Terra Incognita - Isabelle Maistrello - E-Book

Terra Incognita E-Book

Isabelle Maistrello

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Beschreibung

La Terre dans 500 ans. Après des siècles de pollution et d’épuisement des ressources en eau, la planète est devenue inhospitalière pour l’homme, qui y suffoque. Les autorités mondiales décident de prendre des mesures radicales et de lancer le programme spatial Terra Incognita. 14 vaisseaux sont lancés à la recherche d’une terre d’asile, une exoplanète compatible avec la vie humaine.
Mais le voyage ne va pas se dérouler comme prévu et les explorateurs vont devoir élaborer et mettre en œuvre un projet alternatif ambitieux pour tenter de sauver l’humanité. Keira, jeune fille rebelle, issue d’une caste privilégiée d’une grande cité-état, laisse sa famille et son grand amour Gabriel, né dans les faubourgs pauvres et oubliés de la ville, pour rejoindre le programme Terra Incognita. Elle sera désignée comme architecte en chef du projet de construction le plus gigantesque, le plus incroyable et le plus secret de l’histoire de l’humanité.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Isabelle Maistrello est née en 1974 à Chambéry en Savoie. Elle a eu plusieurs vies professionnelles : enseignante en sciences économiques et sociales, responsable de boutiques et, depuis 10 ans, assistante de direction à Courchevel. Elle aime l’art contemporain, l’architecture, la musique métal, les polars et la SF. Elle s’intéresse aux civilisations précolombiennes et à l’astrophysique. Elle écrit depuis trois ans et termine son troisième roman. Terra Incognita est le second à être publié, après Les gardiens du Secret.

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Isabelle Maistrello

Terra Incognita

Du même auteur

– Les Gardiens du Secret

Roman, 5 Sens Editions, 2021

 

Gabriel

Cela faisait 67 jours. 67 jours que je venais chaque matin m’asseoir en haut de la « colline ». Le lieu où j’aimais venir me ressourcer. L’endroit où je l’avais emmenée au début de notre histoire.

67 jours qu’elle avait quitté cette planète, qu’elle était partie en mission à des années-lumière d’ici. 67 jours qu’elle dormait dans son caisson, qu’elle rêvait de moi j’osais espérer.

Selon leurs calculs, elle arriverait à destination dans quelques mois. Que trouverait-elle sur cette planète ? De la vie certainement. Sous quelle forme ? Intelligente ? Hostile ? La reverrai-je un jour ? Nous avions décidé avant son départ de ne rien nous promettre. Je n’avais pas promis de l’attendre. Elle n’avait pas promis de revenir. Je n’avais pas promis mais je l’attendais et je l’attendrai encore longtemps… Pas question de renoncer. Une épreuve de plus, seulement une épreuve de plus. Nous en avions supporté tant depuis notre rencontre. Ce ne serait pas la plus difficile, la plus longue certainement, la plus longue…

Le soleil commençait à apparaître à l’horizon, il fallait y aller, la fournaise serait de retour dans très peu de temps et, si je ne voulais pas griller sur place, il fallait que je rejoigne les faubourgs dès que possible.

Est-ce que la planète où elle devait atterrir serait aussi tempérée et fertile que les sages l’espéraient ? Est-ce que notre peuple irait s’y installer et y prospérer ? Cela ne se ferait probablement pas avant longtemps, très longtemps. Alors tout cela en valait-il la peine ? Pour moi, pour les miens, la réponse était non. Même si l’une des planètes visées par le programme était la bonne, nous ne ferions pas partie des candidats au départ. Le programme « Terra Incognita » avait permis la construction et le départ de quatorze vaisseaux dans toutes les directions de la partie connue de notre univers. La quasi-totalité des ressources du globe y avait été engloutie. Ceux qui restaient ici allaient vivre des mois et des années difficiles avant que les navires interstellaires ne soient de retour pour venir chercher celles et ceux qui seraient sélectionnés. Je n’avais aucune chance de figurer sur la liste, aucune chance de faire partie des élus, aucune chance de la rejoindre, de rejoindre Keira, ma Keira…

Keira

67 jours. Je venais de passer 67 jours dans ce caisson d’hibernation parmi les 1 200 caissons que contenait le vaisseau n° 1 du programme « Terra Incognita ». Aujourd’hui, je sortais enfin, mais juste pour 24 heures. 24 heures pendant lesquelles j’allais passer toute une batterie d’examens pour vérifier si mon corps – et mon esprit aussi – avait bien supporté cette première partie du voyage et surtout le passage par le trou de ver. Je me sentais faible et nauséeuse mais, dans l’ensemble, j’allais plutôt bien. Enfin mon corps allait bien, mon esprit, lui, était confus. Je ne savais pas vraiment si l’on rêvait pendant la période d’hibernation mais des tas d’images imprégnaient encore ma rétine et elles semblaient se superposer. Notre planète vue depuis l’espace, l’entrée dans le caisson… ces images je les avais vraiment vues au moment du départ, et puis des étendues d’eau immense, des champs, des forêts, des gens discutant, travaillant, vivant simplement en pleine journée, en plein soleil, cela je ne l’avais jamais vu, cela n’existait plus chez nous depuis tellement longtemps. Depuis des générations.

Alors oui c’était sûrement un rêve, le rêve de la planète que nous partions explorer aux confins de l’univers. Serait-elle celle qui pourrait accueillir mon peuple ? Serait-elle celle qui nous sauverait ? Je savais que même si tel était le cas, cela ne permettrait pas de le retrouver… Il y avait si peu de chances que je le revoie un jour. Bien sûr, je ne lui avais pas tout dit sur le programme. J’étais restée évasive sur certains points, en particulier sur celui de notre possible retour. Je n’avais pas menti, juste omis quelques données. Il avait fait semblant de me croire car, comme moi, il ne pouvait pas se résoudre à me dire au revoir sans espoir de retour. Je revoyais nos rendez-vous secrets dans notre alcôve, son regard si transparent que je pouvais deviner par quelles émotions il passait, sans même qu’il ait eu à prononcer le moindre mot. Cela l’amusait d’ailleurs, l’énervait parfois quand il restait évasif sur sa journée passée dans le faubourg. Il suffisait qu’il tourne un instant les yeux, pensif, pour que je sache qu’il pensait à tout ce qu’il venait de vivre. Je faisais alors de mon mieux pour lui apporter un peu de légèreté, pour lui faire oublier quelques instants tout ce qu’il avait dû traverser, tous les évènements que nous avions vécus. Et je crois que je réussissais souvent ! Ah Gabriel tu me manques tellement !

Keira Connell

– Keira, Keira ma chérie, réveille-toi. Le soleil va bientôt se lever, nous devons nous dépêcher.

– Encore quelques minutes maman… il ne fait pas encore si chaud…

– Oui mais dans très peu de temps ce sera irrespirable, tu le sais bien. Allez, ton porridge est prêt, ne fais pas attendre ton frère ma chérie.

– D’accord…

Je me levai péniblement de ma couche, passai quelques instants dans l’unité de lavage à sec, ne prenant même pas la peine de jeter un œil dans le miroir, enfilant la première combinaison venue et rejoignis mon frère à la table du petit déjeuner en marmonnant des « j’ai pas envie d’y aller… ».

– Comme d’habitude, le jour où tu auras envie de quelque chose il fera plus frais qu’aujourd’hui !

– Oh, Martial, la ferme ! Toi tu es toujours partant pour tout comme ça, ça fait une moyenne !

– Tiens ton porridge madame la râleuse ! Je te préviens, dans dix minutes je suis parti et je ne t’attends pas !

– Ok Monsieur le futur super ingénieur !

Martial sortirait très certainement premier de sa promo à la fin de la session annuelle alors que moi je n’avais même pas encore choisi mon orientation pour mes études universitaires. Il fallait envoyer ses vœux dans un mois, j’avais encore le temps de me décider… Les médias holographiques ou bien l’agroalimentaire comme maman, ou bien l’architecture, oui c’était bien ça l’architecture… J’avais des résultats corrects en maths et la notation de ma cellule familiale était excellente grâce à mon père, conseiller spécial au bureau des sages, et, dans une moindre mesure, à ma mère, ingénieure en agroalimentaire et responsable du plus gros labo de Zélie, la Cité-État où nous vivions. Et peut-être un peu aussi grâce à mon frère, étudiant émérite en aérospatiale. Bien sûr la note de 9.5 sur 10 que nous détenions depuis des années, je n’en étais en rien responsable, il en fallait même de peu pour que je la fasse baisser avec mes piètres résultats.

