Tu seras un landais mon fils ! - Jean Desloups - E-Book

Tu seras un landais mon fils ! E-Book

Jean Desloups

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Beschreibung

« Firmin lui a expliqué que bientôt, les pins avaleraient leur terre, que désormais on ne verrait pas plus loin que le bout du chemin. »
Nous sommes à la fin du XIXe siècle, les Landes connaissent une révolution sans précédent. Ce territoire, qui n’était que marécages et pâturages laissés aux seuls bergers, va subir une profonde mutation et entrer dans l’ère de l’exploitation forestière.
Les paysans croisés dans ce roman sont solidement ancrés dans ces terres chargées de mystères. Sorcières, fées, loups-garous et autres personnages magiques, bienveillants ou maléfiques, donnent du fil à retordre au bon curé du village.
Un jour, un naufrage survient. Nos bergers pilleurs d’épaves vont se ruer sur les plages pour en tirer parti.
Mais attention, les esprits de la Lande veillent ! Bientôt un mal inconnu va s’abattre sur la petite communauté landaise.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Il s'agit du premier roman de Jean Desloups. Il est landais et réside à Lit-et-Mixe.

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Avant-propos

Pendant des siècles, les Landes demeurèrent une région isolée sur la carte de France. De rudes conditions de vie tenaient les voyageurs à l’écart. Encore plus qu’ailleurs, l’Église dut s’accorder au vieux fond païen antique et longtemps les vastes espaces inhabités restèrent peuplés de créatures fantastiques. Dans un monde encore « enchanté », chaque évènement trouvait une explication surnaturelle et le quotidien était ponctué de rituels destinés à éloigner les malheurs et à s’attirer la protection du divin. Les sources, les marais, les dunes et les forêts abritaient des êtres tantôt bienveillants tantôt redoutables. C’est au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle que s’éteignit ce mode de vie fait de traditions séculaires, de croyances et de bon sens paysan. Les communes ruinées par la constitution d’un immense réseau de drainage et d’assainissement durent vendre à quelques privilégiés les terres communales. Sans ces étendues de pâturage, l’ingénieux système agropastoral qui faisait merveille sur ces terres infertiles disparut. L’extinction des troupeaux de moutons rendit l’amendement des sols sablonneux impossible et le petit monde des métayers et des brassiers (qui n’avaient que leurs « bras ») s’effaça, emportant avec lui tout un univers…

 

 

-1-La besace garnie fait la mine joyeuse.La biaça garnida, hèi la mina polida.

Il est assis au bord de la rivière. Ses bras dorment sur ses genoux parmi les longues mèches de son manteau de laine. Un béret noir lui tombe sur le front. La pointe du nez dressée, il respire le vent, à la manière des écureuils. Il a huit ans, les joues gonflées comme des soleils. Sa culotte de chanvre râpe plus que l’écorce des pins. Des bas de laine couvrent ses jambes et tombent sur deux sabots de bois qui le défendent des morsures des ajoncs et des matins glacés de l’automne.

La Mère a supplié qu’on lui en trouve une paire.

— C’est la peau nue, par le vent des chemins, qu’on se tanne le cuir et qu’on devient un homme, a rétorqué le Père. Et puis, que je sache, Léon n’a pas les pieds nus,il porte les souliers du baptême1 !

Pour cette fois, le père a cédé : il s’est rendu au bourg, chez Lo Mén, le sabotier.

Le village, c’est quatre maisons autour de l’église près du pont. On entend son cœur battre de loin. Clanc, clanc, clanc, le bruit gonfle à mesure qu’on approche. Le lourd marteau du forgeron s’abat sur l’enclume. Des gouttelettes dorées éclaboussent son tablier de cuir.

À côté de la forge se blottit la maison de Lo Mèn. On l’appelle Lo Mèn,car il est originaire de Labrit et il parle « clair ». Quand il dit « le mien », il prononce « lou mén » et pas « lou moun » commeles gens d’ici. Son échoppe donne sur la rue. Contre le mur du fond, il a aligné de longues billes de vergne. Certaines, débitées en tronçons, attendent Gaétan, l’ouvrier, qui les dégrossira à la hache, puis les posera sur le billot de chêne, au centre de l’atelier. Lo Mén les creusera avec une grande cuillère en métal.

— Adiu2, Lo Mèn ! Peux-tu me réparer ces sabots fendus ?

— Adiu, Félix ! Fais voir.

