Trois Égyptiens à Paris - Mohammad Muwaylihî - E-Book

Trois Égyptiens à Paris E-Book

Mohammad Muwaylihî

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Beschreibung

Trois amis égyptiens déchiffrent les mythes modernes que diffuse avex exubérance l'Exposition Universelle de Paris en 1900.

1900. L’Exposition Universelle de Paris bat son plein. Parmi la foule des visiteurs, un écrivain égyptien, Mohammed al-Muwaylihî, francophone, fin lettré, tout acquis aux idées des réformistes de la Renaissance arabe. Venu déjà comme exilé à Paris vers 1884, il y débarque seize ans plus tard et se livre à un curieux déchiffrage des mythes modernes que diffuse avec exubérance l’espace fantasmagorique de l’Exposition.
Mais au lieu de produire une simple relation de voyage, l’auteur préfère très habilement projeter à Paris trois amis inséparables, sortis tout droit de son précédent roman, Ce que nous conta ‘Isâ Ibn Hichâm, chronique satirique d’une Égypte fin de siècle. Ils échangent leurs impressions à propos de tous les spectacles qui s’offrent à eux dans la Ville Lumière, d’où un témoignage très vivant et contrasté qui ressuscite pour nous l’Exposition universelle et ses mirages, à travers le prisme de trois regards égyptiens.
En plaçant au milieu de ce trio de touristes, un orientaliste français, anti-colonialiste et philosophe, Muwaylihî nous propose, bien au-delà d’un récit mêlant document et fiction, un texte placé sous le signe de la controverse comme de la causerie amicale, un texte qui trouve toute sa place dans l’Histoire du dialogue entre Orient et Occident.

Plongez dans ce récit mêlant document et fiction, et découvrez un témoignage très vivant et contrasté qui ressuscite pour nous l’Exposition universelle et ses mirages, à travers le prisme de trois regards égyptiens.

EXTRAIT

Le pacha.- Et qu’est-ce qu’un modèle ?
Le philosophe.- Une femme que l’artiste choisit avec soin pour la représenter et cela en raison de la beauté de son visage ou pour l’harmonie de ses proportions : l’une se distinguant par la finesse de ses articulations, l’autre par l’arrondi de sa gorge, une troisième par sa taille bien prise, une autre encore par l’éclat de son sourire et ainsi de suite. On voit donc les antichambres des artistes envahies par ces modèles dont le salaire varie à proportion de leurs charmes. Il est rare d’entrer chez un peintre, dans son atelier, sans trouver devant lui une femme dénudée qu’il retourne à sa fantaisie, tantôt de droite tantôt de gauche, jusqu’à obtenir la pose dont il cherche à se remplir les yeux et qu’il voudrait graver dans son esprit pour en tirer un portrait à sa ressemblance.
Le pacha.- Quel dévergondage et quel scandale êtes-vous en train de me décrire !
Le philosophe.- La chose ne passe pas chez nous pour répréhensible ou malhonnête. Les femmes n’éprouvent aucune honte à s’y prêter et la mettent au rang des métiers respectables dont on n’a pas à rougir et qui ne peuvent entacher une réputation. Un débat nous tient aujourd’hui partagés : doit-on autoriser les peintres à exercer leur activité au milieu de la foule, sur les avenues passantes de la même façon que dans leurs ateliers ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Muwaylihî (Mohammad), 1858-1930. - Écrivain arabe, égyptien. Il prit part tout jeune au soulèvement de Urabi Pacha en 1882, et dut s'exiler. Il rejoignit son père, Ibrâhîm al-Muwaylihî, à Naples, séjourna un certain temps avec lui à Istanbul, puis revint au Caire où il collabora à différents journaux. Il fonda avec son père une revue, lors de leur retour en Egypte, Le Flambeau de l'Orient, et y fit paraître en feuilleton son Récit de ' Isâ ibn Hishâm, qui connut un grand succès, et fut édité en un volume à plusieurs reprises. C'est une des dernières étapes du genre de la " séance ".

