Un grand blanc sur la carte - Eric Shipton - E-Book

Un grand blanc sur la carte E-Book

Eric Shipton

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  • Herausgeber: Nevicata
  • Kategorie: Lebensstil
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2024
Beschreibung

En 1937, les célèbres alpinistes britanniques Eric Shipton et Bill Tilman se lancent dans l’exploration d’une vaste région inconnue de l’Himalaya. Accompagnés de cartographes et de quelques Sherpas, ils sillonnent pendant des mois vallées et glaciers autour du K2, la seconde plus haute montagne au monde.

Cette expédition fut leur plus fameuse aventure. Elle a marqué les annales de l’alpinisme en Himalaya, ouvrant la voie à des générations d’alpinistes rêvant de magnifiques ascensions. Pour Shipton et Tilman, l’exploration était l’essence même de leur approche de la montagne, la conquête d’un sommet n’étant souvent que secondaire.

Avec un don de l’observation et un humour tout britannique, Shipton relate le parcours de l’expédition au cœur des montagnes et vallées inconnues du Karakoram chinois, remontant d’impénétrables gorges, traversant des rivières en furie et parcourant d’immenses champs de neige. Un classique de la littérature d’exploration et de montagne enfin traduit en français.




À PROPOS DE L'AUTEUR




Eric Shipton (1907-1977) est un alpiniste et explorateur anglais qui a parcouru les montagnes du monde, de l’Himalaya à la Patagonie, de l’Afrique à l’Asie centrale. Un temps consul à Kachgar, au Xinjiang, il a mené de nombreuses expéditions, dont plusieurs en reconnaissance à l’Everest.

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Couverture

Page de titre

Éric Shipton (1907-1977) est un alpiniste et explorateur anglais qui a parcouru les montagnes du monde, de l’Himalaya à la Patagonie, de l’Afrique à l’Asie centrale. Un temps consul à Kachgar, au Xinjiang, il a mené de nombreuses expéditions, dont plusieurs en reconnaissance à l’Everest.

Préface Un simple héros

Oui, si j’avais su ! Si j’avais su, j’aurais aimé rencontrer Eric Shipton. Après tout, il est décédé en 1977, j’étais déjà journaliste et cet homme était pour moi l’incarnation d’un rêve, mon rêve peut-être !

Un cancer du foie a eu raison de lui, il était alors hébergé chez un ami dans le Wiltshire, au sud-ouest de l’Angleterre. Eric Shipton ne possédait aucun bien, hors sa mémoire, ses quelques livres et son goût pour le pemmican. Seuls quelques initiés connaissent cet homme qui mériterait toutes les médailles d’or de l’aventure s’il en existait.

Jeunes gens qui ouvrez ce livre, songez que vous entrez dans un monde d’où toute vanité est exclue. Shipton voyage, non pas pour se distraire ou acquérir une quelconque notoriété, il voyage parce que cela lui est nécessaire, parce que c’est tout le sens de son existence : satisfaire une curiosité jamais assouvie. Shipton, parce qu’il espère tout de l’humanité, se lance à corps perdu dans le paysage, dans l’inconnu des territoires, dans le doute des horizons. Il va là où, précisément, il ne sait ce qui est, ce qui sera. Il avance et ses pas inventent sa vie. Ne cherchez pas de punch lines décisives sur l’art de voyager, Shipton traque le quotidien sans emphase, sans envolée littéraire inutile. Il applique une sorte de carpe diem qui lui est propre. Tout semble facile, et si des avalanches grondent, elles ne font que leur boulot d’avalanche ! Lui, fait son travail d’homme.

Eric Shipton est né en 1907 dans une plantation de thé à Ceylan, son père est mort quand il avait trois ans. Avec sa mère et sa sœur, il découvre l’Inde, la France et l’Angleterre. Toute la famille finit par s’installer dans ce dernier pays, et pendant les vacances en Norvège ou en Suisse, à partir de 1924, le jeune Eric découvre la montagne. Ce sont les Pyrénées qui vont entériner cette passion naissante. En 1928, Shipton s’installe au Kenya comme planteur de café ! Avec un certain Percy Wyn-Harris, il réussit la première ascension de la pointe Nelion, un des sommets vierges du Mont Kenya. (Notons que lors d’une expédition à l’Everest en 1933, ce même Wyn-Harris retrouvera un piolet aux alentours de 8460 m, piolet qui appartint à Mallory ou Irvine, disparus en 1924 sur le Toit du Monde.)

La plus belle rencontre eut lieu avec un certain Harold William « Bill » Tilman, avec qui il allait vivre ses aventures les plus engagées en montagne. Tilman, planteur de café lui aussi, gravira avec Shipton le Mont Kenya, le Kilimandjaro et le Ruwenzori. Les deux hommes ont en commun d’être des « sobres », le mot est faible. Adeptes de l’économie de moyens, ils mènent la barque de leurs expéditions avec de la viande séchée et de la farine de tsampa. Leur devise pourrait ressembler à « être Balti chez les Baltis et Tibétain chez les Tibétains ». Avec ces deux-là, on est loin des cailles en gelée et des bouteilles de liqueur de cerise des expéditions qui les ont précédés en Himalaya.

Après des succès incontestables sur les pentes du Kamet (7756 m) au Garwhal en Inde, Shipton sera de toutes les expéditions himalayennes, comme celles à l’Everest en 1933 ou à la Nanda Devi en 1935. Il sera même chef d’expédition à l’Everest en 1938. En gros, il passe toute la décennie des années 30 en Himalaya. La guerre le voit affecter au Xinjiang en Chine, puis en Perse et en Hongrie (pas très loin de Tilman qui, lui, est parachuté en Albanie). Avec son épouse Diana, on retrouvera Shipton à Kashgar puis, après la victoire, il sera consul général de Kumming dans le Sud de la Chine.

En 1951, avec un certain Edmund Hillary, jeune alpiniste et apiculteur néo-zélandais, il atteint le sommet du Kala Pattar, haut lieu de tous les trekkings de l’Everest de nos jours. De ce point de vue, il peut voir la ligne d’ascension qui va permettre de gravir l’Everest depuis la combe Ouest jusqu’au col Sud. Comment Shipton ne pourrait-il être l’homme de l’Everest lors de l’expédition de 1953 que les Britanniques mettent sur pied ? Est-ce l’échec de l’expédition sur le Cho Oyu (8211 m) à la frontière tibéto-népalaise en 1952 qui le discrédite ? Expédition qui ne donnera pratiquement rien pour des raisons géopolitiques – le Tibet est alors fermé – d’autant que les pensées des alpinistes, dont Hillary, sont toutes tournées vers l’Everest que les Suisses sont en train de gravir !

