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Les marxistes ukrainiens ont joué un rôle de premier plan dans la révolution ukrainien. Organisés au sein du Parti ouvrier social-démocrate ukrainien, ils ont construit un Parti communiste ukrainien indépendant – les Ukapisty – qui rivalisait avec les communistes russes et les nationalistes ukrainiens dans leur quête pour une République socialiste ukrainienne indépendante. Dominant une section de l'Armée Rouge, ils ont mené une révolte pro-soviétique en 1919 même plus grande que le soulèvement de Cronstadt. Leur lutte avait des ramifications internationales et gagna le soutien de la Hongrie soviétique. Ces événements aidaient à décider le sort des révolutions en Europe. Les Ukapisty étaient le dernier parti d'opposition légal en URSS avant leur liquidation en 1925. Ce volume éclairant comprend une sélection de documents originaux pour la première fois en langue française. Cela fournit aux lecteurs des textes essentiels des marxistes ukrainiens, de leurs considérations sur la question nationale aux réflexions sur la révolution, en passant par leurs tentatives de comprendre la tragédie en cours de la révolution en retraite.
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Seitenzahl: 564
Veröffentlichungsjahr: 2021
ibidem-Verlag, Stuttgart
Table des matières
Les abréviations
Remerciements
Préface
Partis politiques de gauche
Introduction
PREMIERE PARTIE
1 Origines historiques
2 Lutte pour une République socialiste ukrainienne indépendante
3 Ukapism: Le marxisme anticolonial en Ukraine soviétique 1920-1925
SECONDE PARTIE
Auteurs de certains écrits
1 Lev Yurkevych. l’ukraine et la guerre
2 Comité pour la défense de la révolution
3 Pas de pogroms dans la République ukrainienne!
4 déclaration du comité organisateur du parti des travailleurs social-démocratiques ukrainiens (gauche)
5 Résolution de la fraction des Indépendants sur la situation courante 6eme Congrès du Parti Social-Démocrate Ukrainien des Travailleurs
6 Déclaration de la fraction des Indépendants de l’USDRP Comité d’organisation de la fractiondes Indépendants
7 Mémorandum du Parti communiste ukrainien au Congrès de la III ème Internationale communiste, 1920
8 Volodymyr Vynnychenko. La Révolution est en danger !
9 Lettre du Camarade Yuri (Georgy) Lapchynsky à la Rédaction du „Chervony Prapor“ (Drapeau Rouge).
10 Volodymyr Vynnychenko. Vous a’êtes point fidèles à vous-mêmes!
11 Appel du CC de l'UKP aux ouvriers et paysans d'Ukraine avec un appel à ne pas soutenir la nouvelle politique économique du PKP (b)
12 Volodymyr Levynsky. L'internationale socialiste et les peuples opprimés
Bibliographie
Les abréviations
KP(b)U – Komunistychna partiya (bilʹshovykiv) Ukrayiny: Le Parti communiste (bolchevik) d'Ukraine
RKP – Rosiysʹka komunistychna partiya: Parti communiste russe
RSDRP(b) - Rosiysʹka hromadsʹko-demokratychna robitnycha partiya (bilʹshovykiv) - POSDR(b)
UKP - Ukrayinsʹka komunistychna partiya: Le Parti communiste ukrainien
UKP(b) – Ukrayinsʹka komunistychna partiya (borotbysty): Le Parti communiste ukrainien (Borotbisty)
UNR – Ukrayinsʹka Narodna Respublika: UPR - République populaire ukrainienne
UPSR – Ukrayinsʹka partiya sotsialistiv-revolyutsioneriv: Parti ukrainien des révolutionnaires socialistes
USDRP – Ukrayinsʹka sotsial-demokratychna robitnycha partiya: Parti Ouvrier Social-Démocrate Ukrainien - POSDU
USDRP(nez.) – Ukrayinsʹka sotsial-demokratychna robitnycha partiya (nezalezhnyky): Parti Ouvrier Social-Démocrate Ukrainien (Indépendantiste)
Remerciements
L'auteur tient à remercier les nombreuses personnes qui l'ont aidé à produire ce livre. L'auteur exprime sa gratitude à son ami et camarade Marko Bojcun et à John-Paul Himka de l'Université de l'Alberta.
L'auteur est particulièrement reconnaissant pour la traduction de "Grandes lignes de l'histoire du Parti Communiste Ukrainien (Indépendantiste)" de Vincent Présumey. Cet essai a été publié pour la première fois dans la revue Debatte en août 2009. Merci Olivier Delbeke pour son aide dans l'édition et la traduction des textes de ce livre.
L'auteur remercie le Dr Bohdan Krawchenko de l'Université d'Asie centrale dont le soutien et l'assistance ont rendu ce livre possible. Merci à Andreas Umland d'avoir publié ceci dans sa précieuse série de livres.
Je suis reconnaissant à Stephen Velychenko de l'Université de Toronto qui a aidé l'auteur dans ses recherches, son livre Painting Imperialism and Nationalism Red est une contribution significative à l'histoire des marxistes ukrainiens.
Les auteurs remercient Zakhar Popovych, Nina Potarska, Volodymyr Ischenko, Denys Pilash, Oleg Vernyk, Olga Brukhovetska, Denys Gorbach, Gregory Schwartz, Yuliya Yurkechenko, Stefan Melnyk et Andrey Zhdorov pour leur aide au fil des ans.
L'auteur est particulièrement reconnaissant à Andriy Ryepa pour la traduction des textes clés de ce livre, et à Bob Archer, David Watson, Kirsty Long, Emma Rimpilainen et Stan Crooke pour leur aide à l'édition.
Préface
Un travail pionnier, à propos d’un continent perdu, dont la connaissance est nécessaire aux luttes d’aujourd’hui : ainsi peut se présenter cet ouvrage, formé de l’étude de Christopher Ford sur le courant communiste ukrainien indépendantiste des origines à 1925, suivi de plusieurs documents de l’époque en langue française.
D’une façon générale, la vulgate dominante à propos de l’Ukraine pendant la révolution « russe » se réduit à ceci : en Ukraine régnait un grand désordre, mais les bolcheviks avec l’armée rouge ont finalement vaincu les blancs, les nationalistes ukrainiens (réactionnaires et antisémites) de Petlioura, et l’armée paysanne anarchiste de Makhno. Point final.
Cette vulgate dominante comporte deux interprétations, l’une pro-« soviétique » où le nationalisme ukrainien est réduit à la contre-révolution, l’autre anticommuniste qui le présente comme démocratique et antitotalitaire. Ces deux interprétations paraissent s’opposer mais elles reposent sur la même ignorance totale de ce que fut l’histoire réelle (une variante est l’interprétation qui ne connait que Makhno comme force n’étant ni de droite, ni communiste).
« L’ignorance n’a jamais servi de rien à personne » (Marx citant Spinoza). L’histoire réelle est celle d’une révolution visant à l’émancipation nationale, paysanne et sociale, en Ukraine, qui voit courant 1917 les forces issues de l’ancien Parti Ouvrier Social-Démocrate d’Ukraine, avec les Socialistes Révolutionnaires, dominer ce pays, mais hésiter et se faire déborder par leur propre base, par les bolcheviks russes, et tromper par les diplomaties de l’Entente puis des empires centraux.
Or les courants majoritaires qui tirent les leçons de cette rude expérience ne furent pas les nationalistes proprement dits de l’ancien social-démocrate Petlioura, qui va s’allier à la Pologne de Pilsudski et laisser le champ libre aux « atamans », généraux réactionnaires et antisémites, mais ceux des courants révolutionnaires prolétariens et en même temps partisans d’une véritable indépendance ukrainienne. Il s’agit, en résumé, de trois courants : les socialistes-révolutionnaires ukrainiens indépendantistes, appelés borot’bistes, le courant social-démocrate puis communiste indépendantiste étudié ici, appelé Nezhalezhnyky (indépendantiste) ou oukapiste (d’après son sigle entre 1919 et 1925, l’UKP), et les tendances indépendantistes minoritaires parmi les bolcheviks, dont deux militants, Chakhrai et Mazlakh, ont produit un ouvrage important sous forme de lettre à Lénine fin 1918, qui fit référence aussi pour les communistes indépendantistes non bolcheviks.
Ces trois courants furent, fin 1918 début 1919, majoritaires à la base, et dans les armées paysannes rouges ou vertes formées dans la région de K’yiv, aussi bien en opposition au pouvoir bolchevik russe, à K’yiv, qu’au Directoire de Petlioura, à L’viv. Un membre de ce Directoire jusqu’en janvier 1919, Volodomyr Vinnitchenko, en fut en outre fort proche : il a ensuite tenté de rapprocher la Hongrie soviétique et l’Ukraine, puis tenté de collaborer avec le pouvoir bolchevik, avant de choisir l’émigration.
