Tonton avait une ferme en Ukraine - Manuel Gros - E-Book

Tonton avait une ferme en Ukraine E-Book

Manuel Gros

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Beschreibung

En 2007, Yan, journaliste au chômage, veut écrire la vie rocambolesque de son parrain, dit Tonton. Club de chasse sous-marine au Brésil, pêcherie aux Seychelles, élevage en Guyane... Il y a de quoi raconter avec ce truculent aventurier-conteur-provocateur obsédé par la réussite. Surtout sur la malédiction qui a fait capoter ses entreprises improbables.
Tonton est-il maudit par Zeus comme Sisyphe ? Pas le temps de disserter. Yan se retrouve embarqué dans l’ultime quête tontonesque : exploiter des milliers d’hectares de terre à céréales en Ukraine. Sauf que dans son univers, cela peut aussi conduire sous les tropiques, à cheval ou en pirogue chez les Indiens. Voire en bateau vers les Iles coralliennes. Quel que soit le détour du chemin, la question demeure : le doigt de Zeus fera-t-il encore redégringloler la pierre que Tonton Sisyphe achemine depuis 40 ans au sommet de la montagne ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Né le 13 avril 1960 près d’Aix-en-Provence, après des débuts comme chroniqueur sportif et un passage par France-Antilles en Martinique, Manuel Gros est journaliste depuis 1998 et référent culturel aixois du quotidien La Provence depuis 2008. Dévoreur de romans de tout poil et conteur spontané dès la préadolescence, après une trajectoire sinueuse nourrie de voyages, dont un au long cours en Amérique du Sud, il est rattrapé par le démon de l’écriture. Son premier roman, Tonton avait une ferme en Ukraine, ouvre un projet de trilogie sur le thème de la quête, autour de deux personnages récurrents.

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TONTON AVAIT UNE FERME EN UKRAINE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Red’Active, Rousset, 2022

ISBN : 978-2-490313-31-0

© Manu Gros

© Red’Active Éditions 2022

 

Manu GROS

 

 

TONTON AVAIT UNE FERME EN UKRAINE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Daniel Baylet, qui a inspiré ce roman, et à tous ceux qui ont aimé cet “attachiant”…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un roman en pétard contre les «il faudrait»!

Une fricassée de personnages succulents!

Une explosion verbale!

Un écrivain éclaboussé de vie!

Interdit de vieillir en lisant ces pages!

Jubilez!

 

Alexandre Jardin

 

 

PRÉFACE

Jacques Brel déclarait, en substance, qu’écrire Ne me quitte pas avait été beaucoup plus simple à coucher sur le papier que Les Bourgeois ou Les Bonbons. Car faire pleurer, tirer la larme est chose bien plus aisée à réaliser que de faire rire ses contemporains. Étirer ses propres tristesses ou ses angoisses intimes à tour de pages, rémouler son égo, devenir l’exhibitionniste de son propre nombril, c’est à la portée de n’importe qui possède une plume facile. 

En revanche, faire rire est un exercice d’un autre tonneau! Il y faut de l’esprit, du recul. L’on doit s’être affranchi du politiquement correct, de la pudibonderie ambiante qui, chaque jour, gagne du terrain de façon insidieuse. Et, par-dessus tout, il faut aimer la littérature et son prochain, avoir de la tendresse pour notre monde bancal. 

Manu Gros a suivi ce chemin. Pour son premier roman, il a réussi ce que d’autres osent simplement oser lorsque, les années passant, ils se rendent compte avec une certaine désolation qu’ils n’ont écrit que des œuvres sérieuses, documentées, de ces pavés que l’on ne peut lire que le front plissé par la réflexion et l’air sévère. Manu, lui, n’a pas voulu de ce pain-là. À chaque page, il a pris le risque de faire rire. Ses phrases tanguent entre l’argot et le littérairement abouti. Son intrigue, pourtant basée sur des faits réels, fait sauter les carcans de la raison raisonnable. Ses personnages prennent du plaisir à sortir du cadre, à venir tirer les moustaches du lecteur. Ici, tout est démesuré, incroyable, drolatique, rabelaisien, avec des touches de couleurs inspirées par Tex Avery, Audiard, Gotlib, une pointe de Chester Himes, un soupçon de Richard Brautigan, une larme du Magnifique avec Belmondo. Ça rue dans les brancards, ça boit, ça bâfre, ça s’engueule et ça se raccommode, ça crie, ça défouraille à tire-larigot, ça rêve et ça s’aime contre nature, ça tape dans les fourmilières à grands coups de rangers et surtout, avant tout, au-delà de tout, ça fait éclater de rire! 

Par ces temps maussades, ce roman devrait être remboursé par la sécurité sociale, être sponsorisé par les anxiolytiques. 

Puisse ce premier opus rencontrer le succès qu’il mérite et être rejoint, bientôt, par ses frères et ses sœurs sur les rayonnages des bibliothèques. Si le rire est le propre de l’homme – ce qui reste toutefois encore à démontrer –, n’oublions pas que le rire est également la meilleure parade que l’on ait trouvée à ce jour contre la bêtise, la tristesse, les humeurs noires ou la désespérance… 

 

                  Jean-Paul DELFINO

 

 

AVERTISSEMENT

 

 

Dans ce roman, tout ce qui concerne l’implication de Sir James Mancham, France-Albert René, Anatoliï Stepanovitch Hrytsenko, Martin Torrijos, Roberto Duran et de La Drug Enforcement Administration (DEA) n’est que pure fiction.

 

Le Berger agent secret et son petit soldat

      Armé d’une lingette ménagère, Yan se maudissait en essuyant quatre gouttes fatidiques sur l’abattant des toilettes. Combien de fois l’oubli de le soulever avait-il mis en péril son statut de mâle acceptable dans un appartement civilisé? Une fois sur deux, depuis sa sortie des couches – soit au moins 182 à multiplier par 46 années plus deux mois de cet an de grâce 2007 – à Aix-en-Provence? Une fois sur trois, parce qu’il fallait rajouter celles où il avait uriné assis… Aucune statistique n’était trop saugrenue pour enrichir l’anthropologie contemporaine. Mais une tout autre colère le taraudait, et c’est elle qui le dissuada de tenter le calcul en revenant au salon.