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Couverture

Collection

COLLECTION LE SIMOUN

1. Reconnaissance au Maroc

Charles de Foucauld

2. Le culte des grottes au Maroc

Henri Basset

3. Voyage dans l’Empire de Maroc

Jean Potocki

4. Voyage en Turquie et en Égypte

Jean Potocki

5. Quinze jours au Sinaï

Alexandre Dumas & Adrien Dauzats

6. Les cérémonies du mariage au Maroc

Edward Westermarck

7. Ce que nous conta ’Îsâ Ibn Hichâm

Mohammed Muwaylihî

8. Trois Égyptiens à Paris

Mohammed Muwaylihî

Photo de couverture : Gall
La Tour Eiffel du Trocadéro

Titre

Copyright

Remerciements
Je voudrais remercier Hachem Foda qui a eu l’obligeance de lire l’ensemble du texte et de me faire part de ses remarques, toujours très éclairantes, sur certains points de la traduction.
Pour les notes, elles doivent beaucoup à Philippe Hamon, qui m’a fourni plusieurs indications précieuses sur l’Exposition de 1900.
La relecture attentive à laquelle ont procédé Youssef Taharraoui et Saad Bouri, des Éditions du Jasmin, m’a également permis de corriger quelques fautes de détail. De cette minutie extrême, je leur suis reconnaissante.
Randa Sabry
Titre original : Ar-Rihla ath-thâniya
© Éditions du Jasmin 2008, pour la traduction française,
l’introduction, les notes explicatives et la préface.
ISBN 978-2-35284-677-2
www.editions-du-jasmin.com