Il y jette un coup d’œil rapide.

— Tu sais ce que disait mon père ? Le pont de Dax est tout rapiécé, et il tient3. Il est là depuis que les Romains l’ont bâti ; au besoin, on le restaure… Alors penses-tu, je peux bien te faire durer tes sabots, un an de plus !

— Ça suffira bien. Il ne faudrait pas que ça me coûte.

— C’est pour ton fils Léon ? Je l’aime bien, dis-lui de m’amener une ou deux truites et on sera quitte.

— Entendu, et merci, Lo Mèn !Adishatz4, la compagnie !

— Adiu, Félix !

*

Léon scrute les profondeurs du ruisseau. Son regard se glisse doucement dans l’eau rouille.

Il connaît tous les mots que chante la rivière : ceux qu’elle murmure sous la cascade et qui roulent comme du gravier sous les vagues, puis ceux du virage, où elle s’écrase en grondant, et enfin, ceux qui résonnent sous les frondaisons. Léon et elle parlent la même langue.

Tous, dans ce pays, parlent cette langue.

Ce pays, c’est les Landes.

D’une main, il plonge dans le golfe de Gascogne, dans le sillage de la pinasse, le bateau de pêche des hommes ;de l’autre, il court sur un vaste tapis de bruyère, percé d’ajoncs, de molinie et, par endroits, de grands bouquets d’arbres. Son toit, c’est cette immense voûte bleue où se perd le soleil.

Léon observe un creux, derrière une grosse branche affalée sur le biais de la rive. À sa tête, le courant contrarié dessine de petites vagues lumineuses. Les poissons y dissimulent des danses immobiles.

Depuis la nuit des temps, ce cours d’eau creuse son lit, drainant tout le sable alentour et ne laissant qu’une bonne couche de terre. Il a donné naissance à de grands arbres qui gesticulent dans le ciel.

De rares fois, il s’est mis en colère : il s’est gonflé, comme un chat, plein de canines blanches et de méchanceté dans les pattes. Mais après ces accès de rage, il se recouche, il est brave.

Léon tâche de bouger lentement. Les poissons qui l’observent se méfient de tout. Ils surveillent toutes les ombres qui leur mangent le soleil.

À force d’écouter le chant de la rivière, l’imagination de l’enfant s’envole. Elle s’élance derrière une mésange, profitant d’un courant d’air chaud. Léon tourne, comme dans un rêve, assis sur une plume. Arrivé au sommet d’un chêne, il salue l’âme de la rivière qui règne dans le creux de la terre et qui veille, depuis toujours, sur lui et sa famille. L’arbre installe Léon sur une feuille, afin qu’il retourne parmi les siens. Il ouvre les yeux… un frisson court sur sa peau.

C’est le vent.

Il s’est chauffé le ventre, sur les champs de Castille. D’un bond, il a franchi les montagnes et a dévalé les coteaux. Le voilà bondissant sur le toit de hameaux noyés dans la verdure. Il se frotte les flancs sur l’arête des murs. Une porte claque, comme un couperet de guillotine, sec à trancher les doigts d’une main. La maison gondole sous le choc. Le bois saigne des cordes de piments rouges.

« Les portes ! » crie une femme. C’est du vent à rendre fou, du vent qui hurle dans le creux des volets.

Il se vautre dans tout le gras de l’herbe et enfin il s’apaise. Comme un enfant, il gambade maintenant vers le nord. Il trottine sur le manteau froid que l’hiver déploie sur la lande. Les feuilles des bosquets frémissent sur son passage. Partout, des soupirs s’élèvent et coulent comme des ruisseaux, en serpentant entre les arbres. Des odeurs mouillées de mousse et de sous-bois, blotties au fond des creux, roulent dans l'air. On dirait des nuages de vent.

Léon s’est adossé à un tronc, étendu sur le sol et rongé comme un os. Dans son ventre, des fourmis charpentières érigent une cité mystérieuse.

C’est ici que, la nuit, le vieux sanglier vient ramper dans la vase. Il choisit une branche pointue comme une dent cassée, et se gratte l’échine. C’est aussi le chemin de l’écureuil qui se hâte avant de grimper sur un hêtre. Le chat, tapi au loin dans l’aubépine, se trémousse, comme s’il allait bondir, avec de la cruauté plein les moustaches. Les escargots paressent sous les feuilles que le vent dépose en petits tas; on entend craquer les coquilles en y mettant le pied. La rivière ruisselle comme un long serpent lumineux. Léon laisse aller son appât au gré du courant. Le ver se dandine et souffre gentiment.