Les Suisses, pour le bonheur des Anglais, échoueront de peu. Shipton, avec deux expériences à l’Everest, plus une expédition de reconnaissance en 1951, est le candidat naturel du prochain round sur le Toit du Monde. Des grimpeurs, comme Hillary ou Bourdillon, sont bien persuadés qu’il sera l’homme de l’Everest en 1953. Alors, quelle déception pour eux quand ils apprennent que le comité de l’Everest et la Royal Geographical Society viennent de l’évincer au profit d’un illustre inconnu, le colonel John Hunt. Bourdillon menacera même de démissionner et c’est Shipton qui l’en dissuadera. Quant à Hillary, il déclarera : « L’Everest sans Shipton ne sera plus le même. »

La réalité est qu’on ne plaisante plus avec l’Everest. Les Britanniques depuis des décennies usent leurs forces sur cette montagne, elle doit tomber dans leur escarcelle. Et dans la grande île, on sent bien que Shipton est un peu loin de l’esprit de conquête qui doit régner pour cette aventure. N’a-t-il pas écrit, à propos des expéditions lourdes, si en vogue à l’époque : « la petite ville de tentes qui surgissait chaque soir ; le bruit et le brouhaha de chaque nouveau départ, la vue d’une armée gigantesque envahissant les vallées paisibles, tout cela était si loin de l’esprit léger et libre avec lequel nous avions coutume d’approcher nos montagnes » ?

Du bruit, il n’y en eut guère lorsque Shipton, Tilman, quelques compagnons (Auden le géologue et Spender le topographe), des Sherpas et des Baltis s’étaient lancés en 1937 dans une exploration hors norme. Pendant cinq mois, dotés d’un budget ridicule, de neuf paires de chaussettes, deux chemises et trois pulls, la petite troupe allait arpenter près de 3000 km2 et cartographier une des régions du monde la plus incertaine, la plus complexe : les derniers espaces vierges du Karakoram, à savoir le bassin du K2 versant chinois, les vallées de Shaksgam et de Shimshal.

Didier Mille, guide et voyageur devant l’Éternel, a su traduire cette belle aventure du « grand blanc sur la carte ». Je le soupçonne d’être complice d’Eric Shipton quant à la qualité de la vraie aventure : humilité, économie, flegme, zénitude, humour et amour des pays et des hommes. Ici pas de chrono, de roulements de mécanique ; ici on marche et on pense (ou plutôt, on sait !) que rien n’égale une soupe de ciboulette bouillie près d’un feu sous le ciel étoilé de l’Himalaya ! What else, comme dirait l’autre.

Divorcé, pauvre, travaillant comme ouvrier forestier, parfois conférencier, souvent à la limite d’être SDF, Shipton vivra jusqu’au bout comme il l’avait toujours fait : un simple clochard céleste.

Jean-Michel AsselinMeylan, juillet 2023

Avant-propos

Les alpinistes se rendent bien souvent en Himalaya dans l’espoir d’ajouter l’ascension d’un sommet d’envergure à leur palmarès, acquis dans les Alpes ou le Caucase. Mais l’immensité et la variété que présentent les 3000 kilomètres de cette chaîne asiatique ont tôt fait de les détourner de leur objectif. L’exploration des très nombreuses vallées inconnues qui s’offrent à eux constitue un appel presque irrésistible. Ma propre expérience liminaire dans l’Himalaya s’est inévitablement transformée en un trek de presque 1 500 kilomètres. Je ne pouvais me résoudre à perdre du temps en effectuant deux tentatives sur le même sommet : il y avait trop de centres d’intérêt fascinants pour me le permettre.

Après plusieurs ascensions remarquables en Europe et en Afrique, Eric Shipton, l’auteur de ce livre, a réalisé quatre longs voyages dans l’Himalaya. [En 1936]1, avec son fidèle compagnon Bill Tilman, ils ont tous deux participé, une fois de plus, à l’expédition à l’Everest. Dès 1933, Shipton y avait atteint l’altitude de 8 500 mètres. En 1934, Shipton et Tilman ont été les premiers à fouler le Sanctuaire de la Nanda Devi, dans l’Himalaya du Garhwal. Puis, en 1937, Shipton s’est tourné vers les solitudes glacées du Karakoram. Dans son récit, il apparaît avant tout comme un explorateur, l’ascension des sommets n’étant qu’un prétexte pour cartographier ces espaces vierges, indiqués sur les cartes comme « Inexplorés ».

De nos jours [1937], les explorateurs sont repoussés vers les hautes latitudes ou les hautes altitudes. Dans ces régions isolées de tout, le nombre de jours de ravitaillement emporté conditionne la réussite. Hautes altitudes, hautes latitudes, dans les deux cas le succès dépend en grande partie de la ligne de conduite adoptée. Aujourd’hui, la majorité des jeunes explorateurs sont soit alpinistes, soit mushers2. Le temps de la découverte des continents est révolu. Hormis dans ces régions extrêmes, partout les pas de l’explorateur croisent ceux de ses prédécesseurs.

Mais l’alpiniste, dont la formation est déjà beaucoup plus longue que celle requise lors d’autres activités, doit encore se transformer en géomètre-arpenteur et topographe. Plus le périmètre inconnu diminue, plus le niveau de précision et de détail augmente. Ce qui implique d’apprendre l’art de la cartographie. Cette contrainte supplémentaire entraîne d’autres difficultés. Au transport des tentes, sacs de couchage, nourriture et carburant, viennent maintenant s’ajouter des instruments de mesures, souvent lourds et encombrants. Les observations doivent pouvoir s’effectuer en un minimum de temps. Depuis plusieurs années, la Royal Geographical Society, en collaboration avec des géomètres-arpenteurs habitués à travailler en montagne, a élaboré un théodolite léger, associé à un petit appareil photographique. Un premier prototype a vu le jour. Spender, le topographe de l’équipe constituée par Eric Shipton, a démontré son efficacité en terrain d’aventure. Grâce à ses travaux et à cette nouvelle technologie, l’un des derniers espaces vierges du Karakoram se trouve maintenant comblé.

