Un long courrier indochinois - Alexandra Dauplay-Langlois - E-Book

Un long courrier indochinois E-Book

Alexandra Dauplay-Langlois

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Beschreibung

Un exil indochinois, sous forme de correspondances touchantes entre un père et son fils, qui raconte toute une vie de voyages.

« Enfant solitaire, je jouais sagement sur la moquette bleu foncé de ma chambre qui donnait sur le théâtre Hébertot à Paris lorsque tu me remis deux boîtes en fer rectangulaires, bleutées et rouillées. Elles contenaient des lettres de ton enfance passée en France et en Extrême-Orient. Ce fut mon premier rendez-vous avec tes courriers, témoins de tes exils successifs. Ta mère, ma grand-mère, était une Vietnamienne de la haute société de Cochinchine. Ton père, lui, était métis franco-laotien.

Longtemps, j'ai ressenti la différence dont je portais moi aussi les signes. Elle pesait à travers la mise à l'écart par des mots et des expressions entendues, rapportées ici ou là. Enfant typée, j'étais pour certains la petite Chinoise et il me fallait l'assumer. Tu avais été cet Indochinois aux yeux bridés, contraint d'avoir abandonné une vie confortable et aisée pour des ailleurs remplis d'incertitudes. L'adaptation et les nouveaux départs rythmèrent ainsi ta vie.

Après ta disparition, une multitude d'autres lettres furent retrouvées. Ces lettres, inattendues, parlent d'elles-même. Elles m'ont pourtant amenée à ajouter ma propre voix, mes propres mots, comme un écho à ton histoire, imaginant ce long récit dont tu es devenu le personnage principal, à ton insu. Il y est question de déracinement, le tien en l'occurrence, qui se raconte à travers l'ordinaire d'un quotidien rempli de priorités concrètes et de petites victoires infimes.

L'histoire débute en 1939, dans la ville florissante de Saïgon, jadis surnommée la perle de l'Extrême-Orient ; un jeune couple élégant et fortuné prend la pose. La belle Vietnamienne tient dans ses bras son premier bébé aux yeux bridés : mon père, Serge. »



À PROPOS DE L'AUTEURE

Née en 1974 et issue de la deuxième génération d'exilés indochinois, Alexandra Dauplay-Langlois a rassemblé, trié et déchiffré des centaines de lettres et photographies de son père, Serge Dauplay, vietnamien et franco-laotien, en y apportant sa voix pour réaliser cet ouvrage.

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. Alexandra Dauplay-Langlois .

elytis

Un long courrier

indochinois

. Toute une vie de voyage .

« Je ne suis pas un être univoque, je contiens des multitudes. »

Salman Rushdie

« C’est quelque chose l’exil : une claque qui vous déstabilise à jamais. C’est l’impossibilité de tenir sur ses deux pieds, il y en a toujours un qui se dérobe comme s’il continuait de vivre au rythme du pays perdu. »

Abnousse Shalmani

« Si l’on ne s’impose pas pour définir ce que l’on est, d’autres se chargeront très vite de nous présenter comme ce que nous ne sommes pas. »

Michelle Obama

. Préface .

Enfant solitaire, je jouais sagement sur la moquette bleu foncé de ma chambre qui donnait sur le théâtre Hébertot à Paris lorsque tu me remis deux boîtes en fer rectangulaires, bleutées et rouillées sur lesquelles était inscrit Cream Crackers. Elles contenaient des lettres de ton enfance passée en France et en Extrême-Orient. C’était un samedi après-midi du printemps 1982. Immédiatement fascinée par ces objets dont je devinais les multiples trajets, je me sentis tout de suite la dépositaire de leur contenu. Longtemps tiraillée entre la curiosité d’en découvrir les messages et une certaine appréhension, il m’arrivait d’ouvrir les boîtes juste pour le plaisir de contempler les belles écritures à l’encre bleue ou noire des enveloppes jaunies par le temps, dont les timbres aux couleurs chatoyantes me transportaient, et dont les seules adresses racontaient déjà, à elles seules, l’itinéraire de ton enfance que je me surprenais à idéaliser.

Ce fut mon premier rendez-vous avec tes courriers, témoins de tes exils successifs mêlés à un métissage bien particulier. Ta mère, ma grand-mère, était une Vietnamienne de la haute société de Cochinchine, le sud du Vietnam. Ton père, métis franco-laotien, avait un lien direct avec la France par son père, devenu le gouverneur de la province de Saravane au Laos. Il était en même temps fortement imprégné du Laos par sa mère, une Laotienne d’une grande simplicité.

Longtemps j’ai ressenti la différence dont je portais moi aussi les signes. Elle pesait à travers la mise à l’écart par des mots et des expressions entendues, rapportées ici ou là, et prononcées à ton égard de la bouche de Français ignorants. « Chinois vert, chintok. » Tu avais été cet Indochinois aux yeux bridés, contraint d’avoir abandonné une vie confortable et aisée pour des ailleurs remplis d’incertitudes. L’adaptation et les nouveaux départs rythmèrent ainsi ta vie.

Vingt-quatre ans plus tard, la vie m’amenait à déplier une partie de mon histoire et, par ricochet, un bout de la tienne. Rendre le vécu explicite. Les deux boîtes m’avaient suivie, non seulement à Bordeaux, la ville dans laquelle j’habitais désormais avec Marc et mes deux fils, mais aussi dans le cabinet du psychanalyste où je me rendais deux fois par semaine. Tenter de me situer par rapport à l’écart entre l’image extérieure que je donnais à voir et ce tiers-moitié asiatique si présent en moi-même et pourtant si étouffé et invisible pour les autres, suscitant quelquefois un vif intérêt, mais le plus souvent une réelle indifférence. Enfant typée, j’étais pour certains La petite Chinoise et il me fallait l’assumer. Chinoise étant censé désigner l’Asiatique comme on résumerait Américain pour Occidental. Les années passant, La petite Chinoise s’effaçait, pour laisser transparaître et s’épanouir la partie française. Était-ce dû à mon nom, le tien de consonance européenne, ou à mes traits me désignant alors au premier regard comme française-un-peu-typée-sans-plus ? La lecture des courriers contenus dans les boîtes se révéla naturelle et nécessaire pour tenter d’attraper un morceau de mon histoire, comprendre vraiment d’où je venais, dans quoi je m’ancrais, pour mieux appréhender ma place parmi les autres. Réussir enfin à m’affirmer dans ce que j’étais dans la dualité de mes origines. Pour faire simple, l’Europe et l’Asie. Mais plus précisément, la France, le Vietnam, le Laos, la Thaïlande. Un père de nationalité française, né à Saïgon, portant un nom occidental et un prénom français, ayant un quart de sang français et les trois autres quarts vietnamien et laotien, qui est le seul de ses frères et sœurs et de ses parents à avoir fait sa vie en France. Une place doit se prendre et la mienne se loge dans un entre-deux, loin des évidences franco-françaises, ni tout à fait dedans ni tout à fait dehors. Et toi, as-tu réussi à la prendre ta place, tiraillé entre deux mondes ? La façon d’être, singulière, atypique, de l’un de mes deux fils, faisait alors subitement écho à tous les décalages qui faisaient partie de mon histoire. Elle me faisait ressentir implacablement comment l’on peut se trouver étranger à une normalité, celle du plus grand nombre, à un endroit donné.

Après ta disparition, une multitude d’autres lettres m’attendaient, à dix mille kilomètres de la France. Elles reposaient dans un vieux carton, sur la terrasse de ta maison de Ban Phé1, dans laquelle je m’apprêtais à séjourner pendant plusieurs semaines durant l’été 2018, avec ma petite famille, afin de ranger et trier tes affaires. Le grand carton gisait au milieu d’une famille de cinq adorables chatons sous l’avancée de toit. Les lettres reposaient toutes intactes malgré les milliers de kilomètres d’allers-retours qu’elles avaient parcourus depuis plus de soixante ans. La façon dont elles avaient été classées et ordonnées avec minutie par ton propre père, il y a quelques années de cela, m’invitait naturellement à m’en saisir. À l’issue de ce long voyage commencé à Hong Kong, je les rapportai en France et me mis à zigzaguer dans ton vécu.