Soudain, l’appel inquiet d’un martin-pêcheur retentit. Il réveille Léon qui rêvait et glissait comme de l’air. Derrière lui, une crainte diffuse ronge le paysage. Le vent lance des poignées de nuages sombres et gonflés de fièvre. Voilà tout le derrière des choses qui se cache.

Il se trame, au fond du golfe de Gascogne, des choses redoutables, des colères qui jaillissent, derrière les oyats, là où chaque soir le soleil disparaît.

Quand la tempête approche, Léon voit les adultes, inquiets, scruter l’horizon.

Ils chuchotent.

— Ils parlent doucement pour ne pas réveiller le vent, a expliqué Léon au fils Lesbat.

— Tu crois qu’il les entend de là-haut ?

— Un oiseau lui porte le message. Le vent dort parfois, surtout la nuit, mais le reste du temps, il promène les oiseaux. Alors s’il sommeille trop longtemps, ils viennent lui picorer les oreilles, pour lui rappeler qu’ils s’ennuient… C’est ce que dit ma grand-mère.

Ce matin, Léon a observé les grandes personnes : elles ouvraient leurs mains, comme des feuilles d’arbres, pour jauger la colère de la brise ; elles lui palpaient les flancs et le dos, en fermant les yeux pour mesurer sa force. Des vols d’oiseaux fuyaient vers le soleil. On entendait la houle gronder sur l’horizon.

Souvent, Léon se rend au sommet de la dune et se couche entre les ailes pointues des chardons. Passé la langue de sable, une immense dalle d’argent s’étire sur le monde. Des rangées de montagnes, droites comme des horizons, s’y alignent à perte de vue. Sans effort, elles roulent en soulevant de petites perles blanches puis se dressent, bleues comme des soleils.

Les vagues déferlent sur les pensées de Léon quand soudain, sa ligne tressaille entre ses doigts. Retenant son souffle, immobile, il contient l’excitation qui tambourine dans sa poitrine. Il tire d’un geste sec, et l’hameçon transperce la lèvre du poisson. Un coup de queue, un éclair, et la truite disparaît sous le miroir des eaux. Elle cherche le refuge des algues dans les profondeurs du courant. L’excitation bondit jusque dans les yeux de Léon en y faisant brûler des petits feux d’enfant, des lueurs d’allumettes.

Après quelques instants, exténuée, la truite s’abandonne. Léon la ramène à lui doucement. La nageoire du poisson fend la danse huileuse des arbres et les reflets laiteux du soleil. D’une main, Léon saisit son corps ruisselant qui se tord entre ses doigts. La vie se fait dure comme de la pierre. Elle saigne des filets d’eau claire. Le manteau d’argent de la truite rayonne, et pourtant elle s’éteint… sans un bruit. Il salue son courage, de son regard d’enfant, célébrant la beauté du monde. Il la fourre dans sa besace, la laissant à sa souffrance, avec une délicieuse innocence.

— Léon, où te caches-tu ?

C’est la petite voix d’Émilie, la fille des Marioulan, celle dont il aime tant les grosses joues rieuses.

— Je suis là Émilie ! Je suis là ! Viens, je vais te montrer quelque chose.

Elle court jusqu’à lui en tenant sa poupée, faite de chiffons et d’une noix de galle en guise de tête. Il lui prend la main, et ils s’élancent dans l’herbe. Après quelques pas, ils s’arrêtent.

— C’est là, baisse-toi.

Bien caché dans un trou, sous les langues vertes d’une touffe de scolopendre, un petit crapaud dort. On le devine à peine. Les enfants s’agenouillent et Léon glisse la main sous l’animal. Il l’extirpe de son abri et ouvre les doigts. Le crapaud palpite dans sa paume. Il entrouvre deux grosses billes jaunes posées sur le haut de son dos grumeleux et regarde Léon et Émilie sans bien comprendre.

— C’est une grenouille ?

— Non, c’est un crapaud.

— Beurk, c’est vilain un crapaud !

— Bien sûr que non ! Touche-lui le ventre, tu vas voir, c’est tout doux, suggère Léon en le retournant délicatement.

— C’est vrai, c’est doux, comme une fleur de pissenlit. Tu crois que c’est un prince charmant ?

— Non, c’est un roi. C’est Mimosar 1er, roi de Navarre.