Il est à craindre que peu de lecteurs du modeste récit d’Eric Shipton réalisent tout ce qu’implique le succès de l’expédition. Près de 3000 km2 ont été cartographiés, dans un massif de montagnes parmi les plus impénétrables au monde. Quant aux travaux de géologie menés par Auden, ils sont inestimables.

Par un étrange retour aux pratiques vieilles d’une génération, l’entreprise a été organisée et financée sans la moindre publicité, avec une rare économie de moyens, tout à fait inhabituelle. Des budgets dix fois plus importants, consacrés à des expéditions du même type, ont rapporté dix fois moins de résultats que ceux obtenus par Shipton et ses compagnons.

Clé de voûte de son organisation : Shipton donne la priorité aux hommes. Les moyens matériels s’achètent, au contraire des qualités humaines, don rare et précieux. La volonté personnelle de chaque individu surpasse les fonds dont le groupe dispose.

Voilà le message essentiel que nous transmet le livre de Eric Shipton.

T. G. Longstaff3

1 Les précisions entre crochets ainsi que les notes de bas de page sont du traducteur, sauf indication contraire.

2 Conducteur de chiens de traîneaux.

3 Président de l’Alpine Club, Tom George Longstaff (1875-1964) fut le médecin de l’expédition anglaise à l’Everest de 1922. En 1907, il fut le premier alpiniste à dépasser l’altitude de 7 000 mètres en atteignant le sommet du Trisul, dans l’Himalaya indien.

CARTES

À Sir Francis Younghusband,en souvenir de son remarquable voyage

À John Morris, en remerciement pour m’avoir transmis son projet longtemps rêvé

À Pamela Freston sans l’aide de laquelle ce livre n’aurait pu être écrit

LES PRÉPARATIFS

« Toute expérience, cependant, s’ouvre comme une arche d’où

Luit le monde inexploré, sa frontière

À jamais et toujours, recule devant moi. »

Ulysses, Alfred, Lord Tennyson

1 Genèse d’une expédition

Imaginer dans les moindres détails les préparatifs d’une expédition dans une région inexplorée constitue pour moi un fascinant passe-temps. Qu’il y ait fort peu de chances de voir l’ébauche prendre corps, n’importe guère. Ces projets chimériques peuvent être envisagés en tout lieu du globe. J’en ai conçu dans les montagnes interdites du Népal, parmi les sommets balayés par le vent de la Terre de Feu et à travers le continent Antarctique.

Lors de la campagne à l’Everest de 1936, pendant les heures fastidieuses écoulées dans mon sac de couchage à écouter souffler la tempête sur le glacier est de Rongbuk4, j’ai esquissé un de ces voyages avec Noel Humphreys. Je pensais alors explorer la chaîne enneigée et isolée qui s’élève au-dessus des denses forêts torrides du centre de la Nouvelle-Guinée. Notre plan était d’affréter un boutre à partir d’un port néerlandais sur la côte sud et de naviguer jusqu’à l’extrémité méridionale de l’île, puis de débarquer avec suffisamment de nourriture et d’équipement dans l’idée de tenir un an et demi. Ensuite il faudrait se relayer sur 500 kilomètres en portant les charges le long d’une crête, bien au-dessus des marais enfiévrés. Nous espérions ainsi atteindre la chaîne enneigée. Afin d’amener le matériel à l’intérieur des terres et de nous aider à vivre dans ce pays hostile, nous évoquions l’idée d’engager une douzaine de Sherpas. Voire de leur proposer de participer à l’ascension. De peur qu’ils aient le mal du pays en se trouvant si loin de chez eux pendant une si longue durée, nous avions même imaginé les autoriser à emmener leurs épouses. Nous avions aussi évoqué la possibilité de planter des cultures dans les contreforts de la montagne, ce qui aurait pu nous aider à survivre une fois à l’intérieur des terres.

Papier et crayon en main, je m’amuse souvent à dresser une liste théorique, par ordre de préférence, de ces expéditions. Parfois l’une se trouve en tête de mon énumération, parfois une autre prend la place. Dans mon esprit, il y a toujours une entreprise prioritaire, jusqu’à ce que les circonstances déterminent laquelle doive finalement être privilégiée.

Devisant ainsi avec John Morris sur le chemin du retour du camp de base à Rongbuk, à la fin de l’expédition à l’Everest, il m’a demandé si j’avais déjà envisagé un périple depuis la vallée de la Hunza jusqu’à Leh en passant par la rivière Shaksgam – son plan favori. Pendant la longue marche à travers le Tibet, nous passâmes beaucoup de temps à spéculer sur nos chances de réussite. Lorsque nous atteignîmes l’Inde, ce plan était placé si haut en tête de ma liste qu’il excluait tout autre objectif.

La rivière Shaksgam se trouve quelque part sur les frontières non délimitées du Turkestan chinois, de la Hunza et du Cachemire. Conduire un groupe dans cette partie du monde impliquait obligatoirement d’obtenir l’aval du gouvernement des Indes.

Fin juillet 1936, je me suis donc rendu à Simla5 afin de détailler mon entreprise aux autorités. Quelques mois plus tard, l’autorisation m’était accordée. En août, en attendant le début d’une expédition de reconnaissance dans le bassin de la Nanda Devi, j’ai séjourné avec Bunty et Norman Odling dans leur charmante maison à Kalimpong6 – refuge tout confort pour de nombreux voyageurs. Durant cet agréable intermède, à l’aide de toutes les cartes existantes du Karakoram, je me suis familiarisé avec la géographie des territoires envisagés, étudiant les divers itinéraires, les coûts impliqués et les complications inhérentes à chaque plan d’approche. Finalement, j’ai estimé qu’au lieu de faire le voyage suggéré par John Morris, il serait plus utile d’établir un camp de base au milieu du bassin de la rivière Shaksgam, avec suffisamment de nourriture afin de tenir trois mois et demi. De là, il serait facile d’aller explorer dans toutes les directions.

À ce stade, mes projets étaient nécessairement vagues, mais j’étais fasciné à l’idée de pénétrer les espaces méconnus du Karakoram. À force d’étudier les cartes, un point en particulier enflamma mon imagination. Les crêtes et les vallées qui se dressent au-dessus du Baltistan deviennent de plus en plus hautes et escarpées à mesure qu’elles se fondent dans le labyrinthe des sommets et des glaciers du Karakoram, et se terminent soudainement sur un vaste espace blanc sur la carte. Au milieu de ce vide figurait un mot stimulant : « Inexploré ». Ici le K2, seconde plus haute montagne du monde, règne en monarque absolu.

