Une famille parisienne à Madagascar avant et pendant l'Expédition - Adolphe Badin - E-Book
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Une famille parisienne à Madagascar avant et pendant l'Expédition E-Book

Adolphe Badin

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Beschreibung

Ce roman est, dans son début au moins, une explication de l'expatriation sur des terres nouvelles : faire fortune à Madagascar serait plus facile que de végéter dans le milieu délétère de la Bourse parisienne. Puis l'esprit colonial s'affirme avec l'expédition militaire de 1895, longuement décrite. Le texte est d'ailleurs envahi par la documentation, comme dans un mauvais roman historique. Mais l'histoire, ici, est toute fraîche, ce qui fait l'intérêt de l'ouvrage. Il convient de lire ce livre avec les précautions d'usage : il est bien de son époque et véhicule les préjugés courants à la fin du 19e siècle. Mais il est utile, croyons-nous, de savoir quels étaient les regards portés sur Madagascar avant et au début de la colonisation française.

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Adolphe

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table des matières

CHAPITRE PREMIER Une victime de la Bourse.

Il était près de huit heures lorsque Michel Berthier-Lautrec rentra. Sa femme commençait à s’inquiéter. « Pourquoi ne vous êtes-vous pas mis à table sans moi ? dit Michel avec humeur.

– Nous avons préféré t’attendre, dit M me Berthier-Lautrec de sa voix douce. D’ailleurs, les enfants n’avaient pas faim, ni moi non plus.

– N’importe ! Une fois pour toutes, je t’ai dit que je ne voulais pas qu’on m’attendît. – Bien, mon ami. On ne t’attendra plus. Mon petit Henri, veux-tu sonner pour qu’on serve ? »

Ce n’était pas la première fois que pareille scène de ménage se passait chez les Berthier-Lautrec. Depuis quelque temps, le caractère de Michel, plutôt gai, s’était aigri. Presque chaque soir il rapportait à la maison un front assombri, dînait sans prononcer une parole, puis, le café pris, il se levait de table et allait s’enfermer dans son cabinet, où il restait à veiller jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Sa femme, qui l’adorait, souffrait de ce changement ; mais elle feignait de ne pas s’en apercevoir, espérant d’ailleurs que ce n’était qu’un moment à passer, qu’un jour ou l’autre, l’ancienne égalité d’humeur de son mari reviendrait.

Ce soir-là cependant le front de Michel était si morose, ses yeux se dérobaient avec un parti pris si évident, comme pour empêcher d’y lire le secret des préoccupations qui le tourmentaient, que la pauvre femme n’y tint plus. Au risque de se faire rabrouer, elle alla, dès que les enfants furent couchés, rejoindre son mari dans son cabinet.

Comme il la regardait, surpris de cette visite inaccoutumée, elle ne lui laissa pas le temps de la questionner, et, passant derrière son fauteuil, elle lui glissa les bras autour du cou en disant :

« Écoute, Michel. Depuis dix-huit ans bientôt que je suis ta femme, est-ce que tu peux me reprocher d’avoir jamais manqué de confiance envers toi ?

– Jamais ! répondit Michel, remué par l’accent ému et tendre à la fois de sa femme. – Eh bien ! pourquoi n’agis-tu point de même à mon égard ? Pourquoi manques-tu de confiance envers moi ?

– Où as-tu vu cela ? dit un peu brusquement Michel, en essayant de se dégager du collier caressant que lui faisaient les deux bras de sa femme.

– Laisse-moi encore un peu ainsi et réponds franchement. Pourquoi ne veux-tu pas me dire ce qui te rend si triste depuis quelque temps ?

– D’abord où prends-tu que je sois plus triste qu’à l’ordinaire ? Je n’ai jamais été bien gai de ma nature, et…

– N’essaie pas de me tromper, Michel. Je t’aime trop et depuis trop longtemps pour ne pas te connaître. Je sens parfaitement que tu as des préoccupations, des inquiétudes. Ces préoccupations, ces inquiétudes, je te supplie de ne pas me les cacher plus longtemps.

– Je ne te cache rien du tout. – Voyons ! Tu as perdu de l’argent à la Bourse ? Beaucoup d’argent ? Nous sommes ruinés ? – Ruinés ! Tu es folle !