Depuis bien longtemps me trotte dans la tête la vague idée de faire quelque chose d’une partie de l’histoire paternelle et asiatique dont j’ai héritée. Mais par quel bout commencer ? Il y aurait tant à dire, tant à écrire de cette saga impossible à résumer. Lorsque je lis des romans sur le Vietnam, lorsque je regarde des films qui se passent en Asie, ou que j’assiste à des pièces de théâtre qui ont un lien avec l’exil, à chaque fois, mon cœur palpite.

Ces lettres, inattendues, parlent d’elles-mêmes. Elles m’ont pourtant amenée à ajouter ma propre voix, mes propres mots, comme un écho à ton histoire, imaginant ce long récit dont tu es devenu le personnage principal, à ton insu. Elles trahissent le mélange des genres, des origines, des trajectoires subies et vécues qui rendent floue l’idée de totale appartenance à une voie, à une identité, à un modèle, à un chemin pré-écrit. Indiciblement, elles symbolisent une part de moi-même dissimulée, qui peine à s’exprimer. Il y est question de déracinement, le tien en l’occurrence, qui se raconte à travers l’ordinaire d’un quotidien rempli de priorités concrètes et de petites victoires infimes, pouvant paraître anodines, superflues, mais qui se révèlent finalement précieuses pour comprendre la réalité d’un exil et d’un métissage.

Les courriers de ta jeune enfance sont épars, en miroir aux multiples déménagements dus à la situation politique en Indochine. La correspondance soutenue qui lui succède, exclusive et régulière entre ton père et toi pendant des dizaines d’années, est le témoin d’autres expériences, détails et incertitudes de ta vie d’adulte quant à l’avenir proche.

Place au voyage maintenant. Un long voyage à travers les courriers réguliers qui sont la trace de la réalité de tes multiples exils pour fuir la guerre. Des exils bien entendu privilégiés en comparaison avec les histoires tragiques de celles et ceux qui furent appelés les boat people et des migrants d’aujourd’hui. Les courriers d’un petit quotidien par-dessus tout, loin des selfies et des points à cocher sur une carte. Loin de l’exotisme et de l’Asie qui fascinent tant les Occidentaux. Un quotidien à la fois banal et atypique. Ce quotidien qui a forgé ta manière de voyager et que tu m’as, sans vraiment le vouloir, transmis. Lors de chacun de mes voyages, j’essaie d’en attraper quelque chose, convaincue que l’essence d’un voyage peut bien se trouver dans la perception d’expériences à première vue banales, insignifiantes, ordinaires.

Nous sommes en 1939, la ville de Saïgon, jadis surnommée la perle de l’Extrême-Orient, est florissante. Un jeune couple élégant et fortuné prend la pose. La belle Vietnamienne tient dans ses bras son premier bébé aux yeux bridés : Serge.

. Première partie .

des timbres de ton pays

Je ne peux pas me réjouir de ma jeunesse autant que tous les jeunes gens de mon âge

Saïgon, 1947. Ta vie devait s’écrire en Cochinchine entre Saïgon, Thu Duc et Vung Liêm. Tu gardes de beaux souvenirs de tes premières années d’enfance indochinoise, plutôt insouciantes, sans jamais oublier en filigrane la violence de l’invasion japonaise, véritable trauma dont tu ne parlais quasiment jamais. Tu ne m’en as relaté qu’un seul fait, brièvement : ton père, mon grand-père, avait été capturé et attaché au balcon de l’hôtel de ville de Saïgon durant plusieurs jours. Les Japonais lui promirent hara-kiri, ou autrement dit de le jeter dans le Mékong, noué d’une grosse pierre, pour le noyer. L’argent remis par la famille l’a sauvé des griffes de l’ennemi envahisseur. On m’a raconté aussi que dans la propriété familiale de Vung Liêm, tu as été témoin de scènes traumatisantes orchestrées par ces mêmes Japonais, comme la pendaison de personnels de maison aux longs rideaux de lin du vaste salon. L’immense jardin tropical jonché de jarres peintes aux motifs bleutés de dragons et de nuages s’était alors transformé en champ de bataille.

Il a fallu fuir, se replier dans la villa Duytan du 16, rue Garcerie, à Saïgon. Puis se décider à quitter le territoire maternel du Sud. Tu embarques alors aux côtés de tes parents et de Lil, Lol, Gérard et Jony tes sœurs et frères, ainsi que Bà Bãy, la nounou, à bord du Félix Roussel pour la France dont tu ne savais pas grand-chose, mais dont tu parlais au moins un peu la langue. Du haut de tes huit ans, tu garderas un très bon souvenir de cette longue traversée, bien installé sur ce confortable paquebot glissant vers le port de Marseille, sans me donner plus de détails.

La ville de Nice, où vous vous installez, reste intacte dans ta mémoire et dans celle de la fratrie. Nice, la ville majeure de la French Riviera. Elle représente pour toi la ville de l’enfance heureuse et, en même temps, c’est à ce moment que tu te vois responsable de tes frères et sœurs. En tant que fils aîné, on te demande de veiller sur eux. Tu t’appliques à satisfaire tes parents, notamment ton père qui doit travailler dur, mettre sa fierté de côté et ne plus avoir à faire la queue à la soupe populaire pour faire vivre ce petit monde. Il trouve un premier travail dans une blanchisserie où, humblement, il se voit contraint de laver le linge des clients du Negresco, le célèbre palace de la promenade des Anglais, afin de subvenir aux besoins de la famille.

Tu me parles peu des allers-retours de tes parents à Paris pour gagner de l’argent. Vaguement tu m’as raconté que ta mère avait ouvert un restaurant vietnamien situé rue Pierre Charron près de l’avenue des Champs-Élysées et qu’il arrivait que des clients se laissent tenter à faucher la vaisselle bleue et blanche emblématique du Vietnam ou les baguettes en argent rapportées de la villa de Saïgon. Ta mère connaît Paris, elle y avait passé quelques années lorsqu’elle était partie étudier au lycée Victor Duruy après avoir fréquenté le célèbre Couvent des Oiseaux, de Dalat. Tu m’as raconté que tu gardais un poulailler pour compléter les revenus modestes de la famille, et aussi comment ta tante, Tata Jacqueline, la demi-sœur vietnamienne de ta mère, fut présente pour vous éduquer et vous apprendre les bonnes manières qui vous serviraient à susciter l’estime de l’autre et vous intégrer, où que vous soyez dans le monde.

Marqué à vif par ton passé, tu n’aimais pas regarder en arrière, la vie pour toi c’était maintenant et devant.

Nice, le dimanche 18 avril 1948

Maman, je pense à Maman.

Je suis allé avec Monsieur l’Abeille à la montagne, j’ai vu la neige, j’ai beaucoup mangé. Papa m’a donné des graines, je les ai plantées, il y a de la salade, des capucines, des radis.

Je vais toujours boulevard Carlone avec Gérard, Liliane, Laurence, Jony. J’ai vu des poissons baleines, le roi des cactus, des anguilles, des poissons rouges, les coquillages.

J’embrasse Man très fort,

Serge.

Paris, le 3 août 1950

Mes chers enfants,

Papa pense bien souvent à vous, et vous demande d’être sages jusqu’à son arrivée.

Je vous embrasse bien affectueusement tous les trois.

Votre Papa.

Paris, le 31 décembre 1951

Mon petit Serge,

Papa pense beaucoup à vous tous depuis que Papa a quitté la maison. Je sais que je peux compter sur toi, mon petit Serge, pour continuer à faire plaisir à Maman pour le temps qu’elle est auprès de vous. Tout ce que tu feras pour tes frères et sœurs et tout ce que tu feras pour aider Bà Bãy, c’est autant de plaisir que tu réserves pour le retour de Papa.

La dame-amie de Maman, qui était venue chez nous pendant la Noël, a dit à Papa qu’elle n’a jamais vu des enfants aussi sages, ne demandant rien devant les invités, et se contentant de ce qu’on leur sert. Papa est très heureux quand on dit que les enfants de Papa sont sages et bien élevés.

Lorsque tu recevras cette lettre il sera bien près de la rentrée. La veille, tu devras dire à tes frères et sœurs de préparer leur cartable, cirer ou graisser leurs souliers, et voir si les tabliers sont prêts, s’il ne manque pas de bouton. Tout cela vous devez le faire vous-même, car vous êtes grands maintenant et Papa vous l’a appris depuis plusieurs années. Le premier matin de la rentrée des classes, il ne faut pas traîner à la maison et partir à l’école toujours à 8 h 10.