Le versant méridional de cette chaîne a été foulé par de nombreux explorateurs et alpinistes qui ont partiellement arpenté ses vastes glaciers. Mais le versant septentrional de cet immense bassin fluvial se montre difficile d’accès. Le terrain, inhospitalier et inhabité, empêche tout voyageur de séjourner longtemps dans ses vallées profondes et reculées, lesquelles présentent d’abruptes parois rocheuses. Pendant les mois d’été, lors de la fonte glaciaire, les rivières débordent et le niveau d’eau atteint des hauteurs considérables. Sans ponts, elles deviennent vraiment infranchissables.

Le premier explorateur à parcourir en partie le Karakoram fut Sir Francis Younghusband, alors lieutenant dans les Dragons. En 1887, au terme de son grand voyage à travers l’Asie, de Pékin à l’Inde, il franchit la chaîne d’Aghil, empruntant ce qu’on appelle depuis le col d’Aghil. Cette chaîne se situe au nord du Karakoram. Sur le versant sud du col, il découvrit une rivière que ses hommes appelèrent la Shaksgam. De là, il remonta les pentes du glacier de Sarpo Laggo et traversa la chaîne principale du Karakoram par le col de Mustagh. Le récit de cet exploit émérite sera cité ultérieurement.

Deux ans plus tard, en 1889, il traversa de nouveau le col d’Aghil pour atteindre le cours de la rivière Shaksgam et la suivre vers l’amont sur une grande distance. Il fit ensuite une tentative pour pénétrer le massif montagneux s’étirant au sud-ouest. Échouant à remonter un glacier – qu’il nomma le « Crevasse glacier »7 – il suivit, à la fin de l’automne, le cours inférieur de la Shaksgam et atteignit ainsi le col de Shimshal, à l’extrémité nord-ouest de cette zone.

Depuis lors, d’autres voyageurs ont, à leur tour, parcouru ces massifs. En 1926, le colonel Kenneth Mason dirigea, sur la Shaksgam, une expédition financée par le Survey of India. Son objectif était de franchir le col du Karakoram8, à l’extrémité orientale de la chaîne d’Aghil, et de rejoindre le bassin collecteur de la Shaksgam. De là, il avait l’intention de progresser vers l’aval afin de rejoindre la route de Younghusband et d’établir les positions géographiques respectives de la rivière Shaksgam et du col d’Aghil. Un grand glacier, descendant des pentes nord de la chaîne du Teram Kangri et recouvrant la rivière Shaksgam, lui a barré le chemin. La glace brisée formait un chaos incontournable. Mason a nommé cet obstacle : glacier de Kyagar. Sa caravane s’est alors tournée vers la chaîne d’Aghil afin d’en explorer la partie orientale. En août, ils ont atteint les rives d’un autre grand cours d’eau, d’abord suspecté être la Shaksgam. L’énorme volume d’eau s’engouffrant dans la gorge a bloqué leur progression vers l’aval. Mais en amont, ils ont pu gagner suffisamment de terrain et se rendre compte qu’il ne s’agissait pas de la Shaksgam. Mason a nommé ce cours d’eau la Zug Shaksgam, ou fausse Shaksgam. La saison tardive mit un terme à ses recherches. En 1929, un groupe de l’expédition de Son Altesse Sérénissime le duc de Spolète traversa le col de Mustagh vers la vallée de la Shaksgam et suivit la rivière jusqu’au glacier de Kyagar. Nous détaillerons ultérieurement leur parcours.

En 1935, le Dr Visser et sa femme – auteurs de trois expéditions notables dans le Karakoram – ont repris la route de Mason. Ils sont parvenus à traverser le Kyagar et à cartographier les grands glaciers descendant des Gasherbrum, mais ont dû interrompre leurs travaux en raison des crues estivales.

À l’ouest et au nord-ouest des régions visitées par ces explorateurs, il reste encore de vastes étendues inconnues, d’un intérêt exceptionnel tant pour l’alpiniste que pour le géographe. L’exploration d’une partie de ces terrae incognitae allait être l’objet principal de mon expédition.

Nous avions trois centres d’intérêt. En premier, la section qui se situe entre la vallée du Sarpo Laggo et le col de Shimshal, délimitée au nord par la rivière Shaksgam. Soit une superficie d’environ 1 500 km2. Younghusband avait effleuré cette contrée lors de sa tentative le long du glacier de Skamri. En second, le système glaciaire situé au nord et au nord-ouest du K2. Enfin, dernièrement, la partie de la chaîne d’Aghil, à l’ouest de celle explorée par l’expédition de Mason. Les deux problèmes demeurés en suspens dans ces lieux consistaient d’une part à trouver et identifier le cours inférieur et l’exutoire de la rivière Zug Shaksgam ; d’autre part à fixer la position géographique du col d’Aghil. 1937 marquait le cinquantième anniversaire du célèbre voyage de Sir Francis Younghusband : une incitation supplémentaire à visiter ce col. À notre connaissance, aucun Européen ne s’y était rendu depuis la seconde traversée de Younghusband en 1889.

La principale question à résoudre était le problème de l’accès à la Shaksgam. En plus de tenter de l’atteindre depuis la Chine, trois alternatives s’offraient à nous : premièrement, traverser le col du Karakoram jusqu’au bassin collecteur de la Shaksgam et surmonter les difficiles sections glaciaires, principaux obstacles rencontrés par Mason en 1926. Deuxièmement, traverser le col de Shimshal tôt au printemps et forcer notre route dans la gorge inférieure de la Shaksgam avant que la rivière ne soit en crue. Troisièmement, traverser la chaîne principale du Karakoram depuis le glacier du Baltoro. Les deux premières alternatives auraient probablement entraîné des ennuis considérables avec la rivière même au printemps, et les crues estivales auraient ensuite menacé de couper notre chemin jusqu’à la fin de l’automne. En outre, le trajet, soit vers Shimshal soit vers le col du Karakoram, est long, surtout en début d’année lorsque les routes ne sont pas officiellement ouvertes, et très onéreux. La troisième alternative, la traversée de la chaîne principale du Karakoram, présentait elle, des risques purement alpins. En dépit de la lourde tâche de faire transiter, en début d’année, plusieurs tonnes de provisions et d’équipements sur un rude col glaciaire, j’ai opté en faveur de ce dernier itinéraire.