Bref, j’avais pensé à quoi déjà, ah oui, architecture. Madame la future architecte du palais des sages de Zélie ! Pas mal non ! Oh, on verrait bien, il me restait un mois pour me décider après tout.

– Keira, je pars sans toi !

– J’arrive ! !

J’avalai mon porridge en deux cuillers, attrapai mon sac à dos, ma casquette, mes gants et mes lunettes de soleil posées dans l’entrée et courus rejoindre Martial qui était déjà presque arrivé à la station de tramway de notre quartier. Je passai le SAS d’entrée de la station et sentis immédiatement le changement de température. Je quittai mes protections et les jetai dans mon sac à dos.

Je traversai le premier corridor à toute allure et j’arrivai à le rattraper juste avant que les portes ne se referment. J’étais déjà en nage. Bien sûr je me suis fait repérer par le détecteur qui m’a, une fois de plus, rabrouée sur ma dépense inconsidérée d’eau corporelle et m’a rappelé que ma ration d’eau potable ne serait pas augmentée pour autant. Bon, vu la notation de mon foyer, la ration d’eau qui nous était allouée était bien plus élevée que la plupart des foyers dans cette ville, et certainement démesurée par rapport à la plupart des gens sur cette planète en surchauffe.

Je me laissai tomber, essoufflée, en face de Martial. Avant qu’il ne puisse articuler quoi que ce soit je lui balançai, énervée :

– C’est bon ! J’ai déjà eu Monsieur le robot détecteur qui m’en a passé une ! Ne t’inquiète pas je ne piquerai pas dans ta ration !

– De toute façon tu ne pourrais même pas si tu essayais, j’ai demandé à papa de séparer ton compte du reste du foyer, comme ça, aucun risque, et, à force, tu finiras peut-être par faire attention. Quand tu commenceras à avoir soif avant même la mi-journée tu te diras qu’il faut changer de comportement !

– Et papa a accepté de faire ça, de m’exclure du compte du foyer !

– Oh arrête de faire ta victime ! À mon avis, on était le dernier foyer dans cette ville à continuer à avoir un compte commun ! Grandis un peu ma vieille ! Tu vas devenir étudiante !

Pas le temps d’ouvrir la bouche pour lui répliquer un truc totalement réprimandé par le règlement des bonnes conduites, le tram était arrivé à destination, le quartier Éducation et Connaissances.

Martial et moi descendîmes, et sans même un mot ou un signe de main, nous nous dirigeâmes chacun de notre côté vers nos couloirs respectifs, celui menant vers la zone des étudiants en science pour mon frère, celui vers les primo éduqués pour moi.

Après avoir traversé une petite partie du labyrinthe du bâtiment du centre d’éducation, je me retrouvai devant la salle de cours d’Histoire et Morale environnementale. Pompeux non ! La porte automatique s’ouvrit et je cherchai Soleen des yeux. Je la repérai au milieu de l’amphithéâtre en train de bavarder avec un étudiant. Plutôt pas mal l’étudiant d’ailleurs, sa peau était vraiment très foncée et son sourire béat – ou devrais-je dire bêta – montrait qu’il était tombé sous le charme de ma meilleure amie. Il faut dire que c’était une vraie beauté, un corps élancé et musclé, une peau juste hâlée comme il fallait, un long nez droit, des yeux en amande et une voix rauque qui envoûtait toux ceux à qui elle adressait la parole.

Elle me vit et me fit signe de me dépêcher de la rejoindre car l’holo écran venait de s’allumer. L’éducateur allait commencer son cours. Je la rejoignis en commençant à monter les escaliers quatre à quatre puis me souvins de la mise en garde de mon frère tout à l’heure et ralentis le rythme pour éviter de manquer d’eau toute la journée.

Je m’installai à la gauche de Soleen et nous enfilâmes nos lunettes 3D. L’éducateur salua son auditoire et commença son cours.

– Comme vous le savez, Zélie est l’une des 14 Cités-États du monde, et la plus importante en termes de population, près de 500 000 individus, soit 180 000 foyers – et en termes de technologie, puisqu’elle abrite la seule zone aérospatiale du monde.

Revenons sur l’histoire de notre cité :

Il y a environ six siècles, notre planète était encore fertile, nous pouvions y cultiver des plantes nourricières. La faune sauvage et domestique était encore nombreuse. Il existait également des surfaces d’eau appelées fleuves ou lacs. Aujourd’hui, même ce qu’il reste des océans, dont l’eau a été pompée sans relâche pendant des siècles pour être dessalinisée, n’abrite plus de vie. Ils sont chauds et pollués. L’eau douce provenant des cours d’eau, était auparavant amenée jusque dans les foyers. Les gens pouvaient utiliser cette eau à leur guise, la boire, prendre des bains, c’est-à-dire s’immerger complètement dans un bassin rempli d’eau et même arroser les plantes dont ils disposaient. C’était un âge d’or. Malheureusement, les peuples n’avaient pas conscience alors de la richesse qu’ils détenaient et ont gaspillé peu à peu les ressources offertes par la nature si généreuse.

Leurs activités polluantes ont peu à peu souillé cette belle nature, l’eau a commencé à se raréfier, l’air a commencé à devenir moins respirable, la protection naturelle contre notre astre, qui avait permis à la vie de s’installer sur cette planète, mais qui pouvait se montrer aussi destructeur, a diminué jusqu’à devenir si mince que la chaleur a fini par devenir insupportable du lever au coucher du soleil. Les étendues d’eau se sont asséchées et la Terre s’est transformée en désert stérile. Les insectes, et en premier lieu, les pollinisateurs, ont commencé à disparaître, comme les animaux sauvages. Les humains se sont retrouvés dans la disette, plus de fruits, plus de cultures, plus d’élevage…

Bien sûr, des voix se sont élevées pour dire qu’il fallait changer radicalement de mode de vie, qu’il fallait abandonner les activités polluantes, mais la plupart ont pensé qu’ils avaient le temps, qu’ils pouvaient bien profiter des ressources maintenant, que les futures générations s’occuperaient du problème. Mais les générations futures pensèrent la même chose et continuèrent à exploiter les terres, à déverser toujours plus de produits qui firent disparaître la moitié des espèces vivantes. Mais il en restait encore la moitié alors ils pouvaient continuer un peu et les prochaines générations finiraient bien par trouver une solution.

C’est à ce moment-là que les grandes guerres commencèrent. Les populations privées de terres fertiles et d’eau ne pouvaient plus nourrir leurs enfants et, pour survivre, ont parcouru de grandes distances pour se rapprocher des fleuves encore exploitables. Or les populations installées près de ces fleuves ou qui vivaient dans les régions encore tempérées de la planète n’ont pas voulu leur faire une place. De toute façon, il y avait déjà trop de monde par rapport aux ressources encore disponibles et qui se raréfiaient de cycle en cycle.

Des guerres éclatèrent, deux tiers de la population mondiale, peut-être plus, périrent. Ce sont les peuples issus des migrations qui furent le plus durement touchés car les autres s’étaient barricadés dans leurs cités et n’avaient plus qu’à leur tirer dessus depuis leurs fortifications ou simplement les regarder mourir de faim et de soif.

Le point de non-retour était atteint depuis bien longtemps quand les peuples décidèrent enfin, sous l’impulsion de quelques meneurs charismatiques, de changer radicalement le système.

Des comités de sages, comme ceux que nous connaissons actuellement, commencèrent à prendre les choses en main. Ils édictèrent des règles pour sauver la population restante d’une inéluctable destruction totale.

Les premières constructions souterraines datent d’environ quatre siècles. Aujourd’hui plus aucun bâtiment n’existe en surface où il serait impossible de survivre plus de quelques jours. Un système sophistiqué de géothermie est installé sous chaque Cité-État et récupère la relative fraîcheur du sous-sol pour maintenir une température supportable. D’immenses condenseurs, permettant de récupérer la moindre molécule d’eau, sont installés tout autour des quatorze grandes cités du monde.