– Si cela était, tu ne m’en verrais pas autrement émue. Je m’arrangerais très bien de la pauvreté avec toi, et jamais tu n’entendrais de ma bouche le moindre reproche.

– Ma chère Marie ! fit Michel enfin désarmé, en se retournant pour serrer sa femme entre ses bras.

Voyant qu’elle gagnait du terrain, celle-ci continua à presser son mari de ses questions. « Allons ! Confessez-vous à votre femme. C’est donc difficile à avouer, ce gros secret ?

– Tu as raison, Marie, répondit Michel, renonçant à résister davantage au charme enveloppant de la douce créature. Je n’ai pas à faire de mystères avec toi et tu vas savoir pourquoi je t’ai semblé ces derniers temps triste et préoccupé. Je voulais garder pour moi ces misères, sans réfléchir qu’un jour ou l’autre il faudrait bien te les apprendre. Nous ne sommes pas ruinés, tant s’en faut ; et cependant tu avais deviné juste en supposant que notre fortune avait été sérieusement entamée à la suite de liquidations désastreuses en Bourse. Voici plus d’un an qu’une malchance persistante semble s’acharner sur moi. Il suffit que je me lance dans une affaire pour qu’elle tourne mal. Quelque bonnes que soient les valeurs sur lesquelles je prends position, un incident arrive à point nommé pour amener un revirement des cours et me voilà découvert. Ce matin encore une affaire excellente sur le Turc, dans laquelle l’homme le plus timoré n’eût pas hésité à s’engager les yeux fermés, s’est effondrée brusquement à la suite d’une dépêche de Londres que rien au monde ne pouvait faire prévoir. Ce dernier coup, je l’avoue, m’a accablé. Je n’ai plus le ressort nécessaire pour réagir et l’avenir me fait peur.

– Ce n’est que cela ? dit la vaillante femme. Voilà le terrible mystère que tu me cachais ? Grand enfant, va, qui perds courage pour une opération manquée ! Je te croyais plus d’estomac, comme vous dites à la Bourse.

– De l’estomac ! Je pensais en avoir autant qu’homme du monde. Depuis plus de vingt ans que je suis dans les affaires, j’ai eu souvent des différences considérables qui ne m’ont pas plus démonté que les gros bénéfices ne m’éblouissaient. Mais cette incroyable déveine qui ne me laisse aucun répit m’a cassé bras et jambes. Il y a des moments où j’ai envie de tout planter là et de m’en aller au bout du monde.

– Et moi ? Et les enfants ? – Mais justement, c’est pour toi, c’est pour Henri et Marguerite que je me désole et que je m’inquiète. Qui sait si, moi disparu, la fatalité ne cessera pas de vous poursuivre ?

– Tais-toi ! Ne parle pas ainsi ! – À quoi vous suis-je bon, sinon à vous entraîner avec moi dans ma ruine ?

– D’abord nous ne sommes pas ruinés, tu l’as dit toi-même. Et quand cela serait, au surplus ? Tant que rien ne nous séparera les uns des autres, quoi qu’il arrive, nous ne pourrons jamais être malheureux. S’il nous faut réduire notre train de maison, vendre notre campagne de Nangis, nos chevaux et nos voitures, supprimer enfin de notre vie les dépenses de luxe et de fantaisie, eh bien ! nous le ferons, en attendant des jours meilleurs. Tout cela n’est rien. Je n’ai donc pas su te faire comprendre ce que j’ai voulu être pour toi : la compagne, l’associée, l’amie, dont le rôle est de soutenir son mari dans la lutte de la vie, et, lorsque les jours sombres arrivent, de lui tendre les bras pour qu’il y repose son front fatigué ?

– Chère femme ! dit Michel. Tu es mon courage et ma force. Je te promets de n’avoir plus de défaillance. Dès demain je me remets à la besogne. Espérons que le sort se lassera de s’acharner sur moi.

– Et dorénavant, dit Marie en levant le doigt avec un gracieux geste de menace, plus de secrets entre nous, n’est-ce pas ? – Jamais plus ! » répondit Michel en baisant le petit doigt rose, comme pour sceller l’engagement qu’il prenait.

CHAPITRE II Lettre d’un revenant.

