Tsé, être aimée, ça fait (tellement mal) du bien - Ana Zaharova - E-Book

Tsé, être aimée, ça fait (tellement mal) du bien E-Book

Ana Zaharova

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Beschreibung

Montréal, 2020, en pleine pandémie. Narcisse Jane Cardinal, artiste militante, s’engage avec un groupe d’ami·e·s pour dénoncer les violences à caractère sexuel. C’est ainsi qu’elle rencontre Joy qui pénètre dans sa vie comme un petit tourbillon de bonheur, ce dont elle avait bien besoin après sa rupture difficile. Toutes deux l’ignorent encore, mais la blessure de Narcisse est bien plus douloureuse qu’il n’y parait…

Cette histoire est narrée en français québécois typiquement oral afin d’en valoriser la richesse et la spécificité.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Ana Zaharova est travailleuse sociale avant d’être autrice, et cela transparait dans la plupart de ses projets d’écriture. La justice sociale, les violences faites aux femmes, les questions d’oppression et de philosophie sont souvent abordées à travers ses personnages. Arrivée enfant au Québec, elle utilise l’écriture pour se réconcilier avec sa double identité d’immigrante russo-ukrainienne et de femme québécoise.

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DÉDICACE

À toutes les femmes, passées et futures, qui ont eu le cœur brisé d’avoir trop aimé.

AVERTISSEMENT RELATIF AU CONTENU

Cette œuvre comporte des contenus ou passages pouvant heurter la sensibilité du public.

– Principaux : anxiété, état de stress post-traumatique, gaslighting, relation toxique, violen­ces conjugales.

– Ponctuels : crise de panique, dépression, racisme, violences à caractère sexuel.

– Mentions : addiction, psycho­phobie, suicide, validisme, viol conjugal.

NOTE DE LA MAISON D’ÉDITION

Pour éviter les termes abusifs et péjoratifs « Indien » ou « Amérindien » (les Amériques n’ayant jamais été les Indes), il faut utiliser le terme « Premières Nations de l’Amérique du Nord ». Les termes « Premières Nations » et « Autochtones » sont aussi acceptés.

Idéalement, l’utilisation du vrai nom de la communauté de laquelle il est question est à prioriser : il s’agit de la meilleure marque de respect qui soit. En effet, les peuples auto­chtones se subdivisent en un florilège de communautés qui ont chacune leurs propres histoire, culture et identité.

C’est le cas des Kanien’kehà:ka, plus connus sous le nom qui leur était donné par leurs ennemis : les Mohawk – terme à éviter pour les personnes non concernées.

Aujourd’hui encore, les Premières Nations subissent du racisme systémique, de l’assimilation forcée, de l’isolation, et leurs droits territoriaux, pourtant millénaires, ne sont toujours pas respectés.

NOVELLA

— Y a rien de plus fâchant que de voir nos agresseurs et agresseuses s’en sortir sans peine, sans remise en question, sans conséquence. Il n’y a rien de plus blessant que de les voir sourire face à notre souffrance, de savoir leurs actes laissés impunis, alors qu’ils et elles nous ont lésé·e·s toutes et tous. Mais comme l’a si bien écrit une certaine Joy M-T : « La révolte n’émerge du sol en furie que là où la justice refuse de fleurir ».

La foule applaudit, et j’en profite pour fermer les yeux. Une seconde. Une seule p’tite seconde, histoire de m’remettre de mes émotions. J’ai pratiqué ce speech un nombre incalculable de fois devant mes deux colocs slash meilleur·e·s ami·e·s jusqu’à m’en faire vomir d’angoisse. Pour­tant, j’arrive toujours pas à réaliser que c’est fini. Je sais même pu de quoi j’avais peur. La fierté et l’effroi prennent tout l’espace dans mon corps, et je me décide enfin à bouger. Quelques femmes sont déjà placées en file pour parler, et Mathieu, mon meilleur ami, ne cesse de me regarder de cet air plein de tendresse que j’ai ben du mal à supporter.

Le parc Mont-Royal a beau être immense, il semble tout p’tit avec la foule venue entendre les témoignages des militant·e·s. Nous sommes du côté ouest donnant sur le parc Jeanne-Mance, où j’ai passé plusieurs heures de mon adolescence à admirer de loin le monument à George-Étienne Cartier sans oser m’en approcher, trop intimidée par les ailes de la sculpture du haut et les nombreux personnages tout autour. J’arrive pas à croire que je suis quasi à la hauteur de M. Cartier grâce à la p’tite scène qu’on a réussi à installer à la dernière minute. L’équipe technique a fait une job surprenante malgré les délais, pis ça m’a pris toute ma concentration pour ne pas trébucher en montant les marches, tantôt, tellement j’étais paniquée à la vue de tous·tes les inconnu·e·s venu·e·s sup­porter « notre » manif.