Préface

Il y a bientôt trois ans que nous avons eu le bonheur de découvrir, en français, le chef d’œuvre de Muwaylihî,Ce que nous conta ‘Îsâ Ibn Hishâm, grâce à sa traductrice Randa Sabry et aux Editions du Jasmin. Les connaisseurs de ce texte avaient alors salué tant le travail remarquable de Randa Sabry que l’audace de l’entreprise éditoriale. Car on pensait volontiers, dans le milieu arabisant, que leHadîth ‘Îsa Ibn Hishâmétait sinon intraduisible, du moins inexportable. Comment vendre à un lecteur non arabophone ce texte de transition, qui dans sa forme et son style semble hésiter entre l’imitation de la prose arabe classique, avec tous ses codes et artifices, et l’emprunt au roman européen, et qui de plus nous parle de l’Égypte à une époque elle aussi de transition - le tournant du XXesiècle –, guère susceptible d’intéresser le lecteur contemporain ? Et pourtant, Randa Sabry a su lui faire une place en français, et quelle place, par une traduction qui conjugue à merveille la fidélité au texte original et le bonheur de l’écriture dans la langue de traduction. Sans doute fallait-il justement, pour rompre avec cette image d’un texte intraduisible et relever le défi, une traductrice égyptienne, grande critique et lectrice de littérature française et particulièrement de notre littérature classique. Dans l’introduction à sa traduction deCe que nous conta ‘Îsâ Ibn Hishâm, Randa Sabry notait que si la représentation que donne Muwaylihî du Caire le rapproche des grands réalistes du XIXesiècle, « c’est aux romanciers de l’âge des Lumières que fait penser son projet de description des mœurs ». De là, sans doute, son choix, particulièrement heureux, de rendre l’arabe très classique de Muwaylihî dans un français tout aussi classicisant, très XVIIIe.
Seule concession, peut-être, aux attentes présumées du lecteur français,Ce que nous conta‘Îsâ Ibn Hishâmétait paru en 2005 amputé de la seconde partie de l’original, intituléeal-Rihla al-Thânya : « le Second voyage », ou « la Seconde relation de voyage ». Concession minime : après tout, cette seconde partie, qui se déroule à Paris, est beaucoup plus courte (9 chapitres, contre 33 pour la partie cairote), et même si, comme pour les 33 chapitres précédents, les versions initiales de ces neuf chapitres ont d’abord paru en feuilleton dans le journal de Muwaylihî, ce dernier avait choisi de les omettre lorsqu’il donna à ce feuilleton la forme d’un livre et le publia en 1907 (il ne les lui adjoignit qu’à la 4eédition, en 1927). Ainsi, en nous donnant trois ans après, dans un volume séparé, la traduction duSecond voyage, Randa Sabry reproduit en quelque sorte, un siècle après, l’hésitation de Muwaylihî sur le statut de cette seconde partie de son ouvrage.
Hésitation compréhensible : si le projet de Muwaylihî est bien d’abord, comme le dit sa traductrice, la description des mœurs de ses compatriotes, il ne doit pas, en bonne logique, sortir du cadre égyptien. Si l’on attend un « voyage », à l’issue des trente et quelques chapitres passés au Caire en compagnie de ‘Îsâ et du pacha, ce serait plutôt un voyage dans l’hinterland de la capitale, afin de compléter ce tableau des mœurs égyptiennes, voyage qui serait d’autant plus bienvenu que nous venons de passer de nombreux chapitres en compagnie du maire (‘umda), ce petit notable rural venu « flamber » dans la capitale. Au lieu de cela, Muwaylihî abandonne son personnage de façon aussi brutale qu’il l’a introduit, pour emmener la paire inséparable, ‘Îsâ et le pacha, plus un tiers « ami », en voyage à Paris, à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900… Évidemment, la cause première de ce soudain départ est purement anecdotique: c’est parce qu’il a lui-même fait le voyage à Paris en 1900 que Muwaylihî a décidé de l’insérer dans le « docu-fiction » qu’il publie en feuilleton dansMisbâh al-sharq. Mais en même temps, ce « Second voyage » répond à une attente réelle, correspond à une nécessité profonde.
En effet, ce qui court en filigrane de tout le « premier voyage », celui de ‘Îsâ ibn Hishâm et du pacha à travers Le Caire des dernières années du XIXesiècle, c’est bien l’idée que la relation à l’Occident, à l’Europe dominante et en particulier aux puissances coloniales estlacause première du malheur égyptien, de ce dérèglement social généralisé qu’il décrit et analyse. Certes, il ne le dit jamais aussi clairement, à la fois parce qu’il doit compter avec la censure de l’occupant britannique et parce qu’en bon moraliste, il est convaincu que les hommes sont les premiers responsables de leurs malheurs. En même temps, il sent bien que c’est dans le rapport à l’Occident que tout se joue et à partir de là, le « second voyage » s’impose au pacha et à ses compagnons, moins pour découvrir une autre civilisation que pour mieux se connaître soi-même, mieux comprendre le présent de l’Egypte et préparer son avenir.
Il est remarquable que ce second voyage n’est pas une relation de voyage telle qu’il s’en est écrit et publié déjà beaucoup en arabe depuis 1836 et Tahtâwî, mais plutôt une réflexion au second degré sur le voyage, le rapport à l’autre et précisément le rapport Orient-Occident. On ne trouvera ici aucune description de Paris ou des mœurs parisiennes qui fasse un tant soit peu écho à la description du Caire que nous avons lue dansCe que nous conta ‘Îsâ ibn Hishâm. Ce qui intéresse Muwaylihî, c’est bien plus le jeu des représentations que les civilisations construisent d’elles-mêmes et des autres et qu’elles se renvoient les unes aux autres. C’est ainsi que dès le premier chapitre de ce voyage à Paris, il nous donne successivement à lire une représentation conventionnelle de la « ville lumière » vue par un sujet colonial, une critique de cette représentation accompagnée d’une typologie des voyageurs égyptiens à Paris, et enfin, à travers la conversation entre l’écrivain, le commerçant et le philosophe, un exposé puis une critique de l’idéologie coloniale. Par la suite, l’essentiel du voyage se déroule à l’intérieur de l’Exposition universelle de 1900, excepté la visite à la Tour Eiffel (chapitre 8) - construite pour la précédente Exposition universelle ! C’est dire que l’on est en permanence dans le symbole, la représentation que l’Occident donne de lui-même et des autres cultures. Et ce que Muwaylihî découvre en visitant l’Exposition universelle, c’est que cet Occident, non content de dominer les autres nations et civilisations, est également en mesure d’imposer sa propre représentation des nations qu’il domine. Ce qui choque le plus nos voyageurs, dans leur visite de l’Exposition, c’est la façon dont l’Égypte est représentée dans le pavillon égyptien (chapitre 6, « La patrie diffamée »). On trouve là une des premières expressions de ce sentiment, toujours très vivace chez les écrivains égyptiens aujourd’hui comme dans de nombreuses élites des nations du Sud, d’être privés de leur droit à se représenter, ou du moins, de ne pas être en mesure d’imposer leur propre image d’eux-mêmes dans le grand marché universel des représentations.
Ainsi, tout autant que la première partie (Ce que nous conta ‘Îsâ ibn Hishâm), cette seconde partie, joliment intitulée en françaisTrois Egyptiens à Paris, est un texte fondateur où se nouent les grandes problématiques autour desquelles va tourner toute la production littéraire égyptienne postérieure, jusqu’à la plus récente. Ce qui a le plus changé finalement par rapport à 1900, ce n’est pas cela, ces questions de fond, mais bien plus la forme : la langue, le style, l’écriture. Changé certes, mais pas vieilli : les grandes œuvres ne vieillissent pas, elles prennent de la patine. Cela vaut pour le texte arabe de Muwaylihî ; cela vaudra aussi, prenons-en le pari, pour la traduction française de Randa Sabry.
Richard Jacquemond
Université de Provence et IREMAM