Le monde avait enfin pris la mesure de l’ampleur du chantier à mettre en œuvre pour sauver ce qui pouvait encore l’être. Contrôle des naissances et de la durée de vie, rationnement de l’eau et des ressources par foyer… La régulation de toute activité, individuelle ou collective, était en marche. Pour le bien-être de tous.

« De tous… de tous… » pensa Keira, ça il aimerait bien nous le faire croire mais lors de ses sorties nocturnes dans la zone des faubourgs de Zélie, elle avait pu voir que certains étaient restés sur le bord de la route. Les descendants de ceux qui, jadis, étaient parqués en dehors des murailles et qui avaient réussi à survivre, étaient aujourd’hui dans les zones périurbaines, dans leurs propres constructions de fortune enterrées ou semi-enterrées et vivaient de larcins ou de quelques cultures souterraines de champignons.

C’est là, lors de l’une de ces balades nocturnes qu’elle l’avait aperçu, à la croisée de deux corridors clandestins : un jeune homme, quoique certainement un peu plus âgé qu’elle, ou plus marqué par la vie peut-être. Juste au moment où elle sortait pour prendre sa dose d’adrénaline, pour s’encanailler un peu, elle, la jeune privilégiée, vivant dans une habitation confortable, équipée de toute la technologie moderne, d’un récupérateur d’eau, d’un module de nettoyage à sec, d’une holovision, et même d’un mini-potager… elle voulait goûter à autre chose. Elle voulait surtout s’échapper de ce monde trop lisse, de toutes ces règles sans cesse répétées, de tous ces contrôles à chaque instant de sa vie. Et là, il l’avait bousculée et renversée en entrant comme un dingue dans le boyau dont elle s’apprêtait à sortir. Un tunnel creusé par les gens des faubourgs pour pénétrer furtivement dans la cité et voler quelques miettes aux nantis. Ils s’étaient étalés tous les deux dans la poussière et, l’espace d’un instant, leurs corps s’étaient touchés, leurs regards s’étaient croisés. Elle avait ressenti des frissons dans tout son être, sensation jusque-là totalement inconnue. Ils n’avaient échangé aucun mot. Le jeune homme avait à peine touché le sol qu’il avait détalé, à moitié courbé, dans le boyau, puisque celui-ci ne permettait pas de se tenir debout. Tout ce dont elle se souvenait c’était ses yeux, profonds, limpides. Elle y avait lu la détresse, la lassitude mais aussi la détermination et le courage. Enfin elle s’imaginait tout cela, comment aurait-elle pu lire dans ses yeux alors qu’elle ne le connaissait pas, qu’elle ne le reverrait jamais. Jamais ? Vraiment ? Elle ne pouvait pas s’empêcher d’espérer le revoir un jour. Mais comment ? Où ? Elle ne pouvait pas se permettre de sortir tous les soirs, elle allait finir par se faire repérer et adieu les sorties nocturnes. Enfin elle aurait de la chance si c’était là sa seule punition. Elle finirait plus probablement dans un camp de redressement et son foyer perdrait son rang à cause d’elle.

Elle devait être prudente. Pas à cause du camp de redressement mais parce qu’elle pourrait ne jamais le revoir…

Elle reçut un coup de coude de Soleen.

– Ma vieille t’es encore dans le paradis poussiéreux des bas-fonds ? Le cours est terminé, on passe à celui d’agronomie. Avec un peu de chance ton voleur se sera fait coincer en train de chiper quelques graines dans le département agronomie et tu pourras le voir se faire embarquer par la sécurité !

– Très drôle ! Je ne pensais pas du tout à lui mais au choix d’orientation qu’on doit faire le mois prochain. Mes parents me tannent avec ça et je n’ai toujours aucune idée alors je ne pense qu’à ça en ce moment.

– Mais bien sûr, raconte ça à d’autres mais pas à moi ma grande, je te connais depuis qu’on a commencé notre Éducation. Il a volé ton petit cœur dans le labyrinthe de la zone et l’a embarqué avec lui, et depuis, tout le reste n’a plus aucune importance pour toi et surtout pas les études, se moqua Soleen.

Nous arrivâmes dans le labo d’agronomie, enfilâmes nos gants et nos masques et nous nous plaçâmes devant nos paillasses pour voir comment nos plantations s’étaient comportées depuis le dernier cours. Mon pois se portait bien malgré la restriction progressive en eau que je lui faisais supporter depuis quelques semaines. L’holo démarra au-dessus de ma paillasse et le cours commença :

Pour rappel, la tensiométrie mesure la succion en centibars que les racines exercent pour pomper l’eau, c’est-à-dire l’énergie déployée par la racine pour extraire l’eau du sol. Elle permet aussi de mesurer les remontées capillaires. Il faut disposer de plusieurs points de mesure pour obtenir une bonne fiabilité. La consommation d’eau par la plante varie en permanence selon l’ETP ou évapotranspiration, la surface foliaire et son stade végétatif. L’objectif de ces mesures est de piloter et de mesurer la croissance racinaire et, bien entendu, d’économiser l’eau au maximum. Nous allons maintenant reprendre l’expérience dite de la goutte pendante :

Pour le dispositif expérimental veuillez préparer une seringue micrométrique d’un volume de 2 ml, un tuyau en silicone et une aiguille à bout plat, en acier inoxydable, de 0,8 mm de diamètre extérieur et de 0,5 mm de diamètre intérieur. Veillez à ce que la caméra soit bien placée et faites les ajustements grossissement/qualité de l’image. Veillez à ce que l’éclairage soit parfait, la fibre optique placée derrière la plaque de plexiglas doit être reliée à la lampe dont l’intensité est réglée à son minimum. Appliquer la distance optimale objectif-goutte telle quedéterminée lors de la précédente expérience. Je vous rappelle que la hauteur de la seringue millimétrique n’a aucune influence sur les résultats mais doit être fixe au cours de l’expérience afin d’éviter toute instabilité.

Vous vérifierez enfin la température et pourrez démarrer le goutte-à-goutte. L’objectif de votre exercice est de calculer la tension superficielle delagoutte pendante à l’équilibre.

Une heure trente plus tard, le cours s’acheva enfin. La première partie de la journée aussi. Soleen et moi nous nous dirigeâmes vers le module de restauration pour prendre notre ration de la mi-journée avant d’aller nous asseoir près de la fontaine holographique. Qu’il devait être agréable autrefois de s’asseoir près d’une vraie fontaine, avec de l’eau qui coulait vraiment, pouvoir plonger sa main dedans. Je n’avais jamais eu ce plaisir, toucher un léger filet oui, m’immerger jamais.

Nous avons bavardé de nos futures vacances à la fin du cycle d’Éducation. Soleen irait avec sa mère au centre holographique Nature et Faune qui vous permettait de vous balader en forêt, de faire du vélo en pleine journée, de pique-niquer près d’un lac ou de marcher pieds nus dans l’herbe fraîche grâce à la réalité virtuelle. On pouvait même voir des animaux et des insectes. Tout cela n’existait plus que dans ces images depuis bien longtemps.

Pour la première fois de ma vie, nous ne partirions pas en vacances cette année, mes parents, mon frère et moi à la fin du cycle d’Éducation. Mon frère finissait ses études d’ingénieur dans quelques semaines et commencerait très probablement à travailler sur le programme « Terra Incognita » dans la foulée. Toutes les « forces vives » de la planète travaillaient sur ce projet d’aller visiter l’univers pour y trouver une planète plus hospitalière que la nôtre car, malgré tous les efforts mis en œuvre depuis des générations, nous n’avions pas réussi à changer les choses, tout au plus à les rendre à peu près supportables, mais pour combien de temps encore ? La population mondiale vivait sur une bande de terre qui faisait le tour du globe dans la zone la plus au Nord, là où la fournaise ne vous cuisait pas à l’étouffée dès que vous quittiez votre habitation, là où l’on pouvait encore remonter à la surface entre le coucher et le lever du soleil. Il y faisait quand même une chaleur qui vous mettait en nage et vous obligeait à porter des combinaisons qui récupéraient la moindre goutte de sueur pour la retransformer en eau potable. Malheureusement, il y avait toujours d’infimes pertes par évaporation, c’est pourquoi nous devions éviter à tout prix de faire des efforts inutiles.