— C’est un drôle de nom pour un roi.

Elle regarde Léon avec de grands yeux d’amande étonnés.

— Ça nous paraît étrange, à nous, parce qu’on n’est pas de chez lui. En Navarre, c’est un roi important. Son pays lui manque… Il a besoin de rentrer pour retrouver les siens, mais une horrible sorcière l’a changé en crapaud. L’autre dimanche, je lui ai construit un bateau. Si on le laisse aller sur la rivière, il va rattraper l’océan et rejoindre son royaume. Tu veux m’aider ? Viens !

Sans attendre de réponse, il saisit la main d’Émilie et l’entraîne jusqu’au pied d’un hêtre. Léon y a caché un radeau confectionné avec des tiges de noisetier et des fils de chanvre. Avec une feuille de bouleau, il a dressé une voile.

— J’ai tout prévu. On va l’installer avec Germain, son fidèle écuyer.

Léon montre à Émilie une grosse limace qui allonge dans l’herbe un sourire ahuri.

— Germain sait naviguer, car il a été matelot. Il possède des pistolets, qu’il a gardés de la guerre. Amène le bateau, mais fais attention, il est fragile ! Moi je prends Germain et Mimosar.

Les deux enfants courent vers la rivière. Léon dépose l’équipage à bord du navire et, quand tout est prêt, il demande :

— Tu veux y mettre ta poupée ?

— Martine ? Mais tu n’y penses pas, elle se noierait la pauvre, elle ne sait pas nager. Et puis elle ne parle pas castillan, elle ne connaîtra personne là-bas, elle va se perdre.

Elle serre sa poupée contre son cœur. Les larmes lui montent aux yeux.

— Tu as raison, ce n’est pas une bonne idée, admet Léon. Tu veux poser le bateau sur l’eau ? propose-t-il en échange.

— Moi ? Je peux ? C’est vrai ?

Émilie le regarde en souriant. Ses joues gonflent comme des pêches. Elle dépose le navire sur la rivière. Les deux enfants s’allongent côte à côte, alors que Germain et Mimosar s’éloignent. Les tresses d’Émilie chatouillent le visage de Léon. Elle sent bon le miel et le lait chaud. À la surface de l’eau, des araignées griffent les nuages. Le petit peuple des herbes fend les flots, tout droit vers la Navarre.

— Bonne chance, Mimosar, s’exclame Léon.

— Tu crois qu’ils vont y arriver ?

— Peut-être… Ça dépend s’ils croisent des pirates.

— J’espère que non, s’inquiète Émilie en se mordant les lèvres.

Le radeau disparaît derrière un bouquet d’osmondes.

— Maintenant, nous devons rentrer Léon. Ta mère te demande d’aller ramasser les glands.

Léon récupère ses affaires pendant qu’Émilie s’enfuit en riant.

— Attends-moi Émilie, j’arrive !

Son rire clair court entre les fougères. Léon tente de la suivre avec difficulté, empêtré dans sa ligne. Vexé, il crie d’un ton vengeur :

— Lo Bécut va t’attraper si tu ne m’attends pas !

— C’est toi qu’il va attraper, gros nigaud ! La vieille Dupouy dit qu’il adore les truites, comme celle que tu as dans ton sac !

« C’est vrai qu’elle a dit ça cette sorcière », pense Léon, gagné par l’inquiétude.

Le silence se fait.

Soudain, les portes de l’air volent en éclats. De grandes rafales noires inondent la forêt. La fureur océane passe la dune. Les bras noueux des arbres agitent leur silhouette sombre, leur cime plie comme de l’herbe.

La lumière s’échappe en longs rais verticaux. Les contours gigantesques d’un ogre de légende s’étalent sur tout l’arc du ciel, son ombre s’étend sur la lande.

Léon s’affole.

— Attends-moi !

Sa supplique se perd entre les premières gouttes de pluie. Au loin, Émilie rieuse, continue de crier :

— Lo Bécut !Lo Bécut, Léon !

Léon court et surprend une sarcelle d’hiver qui s’envole en pépiant. Il contourne la fontaine qui gargouille dans un nid de graviers et de pierres, puis déborde dans un second bassin. Une fois par semaine, les femmes viennent y battre le linge. Ensuite, le ruisseau laisse une longue traînée luisante qui murmure dans l’herbe et rejoint la rivière. Aux Cassilhàs, l’eau coule presque aussi claire que le vent ; comme lui, elle est libre. Elle ne dort pas au fond d’un puits, elle naît de la terre et elle danse.

