grande porte, le tambour battit la diane, et dix minutes plus tard l’officier de garde ouvrit les casernements. On se réveilla. À la lumière terne d’une pauvre chandelle les détenus se dressèrent tout grelottants de froid. La plupart étaient taciturnes et de mauvaise humeur. Ils bâillaient, s’étiraient, contractaient leur front stigmatisé. Les uns se signaient, d’autres se chamaillaient. La touffeur était abominable. Au moment où l’on ouvrit la porte, l’air froid de l’hiver s’engouffra, emportant la buée en tourbillon par la caserne. Les détenus allèrent s’attrouper autour des seaux d’eau. Chacun à son tour s’emparait du puisoir, se versait de l’eau dans la bouche et s’en humectait le visage et les mains. L’eau était préparée depuis la veille par le « vidangeur ». On appelait ainsi le détenu choisi par les autres pour le service de la chambre. Dispensé de corvée, il veillait à la propreté de la salle, lavait et grattait tant le plancher que le bat-flanc, apportait et remportait le baquet, et tenait de l’eau propre dans deux seaux, le matin pour la toilette, le jour pour la boisson.

— Pousse pas tant, hein, bougre de serin ! grognait un grand détenu maigre, basané, morose, avec d’étranges protubérances sur son crâne rasé, en bousculant un autre forçat de petite taille, gros et trapu, au visage rougeaud tout réjoui.

— Qu’est-ce qu’t’as à gueuler ? C’est-y qu’t’as loué la place ? Fous le camp toi-même, espèce de monument. Regardez-moi ça, les gars, quel pétaradeur à la manque !

Le mot produisit son effet : les détenus pouffèrent. C’était justement ce que voulait le joyeux rougeaud qui de toute évidence tenait dans la caserne un rôle d’amuseur. Le grand détenu le toisa avec un profond mépris.

— Espèce de vache ! marmotta-t-il. Ça t’a engraissé, faut croire, le pain blanc d’ici ! À Noël, tu vas mettre bas au moins ta douzaine de cochonnets, s’pas ?

— Et toi, pour quel oiseau te prends-tu ? cria tout à coup le rougeaud qui devenait cramoisi.

— Justement ça, pour un oiseau !

— Lequel, dis voir un peu ?

— Ça me regarde.

— Non, mais dis voir lequel ?

Ils se dévoraient des yeux. Le rougeaud attendait la réponse en serrant les poings, comme prêt au corps à corps. J’étais sûr qu’ils allaient se battre : ce spectacle nouveau pour moi piquait ma curiosité. J’appris plus tard que ces sortes de scènes, parfaitement innocentes, se jouaient pour l’amusement général. On n’allait presque jamais plus loin que les mots. Cette prise de bec ne manquait pas de caractère, et me donnait une idée des mœurs de la prison.

Le grand détenu se tenait tranquille et majestueux. Il se sentait regardé : sa riposte serait son déshonneur ou sa gloire ; il devait soutenir son dire, montrer qu’il était bel et bien un oiseau. Il jeta un regard de travers à son adversaire et avec un dédain inexprimable, le toisant par-dessus l’épaule comme s’il n’était qu’un insecte, lentement, significativement, il prononça :

— Moi, je suis un « kagan4 » !

Un retentissant éclat de rire salua cette affirmation.

— Un salaud, voilà ce que t’es ! beugla le rougeaud, qui, se sentant battu, arrivait au plus haut degré de la fureur.

Mais au moment où la querelle devenait sérieuse on rabattit le caquet des deux bravaches.

— Qu’est-ce qui leur prend ? cria toute la chambrée.

— Vous feriez mieux d’y aller avec le poing qu’avec la langue, cria quelqu’un de son coin.

— Rien à craindre, y vont pas se taper dessus ! répliqua un autre. On est des rudes gars, nous autres. On n’y va qu’à sept contre un !

— Oui, y sont mignons tout plein ces deux-là. Y en a un qu’est ici pour une livre de pain, et l’autre, c’est un licheur de pots, il a barboté du lait caillé à une bonne femme, c’est pour ça qu’on lui a pelé le dos.