Notre plan de campagne approximatif était celui-ci : atteindre le Baltoro à la fin mai ; traverser la ligne de partage des eaux avec suffisamment de nourriture afin de tenir cent jours après avoir atteint le front du Sarpo Laggo ; y laisser un dépôt, traverser la Shaksgam, passer le plus de temps possible dans la chaîne d’Aghil et revenir avant les crues estivales. Puis retourner au Sarpo Laggo vers la mi-juillet et passer les deux mois restants à explorer nos deux autres objectifs : les zones du glacier de Skamri et celle s’étendant au nord du K2.

La première difficulté à surmonter dans la préparation de l’expédition était de devoir envisager, une fois franchie la chaîne principale du Karakoram, une autonomie complète pendant trois mois et demi. Ce paramètre, ajouté aux importantes dépenses à prévoir pour le transport de toutes les charges jusqu’au camp de base, impliquait d’exclure le moindre gramme d’équipement dont on pouvait éventuellement se passer. Un rationnement méticuleux et la suppression de toutes friandises interférant avec un régime alimentaire équilibré se devaient également d’être appliqués.

La question suivante à trancher concernait la composition de l’équipe. J’avais demandé à H. W. Tilman de me rejoindre dans le voyage initialement envisagé de la vallée de la Hunza à Leh via la Shaksgam. Une expédition réduite à deux membres, avec quatre ou cinq porteurs Sherpas, me paraissait la formule idéale. Tilman et moi partageons la même approche ascétique. Au cours de nos voyages en Afrique orientale et centrale, mais aussi en Himalaya, nous avons mis au point une discipline adaptée au voyage léger qui a rencontré un succès certain.

Mais comme, au lieu de réaliser le voyage tel que prévu, j’ai retenu l’option d’établir un camp de base à partir duquel rayonner, il est devenu évident qu’en augmentant la taille du groupe, je pourrais récolter davantage de résultats. J’ai donc choisi de nous adjoindre un géomètre-arpenteur capable d’exécuter des relevés précis, complétés par nos propres observations. Un seul point fixe, le K2, serait visible en permanence, et il pourrait s’avérer nécessaire de déterminer astronomiquement la position de la carte.

Entreprendre un voyage de reconnaissance de cette envergure allait être une tâche ardue. Mais réduire les charges contenant le matériel d’arpentage à un volume acceptable allait exiger de l’ingéniosité.

Michael Spender était l’homme idéal pour ce poste. Il avait acquis ses compétences en Suisse et en Allemagne avant d’être le géomètre-arpenteur attitré de l’expédition sur la barrière de corail en 1928-1929. Il avait ensuite participé à deux expéditions danoises au Groenland. Enfin, nous étions ensemble, lui en tant que topographe, lors de la reconnaissance au mont Everest en 1935. Opérateur rapide et précis, il est capable de s’adapter à des circonstances imprévues.

Le jour du départ : Eric Shipton, John Auden, Michael Spender et Bill Tilman.

J’ai également invité John Auden, du Geological Survey of India, à rejoindre notre équipe, pour participer aux travaux d’exploration et effectuer autant de recherches géologiques que possible. Auden avait déjà réalisé de nombreuses ascensions en Europe et moult voyages dans l’Himalaya. En 1933, il a participé à une expédition sur le glacier de Biafo, au-delà d’Askole9. Sa connaissance des populations et de l’itinéraire allait s’avérer d’un grand secours. Un précieux atout dans notre caravane.

Il fut aussi décidé de recruter sept porteurs Sherpas venus de Darjeeling10. C’était dispendieux, car non seulement nous devions payer leurs salaires durant toute la durée de leur absence loin de chez eux, qu’ils travaillent ou pas, mais encore fallait-il payer leur acheminement en train à travers l’Inde, de Darjeeling jusqu’à Srinagar au Cachemire. Le budget afférent à leur participation s’élevait au cinquième du coût total de l’expédition. Mais cela en valait la peine. Ils ont plus que justifié cette dépense et sans leur soutien, peu de choses auraient pu être accomplies. J’ai souvent regretté, au cours de l’expédition, de n’avoir pas engagé le double de Sherpas.

À l’égal de tout autre peuple, il y a de bons et de mauvais Sherpas, et les bons sont peu nombreux. Il est donc indispensable de sélectionner avec le plus grand soin ces hommes dont le rôle est primordial, au risque d’être fort déçu. Si l’on parvient à recruter un Sherpa au jugement très fiable, mieux vaut lui confier la responsabilité de choisir ses propres compagnons, car personne ne peut connaître les Sherpas aussi bien qu’ils se connaissent eux-mêmes.

J’ai eu la chance d’avoir un tel homme en la personne d’Ang Tharkay, mon compagnon lors de mes cinq expéditions himalayennes précédentes. Comme d’habitude, il justifia entièrement ma confiance en lui. Il arriva avec un groupe d’hommes aussi durs au travail, loyaux et pleins d’humour que lui. Nous avons aussi pu engager quatre hommes du Baltistan pendant toute la durée du voyage. Ce qui porta notre nombre à quinze : quatre Européens, sept Sherpas et, plus tard, quatre Baltis.

J’ai évalué le coût de l’expédition, inclus trois billets de bateau aller-retour vers l’Inde (Auden devait nous rejoindre depuis Calcutta), à 855£11. Disposant de peu de fonds propres à titre privé, il a fallu s’appuyer sur le soutien financier des sociétés savantes pour réunir cette somme. La Royal Society, la Royal Geographical Society et le Survey of India12 se sont intéressés à nos recherches et ont généreusement contribué aux fonds.

Tout bien considéré, le coût total de l’expédition a été inférieur de quelques livres à mon estimation.

4 Le grand glacier qui s’écoule au pied du versant tibétain de l’Everest.

5 La capitale d’été du gouvernement impérial anglais de Delhi, sur les contreforts de l’Himalaya.

6 Dans le Bengale occidental, au nord de Kolkata, à proximité de Darjeeling.

7 Ce glacier, extrêmement crevassé, porte désormais sur les cartes le nom de glacier de Skamri.

8 Le col du Karakoram a longtemps été utilisé par les caravanes de la Route de la Soie entre Leh, capitale du Ladakh, et l’oasis de Yarkand dans le Turkestan chinois (aujourd’hui la province du Xinjiang). Une route militaire, interdite au tourisme, a remplacé l’antique chemin des caravanes, qui traverse des plateaux arides et désolés.