On appelle cette source : la « Haut ». Un Français vous dirait qu’on l’a nommée ainsi, parce qu’elle se situe assez haut sur la pente. Mais nous nous trouvons en Gascogne, et quand on dit « Haut » en gascon, ça vous lance, ça lève de la chaise, ça pousse vers l’effort. C’est qu’il faut du courage pour y aller…

Tous les jours, on entend siffloter ceux qui s’y rendent, alors que ceux qui en reviennent soufflent comme des bœufs. Les seaux pèsent sur les bras à en faire de la pierre. Les hommes vont à petits pas, aussi raides que des menhirs, visant avec le pied le dur du chemin. Les femmes, elles, marchent d’un pas altier, à la façon des cariatides, une énorme cruche de terre posée au sommet de leur coiffe.

Dans bien d’autres fermes, on tire l’eau du puits. Son goût s’avère si mauvais qu’on y met du vinaigre. Même les bêtes se plaignent quand on remplit leur auge. Si on n’y ajoute pas du tourteau de lin, elles préfèrent se laisser mourir, plutôt que d’y tremper les lèvres.

À mesure que Léon court, les bâtiments familiers de l’airial sortent de terre comme des champignons : d’abord le toit de tuiles rouges et les murs blancs de la maison du maître ; puis le faîtage de paille de la bergerie, et ses longs pans de chaume ; enfin, les métairies et les hangars noirs, éparpillés sur l’herbe, à l’ombre de grands chênes. Plus loin, des champs au ventre nu dorment sous la garde de châtaigniers. Derrière lui, une épaisse langue de pinède s’échappe de bois impénétrables. Un sentier s’y faufile et serpente jusque sur la lette, entre les marécages. Il conduit à la plage et à sa haute dune blanche. La houle en colère la lance chaque hiver, à l’assaut des terres. De l’autre côté, à l’est, c'est la lande qui s’élance loin vers le ciel.

Deux labrits courent vers Léon, en aboyant. Derrière eux, les dindons agacés se dandinent. Ils se pressent afin de voir qui ose ainsi s’aventurer sur leur domaine. Le regard mauvais, ils font la roue… reconnaissant Léon, ils se détournent et retournent picorer les herbes de l’airial. Léon s’arrête pour reprendre son souffle. Les chiens bondissent autour de lui en jappant.

Émilie patiente, à l’ombre de la treille, sous les fenêtres de la maison. Les mains posées sur les hanches, la jambe en avant, elle triomphe. Un sourire éclaire son visage. Autour d’elle, les murs de torchis pèlent et laissent apparaître les poutres des colombages.

— Tu aurais pu m’attendre, vilaine, tu crois que ça me fait rire tes histoires de Bécut ! Maugrée Léon, en reprenant son souffle.

— Tu m’as cherchée, dis donc ! C’est toi qui as commencé. Tu as eu la frousse, c’est ça ?

Quelques larmes ont creusé un sillon sur ses joues. Ils trahissent ce qu’en bon petit homme, il refuse d’admettre :

— Non, je n’ai pas eu peur.

— Menteur… Tu as été bien attrapé !

Elle dépose un baiser d’enfant sur sa joue mouillée.

« Sous la crasse, la jolie face5 ! » aurait dit sa grand-mère.

— Allez, viens ! Je vais t’aider, reprend Émilie.

Henriette, la mère de Léon, rassemble un tas de glands et de feuilles. Ses mouvements sont calmes et précis. C’est une jolie femme, habillée d’une longue robe noire. Sa peau est ridée par le soleil et le vent. Sous un foulard sombre se cachent ses cheveux, noués en chignon. Un râteau à dents de bois dans la main, elle sourit et demande aux enfants :

— Ramassez les glands et si l’orage se met à gronder, rentrez vous abriter.

Les gouttes de pluie glissentsur le feuillage des chênes. Émilie et Léon jettent les glands dans les paniers tressés. À mesure qu’ils progressent, la lumière diminue comme si la nuit tombait. Soudain, un éclair fend un grand pan de ciel posé sur la forêt. Un instant, tout se fige. Au loin, l’orage gronde. Émilie tire Léon par la manche.

— Allez, rentrons! Il ne faut pas rester dehors !

— Ah, cette fois-ci c’est toi qui as peur ! Le tonnerre, c’est juste le bon Dieu qui fait rouler des pommes6. Tu ne le savais pas ?