Yan était en pétard contre les “il faudrait”. Couteau suisse des bonnes intentions et bras armé de la paresse, ce conditionnel n’était pas plus suivi d’actions pour écrire que pour s’arrêter de fumer ou se remettre au sport. Depuis un mois, la base d’un roman dormait donc dans son dictaphone, et un éternel “il faudrait s’y mettre” laissait moisir cette matière brute. Pas un chapitre, pas une ligne, pas un mot. Rien… Il n’avait toujours rien écrit de la fresque qu’il comptait tirer de la vie de l’homme le plus romanesque qu’il connaissait : Daniel Barnès, 68 ans, surnommé “le Berger”, car il l’avait été un temps, mais que lui appelait “Tonton”.

Yan avait 12 ans quand ce dégarni buriné aux yeux bleus malins avait débarqué dans son paysage familial. Depuis, son crâne bronzé par tous les soleils de la planète n’en était plus jamais sorti. D’abord comme ami de son père avec lequel il refaisait le monde devant des verres. Puis, beaucoup plus près, comme compagnon de tenue des fourneaux de sa mère, dans le restaurant que ses parents tenaient au Relais Culturel aixois. Yan venait de goûter sa première nuit à la belle étoile et son premier baiser de fille avec les Éclaireurs de France. Son corps se transformait à vitesse éclair, mais il gardait encore un pied dans ses rêves en culottes courtes. Ses nuits de lecture étaient épiques. Pirates des Caraïbes et corsaires du cosmos. Chant des baleines et hurlement des loups. Gorilles dans la brume équatoriale. Cœurs d’Indiens enterrés à Wounded Knee. Spitfires contre Messerschmitts dans le ciel de la bataille d’Angleterre. Il connaissait tous les avions de la Seconde Guerre mondiale pour les avoir montés en maquette au un soixante-douzième. Tonton, lui en avait offert une, plus grande, plus chère. Un sublime Vought F4U Corsair américain au un trente-deuxième qu’ils avaient assemblé et peint ensemble. Daniel Barnès avait tenté de devenir pilote dans l’armée avant d’y finir commando. Et il savait tout, du premier aéroplane aux chasseurs à réaction du futur qui n’existaient encore que sur plan. Tonton savait d’ailleurs tout sur tout. Même les trous de ver dans l’espace-temps, qu’on n’a jamais vu ailleurs que dans des bouquins de maths à tordre le cerveau du professeur Tournesol.

Il savait et, surtout, il contait des histoires. Des vraies. Les siennes… Ses escarmouches dans le Djebel pendant la guerre d’Algérie. Les mérous géants qu’on traque avec un tuba. Les lions d’Afrique du Sud qu’il ne faut pas tuer. Les constellations du ciel austral. Des aventures, il en racontait à vous en percer les oreilles et, une fois par semaine, il en faisait aussi vivre à Yan : leçon de tir avec sa carabine de chasseur de chamois, leçons d’apnée et de faune sous-marine dans les calanques marseillaises, conduite de chèvres dans la campagne aixoise chez un copain éleveur auquel il avait confié son Beauceron Rom. Un pro de la garde de troupeaux, comme Tonton que l’on ne surnommait pas “le Berger” pour rien. En faisant pâturer les chèvres avec lui, Yan en avait appris autant sur la géopolitique que sur l’élevage, le fromage et la nature. La géopolitique, c’était le dada de son parrain autoproclamé. Il en discourait avec Yan comme avec un adulte et en faisait de même sur tout, dont ses deux autres sujets favoris : la cuisine et les femmes.

À 12 ans, on est encore un enfant, et les enfants aiment ceux qui s’occupent d’eux. Surtout quand ils s’occupent d’eux en les traitant comme les grands qu’ils sont pressés de devenir. Yan avait très vite aimé Tonton. Pour ça, et parce que s’entraîner une fois par semaine avec un authentique berger, chasseur de chamois, chef cuistot et chef commando, ouvrait le champ des possibles aux projets les plus fous. Pourquoi s’interdire le destin trépidant des héros de ses bouquins?

Ce baroudeur tombé du ciel ajoutait une figure tutélaire complémentaire à celle de son père, plutôt aventurier citadin, féru de voyages immobiles via le cinéma et la lecture. Tonton jouait en l’occurrence au “papa-bis” pour trois raisons. Travailler dans le même restaurant-café-concert agrandit plus souvent les lézardes d’un couple que cela ne les referme. Or ça commençait à barder à la maison entre les parents de Yan. En exfiltrer de temps en temps le gamin lui avait donc semblé utile. Les deux autres motifs relevaient du simple agrément. Daniel Barnès aimait autant commander que transmettre son savoir et, avec Yan, il tenait le plus motivé des engagés volontaires, l’héritier que ne pourraient être les deux jumeaux, que, pour être ses fils, il n’avait pas connus plus longtemps que nourrissons. À l’époque, la question ne lui avait pas effleuré l’esprit. Yan était un chouette petit soldat, aussi maladroit de ses mains que cultivé pour son âge. Cela lui suffisait pour aimer ces moments passés avec lui.

Non seulement Tonton était un aventurier, mais il laissait entendre qu’il était un peu agent secret. Le récit de ses voyages était épicé de ses “analyses” pondues pour le gouvernement dont il ne disait jamais le détail. Les adultes écoutaient cela d’un air condescendant et, au début, Yan s’était également montré sceptique. D’après ce qu’il en savait, les espions qui se vantaient de l’être risquaient de se faire tuer et, au minimum, ils se faisaient gronder par leurs chefs. Son père, qu’il avait questionné sur le sujet, s’était contenté d’un laconique : “Le Berger, un espion? Peut-être…, mais pas comme ceux de tes livres”. Mais Yan avait fini par croire son parrain. Il était si différent de tous les hommes qu’il connaissait. Personne ne lui faisait peur. C’est lui qui engueulait les autres, et pas le contraire. Malgré ses vêtements usés et sa vieille Austin verte, Yan le sentait capable de tenir tête à un empereur. La certitude qu’il fricotait bien avec des barbouzes lui était venue en rencontrant des copains à lui en ville. Des balafrés d’aspect militaire avec lesquels il était allé parler à voix basse.

Le souci de s’attacher à un agent secret, c’est que ces gens disparaissent comme ils sont apparus : soudainement. Un jour, Tonton avait donc annoncé qu’il devait rendre son tablier et partir organiser une cantine pour les ouvriers d’un barrage africain. Yan s’était consolé en se disant qu’une “analyse” importante était sans doute le véritable motif de ce départ.