9 Askole, maintenant au Pakistan, est le point de départ du trekking du camp de base du K2.

10 Le Népal n’a ouvert ses portes aux Occidentaux qu’au tout début des années cinquante. Avant cela, les Sherpas embauchés par les expéditions venaient du petit royaume du Sikkim, alors indépendant, situé à l’est de la chaîne himalayenne. Darjeeling, au Bengale occidental, est la ville d’où partait la ligne ferroviaire.

11 Soit l’équivalent de 2500 euros pour l’époque.

12 La Royal Society, fondée en 1660, a pour rôle de promouvoir la science au sens large. La Royal Geographical Society, fondée en 1830, œuvre pour l’avancement des sciences géographiques. Le Survey of India, fondé en 1767, était chargé à l’époque de la cartographie et de l’arpentage des territoires des Indes britanniques.

2 Des mérites profonds de l’alpinisme

Toutes ces journées passées à Londres, avant même d’avoir bouclé nos sacs à dos, ont été éprouvantes. Il fallait obtenir les autorisations indispensables, acquérir l’équipement, réserver les billets de la traversée en bateau et s’occuper d’infinis détails ayant peu de rapport avec la vie austère que nous mènerions dans les montagnes. Tous ces efforts se justifiaient-ils ? Pourquoi se rendre si loin vivre une vie d’inconfort et de privations ? Je suis convaincu que cela en vaut la peine, car chaque fois que je pars en expédition, il me semble retrouver un mode de vie maintenant disparu.

Avec une nostalgie certaine, teintée je crois de sentimentalisme romantique, je pense aux jours paisibles d’autrefois, avant que la vie ne soit si trépidante, avant que les grands espaces ne soient spoliés par la multitude et que leur splendeur ne soit exploitée à des fins commerciales. Il est vrai que le simple acte de regarder en arrière teinte d’or le passé. Le « bon vieux temps » était probablement difficile et inconfortable ; au moins encourageait-il les efforts individuels. La vie avait alors une saveur particulière, actuellement oubliée. Nous sommes tellement habitués à une vie facile que toute notre énergie se concentre désormais dans la recherche de sensations fortes. Tous nous courons, esclaves de nos émotions, dirigés par des idées préconçues propagées par une presse superficielle.

Si tant d’activités humaines ont perdu leur pouvoir attractif, c’est parce que nous tendons à faire les choses avec des motivations déplorables : devenir célèbre, céder au sensationnalisme, devenir riche ou juste suivre la mode. Attitude erronée, basée sur un sens irréel des valeurs, qui nous pollue tout autant que les aspects les plus triviaux de la vie quotidienne. Dans la vie comme dans le sport, seule devrait compter la pleine conscience. Toute autre motivation détourne notre esprit et nous prive de la joie de vivre nos actes en toute lucidité.

Un homme épris de voile est d’abord attiré par la mer en raison de son immensité, malgré tous ses dangers et ses écueils. Naviguer lui apprend l’art de vivre au cœur de cet environnement. Il acquiert une vision d’ensemble sur les obstacles qu’il se doit d’affronter et prend ainsi totalement conscience de la valeur de la vie. Le skieur de randonnée prend plaisir à s’immerger au cœur des montagnes enneigées, à se fondre dans la nature où il trouve un isolement impossible à obtenir dans l’atmosphère fébrile des stations de sports d’hiver. À moins de se rendre au fin fond des Alpes ou de la Scandinavie. Il en va tout autant pour les fanatiques de pêche en rivière, le chasseur de gros gibier au cœur de la jungle ou l’alpiniste.

L’esprit de compétition s’impose trop souvent. Acclamations, records et trophées prennent une importance supérieure à l’activité en elle-même, acquise au plus vite au détriment d’un patient apprentissage, seul capable de mener vers la connaissance approfondie. La tendance actuelle sacrifie l’être au paraître et privilégie l’artifice à l’authenticité. Le maître mot : aller toujours plus vite et au plus facile.

Si un individu aisé estime qu’il serait excitant d’aller chasser du gros gibier en Afrique de l’Est, il lui suffit de se rendre dans une agence de voyages et de réserver sa traversée sur un paquebot de luxe. À son arrivée, il engage les services d’un « chasseur blanc » et s’appuie sur sa connaissance de la brousse et son adresse au tir. À son retour, notre prétendu chasseur revient avec un lot innombrable d’anecdotes et moult trophées. Mais il n’a pas pleinement vécu l’expérience de la chasse ; elle ne l’a pas enrichi sur le plan personnel. Il s’est contenté de vivre l’aventure par procuration. L’alpiniste qui part effectuer une saison dans les Alpes, avec comme principale motivation de gravir le plus grand nombre de voies ou de collectionner les itinéraires d’envergure, passe à côté de la valeur intrinsèque de l’expérience. Le véritable but de l’escalade ou de tout autre sport devrait être de transformer son protagoniste, même temporairement, de l’amener à fusionner avec ce milieu naturel en faisant appel à ses qualités les plus intimes.

Combien de fois, grimpant dans les Alpes, j’ai souhaité les voir à travers les yeux d’Horace Bénédict de Saussure, avant qu’elles ne perdent leur éclat au profit du monde civilisé. Il y a cent cinquante ans, les hommes se rendaient dans les Alpes afin d’étudier les phénomènes scientifiques. Géologie, glaciologie, raréfaction de l’air en altitude… Mais plus encore que ces découvertes scientifiques, de Saussure et ses compagnons appréciaient la paix et la solitude, à l’opposé du monde hostile traditionnellement décrit par les paysans de la vallée à l’évocation de leurs montagnes.

Tout comme des centaines d’années auparavant les marins avaient appris à aimer la mer, même si elle les confrontait au danger, de même ces pionniers, scientifiques et voyageurs, vinrent à aimer les montagnes malgré, ou peut-être à cause, de leur rigueur. Aujourd’hui, nous leur envions ces jours bénis. Toutefois, les Alpes gardent leur potentiel, pour peu qu’on sache les aborder avec respect et humilité.