Léon sourit.

La voix de Colette Marioulan, la mère d’Émilie, file par la fenêtre :

— Les enfants, il faut rentrer ! Le vent a perdu sa mère7. Il nous prépare un mauvais coup.

Léon s’enfuit en criant :

— À tout à l’heure Émilie !

— À tout à l’heure coquin !

Émilie s’engouffre chez elle. Léon court vers la métairie du Gran Cassi de l’autre côté de l’airial. Il traverse la pelouse. Elle brille d’une étrange lumière teintée de jaune. Le vert de l’herbe resplendit et luit comme du beurre. La végétation rayonne d’une puissance magique. Elle illumine toute l’ombre du jour.

Dans sa course, Léon soulève un nuage de poules noires qui s’échappent en caquetant. Elles lancent leurs grandes pattes maigres à l’aventure. Puis, elles se calment, et se remettent à picorer et à gratter la terre.

Tout à coup, un éclair claque comme un coup de fouet. Tout l’air s’embrase et un torrent de pierres roule dans les nuages. Des rafales secouent les arbres qui se courbent. On dirait des sabres de bois qui jettent aux cieux un défi dérisoire. Cette nuit, un géant tombera des nuages et les écrasera sous sa botte. Des tornades de feuilles tournoient alors que Léon s’enfuit de toute la force de ses jambes. Au loin, sa mère s’écrie.

— Vite Léon, vite !

 

 

-2-Ne nous pressons pas tant ! Nous avons tout aujourd’hui pour arriver à demain.Se sobtim pas tant! Qu’am tot de uei pr'arribar a doman.

Le jour s’est levé et les rayons du soleil fondent dans la brume. Des gouttes de rosée brillent comme des étoiles sur la houppelande de Firmin. Juché sur ses échasses, et calé sur sa perche, il file de la laine. Il semble assis sur le brouillard, entre le ciel et la terre. À dix-huit ans, il est berger, c’est le benjamin de la famille Ducasse.

Il surveille son troupeau qui s’égaille sur la lande. Ses brebis ressemblent à d’énormes flocons un jour d’hiver. Elles s’éparpillent parmi les bruyères en promenant une odeur de paille et de mufle chaud.

Un mouton se gratte le flanc sur le tronc d’un arbousier. Du flot rond des clochettes s’élève un petit bêlement satisfait. On ne sait pas vraiment ce qu’il dit, car le brouillard mange tout le pointu des sons. Les gros bourrelets de laine se mettent à galoper. Ils s’appellent d’un côté puis de l’autre ;  les uns semblent dire : « Venez, c’est ici ! », alors que les autres paraissent répondre : « On arrive ! On arrive ! ». Les plus éloignés s’inquiètent et se plaignent. Dans le torrent de laine, le petit arbousier affolé agite ses branches.

Dans une lagune asséchée, des tiges de molinie coulent comme des fontaines. Les brebis poussent de la tête pour se ménager une place et se jettent sur les herbes. Des brins gorgés de sève se tortillent au coin des babines et en deux mouvements de mâchoires, ils ont disparu.

Quelque part, cachés dans l’épaisseur du ciel, des corbeaux frappent à grands coups d’ailes tout le coton de l’air. Parfois, ils se posent sur le sable. Ils attendent qu’une bête malade s’allonge, sans force. Ils s’approchent en se balançant pour lui arracher les yeux.

Un patou des Pyrénées promène son énorme silhouette autour du clan. Il monte la garde.

Au loin, un loup rôde, les yeux brillants de fièvre. Il aimerait profiter du brouillard, se glisser doucement sur le sable, crever une gorge à pleines canines, filer au loin en traînant le corps, avec de grands jets de sang chaud qui lui arrosent la gueule. L’idée lui dévore les pensées et lui tiraille le ventre, mais il a senti l’odeur forte du chien. Il connaît ses aboiements furieux. Il voit déjà l’homme courir avec ses jambes de bois et sa perche. Elle est si dure que l’hiver dernier, il a passé une semaine à souffrir, couché dans l’herbe, près d’une source.

Le loup mâche de l’air aussi plat qu’une feuille de chêne.

Son hurlement sinistre fouille le ciel.

Il cherche la lune.

Les labrits dressent l’oreille. Un filet de bave scintille dans le nuage chaud de leur menton.