Ce n’est que six ans plus tard que le Berger revint à Aix comme il en était parti. Toujours riche de plans fumants, toujours libre et toujours grande gueule. Yan, lui, avait bien changé. Ses parents avaient cédé leur restaurant et divorcé. Il vivait seul, désormais, dans l’appartement familial, et ses rêves héroïques s’étaient envolés au rythme de sa puberté précoce. Son corps d’homme était définitivement bâti, et il le consacrait au volley-ball. L’adrénaline de la compétition lui suffisait pour épancher ses ardeurs guerrières, et Aix lui allait très bien. Six mois d’apprentissage du métier de forestier avaient fini de le convaincre qu’il n’était pas taillé pour l’aventure au grand air, comme Tonton.

Pas de quoi l’empêcher d’être aussi ravi qu’ému de le retrouver et de le serrer dans ses bras en le soulevant du sol pour lui montrer que le plus costaud, c’était lui à présent. Démonstration de force physique qui n’empêcha pas non plus son aîné de lui rappeler la hiérarchie :

“Pose-moi imbécile, tu vas te déplacer une vertèbre. Prends plutôt mon sac marin, je vais m’installer chez toi dans l’ancienne chambre de tes parents. Je t’ai ramené un cadeau. Ce soir, je fais un tajine d’agneau, toi tu invites une petite copine et moi j’ai l’après-midi pour en trouver une grande en buvant des coups en terrasse”.

 

Tonton contre Zeus aux Seychelles

Depuis 30 ans, il en était toujours ainsi. Yan avait changé de boulot, changé d’appartement, changé d’amour, mais le scénario de ses adieux et de ses retrouvailles avec Daniel Barnès était resté immuable. Les retours de Tonton étaient toujours accompagnés d’un petit cadeau-souvenir pour Yan. Le temps gommant l’écart d’âge, de parrain et filleul officieux, ils étaient devenus amis officiels. Pour le Tout-Aix, le Berger avait connu ses heures de gloire avec un poste de responsable du ravitaillement sur le rallye Paris Dakar et un autre d’intendant de la Calypso du Commandant Cousteau. Lui y avait surtout vu deux avantages : un levier pour séduire quelques-unes de ces belles femmes attirées par les têtes de série du moment, et une dorure sur sa carte de visite pour aider banquiers et investisseurs divers à foncer sur l’un de ses projets personnels. Lesquels étaient trop dénués de vernis pour le maintenir au sommet de l’affiche.

      Le trader faisait rêver davantage que l’explorateur. Et l’Eldorado ne s’envisageait plus au fond d’un tamis de chercheur d’or, mais dans une start-up de nouvelles technologies. Voire dans des doubles poches de politiciens. Alors, ce fanfaron bavard qui promettait de s’enrichir avec d’utopiques plans agricoles dans d’improbables pays..., ce trublion has-been qui crachait son mépris du système en traitant tous les boursicoteurs de vampires, tous les patrons d’esclavagistes et tous les salariés de moutons…, ce soi-disant espion auquel on ne croyait plus depuis longtemps, ce pirate revenu de ses croisades exotiques avec un pécule assez dodu pour payer des coups à boire dans les lieux en vogue, on l’avait écouté pour lui faire plaisir. Mais le jour où il rentra de Guyane, aussi fauché et vieilli que ses chaussettes trouées, il perdit définitivement le public des courtisans de la “réussite” et ne garda que celui qui l’appréciait pour sa fidélité en amitié, son inépuisable réserve d’histoires, sa truculence rabelaisienne et ses talents de cuisinier. En ville, on ne l’aperçut plus guère, car il avait repris son bâton de berger chez son copain éleveur. Puis les Aixois ne le revirent quasiment plus parce qu’il retourna à ses origines catalanes. Au Boulou, où une maison de famille lui permit de subsister avec sa squelettique retraite d’ancien combattant.

Aujourd’hui, Yan restait un des seuls à garder contact. Il nourrissait pour Tonton une aussi forte affection qu’à ses 12 ans, mais pour des motifs différents. Ce qui le fascinait désormais chez Daniel Barnès, c’était son opiniâtreté. Avec lui, déjà. Appât du gain et de la gloire, culpabilisation, leçons de philo, provocations, insultes… Depuis 30 ans, il avait tout tenté. Mille fois il avait exhorté Yan de laisser sa vie en plan pour le suivre au bout du monde. Mille fois Yan l’avait renvoyé sur les roses, mais rien ne l’avait découragé de revenir à la charge. Les douces explications pédagogiques n’avaient pas mieux fonctionné que l’exaspéré : “Fous-moi la paix, vieil emmerdeur!”

Le Berger n’avait jamais renoncé à embarquer Yan dans ses tribulations, et encore moins à les reprendre dès que possible. Chose faite… Sa mère ayant quitté ce monde, il venait de vendre le bout de maison de village dont il avait hérité. Et il était parti louer d’immenses champs à céréales dans les plaines d’Ukraine. Vu que toutes ses entreprises avaient capoté dans d’étranges circonstances, cette constance tutoyait la foi religieuse. Sans autre Dieu ni maître que sa philosophie et sa spiritualité basée sur le respect des forces de la nature, le Berger regardait encore l’avenir en fier optimiste. Même pauvre comme Job et ridé par les années, il ne s’était jamais senti moins souverain qu’un chef d’État ou qu’un capitaine d’industrie.

Une baguette magique avait fait sortir ce parrain d’un roman d’enfance. Son filleul voulait désormais le faire rentrer à la sueur de sa plume dans un roman pour grands. Plus comme un Indiana Jones avant la lettre, que comme un Tonton flingueur ou un Oncle d’Amérique de service. Tel un Cyrano de Bergerac qui pourrait tout perdre, si ce n’est la beauté de son panache. Et même mieux que ça, car depuis ce énième rebond en Ukraine, Yan était persuadé de tenir un authentique héros de tragédie grecque. Tonton était mythique. Sisyphe, condamné par Zeus à pousser pour l’éternité une pierre au sommet d’une montagne avant d’en redégringoler avec son caillou, c’était lui, cet homme à qui toutes les fortunes avaient filé entre les doigts, pour des motifs plus improbables les uns que les autres, au moment où il croyait les tenir. 

