Une fugue - Emmanuel Bove - E-Book

Une fugue E-Book

Emmanuel Bove

0,0
1,99 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Une fugue est le sixième roman d' Emmanuel Bove, après La Coalition .
Louise Assolant, une fugueuse de 17 ans, demande l'aide d'un avocat après avoir commis un vol. Alors que ce dernier la ramène chez elle, elle s'enfuit de nouveau. Plusieurs personnages se retrouvent impliqués : une virago quinquagénaire, une camarade de classe, ses parents éplorés, un chef de cabinet précautionneux et un garçon de café aux mauvaises intentions. ©Electre 2024

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



EMMANUEL BOVE

UNE FUGUE

Nouvelle

1928

Raanan Éditeur

Livre 1237 | édition 1

raananediteur.com

UNE FUGUE

Dans le salon d’attente de Me Agostini, l’ordre avait fait place, avec les années, au laisser-aller. Les magazines, sur la console, dataient de l’armistice. Des bronzes dont l’avocat n’avait point voulu pour son appartement privé ornaient la cheminée. Les moulures portaient une couche épaisse de poussière. En hiver, malgré l’apparat vieillot de cette pièce, brûlait un réchaud à gaz ridicule. Tout semblait humide. On eût dit un de ces cabanons perdus aux confins d’une propriété et aménagés pour l’amour. Dans cette antichambre triste, défilaient toutes les misères humaines. Elles laissaient à présent Me Agostini indifférent. Les professions qui apportent les plus riches enseignements ne tardent jamais à lasser ceux qui les exercent. Le médecin, le geôlier, le juge ne pénètrent que peu de temps la douleur des hommes. Me Agostini avait été, comme la plupart de ses confrères, éclairé par la foi en sa profession. Il avait cru être investi d’une mission. Défendre celui qui a failli lui était apparu comme une des plus nobles ambitions. Lycéen gâté au sein d’une famille aisée, il s’était déjà vu apostrophant un jury. « Cet homme, criait-il dans son lit avant de baisser les paupières, n’est pas responsable du crime dont on l’accable. » Il remontait alors aux origines mêmes du monde. « Les premiers êtres vivants confectionnaient des armes avec du silex. Toujours sur le qui-vive, ils devaient se battre afin de protéger leur femme et leurs enfants. Quand pèse sur nos têtes une telle hérédité, comment pouvez-vous, messieurs les jurés, ne point sentir naître au fond de votre cœur une pitié profonde ? » Au lieu de chicaner sur les faits, il trouvait heureux d’élever le débat, de faire le procès de la justice elle-même. Il échafaudait encore des causes indéfendables, des histoires de meurtre soigneusement prémédité, exécuté avec un cynisme révoltant, pour la seule satisfaction de préparer d’étincelantes plaidoiries. Et il s’endormait dans l’apothéose d’un acquittement. Mais, avec le temps, la flamme s’était éteinte. Les rappels à la réalité du président, l’ironie curieuse des confrères, les manifestations hostiles du public, au moment justement où il avait parlé pour lui, la méfiance et la rouerie des inculpés, dont il voulait presque partager les peines, contribuèrent peu à peu à l’assagir. Il n’y avait point de grandes figures parmi les clients inquiets qui le consultaient ni parmi les emprisonnés qu’il rencontrait au parloir. Les criminels et les délinquants lui paraissaient se ressembler tous. De même qu’il faut aux fleurs des familles, il faut à la justice une classification où l’infini des actes répréhensibles puisse entrer. Si un manquement est du ressort de deux cases, un simple état d’esprit le pousse vers l’une. À la longue, le besoin de simplifier, la fatigue, la monotonie réduisent encore ces divisions, si bien que finalement tout prisonnier n’est plus qu’un assassin ou un voleur. Me Agostini en était arrivé là. Il n’avait pas résisté à la routine ni à la déformation professionnelle. Le Palais lui semblait un monde pareil à tous les mondes, avec la seule différence que l’on doit s’y mouvoir avec plus de formules, de prudence et d’attention.