En dehors des publications ukrainiennes ou russes, l’ouvrage de Chakhrai et Mazlakh existe en langue anglaise (On the current situation in the Ukraine, Ann Arbor, 1969), et les borot’bistes, force paysanne bien plus puissante que les bolcheviks, qui rejoignent ces derniers et s’émiettent à partir de fin 1919, non sans influencer la politique suivie en Ukraine durant la NEP, ont été étudiés par Yvan Maistrenko, réédité en 2017 par Idibem-Verlag avec une présentation de Christopher Ford. Reste le courant communiste indépendantiste proprement dit, dont le présent ouvrage donne donc la première présentation générale en langue anglaise ou française.
C’est un véritable continent perdu, d’abord parce que le marxisme ukrainien a des racines profondes, remontant jusqu’à l’Association Internationale des Travailleurs. Le seul nom connu en est souvent celui de Roman Rosdolsky, connaisseur de Marx et défenseur des « peuples [soi-disant] sans histoires ». Vous en découvrirez d’autres, praticiens autant que théoriciens de la révolution – la révolution prolétarienne tant russe qu’ukrainienne car plusieurs furent aux premiers rangs en 17 à Petrograd, comme soldats - les Yurkevitch, Richitsky, Mazurenko, Levinsky … Le communisme indépendantiste ne nait pas de scissions obscures en 1918-1919 mais plonge ses racines dans cette tradition, qu’il restaure.
Ensuite, ce courant intervient activement dans la révolution en 1919 surtout, en tentant d’imposer une Ukraine soviétique mais indépendante de la Russie. Notons qu’il se heurte alors à Rakovsky, choisi par Lénine qui le vantait de n’être ni russe, ni juif, ni polonais, ni … ukrainien, alors qu’il s’agissait de gouverner l’Ukraine ! Les lecteurs français qui connaissent Rakovsky par les travaux de Pierre Broué seront surpris : en 1919 Rakovsky est le véhicule aveugle du chauvinisme grand-russe, et les conséquences en sont catastrophiques (c’est par la suite que, en 1923, Rakovsky combattra la bureaucratie et sera écarté par Staline). L’UKP en formation tente de produire une double insurrection à la fois nationale et soviétique : la mutinerie de Zeleny fut, nous apprend Christopher Ford, le plus important soulèvement de soldats de l’armée rouge, devant Cronstadt. Son occultation totale n’en est que plus frappante. Lénine et Trotsky, fin 1919, font promesses et concessions, semblent avoir compris la question nationale ukrainienne … les borot’bistes rejoignent le PC d’Ukraine et l’UKP est légale … mais on ne transforme pas un appareil d’Etat dominateur …
La guerre avec la Pologne voit revenir en force tout le chauvinisme russe. L’UKP a un temps le vent en poupe, gagnant des borot’bistes déçus par leur dissolution dans le parti au pouvoir, gagnant aussi des courants venus de ce dernier, et agissant souvent en alliance avec les partis juifs, notamment le Poale Tsion. C’est alors que l’UKP se présente comme adhérente à la Comintern, dans laquelle elle est le seul parti à se réclamer ouvertement de la « révolution permanente », nationale, démocratique et socialiste, souvent appelée par eux « la libération universelle ».
C’est en définitive – et ils le disent – l’échec de la révolution prolétarienne en Allemagne et en Europe qui retire leurs perspectives aux communistes indépendantistes ukrainiens. Peu à peu l’étau répressif se resserre. Ils discutent de la NEP et, dans l’ensemble, s’y opposent, rapprochant bureaucratisme et capitalisme. Ils ont de l’influence chez les ouvriers du Donbass et appellent à former de véritables comités de paysans pauvres et pas des caricatures policières. Et ils agacent le pouvoir en se réclamant de l’Internationale communiste dont, comme ont pu le faire d’autres opposants chacun de leur côté (Paul Lévi, Bordiga, l’Opposition ouvrière …) ils affirment que sa « juridiction » devrait être au-dessus du PCUS. Finalement ils sont contraints à la dissolution en mars 1925, dernier parti légal en URSS à cette date : un tour de force ! « Ainsi prenaient fin les 25 années d’existence organisée du marxisme ukrainien. » (C. Ford), une tradition marxiste et nationale détruite par l’appareil stalinien en train de s’affirmer.
Depuis 2013-2014 l’Ukraine s’est rappelée au monde, d’abord par une poussée révolutionnaire ébranlant et disloquant l’Etat pendant quelques mois, et chassant un président corrompu, puis par une poussée contre-révolutionnaire et impérialiste dirigée par Vladimir Poutine annexant la Crimée et jetant la boue et le sang de la « guerre hybride » sur le Donbass. La plupart des courants et militants occidentaux peinent à saisir la portée de ces évènements et à avoir une vision du destin des nations européennes capable de pousser à l’Est de l’Elbe et du Danube. Certains s’imaginent que des sortes d’Etats pseudo-ouvriers affrontent les « nazis ukrainiens » ! En ce moment même ce sont les derniers mineurs du Donbass qui affrontent les mafias soutenues par le pouvoir russe, et les syndicats indépendants qui cherchent à affirmer leur existence contre la présidence de Zelensky à K’yiv. Ces luttes auront des répercussions capitales en Russie et dans toute l’Europe centrale. Mais elles seront en grande partie aveugles tant que la nation ukrainienne, comme la nation bélarussienne, la nation géorgienne et les nations baltes, sans oublier la Finlande, n’auront pas reconquis leur propre histoire. Ce sont des révolutions prolétariennes pour l’indépendance nationale qu’ont connu ces pays en 1917-1923. Se réapproprier cette véritable histoire, c’est construire l’avenir !
Vincent Présumey
Partis politiques de gauche
Le but de la présente étude est de retracer en détail l'histoire de ces marxistes ukrainiens connus sous le nom d'Ukapisty, leur origine et leur rôle dans la révolution ukrainienne et dans la vie de l'Ukraine soviétique jusqu'à leur liquidation en 1925.
Avant d'aborder le sujet principal de l'étude, il sera toutefois utile d'identifier brièvement les principaux partis politiques de gauche qui, avec l'Ukapisty, ont joué un rôle dans l'histoire ukrainienne pendant cette période.
Le Parti communiste ukrainien (en abrégé UKP) connu sous le nom d'Ukapisty de l'UKP, l'abréviation ukrainienne du parti. L'UKP est né et est issu de la gauche du Parti ouvrier social-démocrate ukrainien (USDRP), ils ont formé la faction de Nezalezhnyky (les indépendants) en 1918 et ont commencé à publier le journal Chervony Prapor (Drapeau Rouge) . Ils sont devenus un parti distinct en 1919 et se sont relancés sous le nom d’UKP en décembre 1919
Le Parti Communiste ukrainien (Groupe étranger) a été formé en février 1920 par des membres de l'USDRP à l'étranger et quelques social-démocrates ukrainiens de Galice. Il était distinct de l'UKP en Ukraine, il existait dans plusieurs villes européennes et publiait l'hebdomadaire Nova Doba ( L’Epoque Nouvelle).
Le Parti communiste ukrainien (Borotbisty), (en abrégé UKP(b)) était une continuation du Parti ukrainien des révolutionnaires socialistes (UPSR). Ils ont commencé comme le groupe «internationaliste» vers la fin de 1917 qui a remporté la majorité du parti en mai 1918. « L’UPSR se scissionna et la gauche adopta le nom Borotbisty après le nom du journal du parti Borotba [Lutte]. en août 1919 le parti a pris le nom « Enfin, au printemps 1920, les Borotbisty fusionnaient avec le KP(b)U ».
“Le Parti communiste (Bolshevik) d’Ukraine (en abrégé KP(b)U) était à bien des égards le prolongement du parti ouvrier social-démocrate russe (bolsheviks). Il eut une influence significative parmi les travailleurs urbains d’Ukraine. En grande partie un parti du prolétariat russe ou russifié, son impacte sur la paysannerie ukrainienne fut négligeable ». Le KP(b)U a été fondé en avril 1918 par des délégués bolcheviques d'Ukraine et un groupe de social-démocrates ukrainiens de gauche en tant que parti indépendant. Cela a été annulé en mai 1918 et le KP (b) U est devenu une branche du Parti communiste russe.
Parti ouvrier social-démocrate russe - Les mencheviks jouissent d'un soutien important parmi les travailleurs ukrainiens. Ils avaient un plus grand nombre de partisans dans les “cellules”. Branches ukrainiennes du RSDRP et avaient plus de partisans dans le mouvement ouvrier en Ukraine que les bolcheviks. « Comme des travailleurs qualifiés et plus expérimentés, les ouvriers dans les grandes entreprises s’orientaient vers le menshevisme. » Les mencheviks ont dirigé de nombreux syndicats, dont le premier centre syndical ukrainien - Utsentroprof, créé en 1918.