INTRODUCTION

VOYAGEURS ÉGYPTIENS EN FRANCE AU XIXe SIÈCLE UNE HISTOIRE À REDÉCOUVRIR
On parle si souvent de l’Égypte comme destination privilégiée de bien des touristes français qu’on en oublie parfois jusqu’à l’existence des voyageurs égyptiens partis, en sens inverse, à la découverte de la France. Et pourtant ils furent nombreux au cours du XIXe siècle, car contrairement à un préjugé des mieux reçus, le rôle du curieux qui observe, s’enquiert, regarde de tous ses yeux et interprète, n’est pas le monopole du seul touriste européen.
C’est ce que nous démontrent à leur manière les trois compagnons de route mis en scène par Muwaylihî. Débarquant à Paris alors que l’Exposition Universelle de 1900 bat son plein, ils sont conscients d’avoir été précédés par des centaines de compatriotes qui, depuis des décennies, traversent la Méditerranée pour les motifs les plus divers : boursiers envoyés dès 1826 par Mohammed Ali pour s’initier aux sciences modernes, exilés volontaires ou forcés, intellectuels réformistes choisissant de publier leurs journaux à Paris, fils de l’aristocratie venus faire leurs études à Saint-Cyr, poètes épris de culture, fonctionnaires en mission, enfin touristes plus ou moins fortunés conquis d’avance aux charmes de la ville lumière.
Parmi eux, rares seront ceux qui tenteront de fixer par écrit leur expérience et de la publier. S’ils ont tenu un journal de bord, envoyé des lettres, rapporté des anecdotes, rédigé des comptes rendus, ce champ de documents demeure un territoire encore mal défriché. Certes, un ouvrage d’Anouar Louca, paru en 1970 –Voyageurs et écrivains égyptiens en France au XIXesiècle– a contribué à mettre en lumière la cime visible de cet iceberg, mais pour la majorité des Égyptiens, tout se passe comme si la première en date des relations de voyage inspirées par la capitale française,  De l’or raffiné ou Paris en résumédu Cheikh Rifâ’a at-Tahtâwî – avait réussi à s’imposer comme la référence incontestée, toujours citée et qui en vient à éclipser un peu le reste. Cette œuvre pionnière mérite d’ailleurs pleinement sa réputation. Tout comme son auteur : nommé imam du premier groupe d’étudiants envoyés en France pour recevoir une formation universitaire moderne, Tahtâwî se montre le plus ouvert, le plus curieux, le plus infatigable travailleur des membres de cette mission que les historiens regardent comme le noyau de la future « école égyptienne de Paris ». Après un apprentissage intensif du français, il résume, traduit et annote une quantité d’ouvrages, s’informe de tout ce qu’il voit, et, pendant cinq ans, accumule des observations tant sur le quotidien des Parisiens, leur caractère et leurs habitudes que sur les institutions politiques et l’avancement des sciences et des arts en France. Ce sont ces notes hétérogènes, souvent pittoresques malgré leur visée informative, qui lui serviront à rédiger, de retour au pays, ce best-seller que fut en son tempsL’Or de Paris, pour reprendre le titre condensé proposé par son traducteur, Anouar Louca.
Mohammed al-Muwaylihî, lui, entreprend le voyage dans des circonstances tout autres. Âgé de vingt-cinq ans environ, c’est d’abord en exilé qu’il foule le sol de la France : condamné à mort pour avoir distribué des tracts appelant à la résistance armée contre l’occupation anglaise, il voit bientôt sa peine commuée en exil et s’embarque pour l’Europe. Contrairement à Tahtâwî, il a bénéficié dès son enfance d’un enseignement en français chez les frères de La Salle où l’a placé son père, Ibrahim al-Muwaylihî, grand négociant en soieries, mais amateur de belles lettres et humaniste éclairé qui, comme bien des hommes de sa génération, voit dans ces écoles d’un nouveau style un atout pour son enfant puisqu’elles ouvrent la voie aux fonctions administratives et aux professions libérales. N’oublions pas que dès l’époque du khédive Ismaïl, la connaissance du français était indispensable à qui voulait faire carrière dans certains ministères, notamment celui de la Justice où Muwaylihî fils obtiendra un poste en 1880. Quelles furent les impressions du jeune exilé en France ? Sans doute le dépouillement de sa correspondance permettra-t-il d’en savoir davantage un jour, mais ce qui reste sûr, c’est qu’il fit alors ses premiers pas dans le journalisme et publia plusieurs articles dansAl-’Urwa al-Wuthqa, créé à Paris par ses deux maîtres à penser, Mohammed Abduh et al-Afghânî, les deux figures charismatiques du mouvement réformiste égyptien.