Quelques jours après, Michel Berthier trouva dans son courrier du matin la lettre suivante : Manakarana, province du Boueni, Madagascar, 17 août 1892. Mon cher Michel,

C’est un revenant qui t’écrit. Tu ne te souviens peut-être plus de ce cerveau brûlé d’oncle Daniel qui fut, de tout temps, l’épouvantail de la famille ? Si par hasard tu ne m’as pas complètement oublié, tu dois penser que je dors depuis belles années au fond de quelque trou tropical, sous une latitude extravagante. Quant à moi, j’ai conservé un souvenir très précis de ta physionomie, et il me semble que je te reconnaîtrais tout de suite si je me trouvais nez à nez avec toi, bien qu’il y ait quelque chose comme vingt-huit ans, si je sais compter, que nous nous sommes quittés. Je te vois encore avec ton képi et ta tunique de collégien et je t’entends me questionner avidement sur les « pays de sauvages » que j’avais déjà visités. Tu étais à peu près le seul qui paraissais t’intéresser à l’éternel voyageur, au Juif errant de la famille ; c’est pour cela probablement que j’ai emporté de toi une meilleure impression que des autres. Ce n’est pas, du reste, que j’aie gardé rancune à tous ces braves gens qui me jugeaient d’après leurs idées européennes. Toi, grâce à ton âge, tu n’écoutais que ton instinct ; et ton instinct te disait que je n’étais pas l’original excentrique et égoïste que tout le monde imaginait autour de toi. Peut-être, il est vrai, si tu avais eu quelque dix ans de plus, ne m’aurais-tu pas jugé moins sévèrement que tes parents. Quoi qu’il en soit, avant de te faire part du motif de cette lettre, il faut que tu saches tout d’abord ce que je suis devenu depuis que tu n’as entendu parler de moi. Après avoir fait l’élevage des bœufs et des moutons en Australie pendant de longues années avec des fortunes diverses, j’allai au Japon pour le compte d’une forte maison d’opium de Calcutta, puis à Bangkok où je gagnai pas mal d’argent dans le commerce des bois. En mai 1883, un peu las d’avoir roulé du nord au sud et de l’est à l’ouest, je rentrais en France avec un magot de taille raisonnable, lorsque les hasards d’une relâche forcée en rade de Diégo-Suarez me donnèrent l’idée d’explorer les parties les plus intéressantes de l’île de Madagascar. Je n’avais point annoncé mon retour en France et personne ne m’attendait ; j’étais donc parfaitement libre d’interrompre mon voyage à mon gré. Je l’interrompis. J’avais la chance de tomber dans la bonne saison, la saison sèche ; je pus donc visiter l’île presque d’un bout à l’autre dans les meilleures conditions. Au cours de mes excursions j’eus maintes fois l’occasion de remarquer des richesses naturelles de toute sorte qui demeuraient stériles et improductives par suite du manque de bras et de voies de communication. Après avoir passé quelques semaines à Tananarive, la capitale, je regagnai la côte occidentale par Majunga et Manakarana où, à la suite d’une imprudence, je tombai gravement malade de la fièvre. Heureusement pour moi, je fus très bien soigné par un ancien chirurgien de marine de passage dans la région, et j’eus la chance de me rétablir assez vite. Une fois convalescent, en attendant le prochain bateau de Maurice, j’employai mes loisirs forcés à battre les environs. Là encore je fus frappé des ressources merveilleuses qui demeuraient inexploitées. Et, comme je ne pouvais me retenir de gourmander à ce propos les amis que j’avais à Manakarana, ceux-ci m’offrirent aussitôt de me faire apporter contre une rétribution insignifiante tous les produits naturels ou autres de la région, si je voulais me charger d’en trouver le placement. Je n’étais pas venu à Madagascar pour faire le commerce ; j’hésitai donc longtemps ; mais enfin, sur les instances répétées de mes amis, je cédai. Bientôt le bruit se répandit de village en village qu’un vazaha (c’est le nom qu’on donne aux étrangers à Madagascar) établi à Manakarana achetait