Je te demande de veiller très gentiment sur Lol et le petit Jony. Même s’ils ne t’obéissent pas, il faut leur donner des conseils, car ils sont encore trop petits pour se débrouiller seuls. Fais tout cela pour Papa si tu aimes ton Papa. Si tous les enfants obéissent bien à Papa et à Maman, le bon Dieu aura pitié de nous tous, il nous donnera un peu plus d’argent pour 1952.

En arrivant ici tout était fermé à cause des fêtes de Noël et du Nouvel an. Papa ne pourra commencer à travailler que mercredi seulement. Papa travaillera en pensant à vous tous comme lorsque Papa était à Nice. Vous êtes la seule joie de Papa ; travaille bien à l’école afin que plus tard tu aies une belle situation.

Dis à Nounou que Papa pense à elle aussi. Je pense que Tata est déjà retournée à Nice et qu’elle s’occupera un peu de vous, car Papa désire que Maman se repose complètement pendant ces quinze jours.

Papa vous souhaite à tous une très bonne et très heureuse année. Va tous les dimanches à la messe et n’oubliez jamais Papa et Maman dans vos prières. Garde cette lettre, mon petit Serge, et relis-la avec tes frères et sœurs.

Votre Papa qui vous aime beaucoup.

Papa.

Paris, le 26 février 1952

Mon fils chéri,

Man pense beaucoup à son petit Serge qui a 13 ans aujourd’hui. Je regrette de ne pouvoir être près de toi car Man préfère retarder de quelques jours encore et pouvoir revenir à Nice plus tranquillement en ayant ses sous pour vous donner à tous. Donc cette fête ne sera que retardée ! Ainsi que celle de ta Tata.

Je suis contente de recevoir ta gentille lettre. Man est très fière de son petit Serge.

Je sais que tu fais tout ton possible pour faire plaisir à Papa et Man, je sais que je peux compter sur toi pour seconder Papa pendant l’absence de Man. Je te ferai savoir exactement le jour où je serai à Nice. Je pense pouvoir revenir lundi soir et mardi matin auprès de tous. En attendant, reçois, mon fils chéri, toute l’affection de ta petite Man qui t’embrasse bien bien fort pour tes treize ans.

Man.

Embrasse tes frères et sœurs pour Man en attendant de les revoir.

Paris, le 25 février 1953

Mon fils chéri,

C’est demain ta fête. Maman te souhaite beaucoup de chance pour tes 14 ans et Maman t’embrasse bien fort. Maman avait pensé te faire venir à Paris avec Papa pour passer ta fête, mais malheureusement Papa était malade, et Maman est très prise ici, en plus de cela il faut que Maman se soigne avant de revenir chez grand-mère Laos. Maman sera avec toi en pensée pour ce jour de fête.

Maman reviendra bientôt à la maison, mais je ne sais pas encore exactement la date, très bientôt j’espère !

Je te serre dans mes bras comme si tu étais encore un tout tout petit garçon à sa Maman et t’embrasse bien tendrement.

Ta Man chérie.

P.-S. - Maman t’envoie ces dollars pour ta fête et avec la somme tu pourras choisir ce qui te plaira.

Encore mille baisers de ta Maman.

Nice, le 16 juillet 1953

Mon petit Serge,

Hier, en allant vous accompagner, Papa a oublié de te remettre un peu d’argent pour votre semaine. Papa t’envoie aujourd’hui deux cents francs à partager avec Liliane et Gérard. Tu remettras soixante-six francs à Gérard et soixante-six francs à Liliane. Ne donne pas tout à la fois parce qu’ils le dépenseront d’un seul coup. C’est toi, mon petit Serge, qui remplace Papa lorsqu’il n’est pas là.

Depuis votre départ à Vence2, Papa pense beaucoup à vous. La maison est vide. Jony et Laurence jouent dans le jardin et Nounou Bà Bãy arrose tes plantes.

Ce matin Papa a nettoyé ta bicyclette et l’a graissée. Personne ne s’en servira pendant ton absence.

Je voudrais que tu écrives à Maman dont voici l’adresse :

192, rue Paul Bert - Saïgon (Indochine)

Tu colleras sur l’enveloppe un timbre de quinze francs seulement.

Papa montera vous embrasser dimanche prochain.

Baisers de Jony et de Laurence, Bà Bãy et Tata.

Papa.

1953 est une année sans guerre à Saïgon. C’est le moment de quitter Nice dont tu garderas comme les autres une attache particulière qui revivra, dans le cœur de chacun, à travers la cuisine. Pissaladière. Bouillabaisse. Ratatouille. Pan bagnat. Petits artichauts violets.

Ta famille et toi rejoignez ta mère repartie à Saïgon quelques mois plus tôt, après une escale de quelques jours passée à Vientiane. Au mois d’août, alors que l’année scolaire est achevée depuis un mois, vous embarquez à nouveau sur le Félix Roussel pour un retour au pays. La prochaine rentrée scolaire se fera cette fois-ci à Saïgon, où la famille se trouve enfin réunie dans la villa Duytan à l’exception de la branche laotienne fidèle à son Laos.

Saïgon, juin 1954. C’est probablement suite à la défaite française de Ðien Biên Phu que tu es le premier de tes frères et sœurs à quitter précipitamment Saïgon un mois après la défaite et quelques semaines avant les accords de Genève qui marquent la fin de la guerre d’Indochine c’est-à-dire la guerre française du Vietnam. Tu prends pour la première fois, et seul, l’avion pour Vientiane, la ville où t’attend Nang Nouthap, ta grand-mère paternelle laotienne, ta Mè Tú, ainsi que tous des demi-cousins et demi-cousines laos. Tu séjourneras pendant plusieurs mois dans la maison de l’arrière-grand-mère lao. À cette époque, le Laos est ton deuxième pays, le deuxième repère familial après Saïgon. Le pays paternel où il fait simplement bon vivre, paisiblement. En tant que franco-laotien, ton père a voulu te donner les bases de l’éducation française reçue de son père, en plus de la culture lao ancrée naturellement en lui. Les subtilités propres à la culture asiatique empreintes de suggestions, de sourires et d’attentions te sont naturelles. Manier cette double culture serait un passeport universel qui te permettrait de t’adapter à n’importe quelle situation et te sortir de n’importe quel pétrin.

Saïgon, vendredi 2 juillet 1954

Mon petit Serge,

Man est très contente de recevoir ta lettre dans laquelle tu donnes les détails de ton premier voyage en avion ainsi que ton séjour à Vientiane auprès de Mè Tú. Man est heureuse d’avoir pu t’envoyer là-bas avec Papa. Sois poli et bien sage auprès de la famille et sois compréhensif également auprès de ton cousin.

Man te souhaite de passer de bonnes et heureuses vacances.

T’embrasse.

Ta Man.

P.-S. - Lilou va venir bientôt. Gérard voudrait bien venir aussi et tout le monde pour embrasser Mè Tú et pour pêcher les poissons. Tu mets l’eau à la bouche de tes frères et sœurs.

Saïgon, le mardi 6 juillet 1954

Mon petit Serge,

Tout le monde ici te remercie pour les fruits que tu nous as envoyés de Vientiane. Lil et Lol les aiment particulièrement. Nous sommes très contents de recevoir ta lettre dans laquelle tu donnes les détails de ton premier voyage en avion ainsi que ton séjour à Vientiane auprès de Mè Tú. Je peux lire que tu n’oublies pas tes oiseaux, Gérard les a pris en charge. Le soir, après ton départ, il ne restait plus qu’un oiseau, je crois que l’autre s’est envolé… Tous les dimanches, les filles vont au cinéma avec Tata.

J’ai expliqué à Lil et Lol les deux ficelles attachées aux poignets et leur ai montré le bouddha que je leur défends de toucher.

Est-ce que toute la famille du Laos se porte bien ? Donne-moi de leurs nouvelles ainsi que des tiennes.

Les affaires à Saïgon ne sont pas prêtes. Dis à Mè Tú que je ne partirai d’ici que la semaine prochaine sans savoir quel jour. J’emmènerai Liliane, Jony, tandis que Gérard et Laurence viendront avec Maman vers la fin du mois ou le mois prochain. Dis à Tonton (le Papa de Ky) de passer voir Nang Ni et demander si les affaires de Papa marchent bien. Ici, ce sera terminé après-demain, c’est pourquoi Papa doit attendre.