Mon père, lui, le conseiller spécial en astrophysique du comité des sages avait bien trop de travail à présent que le programme T-Inc en était à sa phase opérationnelle de construction et de test des vaisseaux. Il était prévu de construire quatorze méga vaisseaux pouvant transporter chacun, en caissons d’hibernation, plus d’un millier de personnes qualifiées dans la plupart des domaines scientifiques, biologistes, agronomes, mais aussi linguistes et historiens, afin de pouvoir faire face à toutes les situations qu’ils pourraient rencontrer sur leur planète de destination et surtout à la rencontre avec des êtres vivants, peut-être intelligents. Il fallait aussi transporter beaucoup de matériel afin d’installer des colonies. Plus de la moitié des vaisseaux était en cours de finition, les autres seraient prêts d’ici peu si tout allait bien. Le vaisseau N° 1 devait même faire un essai de décollage dans les prochains mois. Mon frère et mon père étaient tellement excités à cette idée que l’on ne parlait plus de rien d’autre à la maison depuis des semaines.

Maman, elle, avait moins la tête dans les étoiles et était très attachée à sa planète de naissance. Elle travaillait sans relâche pour trouver des solutions ingénieuses de cultures peu consommatrices d’eau dans le labo qu’elle dirigeait et espérait encore que les futures générations pourraient de nouveau vivre décemment sur cette planète, que les scientifiques parviendraient à modifier le climat d’une façon ou d’une autre. Elle voulait encore y croire.

Parfois, elle se laissait gagner par l’enthousiasme de Martial, qui se voyait déjà aux commandes d’un vaisseau découvrant la terre promise à quelques années-lumière de là. Il y installerait une colonie dont les règles de vie seraient basées sur notre règlement environnemental, ainsi il n’y aurait pas de risque de refaire les mêmes erreurs que nos ancêtres. Le paradis était à portée de main, enfin à portée de trou de ver en vérité.

Si les calculs de nos plus éminents scientifiques, dont faisait partie mon père, se révélaient exacts, il ne faudrait aux voyageurs interstellaires que six mois, en moyenne, pour atteindre les quatorze exo planètes sélectionnées pour avoir des caractéristiques proches de la nôtre, en termes de taille, de distance à leur – ou leurs – étoiles, d’atmosphère, de sol, bref capables d’accueillir la vie telle que nous la connaissions. Et tout ceci grâce à une découverte fondamentale faite presque par hasard sur les trous de ver : ils permettaient – ou plutôt permettraient, puisque nous n’avions encore aucune certitude à ce sujet – d’accélérer le temps quand on les traversait. Un voyage qui prendrait des dizaines, voire des centaines d’années, avec la technologie dont nous disposions actuellement, prendrait 100 fois moins de temps en utilisant l’accélération du trou de ver. Bien sûr, il fallait se rendre jusqu’à celui-ci et toute l’énergie possible serait déployée pour l’atteindre dans des délais convenables, ensuite il suffisait de se laisser « aspirer » et conduire par le trou de ver comme sur un tapis roulant. Il fallait enfin sortir du trou de ver et, toujours comme pour un tapis roulant, c’était là le moment le plus délicat, pas d’erreur possible ou c’était la chute ou le crash. Une fois cette étape délicate passée, il fallait « remettre les gaz » pour rejoindre la destination finale.

Mon père nous avait un jour expliqué qu’une fois arrivés, les voyageurs seraient déposés à plusieurs endroits sur les différentes planètes afin d’y tester le climat, les sols, d’y rencontrer les éventuels habitants. Martial avait travaillé comme un forcené depuis des années pour faire partie de l’élite des étudiants en science et pouvoir rejoindre le programme à la fin de ses études. Il touchait au but et, d’ici peu, nous ne le verrions plus beaucoup à la maison, il serait accaparé par son travail. Ouh la ! Je devenais sentimentale, j’avais presque failli penser que mon frère me manquerait quand il serait sur le site de construction des vaisseaux… Heureusement que je n’avais pas pensé à haute voix, quelqu’un aurait pu lui rapporter mes propos et plutôt mourir que de lui avouer que, même s’il était totalement exaspérant, je l’admirais pour tout ce qu’il avait accompli et tout ce qu’il allait accomplir !

La pause était terminée, nous avions avalé nos pilules de vitamines et sels minéraux et notre cup de racines et champignons qui étaient la base de notre alimentation. Aujourd’hui nous avions eu droit à du chou-rave, de l’igname et des pleurotes sans sel et sans épices bien sûr pour ne pas stimuler la soif.

C’était l’heure de la déconnexion. Aux heures les plus chaudes de l’après-midi, nous allions en salle de repos. Nous nous installions sur des fauteuils inclinables confortables, enfilions notre casque et hop, déconnexion neuronale pour quelques heures. Cela nous permettait d’avoir un véritable repos réparateur car, même pour ceux qui dormaient la nuit, lorsque la température était plus supportable – à la surface elle descendait rarement en dessous des 40 degrés, mais dans les habitations individuelles, comme la mienne ou dans les habitations collectives, elle pouvait baisser jusqu’à 30 degrés environ – le temps de sommeil ne dépassait pas quelques heures. Beaucoup en profitaient aussi pour remonter à la surface et oublier pendant un court moment que nous étions tous devenus des rats de tunnels.

La fin de journée était consacrée à un cours d’entomologie. Nous étudions les rares insectes encore vivants sur cette planète, c’est-à-dire ceux qui avaient été les plus aptes à s’adapter à la chaleur, à vivre dans les zones désertiques. Certains avaient réussi à développer des mécanismes pour capturer la moindre parcelle d’humidité de l’air sous leurs élytres comme certains coléoptères. D’autres s’enfouissaient sous le sable pendant la journée et sortaient la nuit. D’autres enfin, étaient juchés sur de longues pattes, pour avoir moins de surface en contact avec le sol brûlant, et se déplaçaient en courant. Malgré ces adaptations, on en trouvait aujourd’hui de moins en moins. Il arrivait souvent qu’ils ne reviennent pas de leur sortie diurne, directement « grillés » par l’astre rougeoyant. Par contre, il existait encore de nombreuses colonies de fourmis. Leur population totale dépassait de loin celle de notre espèce sur cette planète. D’ailleurs nos ancêtres avaient appris beaucoup de ces insectes afin de construire nos cités, de cultiver des champignons sous la terre… Elles aussi avaient dû s’adapter car la litière végétale nécessaire pour leurs champignonnières n’existait plus. Elles ne pouvaient plus découper des feuilles dans la forêt et les déposer dans leur chambre de culture. Plus de forêts, plus d’arbres, plus de feuilles… Elles devaient créer, comme nous, leur substrat de mycélium sans matière organique, un substrat minéral. Mais l’intelligence collective de ces insectes était immense et elles avaient inventé des techniques novatrices pour survivre. Nous n’avions fait, en grande partie, que les copier et étions nous aussi devenus des insectes souterrains.

La journée de cours s’acheva et, au coucher du soleil, nous avons regagné nos habitations.

Soleen prit son tram accompagné du charmant jeune homme de ce matin. Je me doutais que ce n’était pas pour se rendre à la bibliothèque holographique située au bout de la zone Éducation et Connaissances mais plutôt dans le bar à senteurs qu’elle fréquentait presque chaque soir.

Je repris ma ligne, mis mes écouteurs le temps du trajet, c’est-à-dire moins de quatre minutes. En sortant de la rame, j’enfilai de nouveau mes gants, mis mon chapeau et mes lunettes. Ce geste était devenu totalement automatique. Il était inconcevable de sortir sans ces protections même si le jour était déclinant et qu’il ferait nuit dans peu de temps.