Le Parti ukrainien des révolutionnaires socialistes de gauche (Borbisty) était en fait une branche ukrainienne du Parti russe des révolutionnaires socialistes de gauche, qui à son tour était un descendant de la Narodnaya Volya (Volonté du peuple ou liberté du peuple). « Les Borbisty avaient une certaine influence sur la rive gauche de l’Ukraine (la partie de l’Ukraine a l’est du fleuve Dnepr), principalement dans les villes, mais moins dans les villages.
Le Syndicat général des travailleurs juifs (Bund) au moment de la révolution de février comptait 175 organisations locales en Ukraine. « En février 1919, le Bund connut une scission et la gauche forma l’Union communiste juive générale (Kombund). » “En mai 1919, le Kombund fusionna avec le Parti communiste juive d’Ukraine pour établir l’Union communiste juive d’Ukraine (Komfarband) qui comptait 4000 militants ».
Poalei Zion - Parti des travailleurs sociaux-démocrates juifs (travailleurs de Sion) a été constitué en juillet 1905 lors d'une conférence à Kiev, un parti de sionistes marxistes. Une fois établi, le travail de Poale Zion dans l’empire russe était concentré dans les provinces ukrainienne et biélorusse. En août 1919, une faction communiste s'est déclarée parti distincte, le Parti communiste juif (EKP). En 1923, Poalei Zion lui-même a changé son nom pour devenir le Parti des travailleurs communistes juifs Poale Zion, le dernier parti indépendant en Union soviétique.
Le parti des anarchistes ukrainiens, adeptes de Nestor Makhno, était un phénomène typiquement ukrainien. Il avait un large public parmi les paysans du sud de l'Ukraine.
En outre, il y avait plusieurs petits groupes: les Maximalistes, les Communistes Révolutionnaires. À l'exception des anarchistes et mencheviks, tous les partis mentionnés ci-dessus ont finalement fusionné avec le KP(b)U.
Introduction
Sont présentés ici pour la première fois en langue française, un récit historique et une sélection d'écrits de marxistes ukrainiens dont les noms et les rôles ont été depuis longtemps oubliés dans l'histoire du mouvement ouvrier.
Ce volume de textes perdus cherche à combler une lacune dans notre connaissance et notre compréhension de la période révolutionnaire.
Le sujet de ce livre est celui d’une gauche perdue, perdue non pas seulement en raison de son extermination physique pendant la terreur de masse du régime stalinien et de l’occupation de l’Ukraine par Hitler.
Mais aussi en raison d'une longue succession d'approches rétrogrades de l'histoire de la révolution qui ont considéré la tradition marxiste ukrainienne de manière péjorative.
Particulièrement depuis les événements du Maïdan de 2014, nous avons vu un regain d'intérêt en Ukraine; mais cette évolution positive s'accompagne d'une nouvelle régression; nous avons assisté à la renaissance d'un récit autrefois avancé par le vieux mouvement blanc russe pendant la révolution. Ses partisans fondent leur interprétation de la question ukrainienne sur un ensemble de principes clés:
1) « La Grande Russie, la« Petite Russie » et la« Biélorussie »sont trois branches d'un seul peuple russe,
2.) La langue et la culture russes sont la réalisation commune sous la direction du seul peuple russe;
3) La «petite Russie», c'est-à-dire l'Ukraine, est une partie inséparable d'une Russie unitaire;
4) l'idée d'une nation ukrainienne séparée est une fabrication des puissances étrangères qui visent le démembrement et l'affaiblissement de la Russie.
La réinhumation du général Denikin en 2005 avec tous les honneurs militaires à Moscou était un symbole approprié de cette reconnexion avec l'Empire. Que Denikin ait obtenu des sponsors occidentaux pour la cause nationaliste russe en 1919 est compréhensible ; que Vladimir Poutine puisse mobiliser le soutien de l'extrême droite européenne contemporaine n'est pas une surprise.
Ce qui est significatif, c'est le soutien de secteurs de gauche à une telle régression historique dans la Russie moderne, qui ne prétend pas à un camouflage communiste en agissant en tant qu'héritière et gardienne de la politique impérialiste des tsars.
La régression est également apparente dans l'Ukraine indépendante. Les personnages présentés dans ce livre tel un Volodymyr Vynnychenko sont commémorés non pas en tant que socialistes, mais en tant qu'acteurs de premier plan de la révolution ukrainienne qui forme un élément fondamental de l'idéologie de l'État ukrainien moderne.
Les efforts de décolonisation de l'histoire ukrainienne ont été confrontés au danger de remplacer les contraintes du passé par les nouvelles contraintes d'un récit historique alternatif et étatique. Un pays où les éloges officiels de la révolution ignorent ou minimisent souvent le socialisme des pionniers de l'Ukraine indépendante. De nombreux historiens ukrainiens depuis 1991 ont considéré la révolution comme principalement une lutte de libération nationale.
Ce qui revient à s’identifier aux conclusions auxquelles sont parvenus les participants modérés et conservateurs de la Révolution.
Cette histoire d'en haut a considéré la conduite de l'élite comme décisive dans l'issue de la révolution, et non celle des masses ouvrières et paysannes.
Un nouveau tournant dans l'approche de l'histoire a eu lieu à partir de 2014, en particulier par le groupe qui dirige l'Institut ukrainien pour la mémoire nationale qui a cherché la révolution actuelle comme un développement historique linéaire et unique vers un État qui cherche à assainir la révolution du contenu socialiste et à placer les conservateurs au centre de la scène.
Les figures de Symon Petlyura, Pavlo Skoropadsky et par dessus tout Stepan Bandera, sont dépeintes comme si elles représentaient à elles seules le mouvement ukrainien et incarnaient presque la nation elle-même. Rien de plus que les nationalistes intégraux de l'époque de la guerre, notamment l'Organisation des nationalistes ukrainiens dirigée par Bandera, qui sont présentés comme les héritiers de la révolution de 1917-1921.
Ce point de vue rétrograde a été contesté par non moins qu’une personnalité comme Volodymyr Vynnychenko, l'une des figures les plus populaires de la révolution et le leader de l'État ukrainien indépendant.
Vynnychenko, un social-démocrate vétéran et chef du groupe des Affaires étrangères du Parti communiste ukrainien, a fait valoir que la défaite de leur «printemps ukrainien» n'était pas seulement due à la faiblesse militaire mais au désordre politique, les bolcheviks avaient une «peur intense de perdre la colonie» mais aussi «ont hissé la bannière de la révolution sociale et économique la plus décisive qui a été le cri des masses ouvrières-paysannes ukrainiennes». 1 La question a été posée ainsi : «ou la libération nationale ou la libération sociale», «ou l’Ukraine ou «la terre et les usines» ». Organe central de la révolution, la «Rada centrale n'a pas cherché à combiner ces deux slogans», estimant que «l'enthousiasme de la renaissance nationale serait au-dessus de tous les autres intérêts».
Vynnychenko y voyait un problème récurrent. Les adeptes de Bandera ont adopté une approche encore plus dogmatique et ont refusé d'apprendre de l'histoire:
Les jeunes Bandero-UHVRistes, m'enseignant comment lutter pour l'Ukraine, m'ont dit catégoriquement que seuls les idiots et les traîtres soulèvent la question de ce que devrait être l'Ukraine. Pour eux, cette question n'a aucun poids, seule compte l'Ukraine.2
En revanche, Vynnychenko a vu la tendance historique de la révolution comme l'effort des masses vers l'émancipation universelle, il a souligné que tous ne pensaient pas de la même manière, la révolution a créé un courant de « libération unilatérale» (odnobichnoho vyzvolennya) axé sur le national -l’État - et le «courant universel» qui cherchait une «libération globale» (vsebichnoho vyzvolennya) à la fois sociale et nationale.3
Les membres du «courant universel» comprenaient les socialistes-révolutionnaires ukrainiens de gauche (Borotbisty) et les sociaux-démocrates ukrainiens de gauche (Ukapisty) et des éléments de l'opposition au sein du Parti communiste (bolcheviks) d'Ukraine. Ce livre est l'histoire d'un élément de ce courant universel, les Ukapistes, mais ce n'est pas seulement leur histoire.
Alors que la révolution se déroulait, les Borotbistes s’étant dissous et ayant été incorporés dans le KP (b) U, et les bolcheviks d'opposition se révélant incapables de progresser, ce furent les Ukapistes qui furent en mesure d'unifier les marxistes ukrainiens en un parti communiste ukrainien véritablement indépendant.
