Traité sur le goût - Victor Hugo - E-Book

Traité sur le goût E-Book

Victor Hugo

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Beschreibung

Définir le goût ; impossible. Qui l’essaie échoue.
Qu’est-ce donc que le goût ? Qu’est-ce donc que cette chose étrange qui, on vient de le voir, peut exister et existe en dehors de la morale, de la raison, de la politesse, du progrès, de la vérité, de la réalité, de la pudeur, de la conscience, se concilie avec la férocité, consent à la bestialité, et qui, avec toutes ces facultés d’être le mal, fait partie du beau ?...
Le goût est celui de nos sens qui nous met en relation avec les corps sapides, au moyen de la sensation qu’ils causent dans l’organe destiné à les apprécier.
Le goût, qui a pour excitateurs l’appétit, la faim et la soif, est la base de plusieurs opérations dont le résultat est que l’individu croît, se développe, se conserve et répare les pertes causées par les évaporations vitales.
Le goût peut se considérer sous trois rapports :
Dans l’homme physique, c’est l’appareil au moyen duquel il apprécie les saveurs ;
Considéré dans l’homme moral, c’est la sensation qu’excite, au centre commun, l’organe impressionné par un corps savoureux ; enfin, considéré dans sa cause matérielle, le goût est la propriété qu’a un corps d’impressionner l’organe et de faire naître la sensation.
Le goût paraît avoir deux usages principaux :
1° Il nous invite, par le plaisir, à réparer les pertes continuelles que nous faisons par l’action de la vie ;
2° Il nous aide à choisir, par les diverses substances que la nature nous présente, celles qui sont propres à nous servir d’aliments.

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Traité sur le goût.

Traité sur le goût

Le goût

Proses philosophiques de Victor Hugo.

Définir le goût ; impossible. Qui l’essaie échoue.

Le goût est-il tenu d’être d’accord avec la morale ? Non. Ou vous excluez Boccace, Arioste, la reine de Navarre, Brantôme, cent autres.

(Le goût est-il tenu d’être d’accord) avec la politesse ? Non. Rien n’est moins poli que la comédie grecque.

Avec la raison ? Non. Pindare est peu « raisonnable ».

Avec le progrès ? ? Non. LesNuées outragent Socrate.

Avec la vérité ? Non. Quel menteur que Virgile aux pieds d’Octave !

Avec la réalité ? Non. Tout le vaste rêve mythologique est accepté par le goût avec enchantement.

Avec la pudeur ? Non. Lisez le CantiquedesCantiques.

Avec la conscience ? Non. Lisez Machiavel.

Le goût se concilie avec la férocité ; voyez les versets exterminateurs de la Genèse, avec la bestialité, voyez Léda et le cygne, avec la sodomie, voyez Corydon, avec toutes les infamies possibles, voyez Aristophane.

L’art a une effronterie lumineuse. Fécond sujet d’étonnement, que ces affinités des grossièretés avec les élégances ! Affinités constatées par la Grèce qui offre Lysistrata à côté de l’Anthologie, par la renaissance qui encadre Tasse avec Rabelais, par le siècle d’Auguste et par le siècle de Louis XIV qui ont, l’un Horace et l’autre La Fontaine, esprits exquis et obscènes, combinant dans leur poésie ces deux pôles, la délicatesse et le cynisme.

Qu’est-ce donc que le goût ? Qu’est-ce donc que cette chose étrange qui, on vient de le voir, peut exister et existe en dehors de la morale, de la raison, de la politesse, du progrès, de la vérité, de la réalité, de la pudeur, de la conscience, se concilie avec la férocité, consent à la bestialité, accepte Sodome, et qui, avec toutes ces facultés d’être le mal, fait partie du beau ?

Est-il donc possible d’être à la fois le beau et le mal ?

L’art a-t-il ce don terrible ?

Hâtons-nous de le dire, non.

Être le beau et le mal, être tout ensemble obscurité et clarté, c’est le chaos. L’art est prodige, soit ; il n’est pas monstre. Il contient le contraste, non la contradiction. Pas un atome dans l’art n’est à l’état de chaos. Tout obéit à la loi une. Le goût, c’est l’ordre.