En sortant du tunnel, je pris la vague de chaleur en pleine poitrine. J’avais moins de cent mètres à faire pour rejoindre mon habitation mais ne trainai pas. Je fus la première à arriver. J’en profitai donc pour passer au module de lavage à sec avant que toute la famille ne veuille y aller, pour me débarrasser, non pas de la sueur de la journée puisque celle de nos corps était aspirée par nos combinaisons et nos semelles de chaussures, et celle de nos mains et nos visages récupérée, à tout moment de la journée, par des collecteurs situés dans tous les corridors de la ville, mais pour avoir la sensation de frais venant des jets d’air qui délassaient tellement et puis pour sentir bon. Quel parfum allais-je choisir ce soir ? Quelque chose de discret c’est sûr si je sortais cette nuit. Il ne fallait pas grand-chose pour se faire repérer à l’approche des points d’entrée et de sortie de la Cité, les robots et même les drones étaient aux aguets et capables de détecter, non seulement les mouvements, mais la température corporelle et les odeurs. Mieux valait être prudente.

J’entendis des voix dans le salon. Papa et maman étaient de retour et discutaient de la volonté de Martial d’entrer dès que possible dans le programme T-Inc. Papa était enchanté par cette idée visiblement, maman beaucoup moins. Ce serait une formidable opportunité pour lui, un défi exaltant. Il pourrait acquérir en peu de temps, dès la fin de ses études, des compétences formidables. Maman expliqua qu’elle était parfaitement consciente de tout cela et que, bien sûr, elle souhaitait le meilleur pour son fils mais l’on sentait bien dans sa voix que quelque chose n’allait pas. Elle savait que la prochaine étape serait sa candidature au voyage et elle n’était pas prête à voir partir Martial. Elle savait pourtant qu’elle devait le laisser quitter le nid et voler de ses propres ailes mais cela signifiait ne plus le voir pendant des années, voire plus jamais. Mon frère n’était pas rentré. La remise des diplômes approchait à grands pas. Cela signifiait que Martial passerait de moins en moins de temps avec nous, il resterait probablement toute la semaine au centre universitaire et ne rentrerait qu’une ou deux soirées par semaine.

Avec moi, c’était plutôt papa qui jouait les protecteurs. À mon grand désarroi depuis quelque temps ! Depuis le début de mes promenades nocturnes, Papa avait fait installer un système de surveillance de notre habitation très sophistiqué et le déjouer n’avait pas été simple au départ. Heureusement le petit ami de Soleen, enfin son ex-petit ami, était étudiant en domotique et avait bien voulu me filer quelques tuyaux pour déjouer le système de sécurité !

C’était presque devenu un jeu d’enfant, une tablette de programmation secondaire pour tromper le système, lui faire croire que je n’avais pas bougé de ma chambre. Tout cela avait fonctionné un temps mais papa avait décidé de renforcer ma sécurité. Pas mal d’incidents avaient eu lieu ces derniers temps dans la Cité, des vols, quelques agressions. La répression dans les faubourgs avait été immédiate et implacable. Papa n’était pas tranquille quand je sortais et il avait décidé de s’abonner au service de sécurité privée qui fournissait des robots Cerbère ! Adieu la vie nocturne, en tout cas en dehors de la Cité ! Et plus aucun espoir de le revoir !

– Keira chérie, où es-tu ?

– Je sors du module de lavage maman ! Je me change et j’arrive !

– Papa et moi allons dîner chez les Monetier ce soir, ensuite nous allons ensemble à une conférence sur le programme Terra Incognita. Martial a appelé pour dire qu’il travaillerait tard et resterait probablement dormir au département des sciences. Tu as prévu quelque chose ?

Je rejoignis mes parents, les embrassai et répondis à ma mère tout en commençant à regarder ce que j’allais préparer pour le dîner de ce soir. Si j’étais toute seule, ce serait vite fait, une cup toute prête et ce serait parfait !

– J’attends que Soleen me rappelle, elle voulait aller à la projection holographique du département Mémoires. Il passe un film sur les animaux sauvages des forêts tropicales. J’aurais préféré aller faire un tour au simulateur des sports d’hiver. On verra bien.

– Pas de souci ma chérie, amusez-vous bien. J’appelle ton accompagnateur nocturne. Il sera là dans une heure. Je programme le retour pour l’heure habituelle.

– Maman, je vais avoir vingt ans cet été, tu peux prolonger un peu plus s’il te plaît ? Soleen n’a même pas d’accompagnateur elle !

– On en a déjà discuté cent fois Keira. Quand tu sors avec ton frère, pas de problème pour veiller un peu plus mais quand tu es seule c’est comme ça : un protecteur, un horaire !

– Ok, ok… Passez une bonne soirée !

Je protestais juste pour la forme. Ma mère se serait inquiétée d’ailleurs si je n’avais pas râlé. N’étais-je pas la râleuse de la famille comme disait mon frère ? En fait, il n’y aurait ni projection ni simulateur. Là aussi j’avais mis au point un stratagème pour contourner la règle.

J’avais rencontré Sana dans le tramway à la fin du dernier semestre. Elle travaillait sur la maintenance et l’entretien de la ligne. Elle nettoyait l’écran publicitaire de mon arrêt, j’étais en retard et avais loupé le tram, j’attendais le suivant. Nous avions commencé à bavarder de tout et de rien. Je l’avais revue plusieurs fois, nous avions sympathisé et je lui avais proposé de venir avec Soleen et moi le week-end suivant au simulateur de voyages. Elle avait refusé, un peu gênée, prétextant des « choses à faire ». Je n’avais pas percuté sur le moment mais quand j’en avais parlé à Soleen, elle avait tout de suite compris.

– Tu crois qu’elle est née dans le même genre de cellule familiale privilégiée que nous ? Franchement Keira c’est pas cool de lui avoir proposé ! Tu te doutes bien qu’elle ne peut pas se l’offrir ! Elle a dû se sentir mal… Parfois tu devrais réfléchir un peu plus avant de parler ! Je sais bien que cela ne part pas d’une mauvaise intention mais tu es capable, sans t’en rendre compte, de blesser les gens en leur faisant ton plus beau sourire !

J’étais un peu mal. J’appréciais beaucoup Sana et j’avais peur qu’elle ne m’évite après ça. D’ailleurs je ne l’ai revue que quelques semaines plus tard. Entre-temps, une petite idée avait germé dans mon esprit retord. Je l’avais interpellée au moment où elle allait sortir par le SAS de service et lui avait proposé d’aller nous asseoir quelques instants pour discuter. Elle avait accepté sans grand enthousiasme.

– Écoute Sana, j’ai vraiment été maladroite la dernière fois que nous nous sommes vues. Je suis désolée si je t’ai blessée. Je n’ai pas réfléchi. Mes parents m’ont toujours offert ce que je voulais depuis que je suis petite, je suis une vilaine enfant gâtée. Je t’apprécie beaucoup et je ne voudrais pas que tu me prennes pour une orgueilleuse ! Je te présente mes excuses et pour me faire pardonner je voudrais te proposer un marché.

– Moi aussi j’aime bien quand on discute Keira et je ne t’en veux pas du tout, j’étais juste déçue de ne pas pouvoir vous accompagner. Je n’ai jamais fait de simulateur et j’aurais vraiment aimé y aller avec toi.

– Justement voilà mon idée : tu aimerais pouvoir te payer des activités, j’aimerais bien pouvoir échapper à mon chaperon de temps en temps, alors voilà ce qu’on va faire…

Premier réveil

Après une première batterie d’examens : scanner, mesure des constantes… je me sentais encore nauséeuse. Je décidai de passer dans le quartier des officiers pour leur emprunter quelques minutes le module de lavage à sec. Les jets d’air me feraient peut-être du bien. Si les nausées ne se calmaient pas, il faudrait que je prévienne l’unité médicale mais ce ne serait vraiment que si je ne pouvais pas faire autrement.

Contrairement aux passagers scientifiques, les officiers militaires disposaient d’un petit quartier d’habitation car, au cours du voyage, et sauf pour la traversée du trou de ver, ils se relayaient aux commandes du vaisseau pour vérifier que tout se déroulait comme prévu et passeraient donc, au final, moins de temps que les civils en caisson.

Le choix du mode hibernation n’avait pas été fait pour éviter un voyage trop long puisque, au total, le voyage prendrait moins d’une année mais pour économiser nos ressources en eau, en nourriture et en énergie. En effet, dans nos caissons, nos organismes vivaient au ralenti et consommaient peu. De plus, les conséquences du passage du trou de ver sur les êtres vivants étant mal connues – nous n’avions aucune garantie, seulement des hypothèses basées sur des calculs – il nous fallait donc des modules de protection.