Le fait que le chef de l 'opposition fédéraliste du KP(b)U - Yuri Lapchynsky les ait rejoints dans cette entreprise est un témoignage du potentiel de l' Ukapisme. Ce sont ces marxistes ukrainiens qui ont cherché à réaliser les objectifs émancipateurs de la révolution, une lutte qu'ils avaient entamée dans les rangs de la social-démocratie ukrainienne depuis le début du siècle.
Importance historique du marxisme ukrainien
Les marxistes ukrainiens du Parti ouvrier social-démocrate ukrainien, par l'intermédiaire de son comité de Petrograd, ont organisé des soldats ukrainiens dans les régiments Izmailovsky et Semenov. À un moment critique, ils décidèrent du sort de la Révolution de février 1917 dans leur bataille contre les troupes tsaristes. À partir de ce moment, ce parti jouera un rôle de premier plan dans la révolution nationale en Ukraine.
Un marxiste Vynnychenko fut d'abord président du Secrétariat général de la Rada centrale, le gouvernement autonome d'Ukraine, puis de la République populaire ukrainienne. Dans son étude historique, la Renaissance d'une nation, il a écrit que ce sont les social-démocrates ukrainiens qui étaient les mieux placés pour prendre la tête de la révolution:
Et non pas pour chanter les louanges d'un parti, mais au nom de l'objectivité historique et de la compréhension de tout le processus de notre mouvement, je dois noter: la plus grande partie du fardeau à la fois de ce travail héroïque et de toutes les erreurs graves ultérieures, a été imposée au courant social-démocrate. On peut dire avec confiance que le rôle de premier plan dans la renaissance de la nation ukrainienne a été joué par la social-démocratie ukrainienne à l'époque. 4
Lorsque la révolution a commencé, il y avait trois partis politiques ukrainiens, le Parti ukrainien des socialistes-fédéralistes, formé à partir de l'Association progressiste ukrainienne modérée, pour la plupart des intellectuels sans relations politiques ou organisationnelles avec les paysans ou les travailleurs.
Le Parti ukrainien des socialistes révolutionnaires n'existait qu’à l’état de groupes embryonnaires avant de se former en avril 1917. Il s'est développé au cours de la révolution en s'organisant en un de parti de masse de la paysannerie ukrainienne, fort d’un million de membres. Par conséquent, le seul parti politique, au sens strict du terme, était l'USDRP. Comme l'a noté Vynnychenko :
Il avait un passé considérable (depuis 1901, portant alors le nom de Parti révolutionnaire ukrainien ; en 1904 et le changeant en Parti ouvrier social-démocrate ukrainien). Son programme et ses tactiques, issus du programme et des tactiques du socialisme international, étaient déjà adaptés aux conditions ukrainiennes. Il avait son histoire, ses traditions, ses méthodes et sa propre école. La pratique du travail clandestin du parti révolutionnaire a familiarisé ses membres à une bonne organisation, les a éduqués, a formé une perspective stable et les a habitués au travail politique. Le nom même du parti, ainsi que les noms de ses principales personnalités, étaient connus d'un large éventail de travailleurs ukrainiens. N'étant pas nombreuses, les organisations du parti se composaient en même temps d'un élément prolétarien instruit, avancé, très actif et révolutionnaire.5
En Ukraine, l’actuelle histoire officielle de l’État honore leur rôle de «combattants pour l’indépendance de l’Ukraine», mais il n’y a pas de reconnaissance du fait qu’ils étaient marxistes. Pourtant, la réalité est que les marxistes ukrainiens ont apporté une contribution significative à la lutte non seulement pour l'émancipation nationale mais aussi sociale.
Les marxistes ont joué un rôle vital dans le mouvement ukrainien moderne à chaque étape de son développement depuis les tout débuts du renouveau national ukrainien au XIXe siècle. La figure de proue de cette génération était Mykhailo Drahomanov, le remarquable penseur politique ukrainien de l'époque. Sous l'influence directe de Drahomanov, l'un des premiers partis socialistes d'Europe de l'Est et le premier parti politique ukrainien - le Parti radical ruthène-ukrainien a été fondé à Lviv en 1890.6 Un ami et collaborateur de Drahamanov était Mykola Ziber, le commentateur préféré de Marx et le premier théoricien marxiste et éditeur des idées de Marx dans l'Empire russe.7
Le «précurseur du marxisme ukrainien», Serhii Podolynsky faisait partie du cercle genevois des socialistes ukrainiens avec Drahamanov et était co-rédacteur en chef de la première revue politique ukrainienne moderne –Hromada [Communauté]. En 1875, Podolynsky a hissé la bannière d'un parti social-démocrate ukrainien. C'était un écrivain prolifique et un organisateur énergique. Ce cercle socialiste qui a publié Hromada a vu des dizaines de milliers de livres et de la propagande introduits clandestinement en Ukraine, la confiscation d'un lot, conduisant au premier procès antisocialiste de l'histoire autrichienne. Podolynsky dans ses mémoires a indiqué que la plus grande menace pour les dirigeants ukrainiens et la clé du succès du socialisme ukrainien seraient:
Ceux qui portent Karl Marx dans une poche et dans l'autre, le père Taras Shevchenko, c'est-à-dire des gens qui savent combiner les enseignements du socialisme avec les traditions et les sympathies évoquées par le nationalisme ukrainien local, c'est-à-dire le désir du peuple ukrainien, en même temps que l'émancipation économique, pour parvenir à l'indépendance politique et culturelle ». 8
Cette leçon a été portée par les marxistes ukrainiens qui ont apporté une contribution majeure aux idées et à l'organisation du mouvement ukrainien dans son ensemble. Dans les années 1890, le mouvement ouvrier social-démocrate s'est répandu à l'échelle internationale, presque chaque nation d'Europe avait son propre parti social-démocrate. Le mouvement social-démocrate ukrainien moderne a commencé au tournant des XIXe et XXe siècles avec la formation non pas d'un, mais de deux partis sociaux-démocrates ukrainiens. Cela n’est pas dû à des divisions fractionnelles, mais aux faits de la partition des terres ukrainiennes.
Ce sont deux des plus grandes figures historiques de l’Ukraine qui ont fondé les premières organisations social-démocrates ukrainiennes. Lesya Ukrainka est reconnue comme l’un des principaux écrivains ukrainiens. En 1896, elle a créé le groupe social-démocrate ukrainien illégal, le premier en Ukraine sous domination russe. Cela a souligné la nécessité d’une auto-organisation ukrainienne et d’une «Ukraine ouvrière et paysanne» autonome au sein d’une fédération. L'USD a mis en garde contre le danger d'une `` fracture culturelle '' émergeant entre les paysans et les travailleurs ukrainiens, appelant à l'agitation pour une «union des travailleurs et des paysans », en 1901, Ukrainka a fait valoir que:
``Avec les socialistes, la propagande sur la conscience nationale [ukrainienne] est maintenant le plus importante parmi les travailleurs urbains afin qu'ils ne deviennent pas étrangers à leur identité et à leurs frères, les travailleurs du village.9
L’USD a critiqué le RSDRP lors de sa fondation en tant que «centraliste d’État» russe à la fois dans son programme, sa composition et son nom, appelant à la place à des partis nationaux autonomes travaillant en union.
Pendant qu’en Galicie, c'est Yulian Bachynsky, auteur d'Ukraina irredenta en 1895, qui a lancé le concept d'un État ukrainien unifié et indépendant. Avec un groupe de socialistes galiciens à Lviv, il a fondé le Parti social-démocrate ukrainien (USDP) en 1897. 10L'USDP faisait partie du Parti ouvrier social-démocrate fédéral autrichien [Gesamtpartei], à travers lequel il a joué un rôle à part entière. dans la Seconde Internationale. Ils ont fondé le premier journal social-démocrate ukrainien, le bimensuel Robitnyk.
Il y avait une coopération étendue entre les sociaux-démocrates ukrainiens dans les empires austro-hongrois et russe. Une multitude de brochures, de tracts et de journaux ont été imprimés en Galicie et passés en contrebande à travers la frontière. Cette coopération avec l'USDP en Galicie a accéléré l'évolution des militants du RUP vers la social-démocratie révolutionnaire. Le Parti s'est rapidement aligné sur la Seconde Internationale.
Les activités conjointes de la social-démocratie ukrainienne ont apporté une contribution significative à la lutte pour l'unification de l'Ukraine et ont porté la question ukrainienne au premier plan de la politique européenne. Les sociaux-démocrates ukrainiens occupaient des sièges dans les parlements des deux empires, à la Douma tsariste et au Reichsrat de l'empire austro-hongrois.
Dans la période précédant la Révolution de 1917, les marxistes ukrainiens, plus que toute autre tendance, étaient responsables de l'édition politique la plus cohérente et la plus répandue en ukrainien.