— Ça suffit, hein ! clama l’invalide qui faisait office de surveillant et dormait dans un coin sur son lit de camp.

— De l’eau, les enfants, v’là le névalide qui se réveille ! Bien le bonjour, le frérot, Névalide Petrovitch !

— Moi, ton frère ! On ne s’est pas encore saoulés ensemble, grogna l’invalide en étirant les manches de sa capote...

On se préparait pour l’appel. Le jour se levait. Les détenus encombraient la cuisine. Déjà tout prêts pour la corvée, en demi-pelisse, ceinture et bonnet bicolores, ils attendaient près du pain que coupait un des cuisiniers. Ceux-ci, élus par leurs camarades à raison de deux par cuisine, avaient la garde de l’unique couteau qui servait à couper le pain et la viande. Quelques forçats avaient devant eux une tasse de kvass5 ; ils y émiettaient leur pain, puis avalaient le tout. Le tapage était insupportable, et pourtant dans les coins on conversait sans bruit, posément.

— Bon appétit, père Antonytch, bonjour ! s’écria un jeune gars en venant s’asseoir près d’un de ses camarades édenté et grincheux.

— Bonjour, si tu ne viens pas te payer ma tête ! répondit le bonhomme qui ne leva pas les yeux et continua de mâchonner son pain entre ses gencives.

— C’est que, père Antonytch, je te croyais mort, vrai de vrai !

— Pas encore ; montre-moi le chemin le premier !

Je m’assis près d’eux. À ma droite, deux détenus à l’air posé s’entretenaient en tâchant de garder leur dignité l’un en face de l’autre.

— Moi, je te garantis qu’on me volera pas, disait l’un. C’est plutôt moi qui volerai les autres.

— Moi, y ferait pas beau toucher à mes affaires non plus. Ça chaufferait dur !

— Tant que ça ? T’es pas comme nous alors ? Tranquillise-toi. On n’est que des bagnards... rien que ça... Elle te roulera, et sans te dire merci. À moi aussi, mon petit, elle m’a soutiré mes quatre sous. L’autre jour, la voilà qui s’amène. Où se fourrer avec elle ? j’ai demandé d’aller chez Fedka le bourreau ; il a sa maison du faubourg, tu sais celle qu’il vient d’acheter à Salomon, ce galeux de juif qui s’est étranglé.

— Je sais. Il faisait le cabaretier ici y a trois ans ; on l’appelait Grichka-cabaret-borgne. Je sais.

— Mais non, tu ne sais pas. C’était un autre, le cabaret-borgne.

— Quel autre ? Tu bafouilles, mon gars. Je peux t’amener autant de témoins qu’tu voudras.

— Amène-les pour voir ! D’où c’est qu’tu sors ? Tu sais peut-être pas qui je suis ?

— Qui ? Je t’ai assez rossé de fois, sans me vanter. Il n’est pas question de qui !

— Tu m’as rossé, moi ? Celui qui me rossera, il n’est pas encore né, entends-tu ? Et celui qui m’a rossé, il est enterré !

— Eh ! va donc, pestiféré de malheur !

— Que la lèpre te ronge !

— Va te faire sabrer par un Turc !

Et les injures de pleuvoir.

— Assez ! Assez ! Qu’est-ce qu’ils ont donc à gueuler ! criait-on autour d’eux. Ils ne savaient pas vivre en liberté, les voilà contents de trouver ici du bon pain tendre. Assez, hein !

On les sépara au plus vite. Les injures, les prises de bec sont volontiers tolérées, c’est une récréation pour tout le monde. Quant aux rixes, on ne les autorise que dans des cas exceptionnels. Les voies de faits risquent d’être révélées au major, lequel vient lui-même procéder à une enquête, et l’enquête signifie du désagrément pour chacun, chose à éviter. D’ailleurs, les ennemis s’invectivent plutôt par distraction, par amour de l’art. Assez souvent, ils se montent la tête, la querelle prend un tour exaspéré, on les voit déjà se jeter l’un sur l’autre ; mais pas du tout : dès que leur colère a atteint un certain diapason, ils se séparent. Tout cela me causa d’abord une surprise extrême. C’est à dessein que je viens de donner un exemple des conversations habituelles aux forçats. Je ne comprenais guère qu’on pût s’injurier par plaisir, trouver à cet exercice un charme, une délectation, une jouissance. Il ne faut pas oublier non plus la part de la vanité : le dialecticien en jurons gagnait en estime ; encore un peu, on l’aurait applaudi, comme un acteur.