En 1900, en revanche, c’est dans un cadre beaucoup plus protégé que Muwaylihî se rend en Europe. Homme de lettres reconnu, il fait partie de la délégation qui accompagne le khédive Abbas-Helmi II dans sa visite officielle à Londres. Sur le chemin du retour, un crochet par l’Exposition Universelle de Paris lui donne l’occasion d’observer de près cette manifestation et de réserver l’exclusivité de ses notations au journal fondé par son père,Le Flambeau de l’Orient (Misbâh al-charq). De façon très originale par rapport à la tradition du récit de voyage, il ne livre pas ses impressions sous la forme d’une narration à la première personne mais les met en débat en imaginant une discussion fictive à rebonds entre trois touristes venus examiner la civilisation occidentale sur son sol natal et en qui l’on peut reconnaître trois attitudes typiques devant l’Occident : l’admiration béate (le narrateur ‘Isa Ibn Hichâm), la perplexité (le pacha) et l’irritation bougonne (l’ami). Fiction de dialogue et itinéraire en zigzags qui nous permettent de mesurer l’ambivalence des sentiments suscités par la culture européenne, telle que l’emblématise la capitale française.
Dans ce trio, le personnage le plus surprenant est sans doute l’ami ronchonneur et sceptique dont la premiere initiative sera de s’attaquer violemment aux clichés ressassés avec complaisance par les voyageurs égyptiens qui, toutes classes sociales confondues, se seraient contentés, pense-t-il, de véhiculer des avis louangeurs et dépourvus d’acuité. Avant de s’élancer à la découverte de l’Exposition, il commence par faire retomber, péremptoire, l’exaltation dithyrambique du narrateur en proclamant son désir d’un regard neuf, sagace, libéré des opinions toutes faites, et animé d’une volonté d’examiner, de scruter, d’évaluer par soi-même. Bien plus, il rappelle à ses compagnons, d’un ton impératif, qu’il est de leur devoir de rompre avec cette lignée de voyageurs obnubilés par leurs préjugés favorables, aussi fallacieux que paresseux :
« À mon avis, il nous faut rejeter ce que (nos prédécesseurs) ont pu dire et décrire, afin d’observer les choses dans leur vérité, en les jugeant selon leur valeur propre, non selon des représentations trompeuses qui séduisent notre imagination ». (Descartes lui-même aurait-il mieux dit ?…)
CE QUE NOUS CONTA ’ÎSÂ IBN HICHÂM UNE ŒUVRE EN DIPTYQUE
Nos trois Égyptiens en mission d’exploration à Paris n’étaient pas des inconnus pour les lecteurs duFlambeau de l’Orient. Muwaylihî les avait déjà campés dans une sorte de roman picaresque, alerte, humoristique, extraordinairement riche par ses thèmes, sa diversité stylistique et sa peinture très moderne de la société cairote à la fin du siècle : le fameuxHadîth ’Îsâ Ibn HichâmouCe que nous conta ’Îsâ Ibn Hichâm. Reçu d’emblée avec enthousiasme, ce récit à la fois drôle et d’une écriture somptueuse verra son succès grandir tout au long de sa publication en feuilleton, entre 1898 et 1900, un succès qui profitera, dans la foulée, à la suite « parisienne » du texte, laquelle recevra bientôt le sous-titre deSeconde relation de voyage.
Mais que contait au juste ’Îsâ Ibn Hichâm dans le premier volet ? Sous le nom et le masque de ce personnage narrateur emprunté à Hamadhânî, brillant prosateur de l’époque abbasside, Muwaylihî avait laissé libre cours à sa verve satirique et s’était livré avec une audace sans exemple au criblage de tous les travers d’une Égypte déboussolée par l’irruption d’un colonialisme aux conséquences ruineuses pour la santé économique et morale du pays, une Égypte minée par le fossé d’incompréhension qui se creuse entre tenants de vieilles coutumes obsolètes et adeptes d’un modernisme souvent frelaté. Pour donner plus de relief