L'USDRP a publié plus de vingt titres de journaux et de périodiques. Ils ont republié en ukrainien de nombreux ouvrages des dirigeants du mouvement socialiste, parmi lesquels Bebel, Lafargue, Liebnecht et Kautsky. Leur propagande avait une influence bien au-delà de leurs propres rangs. Au printemps 1902, les autorités tsaristes ont attribué à leur «propagande révolutionnaire… imprimée en Galicie en ukrainien» la cause des grèves agraires de masse dans les provinces de Poltava, Kharkiv, Kherson et Katerynoslav. Considérées par les marxistes ukrainiens comme le «début de la révolution ukrainienne», leur littérature a servi d’étincelle à ces rébellions spontanées.
Le travail de la social-démocratie ukrainienne était historiquement significatif en cherchant à déplacer le mouvement ukrainien au-delà des seules préoccupations culturelles face à la russification, pour voir la lutte anticoloniale comme simultanément une question sociale.
Mykola Porsh, théoricien fondateur de l'USDRP dans son livre Sur l'autonomie de l'Ukraine, s'est distingué par une critique complète de l'exploitation de l'Ukraine. Il est devenu un manuel du mouvement ukrainien.11Les marxistes ukrainiens étaient actifs au niveau international, en particulier dans le travail de la Deuxième Internationale. L'USDP et l'USDRP soumettaient régulièrement des rapports conjoints aux congrès de la Deuxième Internationale. Entre la fondation de l'Internationale à Paris en 1889 et le dernier Congrès avant la guerre de Bâle en 1912, les social-démocrates ukrainiens ont participé aux différents congrès socialistes internationaux.
Lorsque la guerre a éclaté, le groupe à l’étranger de l’USDP, dirigé par Yurkevych, a soutenu la Conférence socialiste internationale en Hollande en 1916 et les conférences socialistes anti-guerre à Zimmerwald en 1915, à Kienthal en 1916.
Ils ont joué un rôle de premier plan dans les débats de la Deuxième Internationale, Lev Yurkevych, Volodymyr Levinsky, Yulian Bachynsky étaient parmi ceux impliqués dans des affrontements avec des personnalités telles qu'Otto Bauer, Georgi Plekhanov et Vladimir Lénine sur la question nationale. Ils ont joué un rôle important dans les controverses sur les questions tchèques et polonaises qui ont saisi la Deuxième Internationale avant 1914.
Les vues des marxistes ukrainiens sur la question nationale les ont mis en conflit avec les tendances centralistes au sein de la social-démocratie russe et autrichienne. Le fait que les social-démocrates ukrainiens existaient en tant que section autonome du Parti ouvrier social-démocrate fédéral autrichien était considéré par eux, et par d'autres marxistes non russes, comme un modèle pour un parti uni dans l'Empire russe.
L'insistance des marxistes ukrainiens pour qu'ils maintiennent une organisation social-démocrate de travailleurs ukrainiens devait assurer leur existence continue et, par conséquent, leur capacité à jouer un rôle central dans la révolution ukrainienne.
Ce qui aurait pu être
L'expérience des marxistes ukrainiens au cours de la révolution remet en question ce qui était une explication acceptée depuis longtemps du destin de la révolution russe: le rôle primordial des facteurs externes dans sa dégénérescence et la montée du stalinisme. A cette évaluation s'ajoute l'affirmation selon laquelle des circonstances défavorables ont imposé aux bolcheviks une restriction sur les options qui leur étaient offertes.
Pourtant, à la lecture de l'histoire de cette gauche disparue, pouvons-nous vraiment convenir que cela explique complétement le sort de la révolution? Même si l'on acceptait le point de vue selon lequel l'État à parti unique en Russie découlait du manque d’alliés des bolchéviques, cela ne peut expliquer les événements en Ukraine. Ici, les marxistes ukrainiens et les partis pro-soviétiques ont cherché des alliances, et lorsqu'ils se sont révoltés, ils ont été en partie poussés et en partie tirés par une situation créée par les communistes russes eux-mêmes. Une démocratie multipartite basée sur les soviets s'est vu refuser la possibilité d'exister en Ukraine.
Pour Lénine, le succès du projet bolchevique reposait sur l'extension de la révolution vers l'ouest. Toute l’approche du socialisme par en haut en Ukraine a contribué à saper la perspective même sur laquelle reposait la révolution d’octobre. Au cours de l'été 1919, le régime bolchevique en Ukraine s'est désintégré, entraînant l'occupation de vastes zones par l'armée des volontaires russes.
Les politiques et pratiques effroyables du « gouvernement d’urgence » du général Denikine, soutenu par l’Occident avec ses pogroms; la répression et le chauvinisme sont rarement reconnus.
Ils fournissent une mise en accusation des libéraux russes qui dirigeaient son centre politique.
Ce qui est frappant dans ce moment clé, c'est que malgré le désespoir créé par le régime de Khristian Rakovsky, qui avait été imposé par Moscou à la tête de l'Ukraine soviétique, il n'y a pas eu d'effondrement du soutien aux partis pro-soviétiques. Le borotbisme a été témoin d'une poussée de soutien et la gauche de l'USDRP, le Nezalezhnyky, a lancé le Parti communiste ukrainien - l’ukapisme. Sans ces forces, les partisans rouges en Ukraine, l’Armée rouge n’auraient pas pu repousser l’offensive de Dénikine vers le centre de la Russie. En outre, plus d'Ukrainiens ont combattu dans l'armée rouge pour vaincre l'invasion polonaise de 1920, que dans l'armée de Petlyura alliée à Pilsudski.
En 1920, les forces pro-soviétiques épuisées ont vaincu l'armée des volontaires russes et l'invasion polonaise. Le traité de paix de Riga qui en a résulté a re-partitionné l'Ukraine : cinq millions d'Ukrainiens sont restés sous domination polonaise. Ivan Maistrenko, alors membre de l'UKP, a conclu que «la lutte pour une RSS ukrainienne souveraine a été décidée par la négative non pas par le développement interne de la vie politique ukrainienne mais par la pression externe de l'organisation administrative». Mais l'échec de l'établissement d'une Ukraine pleinement indépendante n'est ni la fin de l'histoire de l'UKP i ne peut fournir une évaluation adéquate de la révolution ukrainienne.
La dialectique de la révolution a abouti à ce que Bojcun décrit comme «moins que ce que les socialistes ukrainiens voulaient gagner. Pourtant, c'était plus que ce que les socialistes russes avaient voulu concéder. 12Avant 1917, il n’existait que le la Russie du Sud. La révolution a balayé l'ancien ordre social et forgé la RSS d'Ukraine, un «organisme national, économique et culturel clairement défini».13
Les marxistes ukrainiens ont cherché à faire face aux problèmes de la révolution, Vynnychenko, qui dirigeait le groupe à l’étranger du Parti communiste ukrainien, a publié La Révolution en danger comme une de ces tentatives qui provoqua un débat international avec Georgi Lukacs.
Dès le début de sa création, l'UKP s'est efforcé d'être admis dans le Komintern en tant que section ukrainienne indépendante, aux mêmes conditions que celles données aux autres sections du Komintern (irlandaise, française, allemande, polonaise, etc.), qui représentaient partis dans chaque pays. Ils ont assisté au deuxième congrès du Komintern avec Vynnychenko, mais leur candidature a été rejetée au motif que l'Ukraine était déjà représentée par le KP(b)U, dans le cadre du Parti russe.
L'UKP a poursuivi sa lutte en Ukraine soviétique en tant que parti d'opposition ouvert. Ils ont critiqué la politique des communistes russes - les nouvelles politiques économiques et la retraite en direction du capitalisme. Ils se sont opposés à l'autoritarisme croissant de l'État et ont plaidé pour l'autonomie des travailleurs. Velychenko, dans son étude de l'UKP, a tort de prétendre que si les marxistes ukrainiens étaient arrivés au pouvoir, ils auraient probablement établi une dictature du parti et utilisé la terreur contre leurs sujets. S'ils sont arrivés au pouvoir, cela aurait été avec d'autres et aurait empêché la terreur stalinienne.
Tout en permettant à l’UKP d’exister formellement, dans la pratique, il a été constamment persécuté jusqu’à sa liquidation en 1925. Les différents communistes ukrainiens ont réussi à assurer la politique de korenizatsiia (indigénisation) un programme d ’« action positive ». Alors que ce gain était fragile, l'ukrainisation a annoncé une renaissance nationale sans précédent dans les années 1920.