Deux mille cinq cents ans après l’édification du Parthénon, le monde devait donc se souvenir que la guerre contre la fatalité céleste faisait toujours rage. Il fallait redire la pensée d’Albert Camus sur le sujet : en acceptant l’absurdité de sa condition et des motifs de ses échecs sans jamais renoncer, Daniel Barnès devenait plus grand que son destin, puisqu’il se révoltait contre lui. Il fallait donc que l’on sache qu’il ferraillait avec le boss de l’Olympe, tel David en bien plus minus contre Goliath en bien plus géant, mais avec la même fronde. Il fallait informer qu’il poursuivait le combat aujourd’hui dans les Balkans, à l’âge où beaucoup ne poussent pas l’aventure plus loin que la supérette du coin. Oui, il fallait l’écrire pour avertir tous les maudits de la terre que l’un des leurs ne lâchait pas l’affaire. Pour rendre espoir à cette vaste communauté et tout simplement parce que Yan aimait ce vieux têtu. Cet orgueilleux que ni les coups du sort les plus cruels ni le ridicule n’avaient tué. Ce Don Quichotte que l’on raillait à chacune de ses chutes, parce que l’on ne pardonne pas aux perdants récidivistes qui claironnent avec prétention que cette fois sera la bonne.

En l’occurrence, le matériau ne manquait pas pour commencer à rédiger la saga de sa malédiction. Lors d’une soirée chez des amis, à Aix, Tonton avait servi l’une de ses rocambolesques tranches de vie de bourlingueur, comme lui seul savait les conter. Yan avait tout enregistré, mais il n’était pas sûr d’y trouver ce qu’il cherchait précisément. Depuis, ce doute avait été prétexte à remettre au lendemain, mais là, tous les lendemains paraissaient épuisés. Journaliste au chômage, il devait sauter sur la première offre de poste et, à partir du moment où il réactiverait sa carte de presse, la disponibilité pour le bouquin se réduirait à peau de chagrin. Reportages et autres interviews dévoreraient toute son écriture. Un sourd instinct l’avertissait qu’il n’était plus temps de faire la fine bouche sur le verbatim dont il disposait. Le fil d’Ariane d’un premier chapitre relevait de la survie du projet. Qui dit “instinct” et “survie”, dit “adrénaline”. Le velléitaire “il faudrait” se transforma donc enfin en “je veux” impétueux, et le canapé douillet où il se flagellait devint planche à clous.

Yan n’était pas fakir. L’horloge murale de la cuisine l’informait qu’il avait cinq heures devant lui, avant que sa compagne Céline ne rentre du boulot. Il fila dans celle des trois chambres de leur appartement qui faisait office de bureau, alluma son ordinateur, ouvrit un fichier-texte vierge et, d’un doigt brûlant, appuya sur la touche lecture de son dictaphone. La voix jubilatoire de Tonton inonda la petite pièce, du même récit-fleuve que celui qui, un mois plus tôt, avait inondé la grande salle à manger de l’amie de Yan.

***

“On en était aux plans tordus que je montais avec Sardi et Lorca, au milieu des années 1970. Ne vous marrez pas. Enfin si, vous pouvez rire, c’est burlesque à souhait. Un soir, à Aix, en passant devant la terrasse de chez Spooky, sur qui je tombe? Heckel & Jeckel qui regardent passer les girelles en buvant des coups. Ils viennent de récolter un gros paquet dans la formation professionnelle et se demandent dans quoi ils pourraient remettre des billes pour faire la cascade. L’idée que je ramène d’une petite escale récréative dans l’océan Indien tombe à pic. Je la leur balance : “Vous voulez faire grossir le pactole? On va créer une pêcherie aux Seychelles”.

Moins cinq, ils s’étouffent de rire en avalant leur pastaga de travers. Mais, au fur et à mesure que je leur déballe les grandes lignes du projet, ils commencent à saliver. Une heure plus tard, ils sont encore plus chauds que moi et disent “banco” pour financer. Tu parles… Le Berger qui va leur faire rentrer du fric à seaux, eux qui viendront de temps en temps faire les comptes en se dorant au soleil, et pas d’impôts à la sortie. Difficile de trouver plus de petits canons au mètre carré que dans les rues d’Aix-en-Provence, mais avec tous les biftons qui dansaient dans leurs yeux, Miss Univers aurait pu poser ses fesses sur notre table, qu’ils ne s’en seraient pas aperçus. Si je les avais écoutés, on prenait l’avion le lendemain sans même emporter une brosse à dents. Il a tout de même fallu deux semaines pour que Lorca se rencarde avec un conseiller financier sur les investissements aux Seychelles, que Sardi fasse valider la sortie des fonds par sa banque et que je me démène avec un copain du ministère de la Défense pour accélérer l’obtention des visas.

Bref, quinze jours plus tard, je débarque à Victoria sur l’île de Mahé, flanqué de mes deux marlous de Méditerranée. Évidemment, notre trio à Ray-Ban détonne dans le paysage. Sardi est un fils de bourgeois qui n’a jamais dû voler une sucette dans une épicerie. Sauf que son physique d’ancien rugbyman et la méchante cicatrice qui barre sa gueule de rouquin laissent penser le contraire. Pareil pour Lorca, brillant universitaire reconverti dans le business, que sa gueule de trafiquant sud-américain faisait déjà soupçonner de tricherie aux examens. Ça nous pénalise. La première semaine, on galère pour déposer les fonds. Avec son faciès de treiziste cabossé, Sardi fait peur au premier banquier qui doit peser 50 kilos de moins que lui. Pas mieux chez le second, parce que Lorca en sait plus que lui sur la fiscalité de la finance offshore et que ça doit l’énerver. Être recommandé par des Seychellois influents finira par décider le troisième. Évidemment, les appuis, c’est moi qui les ai dégotés via Dédé, un pote de La Réunion bien introduit dans le pays parce qu’il bosse à haut niveau dans le médical et qu’il organise souvent des sauteries dans une baraque sur l’île de La Digue.

L’aventure peut démarrer. Ça commence par acheter d’occase deux gros bateaux porteurs-collecteurs capables de transporter les petites embarcations de pêche locale au large et d’en faire retaper les moteurs nickel par un ex-chef mécano de la Royal Navy. Ensuite, toujours via les mêmes gros bonnets, on rentre en contact avec les pêcheurs du coin et on leur propose de leur mettre à disposition les rafiots en question. Équipés comme ça, ils vont pouvoir prendre des tonnes de bouettes, une sardine locale, qu’ils congèleront et vendront pas cher le kilo en se rattrapant sur la masse. Le père Noël n’aurait pas mieux été accueilli que nous, car là-dessus, on prend que dalle. Pas un centime pour la location des bateaux, et pas un non plus sur la vente de bouettes. Ils paient leur carburant et la totalité des bénefs est pour eux.