à sa critique, l’auteur avait eu recours à un procédé littéraire dont les écrivains des Lumières avaient déjà pu vérifier l’efficacité : projeter au sein de la société que l’on veut dénoncer un personnage venu d’un autre horizon, et dont la sensibilité est sans cesse agressée par les abus et scandales qu’il perçoit alentour. Ce personnage est en l’occurrence un pacha de l’Ancien régime, mort vers 1850 et qui ressuscite de sa tombe cinquante ans plus tard devant les yeux effarés du paisible ’Îsâ Ibn Hichâm, en compagnie duquel il découvrira bientôt avec stupeur les mutations d’un pays où tout – institutions judiciaires et policières, urbanisme, professions, coutumes langagières, vestimentaires, alimentaires… est devenu méconnaissable.
Fort bien dira-t-on, mais quel rapport entre ces aventures souvent burlesques dans les labyrinthes de la justice et de la police égyptiennes, puis dans les lieux bien ou mal famés du Caire, et un voyage à l’Exposition Universelle où abondent les controverses sur des sujets aussi divers que le colonialisme, la vie de bohème, la danse ou les mines de charbon ?
Aurait-on affaire à un diptyque aux pans disparates dont le fil directeur ne tiendrait qu’à la présence des mêmes protagonistes, le narrateur, le pacha et l’ami, plus ou moins fidèles à leur rôle : d’interprète et de descripteur pour l’un, de questionneur impénitent pour l’autre, d’esprit fort pour le troisième ?
En fait, en y regardant de plus près, on constate que l’ensemble du roman obéit à la dynamique de l’enquête et de la déambulation à travers un espace urbain, plus précisément l’espace trépidant d’une capitale – le Caire ou Paris – perçue chacune comme un grand Pandémonium où se laissent lire, dans toute leur effervescence, les grandeurs et les misères d’une époque et d’une civilisation.
Quant aux thèmes unificateurs de l’œuvre, le plus obsédant est sans doute, à travers nombre de variantes, la relation complexe de l’Égypte au modèle occidental.
L’une des lectures de l’œuvre, en effet, serait de voir dans le premier volet un immense tableau de la capitale égyptienne envahie par une foule de nouveaux usages et de modes insolites venus d’Occident, adoptés sans discernement et greffés, dans la plus étrange confusion, à des habitudes végétatives inadaptées aux exigences du présent. Le pacha et le narrateur ne cessent de le redire : ce qui les choque, c’est que leurs contemporains semblent n’avoir emprunté à l’Occident que des gadgets et un vernis superficiel qui n’aboutissent qu’à un faux art de vivre. D’où l’obligation que se donnent les deux amis d’examiner, après la copie décevante, ce qu’est sur son terrain la « véritable » civilisation occidentale. C’est ainsi que le second volet, loin d’être une pièce adventice, se laisse appréhender comme une suite logique aux préoccupations des deux amis : si tout va mal en terre d’Égypte en raison d’une contrefaçon désordonnée du modèle occidental, pourquoi ne pas remonter aux sources, apprendre ce qu’il en est réellement des mérites et des valeurs originelles de cette civilisation qui domine le présent puisque, en période de crise et d’échec, on n’avance qu’en s’assimilant de plein gré les aspects les plus positifs d’une autre culture ?
PETIT RETOUR EN ARRIÈRE(POUR ALLER DE L’AVANT)
Est-ce à dire que le récit de Muwaylihî soit porteur en filigrane d’une invite tacite à renouer avec l’expérience de Mohammed Ali ?
Ce dernier avait réussi, on le sait, la gageure de fonder une Égypte moderne en tirant un profit maximal des avancées techniques de l’Occident par le recours intensif à une cohorte d’instructeurs militaires, d’architectes, d’ingénieurs agronomes, de médecins, de vétérinaires européens engagés au service de l’État1. Aucun bouleversement majeur dans le mode de vie et les coutumes locales ne s’en était suivi, sans doute parce que l’effort de modernisation avait visé en priorité les infrastructures du pays : réforme de l’armée, création d’une administration centrale et provinciale, construction de barrages et politique d’irrigation, développement de l’instruction et fondation d’écoles supérieures spécialisées, entre autres réalisations. Tout au long du premier volet deCe que nous conta ’Isâ Ibn Hichâm, le pacha ne cesse de se reporter avec nostalgie à cette époque où, dynamisée par la prodigieuse énergie de Mohammed Ali, l’Égypte se sentait forte de ses valeurs et de sa cohérence culturelle.