D'éminents marxistes ukrainiens ont énergiquement poursuivi l'ukrainisation considérée comme une «arme de révolution culturelle en Ukraine». Cela faisait partie d'un conflit intense pour façonner l'URSS. En tant que telle, l'ukrainisation n'était pas seulement le moteur des efforts pour affirmer l'autonomie et liquider les vestiges du colonialisme, mais une manifestation de l'opposition au stalinisme ascendant. Il a amené «le peuple ukrainien au seuil de la nation à la fin de la décennie».14 Mais la dynamique du centralisme stalinien et de son partenaire inhérent au chauvinisme russe a détruit les derniers vestiges de l'égalité entre les républiques. Les communistes et l'intelligentsia ukrainiens ont été anéantis.
Le lecteur de ce volume ne peut qu'être ému par ce qui est une tragédie historique et provoqué par les questions qu'il pose aux explications longtemps acceptées du sort de la révolution.
La direction des communistes russes était invariablement dominée par la croyance erronée que la révolution d'octobre a montré une fois pour toutes le chemin que toute révolution ultérieure devait suivre. Ils ont fonctionné sur l'hypothèse erronée que leur modèle représentait en un certain sens le prototype de la transformation socialiste. Ils tenaient à la conviction totalement infondée que les autres devaient avoir un parti communiste basé sur leur modèle et sous leur autorité. C'était un modèle qui a été rejeté par pratiquement tout le marxisme classique et par la majorité des sociaux-démocrates de l'Empire russe. La conséquence a été une attitude profondément sectaire à l'égard de la Révolution ukrainienne et d'autres partis qui ont finalement été détruits. Le socialisme a été redéfini comme l’exercice du pouvoir par « le parti » plutot que l’exercice du pouvoir par la classe ouvrière.
Le contraste entre la coopération révolutionnaire des socialistes de l'empire en 1905 et l'expérience de 1917-1921 est frappant. Depuis les années 1870, lorsque la social-démocratie ukrainienne est apparue, jusqu'en 1917, le socialisme en Ukraine est passé de quelques intellectuels à des dimensions nationales. Si la révolution ukrainienne s'était développée organiquement sans être entravée par d'autres forces, elle aurait inévitablement vu la République populaire ukrainienne sous la direction des radicaux des socialistes révolutionnaires ukrainiens et de la social-démocratie ukrainienne. Si le centralisme russe du gouvernement Lénine et le caractère sectaire des bolcheviks n'avaient pas empêché une participation constructive à la révolution ukrainienne, ils auraient amélioré ce processus et renforcé la formation de la république ukrainienne. La division entre paysannerie et classe ouvrière urbaine aurait pu être transcendée. L’autonomie nationale juive pionnière établie par les partis socialistes juifs de l’UNR aurait continué à se développer et la communauté juive d’Ukraine aurait peut-être été épargnée par la tragédie qui allait suivre.
La question de savoir ce qui aurait pu être ouvre de nombreuses possibilités, le socialisme ukrainien n'a pas été absorbé et marginalisé par le nationalisme ukrainien, il a été détruit par des forces extérieures. Ce sort était partagé par les juifs, les polonais et d'autres sections du socialisme russe. L’effort des bolcheviks pour fonder leur propre Parti communiste d’Ukraine était une manœuvre, une sous-unité du Parti communiste russe. Le KP(b)U, loin de représenter le point culminant des développements antérieurs au sein du mouvement socialiste en Ukraine, était plutôt une création artificielle.
L'effet objectif de la formation du KP (b) U et d'un modèle d'État à parti unique imposé à l'Ukraine a été la destruction de toute la tradition socialiste antérieure dont l'UKP faisait partie. Nous pouvons nous rappeler un discours négligé à Zurich en 1914 où Lénine avait dit:
Ce que l'Irlande était pour l'Angleterre, l'Ukraine est devenue pour la Russie: exploitée à l'extrême, sans rien en retour. Ainsi, les intérêts du prolétariat mondial en général et du prolétariat russe en particulier exigent que l'Ukraine retrouve son indépendance.15
À quel point Lénine aurait-il dû se souvenir de la déclaration de Marx selon laquelle «la République anglaise sous Cromwell a fait naufrage en Irlande. Cela n'arrivera pas deux fois! » Ce fut le cas dans l’Irlande de la Russie.16
1V. Vynnychenko, ‘Rozlad i pohodzhennia,Vidpovid moim prykhylnykam i neprykhylnykam’ , Nasha Borotba, Geneva, 1948.
2Ibid, Rozlad i pohodzhennia, Ibid, p.19
3 Ibid,Rozlad pohodzhennia, p.8
4Vynnychenko, Vidrodzhennia natsii Vol.1, Kyiv, 1920, pg. 248
5Volodymyr Vynnychenko, Vidrodzhennia natsii Vol.1, Kyiv, 1920, pg 249-250.
6Jon-Paul Himka, ‘Young Radicals and Independent Statehood; The Idea of a Ukrainian Nation-State’, 1890-1895, Slavic Review, Vol 41, No.2, (Summer, 1982), p.226.
7Dès 1871, N. Ziber, dans son ouvrage, La théorie de la valeur et du capital de David Ricardo faisait référence à ma théorie de la valeur, de l'argent et du capital comme dans ses fondements une suite nécessaire à l'enseignement de Smith et Ricardo. Karl Marx and David. Fernbach, Capital a critique of political economy., trans. David. Fernbach, Pelican Marx library. (Harmondsworth London: Penguin New Left Review, 1978), 99.
8Eduard Bernstein se rappellera plus tard d'une rencontre avec Dragomanov à Genève. Podolinsky était présent, silencieux (sderzhan) avec un air mélancolique "comme s'il sentait venir sa mort prématurée". Ils discutaient de l'anarchie, que Bernstein voyait à l'opposé du socialisme, tenant pour évident le danger : de trop petites unités auto-administrées créeraient des inégalités géographiques de prix entre les membres proches des sources et ceux plus éloignés. Podolinsky intervint sans façon: le danger ne serait éventuellement pas si grand, parce que les peuples se mettraient d'accord pour généraliser les prix. Eduard Bernstein, "Vospominaniia o Mikhaile Dragomanove i Sergee Podolinskom (traduction d'un manuscrit)" dans Letopic revoliutsii 1, Berlin, Petersbourg, Moscou (Grzhebin) 1923
9Lesya Ukrainke, Otsinka narysu prohramy Ukrainskoi partyi sotsyialistychnoi, Volya, No.10-11, 1901.
10John-Paul Himka, ‘Young Radicals and Independent Statehood: The Idea of a Ukrainian Nation-State, 1890-1895’, Slavic Review, Cambridge, Vol. 41, No. 2 (Summer, 1982), pp. 219-235,
11 Porsh, Pro Avtonomiyu Ukrainy, 1907, p75
12Marko Bojcun, “Approaches to the Study of the Ukrainian Revolution”. Journal of Ukrainian Studies, 24.1 (1999), p.37.
13Kostiuk, Hryhory, Stalinist Rule in Ukraine, New York, 1960, p.39.
14Krawchenko, The National Renaissance and the Working Class [Unpublished manuscript]
15Roman Serbyn, ‘Lenin et la question Ukrainienne en 1914: Le discourse separatiste de Zurich’, Pluriel-debat’, no.25, 1981.
16 Karl Marx, - ‘Marx to Ludwig Kugelmann’, London, 29 November 1869, Marx and Engels Collected Works, Volume 43, Moscow, p.389.
PREMIERE PARTIE
Grandes lignes de l'histoire du Parti Communiste Ukrainien (Indépendantiste):
un communisme pour l'émancipation.
1918-1925
1 Origines historiques
L'intention de cet article est de donner un récit concis et chronologique de l'histoire de l'UKP, Ukrayinska Komunistychna Partiya Nezalezhnyky (Parti Communiste Ukrainien Indépendantiste), dans le cours de la révolution ukrainienne de 1917-1921 et des premières années de l'USRR, Ukrayinska Sotsialistychna Radyans'ka Respubika (République Socialiste Soviétique Ukrainienne).1
Les Nezalezhniky, qui proviennent du Parti Ouvrier Social-Démocrate Ukrainien (POSDU), ont joué un rôle significatif dans la révolution ; ils ont occupé des positions dans les gouvernements de la République populaire ukrainienne et de la République socialiste soviétique ukrainienne. Ils ont combattu à la fois contre les nationalistes et contre les bolcheviks russes, en 1919 ils ont mené un soulèvement pour le pouvoir des conseils sur une échelle plus grande que Cronstadt en 1921. Ils ont continué à être une épine dans le pied du pouvoir jusqu'à leur dissolution par le PC russe en 1925, sur demande officielle du Comité Exécutif de l'Internationale Communiste.