toutes les productions du pays, quelles qu’elles fussent. En moins d’un mois, je fus envahi, débordé. Tout ce qui était susceptible d’être acheté dans un rayon assez étendu m’arriva à la fois : caoutchouc, gomme copal, bois d’ébène et de palissandre, maïs, riz, orseille, pois du Cap, cire, vanille, cuirs de bœuf salés et jusqu’à des tortues de terre pesant de trois à cinq kilos. Je fus obligé d’improviser des dépôts provisoires, de louer ou d’acheter toutes les cases qui se trouvaient disponibles autour de moi. Au lieu d’argent, mes vendeurs indigènes préféraient être payés en denrées de provenance européenne. Or, une heureuse coïncidence voulut qu’à ce moment même un brick de commerce du port de Marseille, chargé précisément d’articles d’échange, le San Thomé, capitaine Marius Richard, à destination de PortNatal, dût relâcher à Majunga en attendant la fin de je ne sais quelle épidémie qui ravageait la côte orientale sud d’Afrique ; cette épidémie menaçant de se prolonger, le capitaine cherchait à se défaire de sa cargaison à n’importe quel prix, afin de pouvoir regagner son port d’attache dans les délais voulus. C’était justement mon affaire, j’achetai le tout en bloc et, comme je payais comptant, je l’eus pour peu de chose. Je me trouvai ainsi à la tête d’un stock considérable de faïence, de quincaillerie, de verroteries, d’armes à feu, de poudre de chasse, de miroirs, de colliers en cornaline, de toiles de Madapolam, de toiles écrues d’Amérique, de guinées de l’Inde, de tissus imprimés, etc., qui me permit de régler en empochant des bénéfices considérables mes opérations avec les indigènes. En même temps, le capitaine Marius Richard me proposa de m’acheter une partie de mes marchandises du pays, pour constituer au San Thomé un chargement de retour. Seulement les habitudes de la maison Tallard, Breton et C ie, pour le compte de laquelle il naviguait, étaient de n’effectuer ses paiements qu’à trois mois. Je ne connaissais ni la maison Tallard, Breton et C ie, ni le capitaine Marius Richard ; je risquais donc gros en acceptant. Je n’hésitai pas cependant. Sous ses allures volontiers bruyantes, surtout quand il avait bu sa double ration de rhum, j’avais deviné que Marius Richard était un très honnête homme. Je ne devais pas me repentir d’avoir eu confiance en lui ; car à la date fixée je reçus mon argent. En attendant, j’avais écoulé presque entièrement mon stock d’articles d’échange européens ; et simultanément un nouvel approvisionnement de produits indigènes m’avait été apporté de plus de vingt lieues à la ronde. J’écrivis alors à la maison Tallard, Breton et C ie, pour lui proposer de faire avec elle une nouvelle opération dans les mêmes conditions que la première, en stipulant que la cargaison du nouveau bateau à moi destiné serait composée des articles qui m’étaient le plus demandés, à savoir outre les porcelaines, les faïences, la verrerie, la mercerie, la quincaillerie, la bimbeloterie, la bijouterie, les articles de Paris, qui sont de vente courante, des toileries diverses imprimées et unies – pas les trop belles qualités, car celles-ci s’écoulaient plus difficilement, – des vins et des spiritueux divers, champagne, amers, absinthe, etc., des médicaments, de l’huile d’olive, du savon, du sel marin de Marseille, du sucre raffiné, des conserves alimentaires et autres comestibles du même genre. Cette seconde opération m’ayant rapporté les mêmes bénéfices que la première, j’en fis une troisième, puis une quatrième, toujours avec la même maison ; si bien que pendant huit ans le San Thomé accomplit plusieurs voyages par an pour m’apporter une pleine cargaison d’articles d’échange, qu’il remplaçait par une autre cargaison, non moins pleine, de produits malgaches. Enfin, il y a deux ans, la maison Tallard, Breton et C ie ayant liquidé, j’achetai le San Thomé pour mon propre compte, et le brave Marius Richard passa à mon service.