Des brebis s’éloignent. Les chiens scrutent le visage du maître. Au signal, ils jaillissent, fendant l’air de toute leur gueule. Leurs pattes s’enroulent en griffant la poussière. En un instant, ils sont sur les frondeuses qui rejoignent aussitôt le troupeau. Les chiens reviennent poser les yeux sur le berger en soufflant comme des locomotives.

L’oncle Bastien a révélé à Firmin les secrets du métier. Il lui a montré comment vivre, à l’ombre du ciel, en filant de la laine et en jouant du fifre. Il lui a appris à écouter ce que disent les nuages afin de devancer la pluie. Il lui a fait découvrir les herbes et leurs pouvoirs, toutes les plantes magiques que seuls les sorciers et les bergers connaissent. L’été, quand l’air était si chaud que les taons tournaient ivres de rage, ils attendaient la nuit à l’ombre de la bordepour promener les moutons.

La nuit, au coin du feu, Firmin tendait l’oreille et l’oncle Bastien lui parlait du pays afin de lui transmettre l'esprit de la lande. Aujourd’hui encore, avec un peu d’effort, on peut entendre sa voix. C’est notre histoire qu’il raconte, notre âme qu’il chante. Il suffit d’écouter.

Un soir de pleine lune, Bastien demanda :

— Joue du fifre, Firmin.

Firmin posa la hanche sur ses lèvres. Le pavillon se détachait dans la pénombre. Il inspira une bouffée de nuit et souffla : les notes jaillirent et ondulèrent dans l’obscurité.

Le berger, attentif, ajouta :

— Baisse tes guêtres pour voir.

Il soupesa le lourd des mollets de Firmin, jaugea du courage qui se nichait dedans, frotta la tête du garçon de sa main rugueuse, et déclara :

— Firmin, maintenant que tu sais, prends tes échasses et ta perche et va ! Suis le chemin !

Le vieux berger s’enroula dans son manteau de laine et, comme une brebis qui met bas, s’allongea, les yeux perdus dans les étoiles. Au loin, Firmin s’effaçait dans la nuit.

Désormais, le pastoureau a grandi et c’est son pas qui court la lande.

Ce matin, il rentre du tuc de Casteja, sur les hauts de Mézos. Comme ses béliers sont malades, il est venu rendre visite à Cujon, un ami de son père. C’est un homme sec comme une branche morte8 avec des mains aussi dures que des battoirs de lavandière.

Si on l’avait surnommé la bûche, ou la souche, tout le monde aurait compris. Pourtant, on l’a appelé Cujon ce qui en gascon veut dire « gourde ». Les étrangers s’étonnent, mais pour ses proches, cela coule de source, tous les gens disent : « Cujon, il est avare à chier dans une gourde9 ! » C’est ainsi que le surnom lui est venu. Un chafre10commeça,c’est comme une ombre, qu’on l’aime ou pas, il reste là à vous suivre ; des fois, on le passe même à son fils.

De temps en temps, Cujon rapporte des mâles du Béarn qu’il nourrit comme des rois. Cela lui coûte cher et il tient à ce que l’opération soit rentable. Les béliers béarnais supportent mal le climat des landes, mais dans le ventre de leur manteau de laine, ils possèdent assez de vigueur pour toutes les femelles du pays. Firmin lui a amené ses brebis ; les béliers se sont démenés, elles mettront bas des agneaux robustes comme des taureaux. Juste avant son départ, le jeune berger est venu saluer Cujon.

— Ce n’est pas tout, mais le soleil se lève, il faut que je rentre.

— Tu reviens quand tu veux Firmin, c’est toujours un plaisir de te rendre service.

— Faisons les comptes : on a dit cette brebis-là pour les saillies et ces trois autres pour le mâle que tu m’as donné.

— Tu vas voir, tu fais une bonne affaire. Ce jeune bélier ne tombera jamais malade. Il renferme du sang béarnais dans un corps de Landais. C’est un torrent dans un rocher.

— Je te fais confiance.

— Un, dus, tres, quat : le compte y est.

— Sacré Cujon ! À « Tiens ! », tu entends, mais à « Donne !» tu es sourd11!

— Ah ! Firmin, je t’aime bien, mais j’ai huit enfants, et il s’agit de leur remplir le trou du pain12. Allez, salue les tiens de ma part !

— Au revéder13 !