J’espère que tu as terminé tes piqûres et que tu as bon appétit. Sois sage et respectueux avec la famille. La semaine prochaine, tu auras ta belle carabine pour aller chasser les canards.

Nous t’embrassons tous et dis à Mè Tú que je pense à elle.

Papa.

Comme dans toute l’Asie, les fruits sont des cadeaux toujours très appréciés ; ils symbolisent la longévité et la bonne santé. Mangues, papayes, mangoustans, fruits du jacquier, longanes, durians. Ton père connaît bien les rites laotiens qui lui ont été transmis par sa mère et les nombreux membres de la famille. Il explique à tes deux sœurs le symbole des ficelles que l’on attache aux poignets lors de la cérémonie du Baci. Dans la culture lao, le corps est constitué de trente-deux organes qui possèdent chacun un esprit. Comme ces esprits peuvent errer à l’extérieur du corps, on attache des liens aux poignets pour les unir comme les membres d’un seul corps. Cela est censé porter chance. La cérémonie se déroule autour d’offrandes constituées de fruits, de mets, de fleurs, que l’on dispose sur un plateau. Lors de son premier voyage en Asie, deux décennies plus tard, celle qui deviendra ta femme et ma mère t’en racontera son expérience ; mais pour l’heure, c’est la rentrée qui s’annonce.

Saïgon, samedi soir, 18 septembre 1954

Mes chers enfants,

Papa a reçu votre lettre et vous remercie beaucoup.

Serge, mon petit, il faut que tu aides Gérard à acheter les affaires nécessaires pour aller passer son examen le 23 septembre. Le 22, Gérard ne doit pas aller se promener. Il doit préparer ses cahiers, plumes, buvard, habits, cirer ses souliers, et dormir très tôt. Fais cela pour Papa.

Je ne rentrerai que vendredi ou samedi prochain à Vientiane parce que le passeport de Bà Bãy ne sera prêt que vendredi. Et puis Papa doit expédier d’abord les vélos, les caisses et tous les bagages.

Maman est en bonne santé. Elle viendra au Laos avec Tata vers le 10 octobre.

Mon petit Gérard, Papa te demande de te préparer pour l’examen du 23 septembre. Achète tout ce dont tu as besoin. Serge te remettra de l’argent et Thong te conduira à l’examen le 23 au matin.

Papa vous demande d’être bien sages. Je vous apporterai tout ce que vous m’aviez demandé.

Papa vous embrasse tous très fort.

Papa.

Nice, le 1er novembre 1954

Bien cher ami,

Voilà bien longtemps que je voulais t’écrire, mais jamais je n’ai trouvé beaucoup de temps pour le faire. Je pense qu’à Saïgon, tu es bien ainsi que toute ta famille et que tu continues toujours tes études.

Quant à moi, je vais bien et vais au lycée du Parc Impérial en classe de quatrième technique et j’arrive bien à suivre. Je travaille pour avoir le CAP et le BI. Ici à Nice, il commence à faire froid et il pleut, voilà l’hiver. Monsieur Poitevin, notre directeur, est toujours à l’école de la Madeleine, il est très gentil, souvent je vais le voir.

Tu sais Serge, tu m’excuseras si je ne t’ai pas écrit plus tôt, mais je pense souvent à toi. Si tu as l’occasion, tu m’enverras une de tes photos. Je pense que, maintenant, vous avez trouvé une maison et que vous êtes bien, de tout cœur je te le souhaite.

Tu sais Serge, quand tu reviendras à Nice, tu pourras venir chez moi, passer des vacances, ma Maman me l’a permis. Tu pourras rester chez nous tout le temps que tu voudras, tu auras toujours un ami à Nice et chez moi tu seras toujours le bienvenu.

Maintenant Serge, je voudrais te faire un petit colis, je ne sais pas ce qui pourrait te faire plaisir. Dans ta lettre que tu m’écriras, tu me le diras, comme ça je pourrai t’envoyer quelque chose que là-bas tu n’as pas.

Je termine ma lettre, je t’envoie une bonne poignée de main, un bon baiser, et de bons souvenirs d’un copain. Bon souvenir à tes parents,

Louis.

Je pense recevoir une de tes lettres bien vite.

Cette lettre a été transférée à la nouvelle adresse de Serge à Vientiane.

Vientiane, décembre 1954. Encore un déplacement subi pour toi, seulement quelques mois après avoir goûté à la vie laotienne. Tu as quinze ans. Les affaires ont été expédiées de Saïgon dans des malles qui sont arrivées à Vientiane, mais il faut déjà songer à repartir. Cette fois-ci, tu déménages en Thaïlande, un pays qui t’est alors totalement étranger, même si les cultures laotienne et siamoise sont très proches. Parlant couramment le laotien, tu réussis à comprendre à peu près le siamois ; tu n’en saisis cependant pas encore l’écriture ni les subtilités nécessaires pour bien réussir tes études dans cette langue. La Thaïlande de ces années vécues est bien loin des clichés actuels relayés par les réseaux sociaux et les touristes.

Ce pays est encore inconnu de la majorité des Occidentaux. Les Européens de l’époque ont une idée assez générale de l’Extrême-Orient, le voyage n’étant pas quelque chose de courant. Les Français connaissent l’Indochine française, mais pas la Thaïlande, seul pays d’Asie du Sud-Est à n’avoir jamais été colonisé par les Européens. Ceci la rend à part, les Thaïlandais en sont fiers. Les G.I. ne sont pas encore arrivés au Vietnam ; ils n’ont pas encore perverti la Thaïlande avec leurs dollars distribués aux filles, lors de leurs permissions à Pattaya. Ton père retrouve un poste à la hauteur de la renommée familiale, il est promu premier directeur de la compagnie aérienne Air Laos, à Bangkok, grâce aux relations qu’il entretient avec d’éminentes personnalités politiques du Laos. Il ne roule cependant pas sur l’or. Tu m’as parlé de ce Bangkok de ton adolescence, Krungthep, la Cité des anges et ses maisons en bois de teck, dressées le long des multiples canaux. Adulte, la seule idée de manger le pla peaw te rappellera ces temps où vous vous serriez la ceinture et où tu t’appliquais à satisfaire ton père : ne pas te plaindre et te concentrer sur tes études en siamois.

C’est à partir de cette période que tu occupes une grande partie de ton temps libre à écrire à toutes celles et ceux que tu as connus. Retisser des liens précieux devenus fragiles à cause de l’éloignement géographique. Tu entretiens ainsi une correspondance régulière avec ta marraine vietnamienne, une amie de la famille, toujours à Saïgon, que j’eus le plaisir de connaître étant petite.

Il nous arrivait régulièrement d’aller manger avec elle un mí chez My Tho, ce si simple et pourtant si fameux restaurant de la rue Flatters à Paris. Cette soupe aux nouilles jaunes et lamelles de porc à l’extérieur rouge avait un goût exceptionnel, ornée d’un délicat et croustillant aux crevettes dont je n’ai retrouvé la saveur et le goût qu’une seule et unique fois dans le petit village de My Tho, en plein cœur du delta du Mékong. Ta marraine finira par quitter son pays pour la France où elle tiendra pendant des années une boutique de laines Pingouin.

Tu gardes des contacts avec tes camarades d’enfance de Nice dont j’ai pu faire la connaissance de certains à l’occasion d’un dîner que tu organisas à Paris dans les années quatre-vingt avec ta sœur Lilou, ma tante. Et puis il y a ton amie Vân de Vientiane, dont j’ai découvert l’existence à travers les courriers. Les photos que tu as gardées d’elle sont à l’image des lettres qu’elle t’écrit. Une jeune fille pétillante, un brin espiègle. Quant à ton parrain, dont tu gardes de si bons souvenirs de ta première enfance à Saïgon, tu essayes tant bien que mal de retrouver sa trace en lui écrivant au bureau du journal qu’il dirigeait. Tu attends en vain ses réponses, te lamentes de ne rien recevoir de lui, ignorant pendant des années ce qu’il deviendra pour apprendre finalement qu’il avait été assassiné.

Tu ne le sais pas encore, mais ce déménagement en Thaïlande va ancrer toute la famille dans ce pays, de manière durable. Cette terre d’accueil se confondra avec la terre natale. La maison du 13, Dejo road, située dans le quartier de Silom, sera pendant quelques années le lieu refuge, la maison protectrice où il fera bon vivre. Elle t’a permis de transférer une partie des attaches perdues vers ce pays, à mi-chemin entre le Vietnam pour sa situation géographique et le Laos pour sa culture. Jusqu’à la fin de ta vie, la Thaïlande sera ta base de repli. Tu proclameras même être originaire de ce pays, cherchant à éteindre les cicatrices de tes origines et du passé. Alors là-bas, tu te feras appeler Somchaï. Serge. Dualité et double.