Depuis ce moment, mes affaires ont pris un développement qui ne peut que s’accroître dans l’avenir. Malheureusement je commence à me fatiguer, et je prévois que d’ici quelques années je serai forcé de m’arrêter. En même temps je me demande pourquoi je me donne la peine de travailler ainsi, et pour qui. Si encore j’avais quelqu’un, un enfant, un parent quelconque, pour partager avec moi la direction et les bénéfices de ma maison de commerce, et la reprendre plus tard, quand je ne serai décidément bon à rien ! C’est alors que j’ai pensé à toi, mon cher Michel. Si rien ne te retient en France, pourquoi ne viendrais-tu pas me retrouver ici, où ton avenir serait assuré et où, dès à présent, tu pourrais compter sur une existence des plus larges et des plus agréables ? Quand je pense à la vie mesquine que vous menez là-bas, alors même que votre fortune vous permet un certain luxe ; et surtout au milieu de quelles tracasseries, de quelles vexations de tout genre vous vous débattez, j’en hausse les épaules de pitié. Et dire que si j’avais écouté mes parents, qui certes ne voulaient que mon bien, mais dont la nature timorée s’effarait de la moindre initiative, je serais sans doute aujourd’hui un sous-chef de bureau en retraite, ou un ancien commerçant retiré des affaires, avec trois mille francs de revenus amassés péniblement à force d’économies et de privations ! Et encore rien de moins certain. Avec mon humeur indépendante, il est probable que je n’aurais fait que des bêtises, et que je serais devenu une espèce de meurt-de-faim, inutile ou plutôt nuisible aux autres et à moi-même ; tandis qu’aujourd’hui j’ai un comptoir d’échanges qui me rapporte bon an mal an, presque sans risques sinon sans peine, une soixantaine de mille francs, et mon compte à la banque Roux et Frayssinet frères s’élevait à la fin du mois dernier à deux millions tout ronds qui ne demandent qu’à faire des petits. Avec un peu plus de fatuité, je pourrais me dire en outre que j’ai créé dans un pays perdu, ou à peu près, un établissement qui n’est pas sans intérêt, et travaillé dans mon petit coin au développement du commerce et de la prospérité de la France. Ah ! pourquoi manquons-nous si souvent, nous autres Français, de cet esprit d’initiative qui fait la fortune de tant d’Anglais, d’Américains, d’Allemands même ? Je crois bien que si par aventure je me trouvais en ce moment à Paris, j’aurais des envies folles d’arrêter les passants sur le boulevard pour leur crier : « Qu’est-ce que vous faites là, espèces de serins, à vous promener la canne à la main, en vous plaignant que les alouettes ne viennent pas vous tomber toutes rôties dans la bouche ? Vendez bien vite tout ce que vous avez, mettez votre argent dans un portefeuille, ledit portefeuille dans la poche de côté de votre veston, et courez à Marseille vous embarquer sur le premier bateau pour Madagascar. C’est la fortune à bref délai pour vous et pour les vôtres. Seulement n’attendez pas qu’il soit trop tard. Si vous ne vous hâtez pas, vous trouverez la place prise, et ce sera tant pis pour vous. »