Un matin de juillet, une jeune fille demanda à lui parler. Elle paraissait avoir une vingtaine d’années. Assez jolie, vêtue avec élégance, on lisait sur son visage une profonde inquiétude. Malgré les prières réitérées de la femme de chambre, elle ne s’assit pas. Une fois seule, elle se mit à parcourir le salon d’attente en toussant. On devinait sa nervosité. Pas un instant elle ne porta son regard sur l’ameublement. Elle se trouvait dans cette pièce comme si on l’y eût conduite les yeux bandés. Parfois elle s’immobilisait devant la haute glace de la cheminée. On s’y voyait mal parce qu’elle était dans l’ombre. Aussi la visiteuse cherchait-elle, à chaque arrêt, une façon nouvelle de se regarder. En dépit de son trouble, il était apparent qu’elle se proposait de plaire à Me Agostini. En chaque femme sur le point d’être introduite dans un bureau renaît la coquetterie. C’est un moment qu’elles ont toutes imaginé, ce moment où une lourde porte s’entrouvre, laisse paraître un homme dont la situation est importante, un homme qui s’efface et ne prononce que ces mots : « Madame, si vous voulez vous donner la peine d’entrer… »

Soudain la fameuse porte s’ouvrit. La jeune fille remarqua d’abord qu’elle était double, puis elle aperçut l’avocat. C’était un homme d’une quarantaine d’années, au teint jaune, portant une moustache noire taillée très court. Un monocle pendait sur son gilet. On apercevait, sous ses cheveux noirs, les taches claires d’une calvitie. Il se courba légèrement, tout en jetant un regard sur le salon, où il n’y avait, à son grand regret, que la visiteuse, sans prononcer une parole, écarta un des deux battants de son bras tendu avec force, car le dispositif refermant la porte était puissant, cependant qu’il immobilisait l’autre du pied gauche jusqu’à ce que la jeune fille se fût approchée.

D’ordinaire, il laissait les clients passer seuls, les accueillant simplement par ces mots : « Veuillez, je vous prie, me suivre. » Cette fois, parce qu’il avait lutté avec la porte, il ne desserra pas les lèvres.

L’inconnue, lorsqu’elle se trouva dans le bureau, resta immobile. Elle était pâle. Ses lèvres, bien qu’elle vînt de les humecter, étaient striées de petites rides. Me Agostini lui offrit un fauteuil, mais à la manière des directeurs de théâtre, c’est-à-dire en s’attardant derrière, en se couchant par-dessus le dossier, en ne se retirant qu’une fois la visiteuse assise.

— Mademoiselle, qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite ? demanda-t-il finalement avec importance.

Le toucher du vice, de la scélératesse dans le monde de la justice, de la mort, de la déchéance physique dans celui de la médecine n’influe point sur ceux qui côtoient ces maux. Ils ne peuvent tout de même pas, parce que leur profession les contraint d’approcher de telles misères, abdiquer usages et dignité. Ils sont des hommes. Le hasard, le goût, une volonté familiale les ont conduits, il est vrai, dans certains chemins, mais, il ne faut pas l’oublier, en tant que missionnaires.

La jeune fille ne répondit pas. Cette parole avait produit sur elle une impression pénible. Elle était venue chercher le réconfort, une protection ; elle trouvait un homme plein de lui-même, solennel avant même qu’il sût de quoi il s’agissait.

— Si vous ressentez quelque émotion, continua ce dernier, ne vous pressez pas, mademoiselle. Recueillez-vous, réfléchissez.

— Je viens de la part de Mme Rouaix, fit la jeune fille au bout d’un instant, elle m’a conseillé de m’adresser à vous.

— Mme Rouaix…, Rouaix…, R…, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur. Lorsqu’elle a divorcé, c’est vous…

— Ah ! je vois maintenant… Ne m’en veuillez pas. Je suis comme les médecins qui ne se souviennent que des maladies. J’ai tellement d’affaires, de noms dans la tête qu’une pauvre mémoire d’homme n’y tient pas. Quand donc inventera-t-on une machine qui remplacera la mémoire ? Elle sera utile, celle-là, bien plus utile que toutes celles d’aujourd’hui qui ne servent qu’à compliquer l’existence.

— Mme Rouaix m’a forcée à venir vous trouver.