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours connu la Thaïlande et entendu les sonorités du thaïlandais. J’appris même à parler cette langue en même temps que le français, jusqu’à ce que je l’oublie à mon entrée à l’école maternelle. Les vacances passées là-bas me remplissaient de joie, je m’y sentais comme chez moi. Ni étonnée ni dépaysée, n’ayant aucun souvenir de la vie sans l’Asie, destination régulière et familière depuis toujours. En société, je cachais cette partie de mon existence pour me fondre dans l’univers français de mes camarades parisiens. Ma part asiatique mettait en exergue une différence que je peinais à expliquer et que je cherchais à étouffer tant bien que mal afin de paraître comme les autres. J’utilisais alors tous les stratagèmes à ma portée pour ne pas me faire remarquer de ce côté-là, tout en gardant en moi ce secret que personne ne pouvait alors comprendre dans ma vie à Paris.

La Thaïlande est le pays que j’ai le plus foulé. C’est le pays d’adoption de ma famille, ma porte d’entrée sur mes origines asiatiques. Le pays dans lequel j’ai passé le plus de temps et avec lequel j’ai le plus d’affinités après la France où je suis née et où j’habite. J’ai l’impression d’y avoir mes origines bien que ce soit un pays d’immigration pour ta famille. Petite, au début des années quatre-vingt, j’ai parcouru le pays en bus, en trains, en tuk-tuk, découvrant en famille, accompagnés de mon grand-père, des lieux alors insolites. J’y ai passé des vacances routinières aussi, ne faisant rien d’exceptionnel, si ce n’est être avec la famille asiatique au milieu de leurs repères.

Saïgon, le 3 janvier 1955

Bien cher filleul,

J’ai bien reçu tes vœux pour cette nouvelle année et je t’en remercie. À mon tour de t’adresser les miens sans oublier toute ta famille.

Comment se fait-il que toi et tes parents soyez à Bangkok alors que je vous croyais tous à Vientiane après avoir quitté Saïgon ? Pour quelles raisons avez-vous abandonné Vientiane ? Il paraît que ton Papa était dans l’Office des Changes laotien ? Demeurez-vous à Bangkok pour longtemps ? Que faites-vous là-bas ?

Je t’envoie toute mon affection,

Ta marraine qui pense bien à toi.

Bangkok, le 4 janvier 1955

Bien cher Louis,

Tu ne peux pas t’imaginer comme j’ai été heureux de recevoir enfin une de tes lettres. En effet, depuis très longtemps, je n’ai plus reçu de tes nouvelles.

J’espère que tu as passé un joyeux Noël. Qu’est-ce que le Père Noël t’a apporté cette année ? Moi, j’ai passé un triste Noël, pas d’arbre de sapin, les santons sont à Vientiane, rien pour préparer la crèche ; enfin mes parents ne m’ont rien offert cette année. Le Nouvel An s’est passé aussi tristement, pas un gâteau à la maison. Pendant les trois jours de congé que nous avions, j’ai passé mon temps à écrire des cartes de bonne année à tous mes amis.

Le 2 janvier, je suis rentré à l’école comme tous les autres élèves. Je n’étais pas très gai d’avoir si mal commencé la nouvelle année. Enfin, je pense que ce n’est pas la même chose pour toi, car à Nice, c’est toujours joyeux pour tous les enfants.

Depuis plus d’un an, je n’ai plus reçu de nouvelles de notre ancien maître Monsieur Poitevin. Qu’est-il devenu ? Pourtant, je lui ai écrit encore une fois pour ce Nouvel An. Peut-être qu’il est fâché avec moi pour une raison quelconque. Enfin je suis très triste pour cette histoire, de perdre la correspondance avec un de mes meilleurs maîtres d’école. Pourrais-tu par hasard me donner de ses nouvelles ?

Maintenant je te quitte cher Louis, porte-toi bien à Nice et envoie le bonjour de ma part à tes parents.

Serge.

Bangkok, le 9 janvier 1955

Bien chère Vân,

J’ai bien reçu ta lettre qui m’a fait grand plaisir. Comment cela se fait-il que tu sois à Savannakhet ? Ne te plais-tu pas à Vientiane ? Avez-vous déjà rendu la maison que vous aviez louée à mes « parents laotiens »3 ? As-tu passé un bon Noël ? Comment se passe l’école ?

Depuis plus d’un mois, il ne pleut plus à Bangkok, il fait un temps magnifique. Le soir, lorsque je reviens de l’école, je peux m’amuser au badminton avec mes camarades car nous avons peu de leçons et de devoirs. Après le dîner, je me distrais un peu en allant voir la télévision de mon voisin, mais les films ne sont pas intéressants. Enfin je commence à me plaire et à m’accoutumer à la vie thaïe. En effet, je peux parler la langue siamoise et me faire comprendre.

Pour l’instant, je n’ai rien, mais en attendant, je t’envoie toujours les timbres que tu m’as demandés. J’ai pu en réunir quelques-uns seulement. Mais je n’ai pas de carte postale. Je t’en enverrai quand j’en aurai.

Non je ne suis pas interne, mais je mange à midi aux alentours du collège, comme tous les élèves car nous n’avons pas de temps pour revenir à la maison.

Tous les mercredis, après la classe, à 18 h, j’assiste à la projection de cinéma car le collège à une immense salle de cinéma avec plusieurs appareils ; la salle peut contenir plus de deux mille personnes, chaque élève doit payer cinquante ticaux4 au début de l’année pour payer les frais des films. Au collège, il y a surtout beaucoup de Chinois et de Siamois. Il n’y a guère d’Européens : sur 3 800 élèves il y a environ vingt Anglais et cinq Français ou métis. Mon ami intime est métis français-anglais ; il est premier de sa classe et parle couramment le français, c’est avec lui que j’apprends à parler en siamois.

Je te quitte chère amie,

Amitiés de Serge.

Bangkok, le 10 janvier 1955

Bien chère Marraine,

J’ai reçu votre lettre qui m’a fait bien plaisir d’apprendre les nouvelles de votre famille.

Cela vous étonnera peut-être mais je suis avec Papa, mes frères et mes sœurs à Bangkok poursuivant mes études ici au Collège de l’Assomption chez les frères de Saint-Gabriel. L’année dernière, Papa faisait comme il pouvait pour chercher de l’argent en faisant quelques petits commerces. Hélas, ça ne marchait pas très bien. À Vientiane, il avait un très cher ami, son Excellence Katay, qui est le premier ministre du Laos et en même temps le président de la société Air Laos. Il avait proposé à Papa d’aller ouvrir une agence Air Laos à Bangkok et maintenant Papa est devenu directeur car il faut bien parler et écrire l’anglais, le siamois, le laotien et le français. Papa a été très heureux d’accepter car on le paie bien et la compagnie nous paie le logement. Il a rendu la maison où nous avons demeuré chez sa grand-mère au Laos.

J’ai été très heureux de venir faire mes études à Bangkok. Maintenant, je peux déjà lire et écrire le siamois. Pour aller à l’école, je peux me débrouiller à parler avec mes nouveaux camarades. C’est à peu près la même langue que le laotien. Au collège, nous portons tous l’uniforme chaussures noires, chaussettes blanches, short bleu, chemise blanche avec les initiales du collège et chaque élève a son numéro brodé sur la poche de la chemise. Le règlement est très sévère. Enfin, je m’y plais mieux ici qu’à Vientiane.

Maman doit revenir bientôt nous voir à Bangkok, elle est partie depuis six mois à San Francisco pour aller chercher sa mère là-bas. Nous avons reçu régulièrement de ses nouvelles.

Mon parrain ne m’a pas envoyé une seule lettre depuis que j’ai quitté Saïgon. Pourtant, je lui ai écrit plusieurs lettres et je lui ai même envoyé une carte pour lui souhaiter les vœux de bonne année. Il n’a même pas la gentillesse de me répondre. Savez-vous Marraine où demeure-t-il en ce moment ? Vous serait-il aimable de me donner son adresse car je ne me rappelle plus son numéro. Habite-t-il toujours à la même adresse ?