Ne crois pas que j’exagère, mon cher Michel. C’est peutêtre le salut de notre pays que cette question de l’expansion coloniale. En France, on passe son temps à s’entre-dévorer pour des misères, des mots, des utopies, ou pour des convoitises, pour des appétits. Au lieu d’ouvrir la porte toute grande aux efforts individuels, vous ne savez quelles barrières inventer pour les refouler ; au lieu de chercher à vous entendre pour vaincre les difficultés sociales, vous en inventeriez plutôt d’imaginaires. Aussi aboutissez-vous à de jolis résultats aux scandales de Panama, de Cornelius Herz, du baron de Reinach ! Vous vous donnez un mal du diable pour arriver à fabriquer des bacheliers ; et qu’est-ce que vous en faites ensuite ? Des oisifs forcés, que la lutte pour la vie sur le sol natal trop encombré élimine et étouffe, ou des déclassés que trop souvent la faim pousse au crime. Envoyez-nous tous ces gens-là ; nous vous rendrons des hommes honnêtes et utiles qui auront gagné une fortune à leurs enfants, tout en ajoutant au domaine colonial de la France. Le voilà, le moyen de vous sauver de votre pourriture ! La voilà, la vraie solution de la question sociale !

Mais je m’emballe, moi, et les feuillets s’entassent sur les feuillets. Il est vrai qu’une fois n’est pas coutume, et que je ne t’ai jamais beaucoup fatigué de ma prose. Enfin je me résume et j’en reviens à ma proposition. Je ne sais pas quel est l’état de tes affaires. Je m’imagine seulement qu’à sa mort, mon pauvre Victor, ton père, n’a guère dû te laisser qu’une aisance à peine suffisante pour vivre, comme celle qu’on peut acquérir à Paris après trente ou quarante ans passés au service de l’État. Il me semble bien aussi me souvenir que tu devais entrer dans la banque ou dans l’industrie. Enfin, n’importe ! De deux choses l’une : ou tu es riche, heureux, bien posé, et alors déchire ma lettre et n’en parlons plus ; ou ta situation, au contraire, est plutôt modeste, aléatoire, rien moins que brillante. Dans ce cas fais tes paquets et viens me rejoindre au plus vite. Si tu as un capital disponible, je t’offre de te prendre tout de suite comme associé et de t’abandonner ensuite l’affaire le jour où je me retirerai ; si tu n’as pas le sou, tu entreras chez moi comme employé privilégié avec une large participation aux bénéfices, et, pour l’avenir, tu n’auras pas à regretter de m’avoir écouté. Réponds-moi le plus tôt possible, j’aime les choses qui ne traînent pas. Prends cependant le temps de réfléchir. Si par hasard le commerce ne te dit rien, il y a ici d’autres voies ouvertes à l’activité des gens qui ne craignent pas leur peine, l’agriculture par exemple. Évidemment toutes les parties de l’île ne sont pas également fertiles. À côté de forêts magnifiques, de plateaux propices à la culture et qu’il serait aisé de rendre admirablement productifs, on trouve des terrains complètement arides, avec un sol ingrat, rocailleux, d’où l’on ne saurait rien tirer. Mais, en somme, avec ses bons et ses mauvais côtés, Madagascar, qui a une superficie plus grande que celle de la France, nous offre autant de chances d’avenir, au moins, que les meilleures de nos colonies. Une difficulté, il est vrai, qui retardera longtemps encore le développement de l’île, c’est le manque de bras. Dans la région que j’habite, notamment, les indigènes sont d’un caractère nomade et se soucient peu de cultiver la terre ; pour les remplacer, on est obligé d’aller chercher des travailleurs en Afrique, et jusque dans l’Inde. L’absence de voies de communication praticables pour relier entre eux et aux ports principaux les divers centres de production est également un obstacle sérieux. Mais tout cela pourra s’arranger à la longue ; c’est une simple affaire de temps et d’argent. La preuve en est qu’on compte déjà à l’intérieur de l’île un certain nombre d’exploitations en pleine prospérité et d’un rendement merveilleux. J’ai eu occasion de voir dans le Sud des plantations de café, de canne à sucre, de coton, de vanille et de tabac qui étaient tout simplement admirables. Il y a aussi des forêts de caoutchouc en pleine exploitation, à côté d’autres bois immenses où se trouvent des arbres d’essence supérieure, aptes à toutes sortes d’usages, comme l’ébène, le palissandre, le bois de rose, le tamarin, et d’autres arbres propres au pays. Ajoute à cela l’élevage des bêtes à cornes et des bêtes à laine, qui se fait dans des conditions tout particulièrement favorables ; et des mines de cuivre, de fer, de plomb argentifère, d’argent et d’or, comme l’exploitation aurifère de M. Suberbie, dans la région du Betsiboka et de l’Ikopa, au-dessous de Mavetanana. Tu n’auras donc que l’embarras du choix, si tu préfères l’industrie, ou la culture, au commerce.