Languir sur le passé est vain. Nous ne pouvons pas remonter dans le temps. Nous ne pouvons guère partir aux côtés de Christophe Colomb et éprouver le frisson de la découverte de l’Amérique ; ni naviguer avec le capitaine Cook à la recherche du mythique continent du Pacifique Sud. Nous ne pouvons pas davantage partager l’excitation croissante des hommes qui, la première fois, franchirent le col qui sépare Breuil de Zermatt et découvrirent l’Italie à leurs pieds avec, au-dessus de leurs têtes, la flèche incurvée du Cervin encore inviolée. De nos jours, qu’on le veuille ou pas, le Cervin est entouré d’hôtels, et si d’aventure nous venons à le gravir, il nous faut avoir recours aux cordes fixes laissées par nos prédécesseurs.

Mais les plus grandes chaînes de montagnes du monde sont encore étonnamment peu connues. Nos yeux voient l’Himalaya tel qu’il y a cent cinquante ans de Saussure voyait les Alpes. Ses sommets et ses vallées restent à explorer. Ses habitants vivent sans exploiter leur environnement au nom d’une marchandisation douteuse. L’Himalaya offre un terrain de jeu bien plus vaste que les Alpes à de Saussure, car il s’étend sur plusieurs pays riches de nombreuses ethnies. Sommets et glaciers présentent de tels obstacles que leur exploration exige un niveau de compétence bien supérieur à celui requis dans les Alpes.

Approchons ces peuples et leur culture avec respect. Pénétrons ces vallées encaissées, franchissons les cols qui mènent de l’une à l’autre, gravissons ces sommets innombrables. Mais non parce qu’ils s’élèvent à plus de 8000 mètres, ou par ferveur patriotique et encore moins au nom d’une publicité tapageuse. Abordons ce précieux héritage avec modestie. Évitons de nous y rendre en foule en faisant étalage, auprès d’un monde avide de sensations fortes, de notre progression journalière.

Gravir l’ensemble de ces montagnes imposantes va demander du temps. Le territoire qui s’ouvre à nous est si vaste que mieux vaut se concentrer d’abord sur son exploration. Dans deux cents ans, quand l’Himalaya aura livré tous ses secrets, il sera temps de se lancer à l’assaut des sommets. Dans deux mille ans, quand tous auront été gravis, nous pourrons envisager d’y tracer des voies plus difficiles afin de retrouver le goût de l’aventure.

Il est bien sûr possible de se rendre en Himalaya, tout autant que dans les Alpes, avec un état d’esprit ambivalent. Partisans de l’alpinisme comme valeur spirituelle, ou comme activité aux risques insensés, tout se résume aux motivations des principaux acteurs. L’ascension de l’Everest, comme toute autre entreprise humaine, devrait être jugée à l’aune de la méthode mise en œuvre : la fin ne saurait justifier les moyens.13

Il y a quelque chose de grandiose dans la volonté de repousser les limites de l’endurance humaine lorsque celle-ci est confrontée à l’épuisement engendré par l’altitude. Malgré toutes les difficultés rencontrées, le principal mérite de l’alpinisme, activité qui exige une totale coordination du corps et de l’esprit, est d’enseigner à l’homme comment aborder cet univers qui peut lui être fatal.

Ainsi, en dépit de toutes les turbulences, les préparatifs d’une expédition représentent, à mes yeux, des instants précieux. Retards et imprévus de toutes sortes ne font que renforcer mon désir de partir au plus vite.

Le voyage vers l’Inde n’était qu’un intermède entre deux vies bien distinctes. Nous sommes arrivés à Bombay le 22 avril [1937].

13 L’Everest ne sera gravi qu’en 1953. Shipton, qui aurait légitimement dû être le chef d’expédition, fut évincé au dernier moment au bénéfice de John Hunt, la conception trop puriste de Shipton faisant craindre un nouvel échec.

3 Sherpas et sahibs

Tilman, Spender et moi-même avons débarqué à 5 heures du matin le 26 avril sur la plateforme ferroviaire de la gare de Rawalpindi, qui hébergea notre premier camp. Je n’étais pas très bien vu par mes compagnons car, depuis Karachi, j’avais bénéficié du privilège exorbitant de voyager installé dans un somptueux wagon, alors qu’ils avaient dû se contenter, pour essayer de dormir, du plancher crasseux d’un compartiment bondé de seconde classe. Je devais cet honneur à quelques amis « bien en cour ». Après une brève réception à la Maison du Gouverneur, on m’a introduit à bord du train dans le confort luxueux d’un petit salon privé, où mes hôtes m’ont reçu avec la plus grande gentillesse.

Le lendemain matin, après une nuit sur un lit moelleux dans un compartiment climatisé, suivie d’un bain et d’un petit-déjeuner pantagruélique, je ressortis immaculé après avoir rendu hommage à mes hôtes en arborant mon plus beau costume. Lors d’une halte, je suis descendu flâner le long du train, où deux espèces de voyous aux visages noirs de suie, mal rasés et dégoulinant de sueur, m’ont dévisagé de travers de leurs yeux chassieux. J’eus bien du mal à reconnaître Tilman et Spender. Je leur ai demandé comment ils avaient dormi et une remarque insouciante de ma part sur l’étonnante fraîcheur du désert du Sind à cette époque de l’année a manqué leur faire perdre leur flegme. Ils luttaient vaillamment pour se maîtriser quand le coup de sifflet du chef de train nous a précipités vers nos wagons respectifs. J’ai conservé une distance prudente pendant le reste du voyage.

Les sept Sherpas de l’expédition : Lhakpa Tensing, Sen Tensing, Ang Tharkay, Lobsang, Ila, Nukku et Ang Tensing.

Nos sept Sherpas devaient nous rejoindre à Rawalpindi. Auden s’était chargé de nous communiquer leurs horaires. Ils devaient arriver par le train de 8 heures du matin le 26 avril. Ma précédente expérience avec les Sherpas m’avait enseigné que, lors de leurs déplacements à travers l’Inde, ils tenaient peu compte des horaires établis par les compagnies de chemin de fer14. Alors, quand le train de 8 heures eut fini de déverser sa foule bruyante sans traces de notre équipe, je ne me suis guère alarmé. Nous avons patiemment attendu l’arrivée de chaque train en provenance de Karachi, sous l’œil intrigué du chef de gare. Lui et ses subordonnées se sont pris au jeu et ont télégraphié à leurs collègues, le long de la ligne, cherchant à se renseigner sur nos passagers à queue de cheval15. Le soir venu, toujours sans nouvelles, nous avons commencé à soupçonner un premier imprévu. À 22 heures, nous avons abandonné, préférant aller dormir. À 3 heures du matin, le chef de gare, tout excité, nous a réveillés. Les Sherpas venaient de débarquer à l’improviste. En remontant le long du quai, je fus accueilli par les cris de joie d’Ang Tharkay et de ses compagnons. À cette heure matinale, je ressens rarement autre chose qu’une irritation intense. Mais la vue du petit groupe prolixe, aux visages souriants, et leurs grandes accolades ont apaisé mon esprit embrumé et m’ont persuadé d’avoir été réveillé à bon escient.