Mais une mutation drastique s’opère avec les règnes de Saïd Pacha et surtout du khédive Ismaïl. Car l’ambition de ce dernier, francophile convaincu, est de transformer magiquement l’Égypte en un « morceau d’Europe » de façon visible et lisible en remodelant ses paysages et ses usages. Voilà pourquoi sans doute, malgré une œuvre considérable en matière d’enseignement, de réformes judiciaires, d’institutions parlementaires, de libertés diverses, de développement industriel et commercial, le règne d’Ismaïl Pacha reste rattaché dans les mémoires à son grand rêve urbanistique d’une métamorphose du Caire en un Paris d’Orient avec ses places embellies de statues, ses jardins et ses promenades publiques, son parc zoologique, ses ponts et ses avenues éclairées au gaz, son opéra et son Musée des Antiquités, ses palais et ses ministères, ses nouveaux quartiers, sa bourse et ses banques, ses hôtels de luxe, ses cafés et ses restaurants.
Ce patrimoine architectural énorme, d’une élégance qui nous frappe encore aujourd’hui (surtout aujourd’hui), arrache au pacha de Muwaylihî des cris d’admiration extasiée. Mais c’est lorsqu’il découvre la population qui hante ces superbes lieux qu’il laisse libre cours à son humeur chagrine ou furibonde : jeunes snobs gaspillant leur fortune en banquets, magistrats frais émoulus ne songeant qu’à se commander une garde-robe à Paris, courtiers prêts à tous les coups, princes se ruinant en achat de voitures rarissimes, sans compter une foule de noceurs, de viveurs, de parieurs, de joueurs, de boursicoteurs, de bruyants spectateurs, bref mille et unes variantes de l’homo festivus(Ph. Murray),  figure florissante du Second Empire et de la Belle Époque, et qui aurait bien pu s’ébattre joyeusement sur les bords du Nil sans qu’on y trouve à redire ou à se désoler, n’était le défi majeur auquel l’Égypte se doit de faire face, selon Muwaylihî et les autres réformateurs : rassembler toute son énergie, se bâtir un nouvel idéal civilisationnel pour venir à bout de l’occupant anglais qui, depuis 1882, et après avoir exploité les imprudences d’Ismaïl, impose au pays une tutelle insupportable et travaille à accélérer la décomposition morale ambiante.
Par où commencer pour bâtir ce nouvel idéal ?
Muwaylihî nous laisse entrevoir la réponse : il ne s’agit nullement de rêver à un prince providentiel, car le temps n’est plus au souverain tout puissant, capable de promouvoir un projet salvateur, tyranniquement s’il le faut. Non : si l’on peut légitimement garder une mémoire nostalgique de l’œuvre accomplie par Mohammed Ali, il serait vain de prétendre renouveler son geste ou de s’enfermer dans le passé.
D’où cette démarche dynamique, souhaitée par le pacha lui-même : partir, aller à la rencontre de cette civilisation occidentale qui, un jour, a fait irruption chez vous, mais la débusquer cette fois-ci chez elle, de façon pacifique et rationnelle. S’étonner, comme font certains commentateurs, que le pacha ne regagne pas son tombeau à la fin de la première partie, malgré les déceptions et les avanies qui ont semé sa route, c’est ne pas voir à quel point Muwaylihî est conscient de l’impossibilité d’un retour en arrière. Il y a chez lui, très originale, une initiative d’un type tout nouveau, démocratique dans son essence, puisque ce sont ici trois simples citoyens qui entreprennent, en conformité avec l’esprit de laNahda ou Renaissance arabe, de secouer le défaitisme, d’enrayer le mécanisme de l’imitation frivole et d’ouvrir la voie à une nouvelle attitude : examiner de près cette civilisation occidentale tant vantée, pour mieux en exorciser la fascination, y pénétrer, l’interroger, l’évaluer, en discuter.
Pour découvrir quoi ?
Voyagerait-on si on le savait d’avance ?
L’EXPOSITION UNIVERSELLE OU LE SPECTACLE D’UNE MYTHOLOGIE