En échange? C’est là que le lapin sort du chapeau. Pendant mes vacances, en plongeant, j’avais failli m’étouffer dans mon tuba en voyant la quantité de rougets qui pullulaient à dix mètres du bord et encore plus en constatant que les locaux n’en étaient pas plus friands que ça. Ils appelaient ça le “poisson-touriste”. Donc, nous demandons à nos pêcheurs de poser des nasses dans les lagons, de récupérer les rougets qui s’y sont fait piéger, et de nous les céder après les avoir stockés dans des viviers. Avec le modèle de nasse à double entrée qu’ils ne connaissent pas et dont j’ai amené un modèle, c’est tellement facile qu’ils peuvent déléguer ça à leurs enfants quand ils sortent de l’école. Même pas deux heures de travail quotidien pour eux donc, et une vraie tombola pour nous. À l’époque, le kilo de rougets de l’océan Indien sort à 70 francs sur les étals de Rungis, et je sais qu’on va faire du 500 kilos par semaine en rigolant. Malgré les frais d’envoi par avion, la plus-value restait invraisemblable. Sur le kilo, il nous retombait 51 francs et des poussières dans la poche. Trois mois pour amortir les bateaux en couvrant largement mes dépenses perso, et après, en avant la curée! D’autant que je suis en verve côté idées lumineuses. Pour rajouter une couche de camouflage caritatif sur notre business, je lance une coopérative complètement bidonnée. Les nasses et les viviers en bambou seront fabriqués dans un village où des bonnes sœurs ont monté un institut et regroupé tous les handicapés de l’île. En passant par hasard devant les bicoques, j’avais vu les estropiés et les perturbés du bulbe tresser des paniers d’osier. Ça m’avait tilté tout de suite. La mère supérieure qui gère l’institution fonce aussi vite sur le projet que les pêcheurs, car je m’engage à lui installer un dessalinisateur et à payer ses protégés deux fois le salaire minimum local pour la fabrication.

J’en rigole encore, car je pouvais me le permettre. Pas avec notre pognon, mais avec des fonds de la FAO. Eh oui, carrément du pognon de la Food and Agriculture Organization of the United Nations. Deux jours après notre arrivée à Victoria, j’avais secoué une avocate d’affaires sympa après une soirée et, en attendant de remettre le couvert, on s’était quittés bons copains. Du coup, elle m’avait ficelé un dossier béton en deux-deux. Normalement, même quand tu as trouvé un moyen génial de sauver une région entière de la famine, t’as le temps de sécher sur pied avant d’avoir une réponse. Mais j’avais les connexions pour que la demande arrive direct sur le bon bureau sans passer par la case ronds-de-cuir. Un décideur de la FAO pour qui j’avais pondu une analyse sur la situation aux Comores… Une semaine après, je recevais son aval par fax. Au final, je n’avais même pas de comptabilité à assurer. La trésorière de l’institut envoyait la note tous les mois, et l’argent lui était viré directement. À mon avis, la cornette en chef ne devait pas se gêner pour surfacturer, mais j’en avais rien à branler. Ce n’était pas notre tune et je ne risquais pas de me griller avec la FAO. Par rapport aux subventions que cet organisme de l’ONU avait l’habitude de brasser, les sommes engagées représentaient des cacahuètes, et dépêcher un contrôleur sur place leur aurait coûté bien plus cher que tout ce que les bonnes sœurs pourraient étouffer pendant cinquante ans. Du coup, quand je passais récupérer les nasses et les viviers avec mon pickup, elles me donnaient du “mon fils” en me regardant avec des yeux humides, comme si j’étais le sauveur en personne! Quel gag… N’empêche, des années plus tard, j’ai eu des nouvelles. Leur village de petits abîmés a doublé sa capacité d’accueil et leur institut a vachement prospéré. Au lieu des nasses qu’on demandait, certains n’avaient réussi qu’à faire des ovnis biscornus, mais l’activité tressage de l’atelier a plu. Après notre départ, les sœurs ont eu l’idée de la pousser en encourageant les délires plasticiens des pensionnaires et de vendre la production sur place. Une touriste suisse qui avait déliré sur la collection Dubuffet y a vu de l’art brut. À son retour de vacances, elle a tanné son milliardaire de mari pour qu’il devienne mécène de l’institut.

Tant mieux, mais revenons à nos poissons. Une fois la coopérative lancée, toutes les pièces de notre petite pompe à dollars étaient en place. Avec une idée trouvée dans dix mètres de fond, deux tas de ferraille flottants, trois bouts de bambous tressés, quelques sourires, une bonne partie de pattes en l’air avec une juriste et une machine à écrire, j’avais fabriqué une véritable Rolex. On peut dire “tout seul”, car, comme vous l’imaginez, mes deux associés n’avaient pas fait long feu dans le secteur. Petite signature à la banque, une autre à la chambre de commerce, une semaine à se remettre de leurs efforts en pêchant au gros et en lutinant des hôtesses mauriciennes quand ils n’étaient pas trop saouls puis : “Salut Berger. On a à faire en France. La logistique, c’est ton truc. Tu gères et on se téléphone…”À bibi donc le travail de Romain et les cinq heures de sommeil par nuit pour pouvoir empiler les démarches administratives, les négociations, les visites de courtoisie chez les sœurs et les cocktails chiants ou autres mondanités dans la bonne société locale. Idem, les allers-retours à l’aéroport, les commandes, la réception des achats, le stockage et la formation technique de nos fourmis ouvrières. Pas grave, car deux mois après avoir débarqué à Mahé, je pouvais donner le feu vert et lancer la ponction de rougets. Au bout de trois jours, les pêcheurs et leurs minots explosaient toutes les prévisions : 400 kilos dans les viviers! Il a fallu ralentir la production. On allait dépasser le poids que j’avais réservé dans l’avion-cargo qui décollait tous les dimanches pour Paris.

J’ai fêté ça en m’accordant un week-end sur l’île de La Digue où Dédé avait organisé une bamboula. La “jolie baraque” en location dont il m’avait parlé, en fait, c’était le genre de palais que tu ne vois qu’en première page des magazines de luxe : 500 mètres carrés de constructions, de piscines et de decks au milieu d’un jardin à tropical, à 50 mètres de la plus belle plage de l’île. Bien sûr, le charter débarqué de La Réunion était assorti : politiques, hauts fonctionnaires, chirurgiens, directeurs de labo pharmaceutiques, artistes et autres qui avaient emmené dans leurs bagages un contingent de nanas, dont une dizaine de mannequins parisiennes venues pour une série de prises de vue à La Réunion et l’île Maurice.