Dans l'ensemble, l'histoire de l'UKP et des Nezalezhniky a été fortement négligée. Aucun travail exhaustif n'a été publié en Ukraine ou à l'étranger. Dans les années 1920, qui ont vu la parution d'importants travaux historiques en Ukraine soviétique, l'UKP était encore un parti légal, un corps étranger soumis à un harcèlement constant2. Alors que la social-démocratie ukrainienne n'en était pas entièrement absente, aucun travail favorable ou objectif sur les Nezalezhniky ne put paraître dans les limites existantes3. Après 1933 l'histoire fut enfermée dans les cadres de la partiinost et servit à légitimer le régime étatico-socialiste. Il faudra attendre 1968 pour que paraisse la seule histoire des Nezalezhniky parue en Ukraine soviétique, écrite par Volodomyr Chyrko, intitulée « La faillite de l'idéologie et de la politique du Parti Nationaliste Oukapiste »4. Dans toute la période allant de 1968 à 1991 les Nezalezhniky n'ont jamais été traités autrement dans l'historiographie que comme des ennemis;
Très peu de travaux dans l'émigration traitent des Nezalezhniky. Ils figurent dans les écrits d'anciens membre du POSDU : de Volodomyr Vynnychenko, Rebirth of a Nation, et Mykola Halahan a publié un court essai sur « la liquidation de l'UKP » en 19255. L'ouvrage le plus fourni en textes originaux est Notes and Materials on the History of the Ukrainian Revolution 1919-1920 de Pavlo Khrystiuk6. Il reste la source primaire à ce jour. Ivan Maistrenko, seul membre survivant du Comité Central de l'UKP de 1920, traite des Nezalezhniky dans son histoire du Borotbism7. Il a aussi édité des Documents of Ukrainian Communism comportant le mémorandum de l'UKP à la Comintern de 1920, et un chapitre sur les Nezalezhniky dans History of My Generation : Memoirs of a Participant in the Revolutionnary Events in Ukraine8. Dans la période d'après-guerre plusieurs ouvrages contiennent des micro-histoires sur les Nezalezhniky : Ukraine and the European Turmoil de Matthew Stachiw, The Sovietization of Ukraine 1917-1923 de Jurij Borys, Communism and the Dilemnas of National Liberation, National Communism in Soviet Ukraine 1918-1933 de James Mace9. Une exception notable dans l'historiographie de l'URSS est ici Bolsheviks in Ukraine, the Second Campaign 1918-1919 de Arthur E. Adams10. Beaucoup de travaux historiques ont été produits par des socialistes ukrainiens de la diaspora, comme l'étude inédite de Marko Bojcun et les travaux du socialiste polonais Zbigniew Kovalewski11. Dans l'Ukraine indépendante l'intérêt pour la social-démocratie ukrainienne revient lentement ; Ukrainian Social-Démocrats and SR's d'Olexandr Visotskii est centré sur l'aile modérée du POSDU12. Toutefois, un précieux volume réalisé par P. Bachinsky, Documents of Ukraine's Tragic History (1917-1927) reproduit de rares matériaux d'archives sur les Nezalezhniky13.
Alors que les Nezalezhniky restent le courant de l'époque de la révolution russe le moins connu de nos jours, dans l'Ukraine actuelle il est revenu comme objet de polémique: le PC ukrainien (KPU) qui se proclame « dépositaire de la tradition » de l'ancien parti dirigeant, a consacré un numéro spécial de Komunist Ukrainy à sa dénonciation14. Ils le caractérisent comme l'expression de la volonté, passée et présente, d'affaiblir leur propre parti par un « prétendu Parti Communiste Ukrainien », marqué par son « anti-communisme » et lié à la « restauration du capitalisme »15.
1.1Contours et divisions du marxisme ukrainien
Les Nezalezhnyky [indépendantistes] ont repris l'appellation du courant marxiste ukrainien qui s'est d'abord désigné comme Fraction indépendantiste du POSDU, devenue en mars 1919 le Parti Ouvrier Social-Démocrate Ukrainien Indépendantiste, renomma Parti Communiste Ukrainen en décembre 1919.
La formation de ce courant est généralement envisagée à partir d'une rupture avec les perspectives du POSDU en 1918-1919, dans le contexte de la vague révolutionnaire mondiale née de la guerre. Mais les Nezalezhnyky eux-mêmes tout en reconnaissant l'importance de cette période, ne se réclament pas d'origines aussi récentes. Se présentant à la Comintern en 1924, les dirigeants UKP Andriy (Pisotsky) et Antin Drahomyretsky écrivent :
L'UKP a 24 années d'existence – née comme Parti Révolutionnaire Ukrainien (1900-1905), à travers le POSDU (1905-1919) et finalement comme UKP, héritier révolutionnaire, bien que quelques vieux membres du POSDU soit retournés à la fange de la Seconde internationale et aient mis fin à leur existence politique. 16
Des historiens de diverses tendances sont d'accord pour considérer les Nezalezhnyky comme un courant « soviétophile » ayant rompu avec le POSDU et ses traditions17. Je considère qu'ils doivent être compris différemment, en tant qu'une recomposition de la tradition marxiste ukrainienne. Cette approche est plus complexe ; après tout nous il a été reconnu de longue date que des Russes, des Polonais et des Juifs portaient une tradition marxiste organisée sur le territoire ukrainien, tant dans l'empire russe que dans la Galicie et la Bukovine austro-hongroises. Selon John-Paul Himka :
La tradition marxiste ukrainienne est une branche spécifique de cette grande tradition que Perry Anderson a appelé le «marxisme classique » (par opposition avec le marxisme occidental). Trois traits le caractérisent selon Anderson. Premièrement, une aire géographique : l'Europe centrale et orientale. La langue de ses grands texte est l'allemand, le russe, et dans une moindre mesure le polonais. Deuxièmement une période particulière : de la fin du XIX° siècle aux années 1930. Ses représentants ont pour la plupart été assassinés en silence par Staline ou par Hitler. Troisièmement, ses thématiques dominantes sont historiques, politiques et économiques, contrastant avec l'inflexion philosophique du marxisme occidental18.
Le marxisme ukrainien peut être considéré comme la tradition marxiste ukrainienne dans un tel sens large, mais aussi dans un sens plus délimité, comme le courant de langue ukrainienne ayant existé dans toute cette période, depuis l'Association Internationale des Travailleurs jusqu'à la révolution ukrainienne de 1917-1921. Ce courant s'est organisé consciemment dans des organisations distinctes, social-démocrates ou communistes ukrainiennes ; son impact lors de la révolution est allé jusqu'à influencer une couche plus large de révolutionnaires, notamment des bolcheviks se définissant eux-mêmes comme Ukrainiens ; le coeur de cette tradition marxiste ukrainienne provient d'un noyau originel19. Roman Rosdolsky (1898-1967), probablement le marxiste ukrainien le plus connu, considère que :
L'ensemble du marxisme ukrainien (un concept assez large) émerge d'une façon ou d'une autre du drahomanisme, c'est-à-dire du populisme (avec sa « couleur locale » ukrainienne). Aussi, pour la plupart d'entre nous le passage au marxisme fut associé à un bataille (haute en couleur et de longue haleine) contre les traditions drahomanovistes20.
Nous pouvons compléter les remarques de Rosdolsky en précisant que le marxisme ukrainien naît du populisme russe, et que bien de ses traits présentés comme des persistances populistes, étaient en fait plus proches des idées originales de Marx que ne le fut le marxisme postérieur à Marx21. Les points clefs de ces idées fondant la tradition marxiste ukrainienne sont :
-l'idéal d'émancipation comme libération universelle -sociale, nationale, politique, morale, culturelle, libération des masses ouvriers et paysannes.
-les principes de l'auto-émancipation exprimés à la fois dans les termes du « principe national » d'auto-organisation des travailleurs ukrainiens, et d'une perspective de classe ouvrière indépendante, distincte et séparée des autres partis.
-le thème de l'autogestion ouvrière et paysanne dans le cadre de la commune et d'une économie coopérative, lié au thème de l'auto-gouvernement de l'Ukraine.22
-l'idée se laquelle la prédominance rurale ne diminue ni le potentiel révolutionnaire de la paysannerie ni sa contribution au projet socialiste de concert avec la classe ouvrière développée.
-les principes internationalistes, avec le lien avec l'internationalisme socialiste, l'opposition à l'impérialisme, et le positionnement de la révolution ukrainienne dans ce cadre international23.