Tout s’était bien passé, a priori. À part ces foutues nausées… S’il n’y avait que cela comme effets secondaires ce n’était pas bien grave. Je n’avais encore croisé personne dans le vaisseau. Ceux qui avaient été « réveillés » comme moi aujourd’hui étaient encore tous dans l’unité médicale de contrôle. En revenant il faudrait que je les interroge pour savoir si eux aussi se sentaient mal.

Je rentrai dans le quartier des officiers et, en passant devant les cellules individuelles, je vis que de nombreux caissons étaient vides. Je ne croisai personne, ils devaient être au poste de commandement.

J’arrivai au module de nettoyage, retirai ma combinaison et me glissai à l’intérieur. Je mis en route les jets au maximum et profitai quelques instants d’une fraîcheur si agréable. Je fis fi des règles qui n’autorisaient qu’une utilisation par jour et par personne, ressortis du module pour y entrer à nouveau et relancer aussitôt les jets. Cette fois, c’était terminé, il ne fallait pas abuser, je risquais de déclencher un capteur. Je repassai ma combinaison et me dirigeai vers leur unité médicale pour voir si le robot Docteur pouvait me donner quelque chose pour faire cesser ces nausées. Bon, je savais que je dérogeais au protocole établi. Après mes tests médicaux, que je n’avais pas encore terminés d’ailleurs, j’aurais simplement dû retourner me coucher. Aucune « balade » dans le vaisseau n’était autorisée, pas de dépense énergétique inutile ! Mais les règles et moi cela avait toujours été compliqué ! Que pouvaient-ils faire de toute façon ? Me rappeler à l’ordre ? J’avais l’habitude ! Me jeter par-dessus bord dans le vide intersidéral ? Non ils n’iraient pas jusque-là… Après tout, n’étais-je pas la fille chérie d’Arthur Connell, le conseiller spécial du comité des sages et la sœur de… de Martial… Oh Martial ! ! Et moi qui me plains de quelques nausées ! Je suis là pour toi Martial, je dois me montrer digne de toi, même si je ne t’arrive pas à la cheville !

Perdue dans mes pensées toutes dirigées vers mon grand frère chéri, je ne vis pas que j’avais dépassé le quartier des officiers et que j’arrivais dans le couloir menant au centre de commandement. Je m’apprêtai à faire demi-tour quand j’entendis des voix qui paraissaient inquiètes. Y avait-il un problème ?

Je m’approchai sans faire de bruit et me concentrai pour essayer de distinguer ce qu’ils disaient :

– Commandant, je ne comprends pas, nos instruments indiquent que nous avons traversé le trou de ver avec succès, aucune avarie ni dysfonctionnement ne sont à déplorer, pourtant vous le voyez comme moi ! Comment est-ce possible ?

– Je ne sais pas Colonel, les instruments ont dû être perturbés par la traversée, je ne vois que cette possibilité ! Reprenons tous les contrôles depuis le début ! Lieutenants Barkey et Turner à vos postes, Colonel, reprenons !

Il y avait bien un problème ! Mais apparemment personne ne savait de quoi il s’agissait ! Étions-nous perdus au milieu de nulle part ? Y avait-il eu un problème de calcul ? La planète que nous devions rejoindre ne se trouvait-elle pas à l’endroit prévu ? !

Keira, arrête de flipper, l’élite de la flotte aérospatiale est sur le coup ! Ils vont régler le problème en moins de temps qu’il ne te faudra pour rejoindre ton caisson !

– Commandant, nous arrivons aux mêmes conclusions ! Le pilotage automatique est déréglé. Vous avez vérifié, comme moi, il n’y a pas eu d’erreur de programmation de guidage ! C’est incompréhensible ! Que devons-nous faire ?

– Je ne vois qu’une solution, nous devons passer en pilotage manuel !

– Mais Commandant, vous savez bien que cela n’a pas été prévu ! Nous ne sommes pas censés prendre les commandes du vaisseau, le programme ne prévoyait qu’une simple surveillance pas le pilotage manuel !

– À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles Major !

– Très bien, je fais réveiller l’ensemble des officiers pour tenter de reprendre les commandes de ce vaisseau qui n’en fait qu’à sa tête !

On me toucha le bras et je sursautai.

– Melle Connell que faites-vous là ? Ne devriez-vous pas être en train de faire vos examens médicaux ?

– Oh, désolée je cherchais l’unité médicale des officiers, j’ai quelques nausées – sans gravité – et je me suis un peu égarée. Je dois être encore somnolente je crois, et légèrement désorientée.

– Très bien, il ne faut pas rester là, je vous raccompagne au centre d’examen. Vous n’avez pas besoin de passer par l’unité médicale des officiers, un robot Docteur est présent dans la seconde salle d’examen où vous n’avez pas encore dû vous rendre. Il vous donnera tout ce dont vous avez besoin pour vous sentir mieux avant de rejoindre votre caisson.

– Parfait, je vous suis, mais avant, pouvez-vous me dire ce qui se passe ? Au détour du couloir, j’ai entendu – je n’écoutais pas je vous jure – j’ai juste entendu quelques propos échangés entre le Commandant et son officier en second… Il y a un souci, c’est ça ? Quel est le problème Lieutenant ? La mission est-elle compromise ?

– Ne vous inquiétez pas Mademoiselle, simplement quelques ajustements à faire après la traversée du trou de ver. Nos ingénieurs l’avaient prévu, rien d’inquiétant je vous assure. Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles jusqu’à destination, nous maitrisons le problème.

– Mais j’ai entendu que le Commandant devait passer en pilotage manuel, c’est un gros problème ça !

– Vous avez dû mal comprendre, vous n’êtes pas au fait du langage militaire et vous avez mal interprété ses paroles. Voilà, vous êtes arrivée au centre d’examen, je vous laisse là, n’oubliez pas de passer voir le Docteur et, je vous en prie, pas d’inquiétude ! Tout va bien ! Je vous demanderais de ne pas parler de ce… – non-incident – aux autres passagers, tout le monde doit regagner son caisson comme prévu d’ici moins de deux heures dans le calme et la sérénité. On se revoit dans quelques mois quand nous serons en approche de notre destination finale.

– Merci de m’avoir raccompagnée Lieutenant. Je suis rassurée. À plus tard.

Sans plus attendre, le Lieutenant tourna les talons et repartit à grands pas vers la salle de commandement. Bien sûr, je ne me sentais en aucun cas rassurée après son petit discours. Bien au contraire. Je sentais que le problème était sérieux. Vraiment sérieux. Mais que faire ? Je ne pouvais pas rameuter tous les passagers présents dans le centre d’examen. Je ne saurais même pas leur expliquer ce qui se passait. Même s’ils me suivaient, que pourrions-nous faire ? Nous étions de simples scientifiques embarqués pour être utiles une fois à destination mais personne ne s’y connaissait en pilotage de vaisseau. Mieux valait laisser faire les pros.

Je me dirigeai donc vers la seconde salle d’examen mais je n’arrivai pas à me résoudre à faire comme si… comme si je n’avais rien entendu, comme si tout allait bien, comme si je risquais de ne jamais sortir de mon caisson. Non ! J’avais fait une promesse, j’avais promis à Martial que je réaliserais pour lui son rêve : trouver LA planète qui accueillerait notre peuple qui étouffait peu à peu…

Il fallait que je sache vraiment ce qui se passait, il fallait que je retourne près du poste de commandement. Je fis donc demi-tour en marchant tranquillement pour éviter les regards, je croisai une dizaine de passagers qui passaient de la première à la seconde salle d’examen. Nous nous fîmes un bref salut de la tête et continuâmes. J’essayai de me remémorer la configuration du vaisseau pour ne pas passer par le même couloir. Je me rappelai, qu’en faisant le tour du quartier des officiers, je trouverais une entrée vers le poste de Commandement. Je m’approchai donc tranquillement du quartier des officiers, jetai un coup d’œil à la première cellule individuelle. Il n’y avait plus personne. D’ailleurs je n’entendis aucun bruit. Tous les officiers avaient donc bien été « réveillés » pour rejoindre le poste de commande. Un petit souci prévisible et sans importance… Vous êtes un très mauvais menteur Lieutenant !