Vu la vitesse à laquelle ça s’est réchauffé, j’ai compris que tout ce petit monde était venu s’encanailler loin de bobonne et des témoins gênants. Les mannequins qu’ils avaient trimballées, elles étaient grandes et bien gaulées. Mais c’était du cintre à Chanel et de la potiche de jet-set. Dès qu’un gros légume sortait une blague à deux balles, ça minaudait de l’exaspérant. Pas mon truc… Moi, j’aime les nanas sportives, cultivées, nature, portées sur la fesse, mais pas vides de la calebasse. J’ai trouvé mon créneau avec deux décoratrices d’intérieur. Un couple de goudous marrantes qui ne cachaient pas améliorer de temps en temps l’ordinaire avec un intermède bisexuel. Tant qu’à faire avec un gros garoubi, et finalement le mien, car les autres postulants s’y étaient pris, bille en tête, comme des manches, en accumulant les allusions lourdingues. Pour me distinguer, je l’avais joué plus fine en préparant avec les cuistots 20 kilos de poisson à la tahitienne, revisitée à ma façon. Tout le monde s’en est cassé le ventre, et j’ai conclu l’opération séduction en leur sortant discrétos un zamal de derrière les fagots. Trois taffes et tu te comptais quinze doigts sans pouvoir t’arrêter de rire. On s’est éclipsé à la plage quand le DJ a commencé à mettre des tubes de merde sur ses platines.

Putain, quelle nuit! Le programme de Sodome et Gomorrhe dans les décors de l’Éden. Avec une carriole dégotée dans le jardin, on avait tiré des matelas sur le sable et une glacière chargée ras la gueule de bouteilles. Quand je ne buvais pas du champagne entre leurs cuisses, je leur faisais des soufflettes d’herbe dans le cul, pendant qu’une me léchait la doublette et que l’autre m’astiquait doucement le lance-roquettes. Raides défoncées, complètement déchaînées et plutôt open mes broute-minous... Il y avait de quoi se larguer. Le cadre était magique : un vent tiède qui te caressait à rebrousse-poil, le bruissement de la végétation, le fracas régulier de la barre au loin pour la bande-son, et une pleine lune du feu de dieu qui éclairait comme un projo les rochers de granit et les cocotiers. La plus dodue avait été prof de maths avant de basculer dans la déco. Du coup, elle s’était mis en tête de faire de la physique porno en comparant la longueur réelle de mon engin avec celle qu’il projetait sur le sol en ombre chinoise. On riait comme des bossus, mais j’ai réussi à garder un bâton de berger correct parce que la carotte était à la hauteur. Pour m’inspirer, sa jeune copine styliste avait mis son petit postérieur en bombe, et j’avais la garantie de pouvoir le pourfendre à la fin de l’expérience pendant que l’autre la lécherait. La prof avait corsé les enjeux en promettant de jouer avec un gode qu’elle avait sorti du même sac que son mètre enrouleur. La mère Einstein n’a pas mis plus de deux minutes à trouver le résultat du calcul angulaire qu’elle avait posé sur le sable, et le cobaye Berger a eu sa récompense.

Ce radada! Le zamal m’avait tellement attaqué que c’est carrément devenu un trip. Je sabrais et j’encourageais les deux gonzesses qui se léchaient en 69. Assez pour coller un carton de timbres! Elles prenaient leur pied en bêlant comme des chèvres qu’on délivre. Ça me portait tellement la cafetière à ébullition qu’en fermant les yeux, je m’imaginais des tonnes de rougets sortir d’un vagin géant pour dégringoler dans un coffre et se mélanger à des monceaux de biftons qui sentaient la cyprine et la marée. Encore plus loufoques, les handicapés assemblaient mes nasses en livrée Louis XV et perruques poudrées avant que les bonnes sœurs fringuées par Saint-Laurent se fassent des passes de rugby avec, pour les charger dans mon pickup!

Moins cinq je perds le contrôle de ma production technicolor et je débande de rire, mais il ne m’a pas fallu deux secondes pour revenir au live originel. Ma monture à quatre pattes, c’était un volcan vivant avec des coulées de lave dans le ventre et une ménagerie de fauves dans la gorge. Elle s’est tétanisée en se cambrant, et j’ai eu l’impression de mettre mon braquemart dans un aspirateur de 1500 watts. Une fois, deux fois, trois fois et c’est moi qui suis parti. La fusée qui te traverse le corps, des genoux au sommet du crâne, et un feu d’artifice de comètes dans les mirettes. Attention le cosmos, arrivée du Berger satellisé par orgasme nucléaire. La porte des étoiles du 2001 de Kubrick, en plus déjanté. Je ne savais plus mon nom!

Entre la fumette, ce que j’avais picolé, et la danse que j’avais mise à la nana, mon cœur tapait comme une machine à laver sur essorage. J’étais au bord du malaise, et ma copine de jeu en a fait un pour de bon. Elle s’est écroulée comme un sac sur le matelas. Le cocktail herbe-alcool et les enchaînements d’alléluias lui avaient filé la gerbe, et elle était secouée de spasmes. On a réussi à la remettre debout pour l’amener vomir derrière un buisson. Ça lui a calmé les boyaux, mais elle s’est mise à saigner du nez comme une fontaine. Là, ça a déraillé complet. L’ex-prof s’est plantée devant la mer les yeux fermés et elle s’est mise à déclamer. Dieu était un fasciste qui tentait de punir toutes les libertines du monde en s’acharnant sur son amoureuse. Pour l’atteindre de son bras séculier, il s’était servi de la semence du pauvre Berger et il fallait que sa douce se purifie illico de ce maléfique poison avec une longue baignade dans l’océan. C’était tellement décalé que j’ai cru qu’après l’espièglerie matheuse, elle voulait continuer à détendre l’atmosphère en pastichant du théâtre contemporain. Je me roulais par terre en me tenant les côtes, mais quand elle a commencé à tirer l’autre vers l’eau, j’ai compris qu’elle partait en vrille pour de bon. Explosée comme elle l’était, la petite risquait de faire une syncope dans la flotte. Je ne me voyais pas jouer au nageur-sauveteur d’un bras et coller des gifles de l’autre à la barjot qui aurait mis son grain de sel. Pour mettre le holà, j’ai sorti un bobard. Les requins sentaient une goutte de sang et deux grammes de vomi à des kilomètres, ils adoraient rôder près des côtes la nuit et, à cette heure, le lagon n’était plus sûr. La marée montait, la houle aussi, et il y avait 120 % de chances qu’un grand blanc, long comme un minibus, saute la barrière de corail pour venir chercher son dîner. La purification serait sans risque et plus efficace demain en plein soleil. N’importe quoi parce que la marée descendait, mais ça a marché. L’ancienne prof a tellement eu les jetons que je ne sais plus si elle s’est baignée du week-end.