Ces idées ne formaient pas nécessairement un cadre articulé consciemment et solidement ; il y eut de nombreuses ruptures et des efforts variés pour les raffermir. Mais de telles positions sur la question nationale, sur les forces subjectives de la révolution et sur la nature de l'ordre post-révolutionnaire entrainaient une démarcation d'avec le marxisme russe24. Le Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe (POSDR) exigeait la subordination de tous les marxistes à un seul parti -lui-même. Et parallèlement leurs dirigeants soutenaient que l'assimilation des travailleurs à la nation russe était historiquement progressiste et refusaient de s'en prendre à l'intégrité de l'empire25. A l'encontre de la conception des marxistes ukrainiens faisant de la résolution de la question nationale une tache immédiate, le programme minimum de la social-démocratie expliquait que l'avènement de la société communiste susciterait un printemps des nations et des cultures nationales. Ils furent influencé par les conceptions austro-marsistes et Otto Bauer sur la question nationale et sur les questions d'organisation26. Le parti frère du POSDU en Galicie, le Parti Ukrainien Social-Démocrate, était une composante de la social-démocratie fédérale d'Autriche.27
La question du poids respectif des sphères sociale et nationale fut une source récurrente de tensions28. Inversement, la théorie de la libération dans une nation dominée agissait comme un stimulant pour l'ensemble des aspects émancipateurs du marxisme ukrainien. Il s'enrichit en étant ouvert à d'autres courants, avec des écarts significatifs, rarement reconnues, par rapport au marxisme officiel de la seconde Internationale. Alors que le populisme était rejeté comme tentative de retour en arrière, les marxistes ukrainiens mettait en garde contre une vision conditionnée « par le prisme déformant du marxisme russe »29 Ils se livraient à des études comparatives avec les socialistes confrontés à des situations [agraires ou nationales , ndt] similaires aux leurs, comme en Irlande, Italie, Hongrie, France30. Le PSDU critiquait les marxistes russes pour avoir « limité excluvivement leurs connexions idéologiques au mouvement ouvrier allemand »31 Le théoricien et organisateur influent du POSDU Lev Yurkevych présentait le parti dans ces termes :
Le second congrès constitutif du Parti Révolutionnaire Ukrainien se tint en 1905 et adopta la partie maxima du programme d'Erfurt de la social-démocratie allemande. Il revendiquait une autonomie démocratique maxima pour les territoires situés dans les limites ethnographiques de l'Ukraine, avec des garanties légales pour le libre développement des minorités nationales vivant sur ce territoire. Ses principes organisationnels étaient basés sur le modèle de la social-démocratie autrichienne. Au plan tactique, le Parti Révolutionnaire Ukrainien prit les mêmes positions que l'aile la plus à gauche de la social-démocratie russe (bolcheviks), et au lieu de se désigner comme Parti Révolutionnaire Ukrainien, ik prit le nom de Parti Ouvrier Social-Démocrate Ukrainien sous lequel il est désigné aujourd'hui et sous lequel le désignent les auteurs du présent texte.32
Le marxisme ukrainien relève de ce que Hal Draper décrit comme une branche égalitariste du « socialisme par en bas » en contradiction avec l'élitiste « socialisme par en haut »33. Il est présenté par Yurkevych comme « reliant la question de la libération nationale avec tous les problèmes de l'émancipation du prolétariat », apparaissant en conclusion comme « le seul pouvoir révolutionnaire et démocratique »34.
Mais lors de la révolution de 1917 ces idées qui dominaient dans le PSDBU en furent délogées, formant maintenant une partie d'un spectre plus large d'opinions. Ceci a de lourdes conséquences et pose un problème aux historiens. Une explication de ce qui survint alors peut être recherchée dans la période de réaction postérieure à la révolution de 1905, où le mouvement social-démocrate dans son ensemble déclina. Dans ses rapports aux congrès de la Seconde Internationale le POSDU faisait état de la « régression du parti et de ses organisations », et de l'influence croissante « des idées nationalistes bourgeoises » provoquant une hémorragie, surtout dans l'intelligentsia, vers les institutions culturelles et le nationalisme dépolitisé35. La direction du POSDU dénonça cette évolution comme « en claire contradiction avec les traditions révolutionnaires de notre parti »36. Elle fut formellement victorieuse mais n'enraya pas la corrosion du parti37.
Avec la première guerre mondiale et les conséquences de la crise de la Seconde Internationale ces divergences dans la social-démocratie ukrainienne devinrent aigües38. La majorité des dirigeants fut contre la guerre, une minorité adoptant une position pro-russe et une autre une position pro-autrichienne avec les social-démocrates ukrainiens de Galicie39. Les efforts pour défendre les «vraies traditions du POSDU » furent menés par une partie de la direction, avec le galicien Levynsky, Yurkevych et Diatliv du POSDU40. Sous la direction éditoriale de Yurkevych le journal Borotba est lancé à Genève ; il était le précurseur des Nezalezhnyky. Soutenant le mouvement zimmerwaldien, Borotba déclare : « Avant tout, nous ne devons pas prendre position, nous ne devons pas souiller notre cause révolutionnaire, en manifestant un quelconque soutien à la guerre ou à tout gouvernement engagé dans la guerre. »41Il appelle à ce que « la libération de l'Ukraine soit le mot-d'ordre de la Troisième Internationale et du prolétariat socialiste en Europe, dans leur combat contre l'impérialisme russe. »42
A la veille de la révolution il y avait de profondes divergences non seulement dans la social-démocratie ukrainienne, mais dans le POSDR43. Le POSDRU s'était rapproché des bolcheviks en 1913-1917 mais en différentes occasions il s'avéra que les divergences sur la question nationale n'étaient pas résolues44. Faisant une critique positive des social-démocrates russes, principalement du Droit des nations à l'auto-détermination de Lénine, Yurkevych explique que des deux propositions s'excluant mutuellement, le « droit des nations à l'auto-détermination » doit prévaloir sur les grands Etats centralisés, qui « détruisent en eux la capacité de considérer la question nationale d'un authentique point de vue internationaliste »45. Affirmant que « dans tout le cours de leur activité ils n'ont jamais soutenu le combat de la terre ukrainienne contre l'oppression nationale »46 Yurkevych les appelle s'ils sont sincères à « au moins s'abstenir de freiner le combat du prolétariat ukrainien pour sa propre libération nationale »47.
Ces questions rebondiront dans le POSDU, auquel Yurkevych ne pourra participer : malade et paralysé il mourra à Moscou en 191948. Son absence a certainement joué dans le changement du POSDU. Dmytro Doroshenko caractérise le conflit qui affecte alors le mouvement ukrainien comme opposant « deux principes : étatique-national contre social-international »49 Pour les révolutionnaires social-démocrates c'était là une fausse opposition, devant être dépassé dans la perspective de la libération universelle sur des bases de classe.
Le POSDU en février 1917 ne gagne pas seulement de nouveaux membres, jeunes enthousiastes et ouvriers, mais il il récupère aussi ceux qui l'avaient fragmenté et fait régresser dans les années précédentes, aux conceptions inchangées50. C'est dans ce cadre nouveau que va se réorganiser une aile gauche du parti, qui dans le cours de la révolution va se cristalliser dans les Nezalezhnyky.
1.2 Le quatrième congrès du POSDU (1917)
Les marxistes ukrainiens depuis le début bataillaient contre la perplexité envers la question nationale et son lien intime avec l'émancipation du travail envers des relations caractérisées à la fois par leur nature féodale et par le capitalisme. La controverse avait de longue date fait rage parmi les social-démocrates, sur la manière dont une classe sociale pouvait acquérir l'hégémonie et établir un système cohérent et stable. Pour le courant qui aboutira aux Nezalezhnyky, la structure de classe et la composition de la société ukrainienne en faisaient une « nation d'ouvriers et de paysans » « sans conscience nationale bourgeoise », l'hégémonie de classe devait donc correspondre à ce caractère, combinant émancipation intégrale du travail et lutte pour la libération nationale.51
Nombre de marxistes ukrainiens tendaient à dessiner de telles perspectives, lesquelles allaient au delà des vues orthodoxes pour lesquelles était prédéterminé un développement bourgeois. Elles furent tracées par Mykola Porsh, théoricien fondateur du POSDU, qui parvient en 1907 à la position selon laquelle « seul le prolétariat peut assumer la direction dans la lutte pour l'autonomie ; le mouvement national ukrainien ne peut pas être un mouvement bourgeois du capitalisme ascendant.»52, de sorte que les Nezalezhnyky furent les seuls communistes de l'ancien Empire à adhérer explicitement à « la visée de la révolution permanente », faisant de leur conception de l'hégémonie prolétarienne le moyen de dépasser les divisions introduites par le capitalisme et leur reflet dans le mouvement ouvrier. En 1924 l'UKP déplorait l'existence double de l'UKP et du KP(b)U, « soumis au parti d'un autre pays (la Russie) ». Il se prononçait pour « une organisation de l'hégémonie du prolétariat », expliquant que la contradiction devait être résolue par « le procès historique inévitable de consolidation de l'Ukraine, comme nation, rompant avec sa position coloniale dépendante, et la constitution du prolétariat ukrainien comme classe dominante de son pays. »53
Le contenu de la révolution ukrainienne était défini par Volodomyr Vynnichenko, dirigeant du POSDU puis du groupe émigré de l'UKP, comme vsebichne vyzvolennia