J’entrai dans la cellule, ouvrai le module de rangement et attrapai une combinaison et un calot d’officier – sous-lieutenant – parfait je me ferais moins repérer que si j’avais récupéré celle d’un Général !

Je fis tout le tour des quartiers des officiers en prenant bien garde à ne pas marcher trop vite et à baisser la tête mais je ne croisai personne. Ils étaient tous sur le pont !

J’arrivai à la petite entrée secondaire du poste de commandement et entrai en essayant d’être le moins nerveuse possible. D’ailleurs je ne l’avais pas remarqué mais les nausées avaient disparu. Une bonne dose d’adrénaline et hop j’étais bien réveillée et en pleine forme maintenant !

J’attrapai une tablette holographique sur une console et me dirigeai avec aplomb vers la console centrale de pilotage. J’étais maintenant à quelques pas du Commandant et probablement de son second, je reconnus sa voix.

Je mis en route l’écran de ma tablette et fis semblant de consulter un document.

– Commandant, nous avons tout essayé, impossible de reprendre les commandes, le système est complètement verrouillé ! Je n’ai jamais vu cela au cours de ma carrière ! Quels sont vos ordres Commandant ?

– On refait une tentative quitte à créer un court-circuit dans le navigateur !

– Et si cela ne fonctionne toujours pas ?

– Alors nous tenterons de découvrir où nous conduit ce vaisseau…

De nouveau la voix du lieutenant… Je m’étais fait repérer…

– Melle Connell, je vous retrouve enfin ! Encore désorientée ? Au point de ne plus vous souvenir où vous avez mis vos vêtements et d’emprunter une tenue d’officier ?

– Lieutenant je suis désolée, je ne veux pas créer d’embêtement…

– Nous avons effectivement d’autres soucis pour le moment que de gérer une charmante petite curieuse ! Officiers Caridge et Loiseau veuillez raccompagner cette jeune femme jusqu’à son caisson, merci de le remettre en fonctionnement et de bien vous assurer qu’il est fermé hermétiquement !

– Mais Lieutenant je n’ai pas terminé ma batterie d’examens, je ne peux pas retourner en hibernation pour le moment !

– Il n’est pas nécessaire de terminer vos analyses, il est évident que vous êtes en pleine forme ! De plus, la plupart des passagers sont en ce moment en train de regagner eux aussi leurs caissons, il est l’heure d’aller vous reposer et de nous laisser travailler !

Les deux officiers m’empoignèrent chacun un bras et me conduisirent fermement vers la salle des caissons. Mes protestations n’y changèrent rien et je me retrouvai très vite allongée et sanglée – sanglée quand même ! Je ne suis pas une hors-la-loi ! Les autres passagers qui rejoignaient leurs caissons nous dévisagèrent. L’un des officiers leur indiqua alors que j’étais un peu agitée et désorientée mais que le Docteur m’avait donné un calmant et que tout devrait rentrer dans l’ordre dans quelques minutes.

– Le stress du voyage vous savez ! C’est Melle Connell, la sœur de Martial Connell, vous savez… l’incident à la base spatiale… La sortie du caisson a un peu remué tout ça vous voyez… mais pas d’inquiétude, je vous prie de tous retrouver vos caissons. À dans quelques mois pour notre arrivée au Paradis !

Quelques hochements de tête entendus. Tout le monde bien sûr se souvenait du voyage inaugural, se souvenait de Martial Connell !

Pas le temps de dire quoi que ce soit, le caisson se refermait sur moi. Quand il s’ouvrirait à nouveau, où nous trouverions-nous ? La mission allait-elle réellement échouer ? Oh Martial, je suis désolée… Je n’ai pas tenu ma promesse…

Mais si nous échouions, peut-être allions-nous rentrer chez nous… Je le retrouverais… Je retrouverais Gabriel…

La soirée de Keira

Après avoir bavardé un peu avec papa de nos journées, des avancées dans la compréhension du fonctionnement du trou de ver, pendant que maman se préparait pour sa soirée, je regagnai ma chambre en attendant mon cher robot accompagnateur. Celui-ci arriva peu après.

– Melle Connell bonsoir, je suis Rob, votre accompagnateur pour la soirée. Êtes-vous prête ?

– Bonsoir Rob, vous êtes juste à l’heure comme d’habitude. Je suis prête, allons-y !

– Parfait, voici votre bracelet électronique. Nos fréquences sont synchronisées et le retour est prévu pour 1 h 30.

– Comme d’habitude Rob, comme d’habitude…

Je passai à mon poignet le bracelet et fis semblant de le verrouiller comme me l’avait montré l’ex-petit ami de Soleen. Encore lui. Décidément s’il n’avait pas été là celui-là ! Pourquoi Soleen ne l’avait-elle pas gardé encore un peu ? Il était quand même bien utile !

Oh comme je suis ! Il était vraiment cool et je l’aimais beaucoup ! Mais Soleen se lassait vite malheureusement ! Elle le trouvait « trop gentil » ! J’aurais vraiment tout entendu de sa part !

Arrivée dans les escaliers menant à la station du tram, je croisai une jeune femme vêtue de la même combinaison que moi. Elle me bouscula légèrement. Pile à l’heure !

– Je vous prie de m’excuser…

– Pas de souci et passez une excellente soirée !

Rob n’y avait vu que du feu ! Sana avait récupéré mon bracelet et partait passer une bonne soirée avec son ange gardien qui lui offrirait toutes les activités qu’elle désirait. Tout cela serait débité directement sur le compte, bien fourni, de mon cher papa.

Pendant ce temps, j’avais devant moi quelques heures pour sortir du labyrinthe sécurisé de la Cité, faire un tour dans les faubourgs et même peut-être un peu plus loin cette nuit…, revenir discrètement me coucher, ni vue, ni connue.

J’avais appris à Sana comment ressortir sans déclencher le système de sécurité une fois que Rob l’aurait raccompagnée à la maison et verrouillé l’entrée.

Notre petit stratagème fonctionnait parfaitement depuis plusieurs mois et nous en étions ravies toutes les deux !

Je me dirigeai à nouveau vers la station de tram, descendis sur le quai, vérifiai l’heure pour être sûre d’être entre deux passages, m’engageai sur la voie après avoir vérifié que personne ne faisait attention à moi et filai le plus vite possible à quelques dizaines de mètres en remontant la ligne. Là, sur la droite, le léger défaut sur le sol… J’appuyai sur le petit renflement, une cavité s’ouvrit sous mes pieds… je m’empressai de descendre les quelques marches et de refermer soigneusement derrière moi. Pas de risque, aucun capteur à cet endroit. C’était l’un des passages contrôlés par l’équipe des faubourgs. Ils avaient fait en sorte que cet endroit reste « caché », une zone aveugle pour les détecteurs… Il y avait environ un an, en revenant d’une soirée avec Martial, nous avions rencontré un de ses amis sur le quai. Ils avaient bavardé pendant un grand moment. Comme je m’ennuyais mais que je n’avais pas le droit de rentrer seule, j’avais marché sans but sur le quai et j’avais aperçu un mouvement furtif un peu plus loin dans le tunnel… Je m’étais approchée du bord et m’étais penchée pour tenter d’apercevoir quelque chose. J’avais pu distinguer, malgré l’obscurité, trois individus en combinaison foncée, une capuche couvrant leur tête, détaler de l’autre côté de la voie et disparaitre aussitôt.

J’avais tout de suite compris de qui il s’agissait. Le règlement aurait voulu que je les dénonce immédiatement à l’autorité de sécurité de la Cité mais je n’en avais rien fait et étais revenue tranquillement près de mon frère, qui avait une discussion tellement exaltée avec son ami à propos du programme T-Inc qu’il n’avait même pas remarqué que je m’étais éloignée de lui.

Quelques jours plus tard, la curiosité m’avait poussée à pénétrer dans le tunnel mais je n’avais rien remarqué de particulier, pas d’ouverture, rien… Il m’avait fallu plusieurs descentes sur les rails pour enfin trouver le petit renflement.