Firmin a pris le chemin du retour. Il s’inquiète pour ses béliers. L’autre jour, il est passé avec le troupeau à côté de la Duvignacq. C’est une vieille femme très sale, avec un goitre qui lui coule sous le menton. Parfois, on l’aperçoit à un croisement sur la lande, parler toute seule dans sa longue robe noire. Il flotte derrière elle une impression étrange. On raconte qu’elle cache une main de pendu dans son tablier et qu’elle s’en sert pour traverser les murs. C’est un chaupis : elle peut se faufiler par un trou de serrure. La nuit, elle vient se glisser dans le sommeil des braves gens. Elle les empêche de dormir en leur faisant faire d’affreux cauchemars. Son mari, lui, courait la lande avec sa pelisse de loup-garou. Heureusement, il est mort. À eux deux, ils terrorisaient le pays. Elle habite une maison sur la route de Mimizan. On dit qu’elle possède toutes sortes d’objets maléfiques sur ses étagères : un crapaud empaillé, une poupée hérissée de clous, une cervelle de chat et même un crâne d’enfant. Tout le village la craint, au point que la laitière préfère se détourner plutôt que de passer devant sa porte. Les gens se sauvent quand ils la voient.

Firmin s’est bien gardé de croiser son regard. D’un seul coup d’œil, elle vous jette un sort, elle vous donne le mal. Le berger a posé son index sur son pouce pour former une croix. Il l’a tournée vers elle en psalmodiant :

Sorcièira te dobti (Sorcière je te soupçonne)

Que l’aso te foti (Que l’âne te foute)

Passa lunh de la mia pòrta (Passe loin de ma porte)

E lo diable se’t pòrti (Et que le diable t’emporte)

Il l’a malgré tout aperçue en train de fixer ses béliers. Elle faisait des signes en marmonnant. Peu après, un premier est tombé malade et puis cela a été le tour du second. Les deux dépérissent d’un coup, c’est à ne pas y croire ! Ils refusaient même de sortir de la bergerie. Que lui a-t-on fait à cette sorcière ? Il faut vraiment qu’elle ait du venin dans l’âme.

Firmin a demandé à Matoche de venir voir les bêtes; il est un peu magicien. Il dit qu’après le passage du troupeau, elle a récupéré des herbes que les béliers avaient mordues. Elle les a placées dans la bouche d’un crapaud, avant de lui coudre les lèvres ; voilà pourquoi ils ne mangent plus. Pour contrer le sort, le vieux Matoche a dessiné des cercles magiques, avec sa salive, sur la tête de chacun. Il a récité trois fois : « Bienheureux saint Jean-Baptiste passant par ici. Guérissez ces béliers. Fièvre, Dieu te commande de n’avoir pas plus de puissance sur ces bêtes que les juifs le jour de Pâques, sur le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Ensuite, il a soufflé à neuf reprises sur chaque animal en traçant des signes de croix. Puis, lui et Firmin ont fouillé toute la bergerie ; ils ont trouvé une petite pelote de poils en forme de couronne. Au douzième coup de minuit, Firmin l’a brûlée, à un croisement sur la lande. Pour l’instant, rien n’y fait. « Le sort s’avère trop puissant », s’est désolé Matoche. Si les choses empirent, on sera contraint de demander l’aide de monsieur le curé.

 

 

-3-Tu ne sais pas le chemin ? Mets le nez devant toi et suis-le toujours.Saps pas lo camin ? Bota-te lo nas davant e sec lo totjamèi.

Enveloppé dans son manteau de bure et juché sur ses échasses, les contours de Firmin se perdent dans la brume. Il observe, au nord, deux silhouettes qui progressent vers la côte. Avec leurs chapeaux ronds sur la tête, on dirait deux cèpes qui agitent de drôles de pieds, bouffis comme des figues.

Parfois, ils disparaissent, engloutis par le brouillard.

— Oh pute borgne ! Couche-toi ! ordonne le Louet.

Il lance à son camarade une telle bourrade dans le dos que ce dernier s’étale de tout son long dans un immense plat du ventre. À sa suite, le Louet se jette sur un matelas de sable, de mousse et de bruyère. Cadou s’est enfoncé au milieu de bosquets d’ajoncs. Il pousse des couinements de cochon qu’on maltraite.

— Mais, ferme-la ! Tu vas nous faire voir !

La terreur tremble dans la voix du Louet. Ses yeux sortent de ses orbites, on dirait deux raisins.

— Oh l’enfant de pute, c’est un fantôme ! Nom de dieu ! Un spectre ! Il vole, regarde ça !