En tout cas, le temps que je sorte mon bla-bla, notre malade avait un peu récupéré son teint de bébé et la parole pour engueuler sa dulcinée :

“Qu’est-ce que tu racontes? Tu sais que bien que je saigne souvent du nez après un effort violent. Arrête tes conneries. C’est pas la peine de te mettre dans cet état et de remettre ta peur des curés sur le tapis. Tu fais chier avec ça… Ça casse l’ambiance!”

En fait, des deux, c’était elle le chef et, en colère, elle était encore plus excitante. Belle de chez belle! Une licorne blanche qui se cabrait en saignant des naseaux. Dans le genre équidé, il me remontait aussi une trique d’âne, mais, comme elle disait, l’ambiance était cassée. Fin de l’osmose. Même plus un regard sur l’impressionnante turgescence du Berger.

Je n’ai pas insisté. À l’heure du dodo, un plan à trois, ça se poursuit régulièrement à deux, et la pièce rapportée doit dégager. On est retourné à la casbah, je les ai laissées partir se psychanalyser sur l’oreiller et j’ai pris une douche au frais dans le jardin…”

***

Yan arrêta le dictaphone et pouffa de rire en se souvenant de ce moment. Quand il parlait de la chose, le Berger n’y allait pas avec le dos de la cuillère. À travers le silence de l’enregistrement, on percevait la gêne estomaquée qui avait suivi ce passage. Indifférent à ce trouble, le joyeux pornographe avait enchaîné la suite avec le même naturel.

***

“En me savonnant, je dressais le bilan depuis mon arrivée, et j’étais heureux comme un gosse. Les Seychelles, avec un peu d’imagination c’était le paradis. Pêche aux fantasmes, pêche aux rougets, pêche au pognon… Il n’y avait qu’à tremper l’hameçon ou son biscuit pour ramasser des félicités. Le kif! Et celui que je venais de prendre avec les deux allumées, c’était walou à côté de ma fierté des premiers résultats de la pêcherie.

Quand j’y repense… Si tout avait continué à rouler sur ces bases, en me faisant aider par une pointure de la biologie marine pour gérer le cheptel de rougets, à l’heure qu’il est, je roulerais en 4X4 de luxe. C’est moi qui vous inviterais au pied de la Sainte-Victoire sur la terrasse de la bastide que j’aurais achetée cash à une vieille famille aixoise. Encadré au-dessus de ma cheminée, il y aurait peut-être un parchemin signé par un cardinal du Vatican, et je me taperais sur les cuisses tous les soirs en lisant : “ Saint-Berger, grand bienfaiteur des escagassés seychellois ”. Mais évidemment, le Saint-Berger, il lui est tombé sur la gueule un imprévu encore plus dingue que les hallucinations qu’il s’était fabriquées à La Digue. Au bout de trois semaines de production, au moment où ses mains commençaient à puer la criée et les millions, il a été jeté manu militari dans un avion par quatre flics, format armoire normande et armés jusqu’aux dents. Deux détails qui n’en étaient pas avaient eu la mauvaise idée de s’additionner. D’une, les gens “ influents ” qui m’avaient aidé, étaient des proches de France-Albert René, Premier ministre qui visait le pouvoir et allait d’ailleurs le prendre quelques mois plus tard. De deux, entre autres, je m’envoyais régulièrement en l’air avec la femme du journaliste qui était correspondant du Monde à Mahé. Vu qu’il s’en occupait mal et qu’il se tapait d’autres nanas, c’était bien fait pour sa gueule, mais le type n’a pas digéré que sa miss se paie aussi des récrés. Il s’est renseigné sur moi, et son réseau d’informateurs devait être salement costaud, car il a trouvé du lourd qu’il s’est empressé d’aller balancer au Président James Mancham. Le petit Français qui venait de lancer cette coopérative avec les bonnes sœurs était un ancien des forces spéciales françaises en Algérie, agent anti-OAS après la guerre et parfois encore sollicité par les services secrets pour des missions d’analyste en Afrique. Actuellement, on lui prêtait des liens avec les milieux mercenaires dont la bande de Bob Denard, et toutes ses démarches aux Seychelles avaient été facilitées par son dangereux et ambitieux Premier ministre René. Rien que ça! Avec un bazooka, il ne m’aurait pas mieux fait disparaître du paysage. Le père Mancham flippait déjà comme une bête sur le coup d’État qu’il sentait venir. Alors, un type lié aux réseaux mercenaires, ancien d’Algérie, dont les chefs avaient été intoxiqués par les cocos en Indo, et aidé par René, dont les idées marxistes n’étaient plus un mystère…, coopérative et pêcherie ne pouvaient être que des couvertures.

Averti de mon arrestation, l’officier de liaison de l’ambassade de France a appelé où il fallait pour savoir de quoi il retournait vraiment. Le coup de bigophone lui a permis de vérifier que ma présence aux Seychelles était due au hasard, mais il ne pouvait leur servir qu’un truc du genre :

“ D’après moi, vous faites fausse route. La pêcherie que monte ce ressortissant français dans votre pays ne laisse entrevoir aucun signe d’activité subversive parallèle. D’autre part, nous ne lui connaissons pas de relations dans les milieux communistes ”.

Plus timide que ça comme défense, tu meurs, mais je ne lui en ai pas voulu parce que je savais qu’il avançait sur une planche pourrie, et que le flou artistique était recommandé par sa hiérarchie. Un gouvernement ne se vante jamais de son contrôle sur un mec dans mon style, et il aime encore moins le prouver avec un compte-rendu d’activité. De toute façon, même s’il avait juré ses grands dieux et fourni une lettre signée de la main de Giscard d’Estaing en personne, l’équipe de Mancham n’aurait rien voulu savoir. Dans leur délire parano, ils voyaient déjà le village des handicapés servir de tête de pont à un débarquement : un contingent d’instructeurs Vietkongs, soviétiques et cubains encadrant les béquillards qui prendraient d’assaut le palais présidentiel à cloche-pied, et moi à la tête de tout ça avec le béret du Che. Hilarant! Castro et Ho Chi Min revisités par les Marx Brothers... Ces débiles profonds sont allés jusqu’à dépiauter le conteneur d’emballages à poisson que je venais de recevoir de La Réunion. Ils étaient persuadés d’y trouver des Kalachnikovs en pièces détachées. Quand ils se sont retrouvés comme des cons, avec rien d’autre qu’une montagne de polystyrène éventré sur le port, ils étaient encore tellement persuadés d’avoir raison qu’ils ont mis un bout du conteneur dans une mallette diplomatique envoyée aux States en express. Quels dégénérés… Quinze jours plus tard, ils recevaient une facture en dollars à je ne sais combien de zéros et le rapport détaillé d’un labo d’armement américain. La conclusion était qu’après 143 tests divers, les composants du morceau de métal reçu ne recelaient aucune substance radioactive ou explosive, et que le spectrogramme de l’alliage ressemblait étrangement à celui de l’acier couramment utilisé pour la fabrication des conteneurs maritimes. 143 tests pour ça… Quand je l’ai su, à Paris, je me suis pincé pour être sûr que je ne rêvais pas, et j’ai failli pisser dans mon froc.