Maintenant, je vous quitte ma très chère Marraine n’ayant plus rien à vous dire ni à vous raconter.

Baisers de votre filleul.

Serge.

Saïgon, le 21 janvier 1955

Cher Serge,

Je viens de recevoir aujourd’hui ta lettre datée du 11 janvier 1955.

J’ignore l’adresse de ton parrain et malheureusement je ne le connais pas ; il m’est difficile de te rendre ce service.

L’École des apprentis mécaniciens de La Flotte ne reçoit les demandes d’inscription qu’à partir de juin et la rentrée n’a lieu que le 1er octobre. Après un stage de trois mois, les parents doivent signer un engagement de cinq ans avec l’État + deux ans d’études et de formation militaire. Le garçon sortira au bout de deux ans comme premier maître ou second maître ou officier marinier, tout dépend de son travail et de sa conduite. La discipline militaire est très dure. Un caractère de bohème comme Gérard et Georges (mon fils) s’adaptera difficilement. Il y a Georges qui m’écrit pour me demander de le sortir de là, or j’ai eu toutes les difficultés du monde pour le faire admettre.

Il y a des moments où j’ai envie de tout envoyer promener. Ton Papa est plus chanceux : vous êtes si raisonnables. Heureusement qu’Éliane me soutient dans mes jours de découragement.

Si ton Papa désire avoir plus de renseignements qu’il m’écrive, je ferai l’impossible pour lui donner satisfaction.

Je t’embrasse bien affectueusement, mes amitiés à ton Papa.

Ta Marraine.

Bangkok, le 15 janvier 1955

Mon cher ami,

Depuis bien longtemps je n’ai pas eu l’occasion de t’écrire parce que je ne connaissais pas ton adresse. Il ne faut pas trop m’en vouloir et j’espère que tu n’es pas fâché contre moi.

Il y a déjà une semaine, mon père a fait venir une caisse contenant des livres pour en faire une bibliothèque qu’il avait laissée chez Martini & Cie à Nice5. Lorsque nous avons ouvert cette caisse, j’ai reconnu tout de suite un livre que ta Mémé m’avait donné, un souvenir avant notre départ de Nice. C’est dans ce livre, Le Corsaire Rouge, que j’ai retrouvé ton adresse.

Je vous ai quittés et je ne sais plus ce que vous êtes devenus. Tu as dû grandir comme je le pense. Et ta charmante Mémé que vous aimez beaucoup, vit-elle avec toi ? En quelle classe et quelle école es-tu maintenant ? Habites-tu toujours dans ce charmant coin de Canta Galet à Nice ?

Mon père a trouvé une belle situation, il est directeur d’Air Laos en Thaïlande, nous vivons heureux avec toute notre famille maintenant. Après avoir fait un an d’études seulement à Saïgon, mes frères et moi avons dû déménager à cause des dangers des événements au Vietnam. Mon père nous a de nouveau envoyés continuer nos études à Vientiane où nous avons appris la langue paternelle : le laotien. L’année dernière, il a été chargé d’ouvrir une nouvelle agence à Bangkok et de nouveau encore, nous avons dû traverser un pays étranger pour vivre paisiblement.

Enfin, tout s’arrange bien puisque cette année nous pouvons parler et écrire le siamois déjà. Cette année, je suis en classe de troisième au collège de l’Assomption. Je me plais bien ici, c’est une ville agréable. Je pense que Nice a beaucoup changé depuis notre départ.

Je te quitte, cher Albert.

Serge.

Bangkok, février 1955.

Tu prends goût à la correspondance avec celles et ceux que tu as dû quitter en chemin. L’écriture, à travers les courriers, est la seule façon de garder les liens, comme des points de repère sacrés dans cette vie à reconstruire. Une façon aussi de t’aider à te fixer dans ton quotidien sans oublier, à travers les visages, de quoi est faite ton histoire. Tu n’étais pas un littéraire et disais ne pas l’être. Écrire, c’était un moyen de communiquer lorsque l’oralité n’était pas possible. Le courrier restera toutefois ton mode de correspondance favori même lorsque se développera le téléphone et Internet. Lorsqu’ils te le demandent, tu n’hésites pas à mettre de côté, pour tes amis, des timbres des nombreuses lettres que tu reçois, en plus d’autres que tu collectes auprès des uns et des autres. Je t’ai toujours connu apprécier les beaux timbres dont tu aimais orner la moindre enveloppe. Les albums que tu m’as donnés sont remplis de trésors, de timbres colorés du monde entier qui remontent à des époques aussi éloignées que le xixe siècle. J’ai continué pendant un temps ta collection, la complétant des timbres des cartes postales et des lettres reçues de mes oncles, tantes et grands-parents vivant aux quatre coins de la planète et de ceux qu’ils collectaient pour moi. Il me suffit aujourd’hui d’ouvrir l’un de ces albums pour faire le tour du monde et un bond dans le passé.

À Nice, Monsieur Poitevin, ton maître d’école, t’a transmis un certain goût pour la langue française, c’est pourquoi tu es impatient de recevoir de ses nouvelles qui tardent à arriver.

Nice, le 10 février 1955

Mon cher Serge

J’ai lu avec beaucoup de plaisir ta lettre ; je suis heureux de constater que tu ne m’oublies pas. Merci beaucoup de ces bons vœux. Je m’excuse d’avoir tardé à te répondre, mais je suis surchargé de travail. Durant tout le mois de janvier deux élèves maîtres sont venus faire un stage dans ma classe et j’ai eu ainsi davantage d’occupations. L’école de garçons compte maintenant six classes et en fin d’études sont groupés trente-quatre élèves. Cette année, le niveau est inférieur à celui de l’an passé.

Le jeudi deux équipes de football continuent à représenter l’école sur le stade. Ce matin, l’équipe I s’est qualifiée pour le second tour de la coupe de l’Espoir. En ce moment, on agrandit le boulevard de la Madeleine, tous les platanes ont déjà été arrachés.

Je constate avec plaisir que tu continues à être l’élève sérieux et travailleur que j’ai apprécié. Tu ne me donnes pas de nouvelles de Gérard.

Il est bien tard pour te présenter mes vœux ; pourtant je souhaite qu’avec ta famille vous viviez des jours très heureux.

Puisque tu me le demandes voici mon adresse : École maternelle Saint-Roch Nice.

Je serai toujours content de te lire.

J’ai distribué les timbres que tu as eu la gentillesse de m’adresser, à mes élèves, sous forme de récompense. Ils en ont été ravis.

Je te prie de me rappeler au bon souvenir de ta famille et t’adresse mes meilleures pensées.

M. Poitevin.

Bangkok, le 30 novembre 1955

Chère Vân,

Je t’écris ces quelques lignes pour te donner de mes nouvelles. Mais tout d’abord, en lisant cette lettre ne te fâche pas trop de t’avoir fait attendre si longtemps. Excuse-moi de cette grosse négligence s’il te plaît.

Aujourd’hui, nous sommes jeudi, je viens d’être en vacances car c’est la fin du deuxième trimestre pour nous, les examens viennent d’être terminés hier. Nous avons les vacances jusqu’au 20 décembre.

Avant de te parler de n’importe quelle chose, je vais te raconter d’abord ce qui s’était passé au début de l’année scolaire à Bangkok.

Après avoir pris l’avion de Vientiane, je suis arrivé à Bangkok où j’ai demeuré une dizaine de jours à l’hôtel Princess. Ensuite, mon père a pu trouver une petite maison très coquette et confortable où j’habite encore aujourd’hui. Quand je suis parti de Vientiane, j’ai été très content de passer mes vacances à Bangkok. Mais hélas je ne pouvais pas parler le siamois et pour entrer à l’école, cette langue est obligatoire, ce n’est pas comme au lycée Pavie. J’ai passé un mois à apprendre, à écrire, à lire le siamois en attendant de pouvoir rentrer à l’école car à Bangkok, toutes les écoles commencent leur rentrée au mois de juin.

J’ai pu être inscrit au Collège de l’Assomption, avec beaucoup de difficultés, mais on m’a accepté quand même. J’ai commencé à aller au collège au mois de septembre, portant l’uniforme de l’école : chemise blanche, short bleu, chaussettes blanches, chaussures noires. J’ai le numéro 20150 brodé sur la poche de la chemise.

Ce sont des Pères de France qui enseignent à cette école. Comme je parlais le français, j’ai été très bien reçu.