J’inspire profondément, puis laisse mon micro à Mathieu et descends en m’assurant de ne pas m’enfarger dans les câbles, tout en tentant d’avoir l’air le plus sûre de moi possible – au moins autant que je l’étais quand j’ai parlé y a même pas deux minutes.

Je désinfecte mes mains, mets mon masque bleu et renettoie mes doigts avec cette foutue solution antiseptique qui m’lève le cœur. Je crois qu’y a rien qui me fâche plus que l’odeur insipide des Purell que ma meilleure amie, Aliya, s’entête à acheter. Selon elle, ça coute moins cher, et on peut ainsi s’permettre d’investir cet argent-là ailleurs. Ailleurs où, ça, c’est la vraie question. Entre la pandémie, les restos-bars que le gouvernement menace de refermer, les magasins pour lesquels la file est interminable – merci à notre société consumériste – et les parcs qui regorgent d’enfants, y a pas grand-chose à faire.

Pas que j’aime pas les restos, ou les bars, ou les magasins, ou les enfants. C’est pas ça le problème.

Le problème, c’est que j’peux pas me permettre d’être malade. On galère déjà à rester ouvert au travail, si en plus une énième employée se retrouve en quarantaine, j’crois ben qu’André n’aura d’autre choix que d’mettre la clé sous la porte et de dire au revoir à l’héritage que son père lui a laissé. Ça serait triste, oui, mais j’sais ben qu’André retomberait sur ses deux pieds tel un chat ; pis moi, j’aurais plus d’excuse pour ne pas m’investir à cent pour cent dans mon art et dans mes études. Mais bon, c’est toujours un peu rassurant d’avoir un revenu stable, de ne pas dépendre du gouvernement. J’pense ben que j’me s’rais tuée en mars, quand tout a éclaté, si j’avais pas eu la garantie que j’avais des heures au travail.

Apparemment, un dépanneur perdu sur la belle rue qu’est Everett, en plein quartier Saint-Michel, c’est essentiel. Ben ouais, faut ben que la population soit en mesure de s’acheter un p’tit pack de smokes et une couple de bières locales, sans quoi l’économie québécoise s’effondrerait immédiatement. J’en ris, mais j’adore ma job. Moins depuis que mes trois collègues ont contracté la COVID-19 parce que nos client·e·s prennent pas les mesures sanitaires au sérieux, mais quand même. Après tout, la Coalition Avenir Québec avait annoncé que le confinement ne durerait que deux semaines.

Nous sommes en juillet.

Le confinement n’est plus ce qu’il était, mais les choses ne sont jamais revenues « à la normale ». Notre nouveau quotidien, ce sont des affiches arc-en-ciel avec le beau message « d’espoir » que notre premier ministre s’entête à répéter à chaque conférence de presse – « Ça va bien aller » – placardées un peu partout dans la ville de Montréal, pis les gens stressés de ne pas savoir s’iels auront du travail le lendemain ou pas. C’t’un peu anxiogène, cette ambiance. La moitié de mes client·e·s régulier·ère·s, au dép, ne cessent de me partager leurs angoisses en payant leur pack de six Pabs, comme pour justifier leur conso. J’suis qui, moi, du haut de mon petit mètre soixante-cinq, avec mon amour pour la Glutenberg – la fameuse bière sans gluten –, pour leur reprocher de dépenser leur Prestation canadienne d’urgence en boisson ?

Pareil, je dois avoir trop de chance : j’suis toujours pas tombée malade. Toute­fois, les trois tests que j’ai dû pas­ser, ça, j’l’ai pas trouvé drôle. J’espère quand même que notre gouvernement finira par rendre le port du masque obligatoire dans les endroits clos. Ils sont déjà mandataires en pleine manif, après tout…

Enfin, ça, c’est parce que c’est nous qui l’organisons, la manif. Moi, Aliya pis Mathieu. Les trois colocs d’enfer qui ont trop de temps à perdre durant l’été dans leur six et demi en plein Villeray, où les belles idées naissent et les plans les plus foireux prennent vie. Mathieu s’occupe de tout ce qui est presse et techno – c’est un peu notre homme à tout faire, à la maison. Et puis il faut ben que son bac en communication serve à quelque chose de plus qu’à lui rapporter de l’argent. Aliya, elle, parce qu’elle sait gérer un budget et que sa job – coordo de camp de jour – « manque de peps », comme elle dit, se charge de l’organisation. Pis moi… ben moi, j’y suis, parce que tout a commencé avec moi.

C’était y a trois semaines, jour pour jour. J’suis tombée en scrollant Insta­gram sur le témoignage poignant d’une jeune femme. Elle y parlait de son agression sexuelle, perpétuée par un homme assez connu, un tatoueur, vlogger et propriétaire de bar. Il mérite même pas que j’donne son nom.

Au début, j’ai pas trop réagi. Enfin, j’ai fait comme tout le monde : j’ai partagé son histoire, j’ai mis le hashtag #OnTeCroit et j’ai mentionné l’importance d’écouter les victimes.