Comment donc expliquer alors ce qui vient d’être dit ? comment concilier avec la formule : le goût, c’est l’ordre, cette acceptation par le goût de toutes les formes du désordre ? comment se rendre compte de ceci que tout ce que nous nommons cynisme, débauche, brutalité, bestialité, dévergondage, puisse entrer dans l’art sans trouble pour l’art et en lui laissant tout entière sa condition suprême, le Beau, tellement que dans Virgile, dans Horace, dans la Bible, dans les bas-reliefs romains et grecs, dans les camées antiques, dans le musée secret de Naples, plusieurs des œuvres les plus impures aux yeux de la morale et de la pudeur sont les plus pures aux yeux du goût ?

Expliquons ce phénomène.

Affirmons cette vérité superbe, entrevue seulement sur les sommets de l’art : il n’y a point de mal dans le beau. Être le beau et faire le mal, c’est impossible. Le mal, dès qu’il est entré dans le beau, fait le bien. L’art est un dissolvant transfigurateur extrayant de toute chose l’idéal. Le fumier l’aide à créer sa rose. L’impureté s’innocente dans son marbre blanc. Sous l’art complet il y a le silence du mal. La nudité d’une femme devenue la nudité d’une statue fait taire la chair et chanter l’âme. Sitôt que le regard devient contemplateur, l’assainissement commence. Qui admire monte. De là la souveraine puissance civilisatrice de tous les chefs-d’œuvre sans .exception. Ce qui fait partie du beau fait partie du bon.

Mais dans ce beau, que vous appelez maintenant le bon, il est entré du mal. Il y a dans tel de ces chefs-d’œuvre qui tous civilisent, dites-vous, cette impudence, ce cynisme, cette turpitude que vous-même avez signalés. Oui, de même qu’il y a du fumier dans la rose.

Cherchez ce fumier et ce mal dans la merveille épanouie.

Donc, faire partie du Beau, ceci est toute punition.

Tout ce que nous venons d’écrire ci-dessus, est-ce donc la négation du goût ?

C’en est l’affirmation.

De toutes les règles écrites, mises en tas et rejetées, sort la notion du goût de même que du monceau des lois passées au crible et abolies, sort la notion du droit.

Au-dessus de toutes les poétiques d’école comme de toutes les constitutions d’état il y a l’antérieur et le supérieur. Le goût est essentiel au génie comme le droit au peuple. Si l’on réfléchit que droit implique devoir, on saisira le rapport entre ces deux idées, droit et goût. Droit et goût font partie de la souveraineté.

Loin de la limiter, ils la constatent.

Les règles et les lois sont des procédés inférieurs ; savoir distinguer la quantité de droit que contiennent les lois et la quantité de goût que contiennent les règles, cela n’est point donné à tous les esprits. Souvent la loi impose le faux droit et la règle impose le faux goût. Le devoir du penseur est de protester contre ces promulgations.

Un jour, le progrès aidant, le peuple se passera de lois ; quant au génie, il s’est toujours passé de règles.

De ce rejet des lois et des règles, que résulte-t-il ? des Iliades.

Prenez des siècles, si vous voulez, pour faire à votre hypothèse un milieu suffisant de progrès accompli, et supposez ceci dans l’ordre politique : une seule injonction sociale est maintenant, l’enseignement gratuit et obligatoire, c’est-à-dire le droit de l’enfance à la lumière ; du reste plus de lois, plus de décrets ni d’arrêts, plus de textes faisant dogmes ; de cet évanouissement des codes écrits, que se dégage-t-il ? L’anarchie. Non, le droit absolu.

L’ensemble des lois naturelles qui se promulguent toutes seules et qui, portant en elles leur sanction, n’ont aucun besoin de force publique et sont à elles-mêmes leurs propres gendarmes, l’estomac ayant pour pénalité l’indigestion, le mouvement ayant pour limite la fatigue, la gravitation ayant pour arme la chute, l’usage ayant partout pour frontière l’abus.

Pavage, éclairage et sécurité de la voirie, le gouvernement devenu simple police, tout le reste livré à l’initiative libre de l’homme souverain de lui-même, l’humanité patrie unique, le droit loi unique, le devoir et le droit faisant leur jonction qui est la fraternité ; voilà quel serait l’ordre social.

On le voit, unité de but, unité de moyen ; le penseur, dans la région politique, ne supprime les lois que pour dégager le droit, et dans la région de l’art, n’abolit les règles que pour dégager le goût.

La poésie est une vérité suprême, jour de ce monde qu’on nomme l’Art, lumière intellectuelle de même qualité que la lumière morale et faisant la même fonction.

Le goût est à la poésie ce que la conscience est à la vérité.