Ici, on travaille beaucoup plus qu’à Vientiane. Le matin la rentrée est à 8 h 20 et la sortie est à 3 h 40 l’après-midi. À midi, on s’arrête seulement une heure pour manger. Le matin, j’étudie le français, l’anglais et les maths. L’après-midi, je vais dans les petites classes étudier le siamois. Quand je sors de là, j’ai mal à la tête. Pendant les jours de fête ou les dimanches, je me promène dans la ville souvent en train ou en bus pour aller visiter les plus jolies pagodes, des monuments ou des mausolées. On trouve tout ce que l’on désire à Bangkok, rien ne nous manque, les grands magasins sont très nombreux ainsi que les cinémas et les théâtres. Je ne vais pas trop souvent au cinéma parce que je ne comprends pas beaucoup, les films sont parlés en anglais ou siamois, mais la langue siamoise n’a pas beaucoup de différence avec la langue laotienne. C’est très facile pour moi de l’étudier.

Dimanche dernier, je suis allé à la mer me baigner avec mes camarades du collège à Sri Racha, une ville située à cent-vingt kilomètres de Bangkok. Je me suis bien amusé.

Je ne pense plus aller chasser les oiseaux comme à Vientiane. Ici, de partout, ce ne sont que des villes, des rizières et des maisons.

À Bangkok, il y a beaucoup de grandes avenues et de routes bordées de canaux de chaque côté où sont plantés des lotus de différentes couleurs.

J’espère que tu as passé de bonnes vacances à Vientiane ou à Savannakhet avec tes copains. Maintenant, je crois que tu es encore au lycée Pavie dans la classe de 3ème Moderne. Est-ce qu’il reste toujours les mêmes élèves, ou bien il y a beaucoup de nouveaux ? Les professeurs sont-ils les mêmes, Keller, Poquet, Tissier et M. Leguay ?

Je te quitte en te souhaitant faire une bonne année scolaire et sois la première de ta classe.

Écris-moi quelques mots si tu as le temps.

Serge.

Savannakhet, le 10 décembre 1955

Bien cher Serge,

Tu ne peux imaginer combien j’étais contente de recevoir ta lettre. Je me souviens toujours des jours où nous étions ensemble. Que c’est drôle ! On s’amusait bien surtout pendant les cours de sciences naturelles. Maintenant la bande est séparée. Il ne reste que Phou et Georges qui sont au lycée Pavie. Simone a quitté l’école et moi, je suis en troisième à Savannakhet. J’ai reçu aussi régulièrement les nouvelles de nos anciens camarades. Presque tout le monde est passé en troisième sauf Ernest, Kê et Duang Phan. J’oublie de te dire que j’avais passé mes vacances à Hué et à Tourane6. Nous sommes allés à la mer et nous avons visité beaucoup de musées et de pagodes. Je me suis très bien amusée. Mais comme toi, je travaillais aussi pendant les vacances. Après le retour de Hué et de Tourane, je me suis mise sérieusement au travail et le résultat est que j’ai reçu le diplôme à la deuxième session.

À mon collège, il y a environ quatre cents élèves en tout. Il y a beaucoup de Français. Dans ma classe, il y a environ une quarantaine d’élèves : une Française, deux métis français-vietnamiens, et un métis français-américain. Le reste, ce sont des Laotiens. Il me semble que ton lycée est assez grand car il contient plus de trois mille personnes.

Te plais-tu à Bangkok ? Es-tu interne ou externe ? Sais-tu déjà écrire le siamois ? Parles-tu bien le siamois ? Y a-t-il beaucoup d’Européens dans ton lycée ? Pourrais-tu m’envoyer quelques cartes postales de Bangkok pour mieux imaginer comment est cette ville ? Dis, Serge, si tu avais des timbres de Thaïlande déjà oblitérés, veux-tu bien me les envoyer ? J’en serais enchantée.

Je vais te quitter maintenant car je dois revoir mes leçons de maths, de physique et de chimie, les matières que je n’aime pas du tout.

Reçois ici tous mes meilleurs souvenirs. Mon bonjour à ta famille.

Vân.

Nice, le 20 décembre 1955

Mon cher camarade Serge,

Excuse-moi très fortement de ne pas t’avoir écrit avant, mais j’ai perdu ta nouvelle adresse. Je l’ai retrouvée dimanche dans un livre. Aussitôt, Maman a confectionné un paquet contenant des bonbons et du chocolat que tu m’avais demandés. Le colis est adressé à Vientiane, chez tes parents. Je l’ai envoyé par le bateau car par avion on ne peut pas envoyer un trop gros colis. J’espère que tu le recevras très prochainement.

Hier, j’ai reçu ta lettre qui m’a fait très plaisir. Je te remercie des timbres que tu m’as envoyés.

Tu m’as demandé de mes nouvelles, je vais toujours au lycée du Parc Impérial en classe de troisième industrielle, j’ai d’assez bonnes notes. Nice s’embellit de plus en plus. La Promenade des Anglais la nuit est une merveille, ainsi que la place Masséna sur laquelle on va aménager une grande fontaine. Aussi, on a recouvert en partie le vallon qui devenait trop dangereux ; dernièrement un petit écolier de notre ancienne école s’y est noyé.

J’espère que tu es bien à Bangkok et que tu apprendras très vite à parler le siamois.

Tu donneras le bonjour à toute ta famille.

J’ai oublié de te dire qu’à Nice, il fait encore un temps magnifique, le ciel est ensoleillé tous les jours.

Je te quitte maintenant, en te souhaitant une bonne et heureuse année et un très joyeux Noël.

Amitiés,

Louis.

Nice, le 24 décembre 1955

Mon cher ami,

Tu ne peux pas savoir combien j’ai été heureux de recevoir enfin une lettre de toi. Que s’est-il passé pour ne pas avoir reçu de vos nouvelles depuis plus d’un an ? J’ai eu de vos nouvelles par les blanchisseurs de Canta-Galet chez qui ton Papa avait travaillé lorsque vous habitiez à Nice. Il paraît que ton Papa est directeur des lignes aériennes là-bas. J’en suis très heureux pour toi et pour ta famille ! Il paraît aussi que Jacqueline (ta tante) s’est mariée et qu’elle habite à Nice, je ne sais pas où. Où sont Gérard, Laurence, Jony et Liliane ? Tu leur enverras le bonjour ainsi qu’à ton Papa et ta Maman. Qu’est devenue Bà Bãy ? Est-elle encore avec vous ? Dans l’affirmative, dis-lui que je lui adresse mes meilleurs vœux pour 1956.

J’espère que tu as passé, avec tes parents, un bon Noël. Avez-vous reçu les lettres que je vous ai envoyées ? Une en 1954 et l’autre en 1955 ?

Voici les réponses aux questions que tu m’as posées. Je me porte bien et il fait un si beau temps à Nice que tu en ferais des ronds de chapeau, mais hélas il fait assez froid. Ce doit être parce qu’il y a de la neige aux alentours (Valberg, Auron…). Je vais encore à Saint-Pierre-d’Arène. J’ai fait deux écoles depuis que tu es parti : Sasserno, Don-Bosco et je suis revenu à Saint-Pierre-d’Arène pour avoir le certificat d’études chez Fabre (tu dois le connaître). Je travaille assez bien. Mon grand-père et mon maître sont assez contents de moi. Je suis, au dernier classement, cinquième sur vingt-cinq élèves. Je ne suis plus au Cœurs Vaillants. J’ai dit bonjour de ta part à Maxi qui te le renvoie. Tu me demandes d’être premier en classe, c’est un peu trop demander ! Riquet, le chat que tu m’avais donné, est encore à la maison. Il se porte comme un moine. J’ai toujours le bateau en écorce que Gérard m’avait donné avant de partir.

Reviendrez-vous un jour en France ?

Si tu peux, envoie-moi des timbres de là-bas car j’en fais la collection. Quelle langue parlez-vous là-bas ?

Enfin maintenant je te quitte n’ayant plus rien à te dire ni à te demander.

Merry Christmas and Good Year and for your parents and for you, Gérard, Jony, Liliane and Laurence.

En espérant bientôt avoir de tes nouvelles qui me feront réellement plaisir.

Albert.

Saïgon, le 3 janvier 1956

Bien cher filleul,

J’ai bien reçu tes vœux de bonne année ce matin à mon retour de Long-Haí, après une absence de vingt jours.