Ensuite il avait encore fallu plusieurs semaines pour que je m’aventure toujours un peu plus loin dans le labyrinthe caché sous un autre labyrinthe, celui de la Cité. J’avais bien failli me perdre plusieurs fois malgré mon appareil de géolocalisation sophistiqué que m’avait fourni… vous savez qui…

Et puis il y a environ six mois, j’avais trouvé une sortie qui donnait directement dans les faubourgs, puis une autre. Nous qui pensions être dans une cité ultra-sécurisée vivions en réalité dans un vrai gruyère !

Nous étions visités toutes les nuits par les sentinelles de la zone comme ils aimaient se faire appeler. Dans les médias, on disait plutôt l’équipe des faubourgs. Ils volaient un peu de nourriture, quelques métaux certainement, des informations bien évidemment…

Bien sûr, ils m’avaient vite repérée mais ne m’avaient jamais empêché de passer ou arrêtée pour me demander de faire demi-tour, ni même approchée ou adressé la parole. Je pense qu’ils ont tout de suite compris que je ne leur voulais aucun mal, que j’étais juste là pour goûter un peu à la liberté…

Gabriel m’avouerait plus tard que s’ils n’avaient rien fait c’était parce qu’ils avaient réussi à placer chez moi un traceur biomécanique espion. Et quand je dis chez moi, ce n’est pas dans mon habitation mais dans mon corps ! Ah je n’en reviens toujours pas ! Ils m’avaient utilisée pour obtenir des informations sur ma Cité, ma famille, sur leur travail, sur le programme T-Inc… Ils avaient surveillé tous mes déplacements, toutes mes conversations… Ils avaient bien dû rire quand je parlais de Gabriel à Soleen…

Il n’avait jamais voulu me dire comment ils avaient fait, s’ils avaient utilisé un intermédiaire… J’ai imaginé que cela pouvait être Sana. Je ne lui en ai jamais parlé, je ne voulais pas risquer de me tromper complètement et de la blesser… Peu importe après tout… Je ne leur en veux pas, c’était le prix de mon laissez-passer.

Une nuit j’avais donc réussi à sortir de la Cité. Le tunnel bas et mal étayé m’avait conduite vers le sud est, probablement dans la direction de l’unité de fin de vie. J’étais sortie par le même type de SAS invisible que celui présent sur la ligne de tram. Il menait à terrain découvert. Là, le sol était sec et craquelé comme toute la surface qui entourait la Cité. On n’apercevait rien à plusieurs centaines de mètres. J’avais failli faire demi-tour, pensant que le tunnel ne m’avait menée nulle part. Puis j’avais eu l’idée de mettre mon masque à infrarouge qui mesurait les différences de température. Je l’avais « emprunté » la veille dans le labo des sciences…

Maintenant je voyais sur mon écran, au loin, de légères différences de couleurs. Cela montrait, j’en étais sûre, les surfaces d’habitations ou de tunnels qui affleuraient au niveau du sol. En effet, toutes nos constructions étaient, certes souterraines, mais dépassaient du sol de quelques dizaines de centimètres pour le système de ventilation. Un système ingénieux de fins soufflets, capteurs de photons, qui s’ouvraient et se fermaient en fonction de la luminosité et de la chaleur, qui récoltaient la moindre trace d’humidité et souffle d’air (même si les vents étaient très chauds) et permettaient de fournir le peu de fraicheur que la nature voulait bien encore nous offrir.

Ces soufflets recouvraient la quasi-totalité de la ville et d’immenses panneaux solaires étaient installés partout autour des fortifications. Nos technologies nécessitaient d’énormes quantités d’énergie et le soleil, à défaut de nourrir la vie sur cette planète, nourrissait désormais nos centrales électriques, qui, elles-mêmes, alimentaient nos usines, nos universités, nos habitations et le centre aérospatial.

Le programme Terra Incognita nécessitait, à lui seul, des quantités d’énergie faramineuses et l’énergie solaire, bien qu’infinie, n’était stockable que depuis peu de temps. Il y a dix ans, juste avant le lancement officiel du projet, une équipe de scientifiques, dont faisait partie Hector Monetier, l’ami de mes parents, avait découvert le moyen de créer des « piles » à énergie solaire. Ces « piles », qui étaient quand même plus hautes que moi, pouvaient emmagasiner l’équivalent de plusieurs années de production de la Cité. Cette découverte avait tout bouleversé et surtout rendu possible le voyage interstellaire. Les engins spatiaux pourraient stocker l’énergie nécessaire pour parcourir des millions de kilomètres.

Je m’approchai donc lentement de ces renflements situés à quelques centaines de mètres. Arrivée à proximité, j’enlevai le masque pour les observer. J’avais vu juste, le même type de constructions que dans la Cité, bien plus petites et sans soufflet pourvu de technologie moderne mais des sortes de petites parois inclinées avec une multitude de minuscules ouvertures, type moucharabieh. Les gens des faubourgs, eux aussi, tentaient de ventiler leurs souterrains avec les moyens dont ils disposaient. Ces constructions s’étendaient aussi loin que mes yeux pouvaient distinguer dans cette nuit sans lune.

J’allumai ma mini-lampe laser dont je réglai l’intensité au minimum. Je la gardai serrée contre ma combinaison. Elle projetait un faible halo juste suffisant pour distinguer devant moi. Je ne voulais pas me faire repérer. Je marchai autour des constructions en restant aux aguets et aperçus une sorte de place au milieu d’une centaine de constructions, une place où rien ne dépassait de la surface. Elle devait mesurer peut-être 20 mètres sur 40. Le sol n’était pas lisse, on aurait dit comme des vagues de sable et de terre. J’y allai à tâtons du bout du pied, ne remarquai rien d’anormal et m’engageai sur cette surface étrange. À peine eussé-je fait quelques pas que je sentis mes pieds aspirés par le sol, je trébuchai et essayai de me dégager de ce bourbier sec. Impossible ! Plus je luttais, plus je m’enfonçais ! Je ne pouvais rien faire ! Personne, il n’y avait personne à l’horizon ! Je criai de toutes mes forces. Rien, personne ! J’allais mourir avalée et étouffée par ce monstre des sables au milieu de nulle part ! Mes parents ne sauraient jamais ce que j’étais devenue, je ne verrais pas la remise de diplôme de Martial, je n’irais pas à l’université, je n’assisterais pas au décollage des engins spatiaux, je ne saurais jamais qui était ce garçon mystérieux…

Tiens, ma dernière pensée allait vers lui… Je voyais son visage, il était si proche du mien… Puis je retins ma respiration et fus engloutie à jamais.

Arrivée à destination

– Melle Connell, notre voyage touche à sa fin. La phase de réveil après votre période d’hibernation est enclenchée. Cela devrait prendre encore quelques heures avant que vous ne puissiez reprendre pleinement conscience. Toutes vos constantes sont bonnes. Tout va très bien se passer. Vous pourrez bientôt aller admirer notre destination…

– Quoi ? Que dites-vous ? Qui parle ?

Je croyais avoir parlé mais aucun son n’était sorti de ma bouche, mes lèvres n’avaient même pas remué… J’étais dans un brouillard épais… J’essayai de soulever mes paupières pour voir qui m’avait parlé mais elles étaient tellement lourdes… Ma conscience s’évada une nouvelle fois…

Quelques heures plus tard, je refis surface. Cette fois le brouillard s’était quelque peu dissipé. J’arrivais à bouger les doigts, à soulever légèrement les paupières. Où étais-je ? Pourquoi était-ce si difficile de se réveiller ce matin ? J’avais dû visiter les faubourgs toute la nuit et ne dormir qu’une heure ou deux… Mais quand même j’étais si fatiguée… Un nouvel effort et j’ouvris les yeux, je n’étais pas dans ma couche. Il y avait un hublot au-dessus de mon visage. J’essayai de bouger un peu, j’étais à l’étroit ici. Des parois blanches tout autour de moi, le ronron d’un générateur… Un caisson ! Bien sûr ! Mon caisson !

J’avais entendu une voix pendant mon sommeil. Que disait-elle déjà ? Arrivée à destination ? Alors le voyage s’achevait ? C’était la fin de l’hibernation ?

Encore groggy et incapable de me relever pour l’instant, j’entendis de nouveau la voix.