À 5 heures 30, nous avons entassé nos bagages sur un camion affrété à prix d’or et, tant bien que mal, avons pris place à bord, prêts à parcourir les 300 kilomètres nous séparant de Srinagar. Les Sherpas étaient d’humeur enjouée. Ils ont ri, chanté et se sont chamaillés les uns avec les autres pendant toute la durée du parcours. Difficile de croire qu’ils venaient de voyager vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois jours durant, sur les incommodes banquettes en bois d’un wagon de troisième classe, bringuebalant sur les voies étroites de la ligne de chemin de fer qui relie Darjeeling à Rawalpindi. Le tout sous la chaleur, inhabituelle pour eux, des plaines du sous-continent.

Une longue journée dans un camion indien se révèle une expérience déplaisante. En fait, il y a peu d’épreuves que je trouve plus éprouvantes. À la frontière du Cachemire, l’indécision des douaniers fut à l’origine de plusieurs heures de retard. Mais à la tombée de la nuit, Baramula, au bord du grand plateau du Cachemire, nous voyait entrer en gare. Le voyage vers Srinagar s’acheva lors d’une matinée brillante mais glaciale. La brume s’élevait au-dessus des vertes prairies. Dans le lointain, les collines encore couvertes de neige se profilaient. Des lignes de saules marquaient les bords des cours d’eau aux rives couvertes d’iris mauves et blancs. En ce premier matin sur cette terre légendaire, l’air frais nous accueillit sous la lumière dorée du soleil levant.

Srinagar devait être le point de départ de l’expédition. Une semaine bien remplie a permis de clore nos préparatifs. Les derniers jours préalables au début effectif d’une expédition sont généralement précipités, confus et fébriles. Les tempéraments s’exacerbent et on finit par partir avec frénésie, persuadé d’avoir oublié quelque chose de vital. Exception bienvenue à cette règle, notre semaine à Srinagar s’est écoulée agréablement dans les jardins de nos hôtes, Sir Peter et Lady Clutterbuck.16 Ils ont aplani tous les obstacles. Les grandes tentes dressées à notre intention sur la pelouse, leur jardin à l’écart de l’agitation, leur chaleureux accueil et leur précieux concours ont été des moments inestimables. Chaque interruption au cours des préparatifs était l’occasion d’un moment de détente. Les Sherpas eux aussi en profitaient. Ils se portaient si bien que nous avons commencé à craindre de ne jamais pouvoir les arracher à cette vie luxueuse.

Mais il est temps de les présenter. J’ai déjà mentionné Ang Tharkay, homme aux rares qualités, aimable, modeste, d’une sincérité sans faille et à la gaîté contagieuse.17 Indubitablement le meilleur de tous les Sherpas que j’ai connus. Six autres s’étaient joints à lui. Sonam Tensing, plus connu sous le nom de Sen Tensing, jovial et rondouillard, au sourire engageant et à la voix de basse profonde avec laquelle il psalmodiait, presque nuit et jour, des incantations religieuses. Lobsang, sérieux, à la timidité empreinte de cynisme. Il observait nos agissements d’un air de perplexe condescendance. Ila, petit et vif, à l’humour un peu gauche. Lhakpa Tensing, indomptable et vigoureux, amateur de facéties et travailleur infatigable. Ang Tensing, jeune d’esprit et de comportement. Nukku, un peu lent à comprendre, mais résistant et fort comme un bœuf. Une sacrée belle équipe, tout à la fois amis et porteurs d’altitude.

Six expéditions dans l’Himalaya m’ont convaincu de l’énorme avantage offert par une petite troupe mobile, comparée aux encombrantes organisations déployées dans cette partie du monde. Ne pas emporter de superflu, voici l’élément primordial à retenir, mais aussi veiller à ce que chacun soit dédié à une tâche spécifique afin d’éviter toute personne surnuméraire.

Pour déterminer quels vêtements choisir et ceux destinés à se protéger efficacement des intempéries, il faut se fier à sa propre expérience. Untel peut estimer avoir besoin de quatre pulls chauds en altitude, tel autre se contentera de deux. Si ce dernier emporte quatre pulls, il alourdit inutilement ses bagages. D’aucuns peuvent dormir sans oreiller, quand d’autres ne peuvent s’en priver. Certains participants usent les chaussettes très vite, ils doivent en emporter une importante quantité. En comparaison, le choix du matériel propre à la montagne est plus simple. Les articles essentiels sont les sacs de couchage, les chaussures, les tentes et la corde, tous de la meilleure qualité disponible. Les sacs de couchage les plus adaptés sont fabriqués en duvet, recouverts de tissu de soie.

Voici une liste type d’équipement personnel concernant chacun des Européens présents, nomenclature jugée suffisante pour une expédition de cinq mois :

–2 paires de moufles

–1 bonnet-cagoule du type Balaclava

–2 paires de lunettes de glacier

–1 paire de bandes molletières

–1 paire de chaussures d’escalade

–1 paire de chaussures légères

–1 piolet

–1 sac de couchage

–1 tapis de sol en caoutchouc (3 mètres par 1 mètre)

–1 pantalon coupe-vent

–2 paires de pantalons longs en laine

–3 pulls

–9 paires de chaussettes

–2 chemises (Tilman en prit une seule)

–1 paire de shorts

–1 pantalon de pyjama (utilisé comme pantalon de rechange et pour dormir)

–Tabac

–Appareil photo et films

Tout cela peut facilement se ranger dans un grand sac à dos, et le piolet offre un excellent appui lors de la marche. Quatre ou cinq gamelles en aluminium suffisent à l’ensemble du groupe. Quant aux repas, une tasse et une assiette en fer-blanc, une cuillère et un couteau satisfont pleinement aux besoins quotidiens. Si une assiette vient à se perdre, deux voyageurs se partagent celle qui reste. Emporter des ustensiles de rechange ne sert à rien. Mieux vaut improviser que se charger en vain.