Quant aux habitants du pays, ils n’aiment guère le travail, mais ils sont doux et faciles à vivre. Il y a bien quelques bandes de maraudeurs – on les appelle des Fahavalos, – mais ils ne s’attaquent qu’aux gens isolés et désarmés. Enfin les autorités de l’île ne sont guère gênantes, surtout à la distance où nous sommes de la capitale. De temps à autre on voit apparaître un particulier couleur de pain d’épice et habillé comme un général anglais ou comme un chef de gare ; c’est le gouverneur hova de la ville voisine qui vient essayer de mettre son nez camard dans vos affaires. Mais avec quelques pièces de cent sous en argent et deux ou trois litres de rhum on a raison assez facilement des velléités vexatoires de ce vilain monsieur. Reste le climat. Pas fameux, le climat, surtout sur la côte et pendant les six mois de la saison pluvieuse, de novembre à mai. Mais il ne faut pas exagérer, non plus. En somme, j’ai vu des Européens établis depuis des vingt et des trente ans aux Indes et dans l’Extrême-Orient, où il fait beaucoup plus chaud qu’à Madagascar, et qui ne s’en portaient pas plus mal. À plus forte raison peut-on vivre, et vivre très vieux, ici, à condition de se garder du voisinage des marais et des eaux stagnantes et de ne pas s’exposer directement aux rayons du soleil qui sont mortels. En adoptant le casque colonial de moelle de sureau, les costumes de laine blanche, les manteaux de caoutchouc ; en ne faisant qu’un usage extrêmement modéré des alcools ; enfin en observant avec soin toutes les pratiques hygiéniques, on n’a pas grand’chose à craindre, sauf bien entendu le chapitre des accidents toujours possibles. La meilleure preuve, c’est que depuis dix ans ma seule maladie a été l’attaque de fièvre qui fut la cause première de mon installation à Manakarana et qu’avec mes soixante-deux ans bien sonnés j’ai encore, Dieu merci ! bon pied, bon œil, bonnes dents et bon estomac. Tu vois que la proposition que je te fais de venir vivre avec moi n’offre guère que des avantages. Ne te décide pas toutefois sans y avoir réfléchi mûrement. Je n’ai pas besoin d’ajouter combien ton acceptation me rendrait heureux. Tu es à toi seul toute ma famille, que je sache, et je ne voudrais pas partir pour mon dernier voyage sans t’avoir revu. Aussi le jour où j’assisterai à ton débarquement sur notre petite plage, en face de mon comptoir, je t’embrasserai de bon cœur, tu peux en croire ton vieil oncle affectionné.

D ANIEL B ERTHIER-L AUTREC.

P.-S. – J’y pense, en me relisant. Depuis le temps que je n’ai entendu parler de toi, peut-être t’es-tu marié, peut-être astu des enfants. Si cela est, amène tout ton monde avec toi ; la place ne manque pas ici, et plus j’aurai de neveux, de nièces, de petits-neveux et de petites-nièces à aimer et à dorloter, plus je serai content.

CHAPITRE III Départ pour Madagascar.

Cette réapparition inattendue d’un oncle qui n’avait point donné signe de vie depuis si longtemps surprenait Michel au lendemain même de ses récentes déconvenues en Bourse. Un instant il se demanda s’il n’était pas l’objet de quelque mystification, ou bien si un hasard tout à fait invraisemblable n’avait point mis le vieux Daniel au courant de sa situation exacte. Comment imaginer cependant qu’à cinq mille kilomètres de Paris le colon-négociant de Manakarana eût pu deviner ce que Michel avait si soigneusement caché à ses plus intimes amis ?

C’est à peine, du reste, si Michel se rappelait cet oncle Daniel. Vingt-huit ans d’absence ne laissent pas de jeter dans les mémoires les plus fidèles une ombre assez épaisse. Il lui fallut faire un gros effort de réflexion pour se représenter un homme de grande taille, haut en couleur, dont les allures quelque peu fantaisistes l’avaient frappé jadis, en raison surtout du contraste formel qu’elles offraient avec les manières réservées jusqu’au scrupule de son père. Il se souvint aussi que le voyageur lui avait témoigné beaucoup de sympathie, et raconté très patiemment ses lointains voyages.

Quant à la proposition en elle-même, si affectueusement qu’elle fût formulée, elle lui parut au premier abord extravagante. Il était de ces parisiens qui ne s’imaginent pas qu’on puisse vivre ailleurs qu’à Paris. Il ne se voyait pas du tout dans le rôle classique du colon, tout de blanc habillé avec un gigantesque chapeau de paille, fouaillant à coups de fouet une équipe de travailleurs noirs comme des taupes et nus comme des vers. Jamais d’ailleurs il ne s’était occupé de culture, grande ou petite, et à peine eût-il été capable de distinguer un pied de haricots d’un pied de petits pois. Le commerce ne lui était guère moins étranger ; et, quant aux mines d’or, d’argent ou de n’importe quoi, il ne les connaissait que pour avoir joué dessus à la Bourse. Dans ces conditions, qu’eût-il été faire à Madagascar, loin de tout ce qui avait été jusque-là ses occupations, ses goûts, sa vie en un mot ?

Il remuait toutes ces réflexions lorsqu’un léger coup frappé à la porte de son cabinet le rappela à la réalité. C’était M me Berthier qui, prise d’inquiétude en entendant son mari marcher à grands pas, accourait s’assurer si quelque nouvel incident fâcheux ne venait pas troubler encore une fois la paix de leur intérieur. Ses inquiétudes à peine apaisées par l’explication qu’elle avait eue avec Michel, allait-elle être forcée de trembler de nouveau pour l’avenir et de voir se rassombrir le front de l’homme qu’elle aimait si tendrement ?