Dès le premier soir je remarquai qu’on me regardait de travers, je saisis même quelques coups d’œil sinistres. Par contre, soupçonnant que j’avais de l’argent, certains détenus tournaient autour de moi. Ils m’offrirent aussitôt leurs services, m’apprirent à porter mes nouveaux fers, me procurèrent — moyennant finances, cela va de soi — un coffre à cadenas pour y ranger mon trousseau de forçat et un peu de linge que j’avais apporté. Mais le lendemain même, ils me volèrent le tout et le dépensèrent à boire. L’un de mes voleurs me devint par la suite infiniment précieux encore qu’il continuât à dérober mes effets quand l’occasion lui semblait bonne. Il commettait son délit sans la moindre honte, presque inconsciemment, comme par devoir ; je ne pouvais guère lui en garder rancune.

Entre autres choses, ces détenus obligeants m’apprirent que l’on pouvait avoir son thé ; je ferais donc bien de faire l’emplette d’une théière ; en attendant ils m’en procurèrent une en location. Ils me recommandèrent aussi un des cuisiniers qui, pour trente kopecks par mois, me préparerait mes repas, si je voulais manger à part... Comme de juste, ils m’empruntèrent de l’argent et, dès le premier jour, chacun d’eux revint deux ou trois fois à la charge.

Les anciens nobles sont en général très mal vus au bagne. Bien qu’ils aient perdu leurs droits civiques et soient à cet égard les égaux de leurs codétenus, ceux-ci se refusent à voir en eux des camarades. Aucun préjugé d’ailleurs n’entre ici en ligne, c’est tout bonnement une opinion innée. À leurs yeux nous demeurions des gentilshommes, ce qui ne les empêchait pas de se gausser de notre chute : « Non, maintenant, assez, fini ! Môssieu ne fait plus le gros à travers Moscou, Môssieu tord la corde pour son cou ! » et autres amabilités du même genre.

Ils jouissaient de nos souffrances, que cependant nous nous efforcions de leur cacher. C’est surtout au début que nous subîmes leurs brocards, parce que, nos forces n’égalant pas les leurs, nous ne pouvions pas suffisamment les seconder. Il est fort difficile de gagner la confiance du peuple, surtout de ce genre de peuple, et de mériter son affection.

Nous avions au bagne plusieurs gentilshommes. D’abord cinq Polonais, dont je parlerai plus tard. Les détenus les détestaient plus encore que les nobles russes. Les Polonais (j’entends les condamnés politiques) traitaient les forçats avec une politesse méticuleuse, exagérée, hautaine ; ils ne pouvaient dissimuler le dégoût que ceux-ci leur inspiraient. Les forçats comprenaient fort bien la chose et les payaient de la même monnaie.

Il me fallut passer presque deux ans dans la maison de force avant de gagner la bienveillance de quelques détenus. Cependant, vers la fin de mon séjour, la plupart m’aimaient et me tenaient pour un « brave homme ».

À part moi la bonne société russe comptait au bagne quatre représentants. Tout d’abord un crapuleux personnage effroyablement corrompu, espion et délateur de métier, dont j’avais déjà entendu parler avant mon arrivée et avec qui je rompis toute relation dès les premiers jours. Le second était le parricide dont j’ai parlé. Le troisième s’appelait Akim Akimytch ; j’ai rarement vu pareil original ; il restera gravé dans mon souvenir. C’était un grand gaillard efflanqué, d’esprit faible, d’ignorance crasse, épilogueur et méticuleux comme un Allemand. Les forçats le tournaient en ridicule, mais