Retenez-vous parce que, le plus rigolo de l’affaire, c’est le bouquet final. Sur 1,5 tonne de rougets capturés, pas un seul n’a réussi à atteindre un étal de poissonnier! Avant de me faire expulser, j’avais fait dire aux pêcheurs de garder le troisième envoi pour se consoler de la mise sous scellés de nos deux bateaux collecteurs. Et d’un… En rentrant à Aix, j’apprends que le premier a été saisi et détruit par les services vétérinaires d’Orly à cause d’une rupture de la chaîne du froid dans l’avion. Lorca avait oublié de m’avertir. Et de deux… Quant à Sardi, il n’a pas été foutu d’aller récupérer la deuxième fournée qu’on avait envoyée. Les 500 malheureux kilos de poissons qui ont réussi à passer la frontière ont dû se décomposer dans un entrepôt. Monsieur avait été retenu à Aix par “ des problèmes urgents ”. Et de trois… Je n’ai même pas été surpris et je ne lui ai pas demandé si ses problèmes urgents concernaient la villa qu’il faisait construire à son ex-femme ou la décapotable qu’il venait de commander en Angleterre. Au fond, dès le départ, je me doutais bien que ces deux célestes Pieds nickelés seraient incapables de monter dans un train pareil, et qu’ils me laisseraient me dépatouiller dans la mouise au moindre pépin. Ils n’avaient ni la culture de ce genre d’entreprise ni le savoir-faire, et le pognon leur était tellement monté à la tête qu’ils ne pouvaient pas se rattraper par le sérieux du suivi. Ce qu’ils avaient mis aux Seychelles, ce n’était même pas un dixième de leur cagnotte, et ces messieurs voyaient les choses en grand. Pendant que je m’escrimais avec mes rougets, un type les avait branchés sur l’achat d’un tableau contemporain qui coûtait une fortune et qui devait soi-disant doubler de valeur dans l’année à venir. Quand ils m’ont demandé si je ne voulais pas m’occuper de le récupérer à New York et qu’ils m’ont annoncé le montant de l’obole que je recevrais en échange, je leur ai dit “ ciao ” et j’ai évité de les recroiser pendant deux mois pour ne pas leur casser une bouteille de rosé sur la tête”.

***

Little Big Berger

À ce moment, Yan coupa à nouveau le dictaphone. Quelqu’un avait enfin réussi à interrompre Tonton en concluant qu’une histoire de pêcherie ne pouvait se terminer qu’en queue de poisson. L’indescriptible brouhaha de rires, d’applaudissements, de couverts entrechoqués et de chaises raclant le sol qui s’en était suivi avait fait saturer le micro. Déchaînement normal, car le compteur numérique de l’enregistreur indiquait que le professeur Berger avait phagocyté la parole pendant dix-sept minutes et quarante-huit secondes. Sans cesse relancée par une rocambolesque surenchère de : “Attendez… ce n’est pas fini… vous allez voir le plus beau…” dont le charismatique conteur ponctuait son récit, la classe avait besoin de faire une pause et de se dissiper un peu. Ceux qui se tortillaient déjà sur leur siège depuis un moment étaient partis faire pipi tandis que d’autres étaient retournés à des conversations courantes. En aparté seulement, car, à côté de ce que l’on venait d’entendre, raconter le dernier coup pendable du petit paraissait bien trop fade pour prétendre intéresser toute une tablée.

Scénario abracadabrant, foules de détails, gouaille truculente... Pour un auteur, c’était de l’or en barre. Le moins imaginatif des lycéens n’aurait eu qu’à jouer les scribes en retranscrivant mot à mot le propos tontonesque pour en tirer une nouvelle qui blufferait les critiques dont il imaginait déjà les titres : “Un disciple de Michel Audiard dans la génération Y... Le nouveau Frédéric Dard a 17 ans...”

Yan en avait trente de plus et, quant à lui, rangeait cette fable burlesque dans la boîte des cadeaux empoisonnés. Il était désormais certain que c’est elle qui l’empêchait de se mettre au travail depuis trente jours. La clé du coffre au trésor littéraire qu’il cherchait était enfouie bien plus loin sur l’enregistrement, et elle était minuscule. Il reprit donc l’écoute du fichier sonore. Tonton en était à déplorer la marée basse de son verre.

***

      “Je reprendrais volontiers un peu de ce vieux rhum. Il est d’enfer”.

Sur la quinzaine de convives, un dernier carré de studieux assaillait le conférencier avec les questions complémentaires d’usage. L’un d’eux s’était chargé d’approvisionner le Berger en carburant pour qu’il satisfasse les curiosités. Dans la foulée, on apprit donc par le détail les mœurs reproductives du Pseudupeneus Prafiensis, rouget de l’océan Indien, moins goûteux que son cousin de Méditerranée, le Mullus Surmuletus, mais bien plus généreux au niveau de ses mensurations. Un ancien soixante-huitard qui avait taillé la route étant jeune reçut aussi la confirmation que le zamal était bien l’appellation réunionnaise de ce qu’il nommait vulgairement cannabis.

Tonton se régalait de jouer les encyclopédies, mais il s’avouait tout de même étonné de la candeur des questions. Comment? On n’avait jamais entendu parler des frères Audoul et de France-Albert René! C’était pourtant de l’histoire contemporaine dont tous les journaux avaient parlé… Ah bon, le nom des sardines de l’océan Indien et celui des embarcations traditionnelles seychelloises n’étaient pas consigné dans l’édition familiale du Petit Robert? Même pas le “toupac-trouc-trouc”, célèbre dindon d’Amazonie