Georges est à Toulon depuis le mois de septembre 1955, il est à l’école des apprentis mécaniciens de La Flotte. Il se plaint du régime militaire. Mais Marraine n’y peut rien. La vie est très dure à Saïgon, je suis donc obligée de l’envoyer dans la marine. Liliane est, quant à elle, à Mouy dans l’Oise, à soixante-dix kilomètres de Paris. Elle est interne et s’y plaît énormément. Elle est brillante et je suis très contente d’elle.

Quant à mon commerce, je pense, si possible, le liquider, pour rentrer à Hué et aider mon mari, qui se fait vieux.

Tata Agnès et Tonton Thomas partiront sans doute pour la France au mois de juin ; une fois qu’ils auront liquidé leurs immeubles.

Je t’embrasse bien affectueusement petit filleul, bien des choses à tes parents et beaucoup de caresses à tes frères et sœurs.

Ta marraine qui t’aime beaucoup beaucoup.

P.-S. - Donne-moi souvent de tes nouvelles, et dis à Maman que je ne l’oublie pas. Un petit mot d’elle me fera grand plaisir.

Bangkok, janvier 1956. Un an s’est écoulé depuis que tu as quitté le Laos pour vivre en Thaïlande. Jour après jour, vêtu de ton uniforme, tu t’accroches pour t’intégrer et te faire des amis. Les études en siamois ne te rendent pas la tâche facile. Tu te réjouis des courriers que tu reçois et des petits bonheurs du quotidien. Hormis pour le collège, tu ne regrettes pas ce passage au Laos dont tu garderas le souvenir mitigé d’une vie monotone et transitoire. « Rurale », diras-tu. La mémoire de ces mois passés là-bas évoquera la fragilité de la situation dans laquelle tu te trouves avec ta famille, contraint d’avoir quitté Saïgon, cette ville que tu as aimée puis détestée puis aimée à nouveau à cinquante-quatre ans. Le Laos est un pays calme, trop calme pour toi. Tu apprécies Mè Tú chez qui tu passes des séjours réguliers pour les vacances scolaires où tu aimes chasser les canards avec la carabine offerte à ton retour de France. C’est, à cette époque, une occupation comme une autre, d’autant plus que ton grand-père français avait l’habitude de partir à la chasse aux tigres sur le plateau des Bolovens, au début du xxe siècle. Des dizaines et des dizaines de photos le montrent en tenue coloniale au milieu de la jungle abondante, entouré de ses rabatteurs laotiens et de ses tableaux de chasse. La plupart sont dans la famille à Bangkok, certaines s’afficheront sur les murs de ton bureau, encadrées de bois rouge. Personnellement, ce n’est pas une partie du passé qui me fascine vraiment, même si elle fait partie de l’histoire. Trop lisse, trop coloniale, trop française, trop dominatrice. Je garde cependant précieusement dans ma bibliothèque, Les terres rouges du plateau des Boloven7, témoin d’une époque. Je pensais n’être jamais allée au Laos, les frontières de ce pays s’étant refermées progressivement depuis 1975. En fait, je suis allée à Vientiane à l’âge de six mois en novembre 1974, passant une bonne partie du séjour lovée dans le grand hamac de la terrasse en bois de la maison de mon grand-père. Contrairement à la plupart des autres maisons, la sienne avait des fenêtres, signe de modernité. Puis, mon grand-père a dû quitter le pays définitivement sous peine de ne plus pouvoir en sortir, au cœur des années quatre-vingt, quelques années après que le Royaume du Laos fut transformé en République démocratique populaire. Il s’était alors installé à Chiang Rai, en Thaïlande, où il vivait simplement, une vie qu’il voulait paisible. Sa petite maison en bois foncé sur pilotis et aux volets peints en orange était agrémentée de quelques meubles fonctionnels majoritairement en métal. J’étais intriguée par ses deux immenses gibbons, au moins deux fois plus grands que moi, qui m’intimidaient autant qu’ils me faisaient rire. Je me suis amusée à fêter le Songkran, la fête du Nouvel An bouddhique, avec des Thaïs de mon âge, passant des après-midi à jeter des seaux d’eau sur les passants debout à l’arrière d’un pick-up, comme c’est la tradition au mois d’avril. J’aimais revenir manger le tom yam, à chaque fois sur la terrasse du même restaurant, surplombant le Mékong, mais me lassais de la énième longue promenade en pirogue sur ce fleuve pourtant majestueux, alors ignoré des touristes. Concernant mes origines asiatiques, je me sens moins proche du Laos que du Vietnam ou de la Thaïlande. Les dernières paroles que tu m’as dites évoquaient le Laos des années cinquante. Il m’a fallu les décrypter pour en comprendre le sens que je restitue ici : ayant cassé ton vélo tout neuf après une chute, tu aurais été puni et serais resté à Vientiane un moment alors que toute la famille partirait à Bangkok, sans toi. Tu m’as demandé de bien cadenasser les vélos, les vélos de Vientiane, les vélos de cette époque, les vélos d’une vie, pour continuer le chemin, repartir d’un bon pied. C’était ta façon de me dire adieu.

Savannakhet, le 11 janvier 1956

Bien cher Serge,

Merci pour tes timbres. Ils m’ont beaucoup plu. D’après Alex, je vois que tu te plais bien à Bangkok. Moi aussi je commence à me plaire dans mon « Paradis ». J’ai quelques petites amies qui sont gentilles comme tout. Ici, pour passer le temps, je me promène dans la nature avec ma sœur, parfois je l’aide à faire le jardin. Le soir, nous allons au cinéma. C’est un peu monotone, mais on s’habitue quand même. Ah ! Tu as plus de chance que moi parce que ton emploi du temps n’est pas chargé, tandis que le mien !… On vient d’ajouter encore six heures de classe à mon horaire ! Chaque soir, nous faisons l’étude supplémentaire de 6 à 7 h. En plus de cela, nous suivons les cours particuliers de maths chaque samedi soir. J’ai des devoirs à faire jusqu’au cou ! J’ai reçu une lettre de Simone. Elle m’a demandé de tes nouvelles.

Dis Serge, j’aimerais bien avoir une correspondante siamoise pour échanger des timbres, des pensées. Elle pourrait m’écrire en anglais. Tu serais bien gentil d’en chercher une pour moi. J’oublie de te dire que nous avions rendu la maison à Vientiane à tes « parents laotiens. » L’année scolaire prochaine, peut-être retournerai-je de nouveau à Vientiane.

Que les filles sont curieuses ! Ma sœur aussi, elle est très curieuse.

La prochaine fois, si tu m’écris, mets l’adresse suivante :

Vân Le-Thi-Bach-Van, 3ème Mod - Collège - Savannakhet - Laos.

Où as-tu passé ton Noël ?

Je te quitte, je te souhaite une bonne et heureuse année bien que l’année nouvelle soit déjà passée.

Ta Vân.

Bangkok, le 13 janvier 1956

Chère Vân,

J’ai reçu ta lettre date du 11/1/56 il y a deux jours et je m’empresse de te répondre aujourd’hui car le courrier de Bangkok partira d’ici le samedi matin, tu la recevras certainement lundi. Le Laos et la Thaïlande s’échangent le courrier deux fois par semaine le samedi par Air Laos et le mercredi par la Thaï Airways.

D’après ta lettre, je m’aperçois que tu travailles beaucoup. Tu pourras passer tes examens très facilement.

Quant à moi, c’est le contraire, malgré les cours particuliers, ça n’a pas l’air de rentrer très vite en maths. Et puis ce n’est pas de ma faute, tous les examens sont faits en siamois ! Je vois bien que j’étais mieux à Vientiane, cette année est une année perdue pour moi car je crois bien que je vais devoir redoubler.

Est-ce qu’à ton collège de Savannakhet les garçons et les filles sont dans la même classe comme nous l’étions à Vientiane ?

Ah, pour avoir une correspondante qui t’écrive en siamois, c’est assez difficile pour moi d’en chercher car ici, je ne connais pas de filles, elles ne sont pas aussi sympathiques qu’à Vientiane. Et puis même si j’en connaissais, je n’oserais pas leur demander cela. Elles poseraient un tas de question : « Comment cela se fait-il que tu connaisses cette fille ? Comment ose-t-elle m’écrire si je ne la connais pas ? Pourquoi veut-elle échanger des timbres ?… et patati, et patata… » Elles sont méfiantes. Je n’ose rien leur demander.