« Tu arrives à propos, Marie ! dit Michel en montrant à sa femme la lettre restée ouverte sur le bureau. Tiens ! lis : tu vas bien rire. »

M me Berthier lut les nombreux feuillets du vieux Daniel ; mais, à la surprise de Michel, cette lecture sembla vivement l’intéresser.

« Comment trouves-tu ce brave homme d’oncle qui nous attend tranquillement par le premier bateau dans son pays de caïmans ? demanda celui-ci.

– Eh bien ! mais, répondit Marie Berthier, ne parlais-tu pas toi-même, il y a quelques jours à peine, d’aller au bout du monde pour fuir la déveine qui semblait s’acharner ici sur toi ?

– Ce sont des paroles en l’air qu’on laisse échapper sans réflexion dans un moment de découragement et de folie, et qu’on oublie une heure après.

– À en croire ton oncle, ce pays de Madagascar offrirait des chances sérieuses de fortune à ceux qui auraient le courage d’y aller voir.

– Si j’étais plus jeune, je ne dis pas que je ne me laisserais pas tenter.

– Bah ! On est jeune tant qu’on a la force et la santé. – Oui, mais quand on a femme et enfants on n’a pas le droit de se lancer dans de semblables aventures.

– Oh ! ce n’est jamais moi qui t’empêcherais de faire ce que tu jugerais utile. Si tu te décidais un jour à quitter Paris…

– Tu me laisserais aller à Madagascar ? – Sans moi, non ; mais j’irais très bien avec toi. – Tu ne parles pas sérieusement ? – Très sérieusement.

– Tu partirais avec moi bras dessus bras dessous pour Tananarive, comme s’il s’agissait de Saint-Germain ou de Fontainebleau ?

– Parfaitement, les yeux fermés. – Et tes enfants ?

– Qui nous empêcherait de les emmener ? Henri aura dixhuit ans le mois prochain ; Marguerite vient d’en avoir seize ; ils sont tous les deux bien portants et ne courraient certainement pas plus de risques que nous-mêmes.

– Mais alors, vraiment, tu me conseilles d’accepter la proposition de l’oncle Daniel ?

–Je ne te conseille ni de l’accepter, ni de la refuser. Je t’engage seulement, avant de prendre un parti, à réfléchir mûrement ; voilà tout. Ce que tu auras décidé sera bien ; seulement, si tu pars je pars avec toi.

– Mais, ma pauvre Marie, te doutes-tu de ce que peut être pour une femme de se voir brusquement arrachée à son intérieur, à ses amis, au pays qu’on n’a jamais quitté pour ainsi dire, au climat même auquel on est habitué depuis l’enfance ?

– Hésiterais-tu cependant à quitter tout cela, s’il le fallait ? Non. Pourquoi donc aurais-je moins de courage ? N’est-ce pas mon devoir, d’ailleurs, de te suivre ? et, en même temps, n’estce pas le parti le plus raisonnable et le plus sage ? Où que nous allions, ne trouverons-nous pas toujours le moyen de nous créer un nouveau foyer, moins élégant, moins confortable sans doute que le nôtre, mais qui nous suffirait, puisque nous serions ensemble ?

– Tiens ! tu es un ange, Marie, et tu me donnerais presque envie d’accepter, pour avoir la joie de te voir sous cet aspect, de maîtresse de maison malgache dans une case en paillote, avec, pour tout personnel, deux ou trois négresses habillées à peu près uniquement de leurs cheveux graisseux, et quelques négrillons dévorés de vermine ! »

Mais Michel avait beau railler, l’idée du départ ne quittait plus son esprit. Quel soulagement s’il pouvait rompre pour toujours avec les tracas qui le poursuivaient depuis si longtemps et recommencer sa vie dans des conditions toutes nouvelles ! La bonne grâce avec laquelle sa femme envisageait la perspective de ce changement radical d’existence avait donné comme un coup de fouet à son irrésolution. Se montrerait-il moins courageux qu’elle ?

que peut-être tu avais renoncé à le prendre au sérieux. – Je n’ai renoncé à rien du tout. Mais toi-même, es-tu donc décidé ?