Deux jours sont passés. Les témoignages se sont cumulés. J’ai été ajoutée dans un groupe safe space féministe sur Facebook par Aliya, axé justement sur les violences à caractère sexuel. J’étais ben réticente à y être, ne voulant pas jouer les voyeuristes en lisant mes amies qui y parlaient de leurs propres expériences, de leurs traumas – un peu le quotidien d’une femme, quoi. Ça fait du bien de partager sa souffrance ailleurs que dans des thérapies, parce qu’on a peur de s’faire dire qu’on est folles, pis d’entendre notre histoire invalidée.

Tsé, j’en ai jamais vécu, moi, d’agressions sexuelles. Ma vie a toujours été ben belle, toute tracée. Je pouvais compatir par rapport au reste, au sexisme et à la misogynie, mais j’y avais pas été exposée de la même façon qu’elles.

Au troisième jour, ça m’a fessée. Une publicité pour j’sais pu trop quel parfum est sortie, pis y avaient engagé nul autre que mon ex pour mettre de l’avant cet article à la mode. Sa nouvelle carrière de comédien a dû lui permettre de décrocher des contrats avec des compagnies locales de produits de beauté.

Et c’est là que j’ai réalisé.

Les maux de toutes ces femmes, leurs paroles, leurs souffrances, leurs pleurs, leurs cris lancés dans l’indifférence de notre société, ils résonnaient en moi. Toute cette sensation d’être sans être, de savoir tout en niant, d’y croire sans vouloir, je la vivais moi aussi.

J’ai pris conscience que ben des cho­ses que j’avais traversées avec mon ex, en tout cas vers la fin, pis peut-être pendant aussi, c’étaient en réalité des agressions sexuelles. Mon monde s’est fracturé en deux secondes et demi.

Je le voulais pas, moi, le sexe après une bière, après une dispute, après une de ses nombreuses crises de colère. Le dernier truc qui m’tentait, c’était son corps, mais ses besoins passaient toujours avant les miens.

J’savais ben qu’en théorie, on pouvait en vivre, des violences sexuelles au sein d’un couple. J’y ai participé, moi aussi, aux conférences féministes, aux cours sensibilisant à la violence conjugale ou à caractère sexuel, tout c’que vous voulez. On en donne à mon uni­versité, mais on dirait que ça m’a comme jamais accrochée.

Jusqu’à c’que je r’voie sa face, pis que j’comprenne l’ampleur de tout c’que j’ai traversé.

Oh, pis que j’sois confrontée au fait que d’en parler, ça r’venait à attirer l’atten­tion sur moi ; attention que j’avais enfin perdue quand il est parti, après tant d’années à m’infliger sa fureur. Après tant d’années à me maintenir dans une peur que j’savais même pas avoir. Je pensais m’être noyée suite à son départ, mais en r’voyant son mau­dit sourire éclatant en gros plan sur mon écran, j’ai réalisé que c’est lui qui m’avait gardé la tête sous l’eau des mois durant, et que notre rupture m’a juste permis de respirer à nouveau.

En tout cas, il m’a fallu trois jours de larmes, deux jours de conversations intenses avec moi-même, pis six bon­nes heures devant mon ordi pour enfin m’ouvrir à ce sujet.

J’ai pas dit son nom. J’ai pas osé. Il est rendu ben trop connu pour que ça glisse entre les craques, pis que je m’en prenne pas plein la yeule. Pis non seulement il est trop connu, mais il est aussi ben trop beau et ben trop riche à c’t’heure. Monsieur-madame Tout-le-monde risquent de croire que je brise le silence pour l’argent, et j’ai pas besoin de ça.

Enfin, bref.

— Narcisse ?

Je me retourne brusquement vers une voix inconnue et tombe nez à nez avec une des plus belles femmes que j’aie jamais croisée. Enfin, une des plus belles paires d’yeux, parce qu’avec le masque, on voit pas grand-chose de sa face. Mais sesyeux, ces deux pupilles brunes, si profondes, pleines de tendresse, sont magnifiques.

Je lui souris, même si je sais qu’elle ne le voit pas, mais j’espère quand même que le peu qui ressort de mon visage lui partage ma joie.

— Oui ? Tu es ?

Je m’écarte un peu de la foule, à la fois par respect pour la femme qui témoigne et pour mieux entendre l’incon­nue. Elle me suit en silence, compre­nant mon intention. Une fois qu’on est assez éloignées pour arriver à se comprendre, elle se met à deux mètres de moi et retire son masque. J’apprécie son respect des directives de la Santé publique : peu de gens auraient pris la peine de maintenir la distance recommandée par les autorités en extérieur.

Comme je l’ai deviné, elle est ravissante.

— Je suis Joy Mayo-Tremblay. Je voulais vous demander comment vous avez trouvé ma citation… Je ne l’ai mise à l’écrit qu’une seule fois, dans une lettre envoyée à Jayjay…